Monthly Archives: janvier 2014

De Bessuéjouls et Bozouls à Conques : le côté «auvergnat»

25 janvier 2014

Je viens de lire dans Centre-Presse (31 12 2011) l’article sur le linteau qu’on vient de mettre en place dans l’église de Bozouls. J’avais étudié cette pièce dans ma thèse sur La sculpture à Conques… et rapproché Bessuéjouls (t.II, p. 751 et 739. Album, fig. 680). C’est l’occasion de revoir le problème des relations avec l’art roman auvergnat, avec quelques remarques annexes.

Voir La page de Jacques BOUSQUET.

Bozouls

Bozouls_Tympan_OK
A Bozouls, il s’agit d’un bloc de marbre long (1, 20sur 40 cm) qui aurait pu servir à la porte d’une église plus ancienne, mais il a été sauvé par hasard, et on l’a donc replacé sur des corbeaux à 2 m de haut dans un mur de l’église romane, par les soins du curé qui l’a retrouvé, de M. Caussedes des Monuments. Historiques, toujours aussi efficace, et d’un entrepreneur. Il est ainsi sauvé et visible (je n’ai pas de souvenir de l’avoir vu moi-même). Plutôt que la photo des « découvreurs », j’aurais préféré celle de l’oeuvre !

Bozouls_Tympan_Centre_OK

Car c’est un exemple rarissime d’un thème chrétien lié au « style d’entrelacs » du milieu du XI° siècle, ce nom désignant des oeuvres disparates ayant en commun le souvenir de l’entrelacs en nattes cher à l’époque carolingienne et des motifs décoratifs antiquisants, plus ou moins présents dans des monuments actuellement très éloignés, et il nous manque des intermédiaires. Je pense à Saint-Benoit sur Loire et Saint-Ambroise de Milan. Il y a un style particulier, dit « d’Aurillac », pour une zone englobant le Nord-Aveyron, moins touché par les motifs antiques, et dont le sommet est au portail nord de Conques.

Bessuéjouls

B01_bessuéjouls linteau à entrelacs_OKLinteau de Bessuéjouls

C’est l’association du figuratif qui est rare, et à la chapelle haute de Bessuéjouls, on trouve en place à la fois un linteau en bâtière avec des motifs d’entrelacs purs, et des chapiteaux à personnages, outre l’autel.

B02_bessuejouls autel.OKjpg

Autel de Bessuéjouls

Pour les figures, on observe une élongation typique, y compris les têtes finissant en calotte arrondie (formule plus ancienne, voir au Trésor de Conques la plaque jadis remployée dans le dos de la Majesté de sainte Foy) et il y a donc continuité avec une tradition antérieure, malheureusement très peu représentée par des oeuvres. A Bozouls, c’est l’exemple unique d’un Christ les bras ouverts à l’horizontale (sans la croix), pris au milieu de cercles faits des trois brins de type carolingien, mais pour un dessin simple, les intervalles étant remplis par des fleurons ou palmettes (trois ou cinq folioles) sculptées en creux (la fameuse « taille en biseau » typique de l’art « primitif »).

Je ne reprends pas mon premier texte, il faut le lire ! J’y parle de l’autel de Deusdedit à la cathédrale de Rodez, dont faisait partie un Christ à l’hostie d’un admirable dessin byzantinisant qui nous montre la présence très tôt d’un art figuratif de haute qualité.  Les plus  belles  œuvres n’étaient-elles pas en ivoire (la série des ivoires espagnols du milieu XI° que j’ai étudiés dans un article), ou sur marbre, comme ici et à Rodez ? Matériau importé, ou même arrivé tout préparé et c’est le cas de l’autel de Saint-Martial de Limoges, passé par Capdenac selon le récit d’époque). Il venait de Narbonne, et on a proposé le rôle d’ateliers travaillant dans ce chef-lieu de la  province religieuse, en se servant des blocs antiques surabondants dans l’ancienne métropole de la Narbonnaise. Et le motif à perles et losanges du pourtour de l’autel se retrouve autour d’une crucifixion sur un ivoire « carolingien » conservé dans le Trésor de la cathédrale de Narbonne (autant de pièces uniques sauvées miraculeusement). J’allonge en me disant que l’ivoire de Narbonne et la plaque avec le Christ tenant l’hostie de Deusdedit passée au musée Fenaille font partie de la même série des alentours de l’an mille comme on en trouve dans l’Allemagne ottonienne. Je me permets d’ajouter qu’on a eu tort de présenter séparés le Christ et les supports de la table, car c’est bien du même ensemble qu’il s’agit (et quand fera-t-on une meilleure présentation de la table, restée fixée au mur de la chapelle axiale et que personne ne « voit » ?).

D’où  vient le linteau ?  Ce sont les moines de Saint-Victor de Marseille qui ont disputé l’église de Bozouls au Chapitre de Rodez, et j’ai proposé que ce soit eux qui soient à l’origine du morceau, abandonné quand le Chapitre a fait construire la grande église romane (pour Marseille, je rappelle qu’on a conservé le gisant de l’abbé Isarn, du milieu du XI°, travaillé sur le fond d’un sarcophage antique « en baignoire ». Voir mon art. de la Provence historique). Avec Google books, j’ai trouvé six  lignes  des Compte-rendus de l’Académie des inscriptions de 1939 (p. 393) où on signale en n. 8 que « le musée de Rodez conserve de très beaux entrelacs » (c’est bien maigre pour les morceaux dont j’ai parlé (p. 704). Puis le « très beau linteau dans le jardin du presbytère de Bozouls », qu’on rapproche de Bessuéjouls. Rappel encore des morceaux de Carennac conservés au château de Castelnau-Bretenoux. Il doit s’agir de Paul Deschamps, qui publia dans le Bulletin monumental de 1939, à côté de l’article de de Gauléjac sur le linteau, un autre sur la chapelle de Bessuéjouls.

Conques (déambulatoire)

C’est celle-ci que je prends pour centre des réflexions qui suivent, sans reprendre celles de ma thèse, ni les divers articles jusqu’au récent Congrès archéologique de Rodez, dont je parlerai en annexe.  Il s’agit des liens directs avec Conques, d’autres avec l’Auvergne, et encore de la place des thèmes « mythologiques » à côté des thèmes religieux.

Ainsi, il me faudrait revenir à mon article de la Revue du Comminges sur la sirène à deux queues placée au-dessus de deux centaures, qu’on retrouve à Saint-Gaudens et ailleurs, et qui est au déambulatoire de Conques (mon N° 48 et fig. 91. C’est le 74 de Durliat dans La Sculpture romane des églises de pèlerinage, fig. 12 et p. 57 Il parle seulement de l’aspect symbolique et saute les chapiteaux voisins, comme très abimés).  Il n’indique pas qu’on en a la copie exacte à Bessuéjouls.

CO03_conques deamb sirèneB05_bessuéjouls sirèneOK   Conques                                                                 Bessuejouls

En effet, sur le pourtour du déambulatoire, ils ont été rongés par l’humidité (et je n’ai eu que de mauvaises photos, pas celles de Marbourg que Sauerlander avait apportées pour le mini-colloque de Conques en 1972), il y a au moins deux chapiteaux avec un homme nu pris dans des tiges (mes n° 50 et 49, fig. 82 et 84).

CO02_conques deamb hommes liésConques (Hommes pris dans des tiges)

Peu probable qu’il s’agisse du Christ, et je rapprocherais plutôt les thèmes antiquisants dont la sirène aux centaures fait partie. Et on a ainsi la preuve d’un goût pour ces sujets à une date précoce. Pas étonnant donc qu’à Bessuéjouls on  trouve  un chapiteau avec des hommes nus au milieu de tiges, et ce sont sûrement des vendangeurs, sans doute des amours.

B06_bessuejouls vendangeur  copie mozac 12 OKBessuéjouls, Vendangeurs

Ce thème est connu sur des sarcophages antiques, pouvant être repris pour une symbolique chrétienne (mais de loin ! ).  A Bessuéjouls, on a un ensemble qui parait assez désordonné et j’avais cherché des allusions à la lutte du bien et du mal (de bonnes photos dans mon album, je m’étais servi de Rouergue roman).

J’avais parlé donc de l’homme esclave du vice (voir depuis mon article sur L’homme aux dragons (ou serpents qui lui sifflent dans les oreilles) ou l’homme aspirant à s’élever (thème d’Alexandre enlevé au ciel par deux griffons. On le retrouve à Conques pour un chapiteau du transept).  J’avais donc pu parler du « règne des ténèbres » et en face celui du Bien et du paradis, avec des anges portant une petite figure, l’âme. Ma  n.120  contient  encore bien d’autres rapprochements. Je parlais de liens avec l’Auvergne et le Velay. La suite de ma p. 739 décrit donc le chapiteau où « deux nus à la fois trop longs et lourdauds cueillent des grappes sur les tiges dont le boudin mou se finit par de belles palmettes ». Thème « auvergnat » et surtout effort de retour aux oeuvres de l’Antiquité. Ma n. 123 se contente de rappeler le thème des vendangeurs sur deux chapiteaux de St Benoit sur Loire, à l’étage de la fameuse tour-porche et sur le côté droit du choeur.

SB01_st benoit s loire vendangeurSt Benoît sur Loire (Vendangeurs)

Je reviendrai sur l’Auvergne, en regrettant de n’avoir  pu  compulser  la  thèse d’Eliane Vergnolle sur Saint-Benoit, qui ne me cite pas.  On sait qu’elle fait remonter la tour avec ses nombreux chapiteaux néo-corinthiens et d’autres historiés, aux années 1020-1030, allant encore plus loin que moi dans le rajeunissement (en cours de façon générale, m’a-t-on dit, mais il faut encore  ménager l’autorité de quelques grands noms). J’avais encore (ma figure 92) reproduit un chapiteau de Saint-Benoit avec des animaux superposés, composition proche de la sirène aux centaures. Je m’égare et je voulais encore signaler ma figure 656, avec le dessous d’un soffitte ou corniche sur corbeaux du portail sud de Conques.  Le même dessin est repris sur un panneau vertical de l’autel à Bessuéjouls. Et cette copie n’a pu être faite que par le même artiste, ou un de ceux ayant travaillé à Conques (ou plusieurs).

L’extraordinaire est que dans cette chapelle écartée (mais sur une « route de pèlerinage » ou du moins y prétendant), on trouve un ensemble d’une telle qualité et avec un mélange de styles, depuis les entrelacs purs jusqu’au figuratif, teinté  encore  de primitivisme par l’élongation des formes (voir les figures d’archanges). Il faudrait, après que le Dr Martin a montré l’intérêt des petits corbeaux en haut à l’extérieur qu’il a pu photographier au télé-objectif (voir son art. dans Patrimoni), faire une étude des morceaux de l’intérieur, de beaucoup les plus soignés. Et les vendangeurs, qu’on ne retrouve qu’en Auvergne ! Bessuéjouls est plus riche que Conques pour l’iconographie et le comparatisme ! J’avais étudié les liens de Conques avec les différentes écoles dans mon chapitre  VII, et le paragraphe  3 concernait l’Auvergne (p. 595). J’avais cherché toutes les formes de liens, iconographiques et stylistiques, avec le paradoxe que le « maître du tympan » soit « le plus grand des sculpteurs auvergnats », par ses affinités : massivité, formes rondes et courtes, sans qu’on ait aucun élément précis. Pour les sujets (p. 599) j’avais noté comme seul lien « mythologique » les sirènes, thème extrêmement généralisé comme l’a montré Mme Leclercq (voir mon compte-rendu de son livre).  Tandis que les enfants vendangeurs, les victoires au bouclier, les centaures, fréquents en Auvergne, manquent totalement à Conques. J’avais évité de parler de Mozac, où je vois le grand foyer, le livre de Zwiechowski n’était pas encore paru, et j’ai repris un peu la question dans ma dernière critique du livre de Durliat. Et Bessuéjouls ne pouvait être introduit là.

Je me suis mis avec « Flickr » à réunir des images de chapiteaux d’Auvergne ou d’ailleurs et je vais essayer une liste de mes images pour le thème des vendangeurs, associé à celui des amours ou génies.

cluny vendangeurCluny (Vendangeurs)

D’abord, je dois rappeler un des gros chapiteaux du déambulatoire de Cluny III, la grande église de saint Hugues, avec la controverse sur les dates, envenimée depuis Conant et Francis Salet, ce dernier étant un « rajeunisseur » systématique, et moi le contraire ! Il y a donc des personnages cueillant des fruits sur des arbres stylisés, et j’avoue ne pas m’y être intéressé davantage. Lien avec le paradis, sans doute ?

MO04_Mozac-Saint_Pierre vendangeur  1 MO01_Mozac-Saint_Pierre vendangeur

MO02_Mozac-Saint_Pierre vendangeur KONICA MINOLTA DIGITAL CAMERA


Mozac (Vendangeurs)

C’est à Mozac que je trouve le plus d’exemples, avec au moins trois types, l’un où ce sont des hommes d’âge moyen au milieu d’énormes grappes à gros grains soigneusement détaillés. Un où les deux figures demi-nues ont un genou à terre (un autre où elles sont habillées). Un autre où elles sont séparées par un arbre ouvert sur une pomme de pin, un autre où elles chevauchent des branches. J’ai noté la copie du deuxième à Issoire.

Issoire-Saint_Austremoine-vendangeurIssoire (vendangeurs)

Il me semble avoir retrouvé la formule de l’homme tenant des branches à Saint-Hilaire de Poitiers. Ailleurs en Auvergne, ce sont plutôt des amours. Ainsi les hommes jouant avec des boules qui sont à Courpière (deux fois, à l’intérieur et à l’extérieur), repris grossièrement à Cunhlat et Saint-Dier. Le cavalier sur une chèvre est à Mozacet encore à Saint-Nectaire et Brioude (barbu ! pour un autre, nu et ailé), le cavalier à Orcival et Saint-Nectaire., Amours sur des lions à Brioude, sur un poisson à Orcival, petit amour nu avec des ailes à Issoire. Il y a là un ensemble assez diversifié et une étude  plus  large  ne permettrait guère, je le crains, de fixer un ordre dans cette répartition. Je signale « pour le plaisir » la copie d’un masque de théâtre antique sur le dé d’un chapiteau pseudo-corinthien à Brioude.

BR01_brioude masque antiqueBrioude, masque antique

Il y en a là aussi deux variantes, avec des têtes. Curieusement, c’est à Souillac, à côté des restes du portail par le maître de Moissac, que sur un chapiteau de l’intérieur j’ai trouvé deux enfants nus se battant avec des monstres quadrupèdes. Pour les amours vendangeurs couvrant la face d’un sarcophage antique, j’ai trouvé un magnifique exemple à Narbonne (ce qui ne dit rien pour les origines du motif roman). L’Italie me semble plus directement touchée, avec des nus à la   cathédrale de Pise, à Rome au cloitre de Saint-Jean de Latran. A la   cathédrale de Parme, chapiteau avec un homme et une femme des deux côtés d’un panneau garni de feuillages et de fruits stylisés. Au cloître de Monreale, sur les chapiteaux doubles, deux figures vêtues d’un pagne encadrant les colombes au calice, un autre où elles sont nues. Admirable pastiche d’un amour antique tout nu entouré de pampres au bas d’une arcade du portail à Sessa Aurunca.

Quelle chance et quelle malédiction que l’abondance des images disponibles, mais cueillies au hasard par des amateurs (des centaines, bien quelconques, pour le tympan de Conques).  Rien n’existait de mon temps, et lorsqu’ André Chastel m’avait envoyé voir Mr Delarozière, administrateur civil chargé d’organiser l’Inventaire monumental et que je lui avais parlé d’un Corpus des chapiteaux romans de France, il m’avait dit  que  c’était hors de question, le travail devant s’effectuer par cantons. Je pense encore au « Corpus della scultura italiana dell’Alto Medioevo » entamé par le Centro di studi altomedioevali de Spolète, dont j’ai vu les premiers volumes.  Avec bien peu d’intérêt, car il ne suffit pas de donner les cotes. Et l’art roman est exclu. Trop riche !

Pour le linteau de Bozouls et la chapelle de Bessuéjouls, j’ai encore quelques références plus ou moins complètes. Celle de Walter Cahn (Romanesque wooden doors of Auvergne, p. 33 et n. 35) concerne seulement le style d’entrelacs, qu’il rapproche de fragments carolingiens. J’ai lu un morceau de la Revue trimestrielle du Centre d’études de Tournus où on signale aussi les entrelacs du portail de Saint-Grégoire de Sévérac (que j’ai étudiés, ce sont des entrelacs purs). Au 24° Colloque à Aix-en-Provence (1999) du CURERMA (Centre universitaire d’études et recherches médiévales) sur « Le beau et le laid au Moyen Age ». P. 14 à 16, on y parle de la sirène à deux queues et on renvoie pour Bessuéjouls à Jean Claude  Fau dans la nouvelle édition de Rouergue roman, approuvant l’opinion de Georges Gaillard dans la première, pour qui « le sculpteur de Bessuéjouls n’est pas un artiste créateur. Il emprunte ses meilleures formes à Conques ». En fait, les sujets mythologiques et même d’autres sont absents de Conques, qui n’est donc pas la seule source, et la copie du soffitte du portail sud correspond à un ensemble original, dont les chapiteaux me semblent manifester un lien avec le Languedoc toulousain, et aucun n’est historié. Ce portait étant certainement postérieur à celui du nord et aux premiers chapiteaux de l’intérieur, nous sommes dans une étape intermédiaire, sans doute avant la venue du maître du tympan, sans parler du style de Bégon.

CO06_conques portail sud cornicheTO01_toulouse saint sernin

CO01_conques chapiteau à boulesCO05_conques portail sud chapiteau à boules

 Conques (portail Sud)

Pour les datations, je m’amuse à reprendre l’avis de Viviane Huys-Clavel, dans Image et discours au XII° siècle, étude sur les chapiteaux de Vézelay, p. 154, n. 14 et p. 153 chapiteau des apiculteurs, copié sur Cluny (leurs soufflets sont couverts de motifs en losanges stylisés, et j’ai parlé de ruché dans l’étude que j’ai consacrée à ce motif) : (Pour Cluny)  » Il ne s’agira pas ici de discuter les multiples datations fournies par Francis Salet ou K. J. Conant.  La date de  1095  indiquerait  une  précocité spectaculaire de la part des sculpteur des ateliers clunisiens. 1118-1120 semble la date la moins discutable pour Francis Salet, qui n’exclut pas non plus le second quart du XII° siècle (cf Cluny et Vézelay, l’oeuvre des sculpteurs, 1995) ». Coup de chapeau au pape encore régnant, mais il n’a plus de début pour la sculpture romane en Bourgogne. Et ailleurs ?

J’ai réussi à dire l’essentiel en un seul chapitre, j’y ajoute encore. Pour Bessuéjouls, il faut lire tout mon texte depuis la p. 736. La donation de l’église aux chanoines de Pébrac en 1085 donne une base indiscutable (voir encore le chapitre sur Pébrac dans Le Rouergue au premier Moyen Age). A partir de ce « terminus a quo », toutes les conjectures sont possibles, car on ne sait rien de l’activité des nouveaux possesseurs. Ils devaient avoir à coeur de mettre leur bien en valeur, au voisinage d’Espalion, carrefour de passage où Conques détenait le prieuré de Perse (là aussi belle église romane) tandis qu’un peu en amont sur le Lot, Aniane en Languedoc possédait Lévignac (restes de l’église romane,avec un tympan, étudiés en dernier par le Dr Martin dans Patrimoni 2011). Pour Aniane, c’était son bien le plus au nord, et il pouvait  aider  au passage des troupeaux transhumants du  Languedoc, mais qu’en sait-on ? Le seul point net est le nouveau développement architectural et artistique à la suite de la Réforme grégorienne, et dans mon autre livre j’ai fourni tous les éléments de façon analytique et abbaye par abbaye, mais le tableau d’ensemble est bien celui d’un essor dans le dernier quart du XI° siècle, et un ralentissement depuis 1125 et la montée des Cisterciens (voir mon article  sur leur rôle dans la décadence de la sculpture).

On peut penser qu’à Bessuéjouls il y a eu un lancement très rapide pour une construction très soignée et finie d’un seul jet (voir les modillons du Dr Martin), mais visant des visites particulières  et  non  des  foules  (exiguïté invraisemblable des escaliers menant à la chapelle haute). Celle-ci est comme partout dédiée aux archanges, d’où l’abondance de figures angéliques, y compris saint Michel terrassant le dragon.

B01_bessuéjouls angesB01_bessuéjouls  bessuejouls

Bessuéjouls (Anges, Saint Michel)

Notons aussi que la salle haute est portée au dessous par une croisée d' »ogives primitives » (terme utilisé pour une formule avec des barres de section carrée, sans clef) qui doivent être particulièrement anciennes ici (voir encore sous la salle d’entrée du clocher-porche de Moissac, et bien d’autres).

Je suis frappé par l’abondance de l’iconographie, bien plus grande qu’à Conques, avec des éléments parfaitement dominés et pourtant d’origine diverse, depuis le style d’entrelacs jusqu’aux palmettes antiquisantes et à un figuratif plutôt archaïque ou « primitif » dans des formes simplifiées. Tel petit chapiteau avec un entrelacs en v au dessous d’une palmette montre le mélange parfaitement maitrisé. Et les panneaux décoratifs de l’autel, dont un reprend un motif du portail sud de Conques ?  Là, il est isolé et c’est à Bessuéjouls que se note la capacité créatrice.

Dire que le sculpteur (ou plutôt l’atelier ? ) de Bessuéjouls a copié Conques, c’est un peu facile. Pourquoi la copie de la sirène aux centaures, qui est isolée à Conques ? On pourrait presque penser que c’est à Conques qu’on a copié, et tout de suite après abandonné ces formules. Et les hommes les bras en croix pris dans des tiges, formule archaïque si on rapproche le linteau de Bozouls ?

Le soffitte du portail sud de Conques correspond à une étape postérieure. Entre les deux, il faudrait situer un chapiteau de Bessuéjouls avec un homme grossier au milieu, tenant deux tiges de trois brins qui dessinent les grandes feuilles montant vers les volutes d’un schéma corinthien simplifié.

B04_bessuéjouls homme liéBessuéjouls (Homme lié)

Je crois avoir retrouvé ce dessin (mais sans figure), pour des chapiteaux sur le mur est du croisillon sud, c’est à dire juste après le déambulatoire (mes n° 41 et 30, fig 114 et 117). J’ai noté cette composition de personnages tenant des tiges à Mozac.  A Conques, on voit une succession de formules utilisées assez brièvement.


CO07_conques tête sur daisCO04_conques deamb tête sur dé

Conques (déambulatoire)

En somme, l’artiste de Bessuéjouls semble  y avoir puisé des éléments divers correspondant à l’étape de la construction, quand on était assez avancé vers l’angle sud du transept pour y ajouter le portail (vers 1100). Il aurait copié (?) un peu au hasard, mais son répertoire parait plus riche, et les liens avec l’Auvergne me semblent évidents. Il est rarissime qu’on trouve autant d’éléments pour comparer deux monuments romans, et on n’a pas fini d’en rêver…

A propos du motif en ruché sur les soufflets des apiculteurs à Vézelay et Cluny, mon article sur ce thème allait jusqu’à la statue de saint Paul au portail de Saint-Gilles du Gard.  Autre occasion de marquer la prolongation de formules d’atelier, et au départ celles d’un géométrisme simplifié. Les effets de stylisation sont le propre de l’art byzantin, et on peut ainsi expliquer qu’on ait pu réaliser très tôt des
oeuvres très habiles, comme la crucifixion de Narbonne et le Christ de l’autel de Deusdedit, en parallèle avec le style d’entrelacs, qui lui-même est allé en progressant » dans ses formules (portail nord de Conques ») avant d’être abandonné.

Il y a là des jalons pour une chronologie plus subtile que celle qui va du plus grossier au plus habile, le meilleur étant forcément le plus tardif…  (D’où le renvoi de Saint-Gilles au début XIII°. Etc.).  Nouveau rajout en pensant à mon gros travail historique, qui a été imprimé, et à ma thèse propre, dont la publication par Lille m’a débarrassé d’un problème alors que je débutais dans le métier d’enseignant. La diffusion aux seules Bibliothèques universitaires et la mauvaise présentation ont fait que presque personne ne l’a lue intégralement, et à ce moment je m’en désintéressais (je viens seulement de découvrir un compte rendu élogieux dans la Revue d’Histoire de l’Eglise de France, par Me D. Jacoub, avec qui j’avais bataillé à propos de St Pierre-Toirac, elle voyant dans la nef la partie primitive et moi le contraire. Je n’ai pas vu ce qu’on en a dit de plus).  Je n’ai pas eu envie de publier un abrégé de ma thèse, encore moins de reprendre des parties. J’aurais dû le faire pour mon étude sur la bulle de dédicace au début de la construction.  J’ai fait un article plus général sur ce problème des dédicaces ou consécrations, au début de l’ouvrage ou après son achèvement, et il n’y a que des cas particuliers. Et Erlandes-Brandeburg assurant que cette bulle était un faux !

J’ai été gêné par le fait que Durliat n’ait jamais  accepté pour le maître du tympan une date précoce (forcément avant l’atelier de Bégon, qui l’a copié et qui a réalisé l’enfeu dudit Bégon vers 1110). Et il a pris toute la peine  que l’on sait, dans son gros livre, pour placer à la fois au début et à la fin l’aspect « auvergnat », celui du chapiteau de l’avare et celui du jugement de sainte Foy. On sait que ce thème a été traité au déambulatoire de Compostelle, et il aurait fallu insister sur tous les rapprochements de ce côté, je ne l’ai fait que sommairement dans mon chapitre sur Conques et l’Espagne. J’avais aussi osé un « Conques et le Languedoc », forcément sans vraie conclusion.  Pour l’Auvergne, il aurait mieux valu que je supprime  tout mon chap. VIII, Rouergue et confins (y compris le style  d’Aurillac) et traite seulement des rapports entre Conques et  Bessuéjouls. J’y reviens, car c’était là l’occasion unique de souligner des liens absolument indubitables. Tant pis si je radote ! La copie de la sirène aux centaures, dont j’ai étudié les autres exemples, correspond à la diffusion d’un schéma précis, dans la multitude des variations romanes.  Et l’artiste de Bessuéjouls, par ailleurs, n’a pas seulement copié le motif d’un soffitte du portail sud de Conques, mais montré sa capacité à composer d’autres motifs du même genre pour les autres panneaux de l’autel de la chapelle.

Et tous les autres thèmes figuratifs, qu’il n’a pas inventés, les anges portant une âme au ciel, et les amours vendangeurs ?  Dans un style assez  primitif  pour  les personnages, et il n’a pas tout créé. Ni tout pris à Conques. Ni à l’Auvergne. Le problème de la diffusion des motifs est insoluble, étant donné le grand nombre d’oeuvres perdues, et la rareté des rapprochements précis comme ici. Et pourquoi trouve-t-on  une  abondance  de  motifs  d’entrelacs  à Saint-Ambroise de Milan, et aucun « pendant » en Italie ?  Etc.  Je pense aussi au thème de l’avare avec sa bourse au cou, accompagné par une inscription sur une banderole en V, dont le plus bel exemple est à Conques, par le maître du tympan, avec encore une série très riche en Auvergne. Là, il faudrait tout un article…

Dois-je regretter aussi le chapitre où en suivant Emile Mâle je prétendais confirmer la montée de la grande sculpture romane du Midi vers le Nord avec « en bas » Moissac (et Souillac), Beaulieu, Conques, jusqu’à Saint-Denis près ¨Paris et la suite des Jugements derniers dans les grandes cathédrales gothiques. Je pense spécialement à Bourges, où on trouve pour les bienheureux et les damnés la même richesse narrative qu’à Conques. Comme si cette richesse n’était pas inhérente au thème ! Et présente dès l’époque carolingienne comme je le montrais dans mon introduction, refusant l’idée d’Yves Christe, pour qui il y a eu deux périodes dans les grands portails romans, l’une « théophanique » et l’autre  narrative, forcément tardive. Il avait tort, et moi aussi sans doute, car le Jugement dernier de Conques n’a pas de pendant dans l’art roman. Ce n’est pas une raison pour le classer « petit dernier », pas non plus pour en faire un point  de départ. Le maître a simplement développé magnifiquement un thème riche de possibilités, avec une verve exceptionnelle.  On peut me reprocher un chauvinisme méridional un peu trop affiché, mais les troubadours (mon ancienne spécialité) ont bien précédé les trouvères, et l’amour courtois est une invention du Midi (et pas des arabes, je refuse le mythe de l’Espagne musulmane et tolérante de Cordoue, qui plait au laxisme contemporain). J’ai trop marqué mon hostilité envers Paris, et mon refus de l’idée de la naissance du gothique en Ile de France (et les ogives primitives, dont une à Bessuéjouls ?).  J’étais bien petit personnage pour me heurter là aussi à ce qui n’est pas un mythe : « Il n’est bon bec que de Paris ».

Pour en finir par Bessuéjouls, on peut bien dire que le maître du tympan n’a rien vu de cette chapelle, pas plus que l’artiste de Bessuéjouls n’a vu son chef d’oeuvre.  Ni ses autres oeuvres dans l’abbatiale, et il faudrait admettre une antériorité de Bessuéjouls sur le maître de Conques.  Mais à quoi bon tant de chronologie ?  Les grands maîtres et les grandes oeuvres sont liés à leur milieu pour mieux le dépasser.  Tandis que l’homme ordinaire vit dans son temps, comme il peut…

Jacques Bousquet

ANNEXES POSTERIEURES

Mon fils m’a acheté le volume du Congrès archéologique de France réuni à Rodez en 2009, et je veux brièvement dire ma satisfaction de m’y voir bien traité, surtout pour l’art roman. Pour les églises que j’ai étudiées, je trouve des renvois, avec l’approbation de mes datations hautes, en particulier par Mme Pécheur pour Nant.

Pour Besséjouls, l’article de Jean Claude-Fau est très précis, c’est la formule monographique qui empêche de pousser le point de vue comparatif. Il fait les rapprochements avec Conques et se contente de conclure à une date proche de la donation de 1085. Le fait qu’un départ de coupole n’ait pu être  achevé semble indiquer des difficultés, comme on l’observe pour les oeuvres trop ambitieuses (Saint-Gilles du Gard).

Pour Conques, les trois auteurs ont fait un travail extrêmement minutieux d’observation, spécialement pour la taille des pierres et leur agencement, pouvant ainsi préciser le développement, qui a eu lieu forcément du chevet à la façade.  Ils en tirent la vision d’un projet établi très tôt et réalisé en continuité.  Comme je l’avais fait, mais essentiellement pour la sculpture et en négligeant des parties complémentaires (la corniche couronnant le déambulatoire, dans le « style de Bégon »). J’avais préféré observer celui-ci comme un ensemble, en l’opposant au « style auvergnat » du maître du tympan).

Pour les liens avec l’Auvergne, je reste sur ma faim, ne trouvant que les notes 12 et 293, celle-ci très longue. On attend la suite des recherches de Mme Cabrero-Ravel.  On évoque les idées de Wirth (J. et non A.) que Mme Vergnolle a critiquées dans le Bulletin monumental (et moi approuvées dans la Revue du Rouergue 2004). Le début de Notre-Dame du Port à Clermont se situerait vers 1100, et la fin du grand style avec une rupture à Chanteuges en 1137.  Rien de plus précis sur Mozat (voir ailleurs pour mes propres idées).

C’est dès le début (p 71) qu’on refuse totalement les élucubrations de Marcel Deyres, sur lesquelles, « il suffit de renvoyer à la magistrale critique qu’en fit Jacques Bousquet dans  sa thèse ».  Cela ne peut empêcher que la loi bibliographique impose de lui donner une large place dans cette partie, tandis qu’il manque bon nombre de mes articles et on ne renvoie qu’à certains (n. 5).  Il me faut donc en rappeler quelques- uns, faciles à retrouver d’ailleurs.  Ainsi celui sur « la tombe d’Odolric », plaque avec une croix cantonnée, encastrée dans le mur nord de la nef, avec des assises faites de gros blocs qui vont jusqu’à la façade et me semblent indiquer le désir de fixer assez tôt les bases de ce côté.  C’est une pure hypothèse, mais logique dès qu’on admet l’importance du rôle du grand abbé au départ de la construction (on renvoie à ma thèse pour l’étude de la bulle de dédicace).

Il y a ensuite, pour l’architecture de la nef, les tambours circulaires au bas des piles qui indiquent  la connaissance d’un système d’alternance, répandu très tôt (voir ma liste). Occasion de souligner que les auteurs ont très bien montré l’apparition précoce à Conques du plan à déambulatoire, et j’aurais insisté sur la présence là du style d’entrelacs « primitif », qu’on ne retrouve sur aucune des autres grandes églises « dites de pèlerinage » (Saint-Sernin de Toulouse viendrait donc après, malgré la date précoce qui tend à s’imposer là aussi. L’origine semble bien à la   cathédrale de Clermont, voir n 179).  Les auteurs ont tenu à tirer parti du rôle du pèlerinage à Conques, en particulier pour la place des  premiers chapiteaux historiés, le sacrifice d’Abraham près du choeur et de son autel, comme préfiguration de la Crucifixion, et à la suite l’histoire de saint Pierre. Ensuite, c’est l’abandon de ces thèmes narratifs et j’y verrais l’effet traumatisant du maître du tympan, qui s’impose avec le chapiteau de la condamnation de sainte Foy, après lequel il n’y a de figure que pour l’ascension d’Alexandre (que j’avais été le premier à identifier).  Pour les trois reliefs évoquant l’Annonciation et donc l’Incarnation, au bout du transept nord, l’affirmation qu’ils ont été faits pour cet emplacement est sans ambages et solidement étayée, alors que les propositions de composition autour du tympan sont totalement écartées par l’analyse archéologique (p. 90 et 92). J’avais cru pouvoir ajouter la preuve iconographique dans mon article des Mélanges Jullian sur l’emplacement de ce thème des deux côtés d’une fenêtre, la lumière symbolisant la venue de l’Esprit saint dans la Vierge sans rien briser !

Pour le tympan, il y a une foule de détails excellents.  Mais pourquoi pas de renvoi pour les lettres en anagramme sur le nimbe du Christ triomphant (mon article  des Cahiers de Cuxà) ?  Et le geste du Christ levant le bras droit, comme les empereurs romains (autre article où je me rappelle m’être moqué  de Jean  Claude  Bonne pour son Chris « phalliquement » triomphant). Et le groupe des miséreux et des éclopés venant en  fin  de  cortège des bienheureux, Voir mes « notes complémentaires » dans le colloque Enfer et paradis (Cahiers de Conques, 1995).

Enfin, l' »atelier de Bégon », en face du maître du tympan. La démonstration de leur entrelacement est faite de façon définitive, et je veux seulement souligner que le premier a été comme traumatisé par le second, le maître s’imposant dès le chapiteau de la condamnation de sainte Foy, et occupant les meilleures places des tribunes, depuis le chapiteau de l’Avare et celui avec un panneau d’entrelacs, tous deux placés au milieu de galeries opposées, comme pour leur faire honneur.

L’atelier de Bégon, lui, a duré plus longtemps et réalisé tout le cloître (article spécial de J.  CL.  Fau. J’avais noté un chapiteau des griffons au calice de style
« auvergnat », dont on trouve de nombreuses répliques). De ce côté, on n’a aucune scène historiée. Et dans l’église, les deux seuls chapiteaux de ce type sont ceux avec l’Annonciation en double et la copie de la condamnation. J’avais souligné que pour la Vierge l’inspiration dans le haut relief du transept est évidente, avec même le fuseau à la main gauche. Manifestement, le sculpteur n’avait pas d’autres modèles sous les yeux, le maître du tympan n’étant plus là. Le style de Bégon a pu se prolonger par des épigones, pas le sien.

Reste donc le grand problème :  le maître venait-il d’Auvergne, ou est-il à la tête de l’école auvergnate (voir la note 293). Si j’ai parlé du « sculpteur auvergnat » de
Conques, c’est qu’il a des formules caractéristiques, en particulier les corps trapus et les têtes rondes, mais on ne peut aller plus loin, car il n’a pas été copié directement du côté de Clermont (alors qu’on l’a fait à Compostelle, et la n.  295 omet le problème que le maître de Conques ait pu réaliser le Christ de la tentation de la Porte des Orfèvres). Je  retrouverais  le  problème de Mozac et des premiers
témoignages d’un « goût auvergnat » dont Bessuéjouls nous a montré les liens avec la mythologie et l’Antiquité).

Les auteurs (p. 142) concluent que leur étude conduit à « situer la réalisation du tympan du Jugement dernier au  tout début du XII° siècle, alors qu’une tradition
historiographique ancienne tendait à l’attribuer aux années 1130, voire 1140″, et ils ajoutent (n. 296) : « Jacques Bousquet, qui était arrivé à une conclusion semblable, n’avait guère été suivi. W. Sauerländer acceptait cependant de situer la réalisation du tympan vers 1115-1120…  Cette datation haute ressort également des études épigraphiques »…  Je complète sommairement. Le premier à donner une étude d’ensemble fut mon maître de l’Ecole des Chartes et l’Ecole du Louvre Marcel Aubert, pour le Congrès archéologique de 1937, et une « petite monographie » chez Laurens. Il s’était occupé surtout de l’architecture et n’avait pas étudié les chapiteaux. Pour celui de la condamnation de sainte Foy, il proposait qu’il ait été sculpté après coup sur un bloc epannelé (avec un échafaudage ?). Il lui paraissait normal qu’on ait fini par le tympan, même s’il avait fallu laisser une grande arcade vide. D’où l’abondance d’hypothèses sur une composition différente où on faisait entrer les reliefs de l’Annonciation.  Par ailleurs, la mode était aux dates tardives…  Je suis donc intervenu dans le détail et me suis trouvé obligé « naïvement » de placer le maître du tympan au milieu des travaux et non à la fin, ce qui m’obligeait à remonter sa date. Je me suis gardé de trop préciser dans ma thèse, ce qui m’a permis de franchir le cap. Après la publication par Lille, je me suis tu, et le mini-colloque de Conques au printemps 1972, où  Sauerländer  m’avait  soutenu  ( contre Erlandes-Brandeburg qui voulait que la bulle d’indulgences soit un faux) n’avait abouti à rien de précis, sauf à l’inanité des hypothèses de M. Deyres…  J’ai été atterré en 1990 en voyant que dans son livre sur « La sculpture romane de la route de Saint-Jacques. De Conques à Compostelle », Durliat s’efforçait de placer Conques à la fois au début et à la fin, s’arrêtant avant le tympan, dont il ne parlait pas, pas plus que de celui de Moissac. J’ai gardé ma critique « in petto » et attendu la suite…  Pour Saint-Sernin de Toulouse, les dernières études tendent de plus en plus à remonter le point de départ, « peut-être dès les années 1050 » (voir p. 116 et la longue note 212). Il semble bien pourtant que les deux écoles, celle des datations hautes et l’autre, persistent, si j’en juge par le Dictionnaire d’Histoire de l’art du Moyen Age occidental, sous la direction de P. Charron et J.-M. Guillouët (coll. Bouquins, 2009).

Pour Cluny, dont l’église gigantesque a donné lieu à la controverse la plus virulente, on se contente de rappeler qu’elle a été « consacrée en 1095 par le pape Urbain II et dédicacée en 1130 par le pape Innocent II » (belle occasion de me remémorer mon article sur ces cérémonies, tantôt au début et tantôt à la  fin  des  constructions. D’où  des interprétations divergentes, comme pour Nant entre le chanoine Debat et moi). Pour les auteurs du Congrès archéologique (n.  299) « la réalisation du grand portail de Cluny peut se situer vers 1110-1115. Elle est en tout état de cause, certainement antérieure à 1120 » (ce qui oblige à placer les chapiteaux de l’autre bout, au déambulatoire, avant la fin du XI°siècle).

Pour Conques, le Dictionnaire reste dans la tradition. On rappelle les noms d’Odolric, Etienne II et Bégon II (1087-1107 ) « instigateur de l’oeuvre du cloitre.  Le voûtement et la façade sont postérieurs ».  Donc le grand tympan est « considéré comme achevé vers 1140 » (habileté de dater par la fin pour allonger la durée d’exécution). Il n’y a en bibliographie que le livre de Durliat et celui de Jean-Claude Fau (par ailleurs, dans la plupart des ouvrages récents, on ne renvoie plus à ma thèse, mais au livre de J. Cl. Bonne).  Pour Saint-Gilles-du-Gard, j’ai trouvé une argutie particulièrement nette. Si « la construction d’une nouvelle église dont Urbain II consacre un autel à l’occasion de son passage en 1096, est suivie de près par le chantier de l’abbatiale actuelle » et « si la recherche archéologique récente (2004) tend à confirmer les sources qui mentionnent la destruction d’églises et bâtiments antérieurs pour la construction de cette dernière, elle oblige aussi à en retarder la date, habituellement rattachée à la fondation en 1116 relatée dans une inscription commémorative dont le rapport concret avec l’édifice actuel reste à prouver ». Il s’agit pourtant de belles capitales sur l’angle du côté sud de la fameuse façade, et s’en débarrasser de cette façon peut paraitre tendancieux… Encore une fois, pourquoi vouloir que le plus beau soit le plus tardif ? Surtout au mépris des textes et même des oeuvres…

NOTULES COMPLEMENTAIRES

J. CL. Fau a consacré un gros article à L’apparition de la figure humaine dans la sculpture du Rouergue et du Haut-Query au XI° siècle »  (« Montauban et le Bas-Quercy », Actes du Congrès des Sociétés savantes à Montauban, juin 1972. Soit entre ma soutenance de thèse en 1971 et sa parution en 1973). Il passe en revue toutes les oeuvres dont j’ai parlé, y compris les figures nues et la sirène aux centaures de Conques, et le linteau de Bozouls.  Et bien d’autres chapiteaux, dont ceux qui comportent une tête humaine sur le dé, formule souvent utilisée. Il envisage un lien avec la métropole gallo-romaine de Narbonne pour les influences antiquisantes, mais ne parle pas de l’Auvergne.  Pour le Congrès, Mme Cabrero-Ravel a étudié l’église romane de Bozouls et propose « le premier ou le deuxième quart du XII° siècle pour le lancement des travaux » (p.  59). Elle parle des chapiteaux et de l’ensemble sculpté dans le porche, avec une Annonciation en deux pièces, et pour Gabriel un ange tenant des deux mains une banderole copié sur celui de Bernardus à Conques venant remplacer Gabriel. Il y a aussi une corniche garnie d’anges « cravatés d’ailes », et le tout est traité dans un style lourd et grossier.  Manifestement, le sculpteur n’a connu que Conques, et rien d’autre…

IN-PETTO 1.

Castelnau-Pégayrolles.  Le « guide du Congrès » (p.  425) ajoute une note sans bibliographie sur l’église Saint-Michel de Castelnau-Pégayrols (Pégayrolles) dont j’ai parlé dans « Le Rouergue au premier Moyen Age » pour la donation de 1071 et les liens avec l’abbaye marseillaise par les deux abbés fils du vicomte de Millau.  Et pour la construction dans ma thèse (t. II, p.  790-93), où je datais les impostes avec des motifs d’entrelacs et de palmettes comme « oeuvres d’un esprit primitif authentique, à placer dans les deux dernières décades du XI° siècle au plus tard selon nous ». A l’église paroissiale Notre-Dame, on voit une ogive primitive en croix qui couvre le choeur et à l’église prieurale, le même système est employé pour les bas-côtés. Une analyse détaillée du reste conclut qu’il s’agit là d’une reprise, malgré leur aspect archaïque.  On rapproche le « porche d’Isarn » à l’abbaye-mère de Saint-Victor, et un collatéral de la crypte de l’église de Saint-Gilles du Gard et encore la   cathédrale  de  Maguelone, ces deux dernières « réputées contemporaines du milieu du XII° siècle ».  Même date pour Castelnau, où on propose « une construction en une seule grande campagne (mais) qui a pu durer plusieurs décennies » et donc « un chantier amorcé vers le début du XII° siècle et achevé par le voûtement des collatéraux vers 1150 ».  Moi, il me semble que les travaux ont pu commencer dès après la donation, et la « belle époque » se situe autour de 1100. On a mis sur le linteau du portail d’entrée une inscription d’obit pour Jean Ingobar (pour Langobardus ? Voir le rôle des maçons lombards dans la diffusion du premier art roman).  On nous dit qu’il a « construit cette maison et repose sous l’entrée ». N’est-ce pas un hommage à un maître d’oeuvres tenu pour exceptionnel, qui avait conçu le plan et présidé à sa réalisation ? Pour Bessuéjouls, J.  Cl.  Fau admet la construction dès après 1085, avec sa belle « ogive primitive » sous la chapelle haute.  Je constate qu’on peut « tirer dans le sens du plus récent », mais pas sans artifices !

IN-PETTO 2.

Le Christ de Saint-Georges de Camboulas. En 1948, dans son livre sur « La   cathédrale prégothique de Rodez », le chanoine Louis Bousquet avait proposé que vienne de celle-ci un panneau placé au-dessus de l’église de ce petit village de la vallée du Viaur. Il m’avait semblé évident pour ma part qu’il s’agissait d’une copie médiocre du panneau central du grand tympan de Conques, avec le même geste du Christ, rigidifié, la mandorle et son inscription. Qu’il ait pu servir de modèle pour le maître du tympan, c’était aberrant. Le seul lien avec Rodez venait du fait que l’église de Saint-Georges avait été donnée par l’évêque en 1281 au chanoine-ouvrier (responsable des travaux de la   cathédrale). Il me paraissait invraisemblable qu’on ait pris la peine de charroyer ce gros bloc sur des kilomètres, alors que le remploi d’un panneau de l’église primitive trouvé sur place était le plus probable. Et quelle différence de qualité entre ce Christ et le Christ eucharistique du musée Fenaille, qui a fait partie de l’ensemble de l’autel de Deusdedit, avec ses colonnettes et ses beaux chapiteaux d’entrelacs !

Dans ma thèse de 1973, j’avais étudié cet ensemble (t. II, p. 704) et ensuite spécialement le Christ de Camboulas pour une démonstration détaillée (t. 2, p. 837 et n. 434-436).  En 2004, Jean Wirth dans son livre sur « La datation de la sculpture médiévale », sans connaitre ni citer mon texte, a repris la question dans le même sens que moi (p. 200 et fig. 63 et 64). Dans son historique de la construction de la  cathédrale (Congrès archéologique de Rodez 2009, p. 293 et n. 12), Etienne Hamon rappelle seulement le lien avec Rodez en annonçant un article d’Henri Pradalier sur le relief de Camboulas, à paraitre dans les Mélanges dédiés à Eliane Vergnolle.  Entre temps, la légende a cheminé et j’avais lu dans des publications de vulgarisation à la fois que le Christ de Camboulas venait de la   cathédrale et qu’il avait été le modèle du tympan de Conques ! En dernier (Centre-Presse du dimanche 5 2 2012) une double page consacrée à Camboulas, avec photos, reprend tout le sujet, et on y rappelle la similitude avec « la   cathédrale (sic) de Conques ». Description du « regard perçant » du Christ et du « geste sémaphorique de ses deux bras » et « pour la fierté personnelle des fidèles de Saint-Georges, celui-ci serait antérieur à celui de Conques.  Il semblerait effectivement  que  ce  tympan  proviendrait de la première cathédrale de Rodez détruite (non, écroulée) en février 1276.  L’ouvrier responsable de la reconstruction était moine de Saint-Georges et l’aurait ramené. Et l’artiste de Conques se serait inspiré du Christ de Camboulas en le portant à un art plus évolué «  !

Hélas ! La plus grave erreur est dans cette notion imposée au public que le plus beau est le plus récent, outre l’incapacité de  reconnaitre  la  différence  entre maladresse et originalité (qui existe chez les « primitifs », mais à leur manière). Et on enseigne l’Histoire de l’art !

 

a saintes femmes mozac7Miloseva_fresque

Comme exemple de transfert des schémas de composition entre le Byzantin et le Roman : Mozat (vers 1100) et Milesevo (vers 1250) : l’Ange et les Saintes Femmes au Tombeau du Christ.

 

5 Dans un Café : un contre deux

18 janvier 2014

Une salle lumineuse, de larges miroirs, des dorures, deux joueurs et un buveur près de son verre… Avec Caillebotte, quatre ans après L’Absinthe  de Degas, nous avons changé de quartier mais aussi d’univers : nous ne sommes plus dans un bistro de la Butte, repaire de d’artistes, de poules et de fripouilles ; mais dans un bel établissement  des boulevards, à la clientèle uniquement masculine.

Dans un café

Gustave Caillebotte, 1880, Musée des Beaux-Arts, Rouen
Caillebotte Dans un Cafe

Un lieu ouvert

Dans L’Absinthe, le miroir reflétait une vitrine protégée par des voilages,  fermant le tableau sur l’arrière. Ici au contraire, il révèle une ouverture, porte ou fenêtre, qui baigne le lieu de lumière. Les boules des lustres sont éteintes, la journée est ensoleillée,  le store aux rayures blanches et rouges est déployé sur la terrasse. Puisqu’un des clients a accroché son manteau à une patère, c’est que nous ne sommes pas en plein été, plutôt en demi-saison.

Les quatre soucoupes

Caillebotte Dans un Cafe soucoupesLe détail des quatre soucoupes empilées à côté du buveur était significatif pour Caillebotte, puisqu’il figure déjà dans un dessin préparatoire  (New Haven, Yale University Art Gallery). Le buveur attaque donc sa quatrième consommation.

Comme une loi libéralisant les débits de boisson avait été votée cette année-là (le 17 juillet 1880), certains  ont pu voir dans le tableau un manifeste contre l’alcoolisme. Interprétation sans doute forcée, si le verre n’est qu’un

« bock d’une médiocre bière, qu’à sa trouble couleur et à sa petite mousse savonneuse nous reconnaissons immédiatement pour cet infâme pissat d’âne brassé, sous  la rubrique de bière de Vienne, dans les caves de la route des Flandres. »

J.-K.Huysmans, L’Art Moderne, juin 1883, p 112


Une forte personnalité

Le buveur, qui occupe les deux tiers du tableau, écrase le reste de la pièce sous sa présence massive. Debout devant la table, négligeant la chaise, les mains dans les poches, il observe de son regard bleu. Et son chapeau-melon exhausse encore sa stature imposante.

Mais son calme n’est peut être que d’apparence : ses  mains pourraient facilement basculer de la décontraction à la menace ; son regard clair, de l’attention au vide alcoolisé ; et son équilibre ne tient peut-être  que grâce à la table contre laquelle il s’appuie.

Un des ressort du tableau réside dans cette ambiguïté : quatre soucoupes, c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez pour trancher entre le gaillard qui encaisse en restant parfaitement lucide, et l’alcoolique proche de rouler par terre.

Huysmans décrit bien le mélange de sympathie et d’agacement que suscite ce type de personnage :

« Ce pilier d’estaminet, avec son chapeau écrasé sur la nuque, ses mains plantées dans les poches, l’avons-nous assez vu dans toutes les brasseries, hélant les garçons par leurs prénoms, hâblant et blaguant sur les coups de jacquet et de billard, fumant et crachant, s’enfournant à crédit des chopes ».


Un personnage très similaire, campé lui aussi devant un miroir, figure dans un pastel de Manet réalisé l’année d’avant, et qui est peut être une des sources de Caillebotte (il s’agit du fils du propriétaire du restaurant Le Père Lathuille)

manet_Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, 1879 Don promis au Los Angeles, County Museum of Art

Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, Manet, 1879,

Don promis au Los Angeles, County Museum of Art


Deux joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs
En contraste, les deux autres consommateurs sont assis, tassés sur la banquette et la chaise. Ils ont ôté leurs chapeaux et les ont accrochés sur la tringle au-dessus d’eux, en une sorte de décapitation ou de capitulation symbolique : un chapeau-melon, un chapeau-claque, peut-être appartiennent-ils à des milieux sociaux différents.

Un jeu les rassemble, mais lequel ? Echecs, dames, tric-trac, dominos ? En tout cas un jeu de réflexion, qui mobilise toute l’attention de celui qui tient son menton dans son poing : en face, son partenaire attend qu’il ait joué.

Pourquoi pas une partie de bézigue, un jeu de cartes qui peut se jouer  à deux, et que Caillebotte a représenté cette même année 1880 ?
Caillebotte_Jeu de_Bezique

Partie de bézigue, 1880, Collection privée

Cliquer pour agrandir

En tout cas la posture de l’observateur, debout les mains dans les poches, rappelle étrangement celle de notre pilier d’estaminet : sinon que celui-ci ne se tient pas juste au dessus de la table de jeu.


La cigarette

Revenons aux joueurs du Café : sur leur table, une cigarette est posée dans un cendrier, sa fumée monte vers la clarté du jour.  A la manière du chronomètre qu’on utilise aux échecs, elle mesure le temps imparti au joueur, tout en rendant visible les volutes de sa réflexion.

Un moment de suspens

S’il existe des tensions dans la scène, nous sommes à un moment où elles se neutralisent. Rien ne bouge sauf la fumée, le café tout entier semble figé dans l’attente du coup qui va venir.

Une composition en cinq tranches

Prenons un peu de recul et lisons le tableau frontalement, en faisant abstraction de la profondeur.  On peut distinguer cinq tranches verticales, séparées par des arêtes bien matérialisées.
Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches
La première tranche à gauche,  va jusqu’à la moulure du miroir et contient le verre et ses soucoupes. La deuxième, jusqu’à la moulure dorée, contient le buveur lui-même. Une tranche étroite, au milieu,  contient uniquement le manteau. La quatrième tranche correspond à la cloison grise et contient les deux joueurs. La dernière enfin contient le cendrier sur fond de soleil, et l’autre moulure du miroir.

Une mise en balance

Degas avait utilisé les reflets verticaux dans le miroir pour nous proposer un triptyque, Caillebotte se sert du même procédé pour composer un polyptyque en cinq panneaux. De part et d’autre de l’étroite bande centrale, les tranches s’organisent de manière symétrique : le buveur massif, son chapeau, son grand lustre et sa table, fait pendant aux deux frêles joueurs, à leurs petits chapeaux, à leur petit lustre et à leur petite table ; de même la boisson, vice lourd, s’oppose à la cigarette, vice léger.

Tout le tableau est ainsi mis en balance autour de la patère où est accroché le manteau, qui marque la verticale comme l’aiguille d’un fléau.

On sent bien que cet équilibre est fragile : les joueurs miniatures, le filet de fumée et le rayon de soleil peuvent-ils faire contrepoids au costaud lesté de ses quatre soucoupes ?


A la différence de la buveuse d’absinthe de Degas, le colosse de Caillebotte a le gabarit pour encaisser. Quatre bières n’ont pas entamé le bleu de son regard. Il domine le bistrot de sa stature. Mûrit-il un mauvais coup ? Ses grosses pognes cachent-elles  un coup de poing américain, une matraque ? Vont-elles s’abattre sur les têtes sans défense des deux joueurs, obnubilés par leur  partie ?

Le manteau suspendu derrière sa sinistre pourrait être l’emblème d’un voleur, d’un pickpocket. Ou pire, évoquant la carcasse pendue au croc du boucher, celle d’un possible assassin :  « l’assommeur de l’assommoir », quel beau titre pour les gazettes !

Après le café-laboratoire de Degas, l’honnête Caillebotte nous aurait-t-il invité, avec ses marbres, ses moulures dorées, ses banquettes rouges-sang, dans un café-boucherie ?

Nous allons voir qu’il n’en est rien. Mais pour comprendre ce que représente le personnage du buveur, nous devons examiner d’autres oeuvres de Caillebotte.

6 Dans un Café : un culte à la lumière

18 janvier 2014

Le plein air, la lumière du jour, les extérieurs ensoleillés,  sont les ingrédients fondamentaux des peintres impressionnistes.  Mais Caillebotte est peut-être celui qui a le mieux réussi, dans plusieurs oeuvres savantes et singulières, à prendre comme sujet principal du tableau cet héliotropisme, cet appétit immodéré d’extérieur.

Avant de revenir au café, une courte promenade lumineuse parmi ces autres oeuvres nous sera bénéfique.


Jeune homme à la fenêtre

 Caillebotte, 1876, Collection privée

 Caillebotte_-_Jeune_homme_a_la_fenetre

Cliquer pour agrandir

Ce tableau faisait partie, avec les deux versions des Raboteurs, du lot montré par Caillebotte lors de sa première participation à l’Exposition Impressionniste, en mars 1876.

Un portrait de dos

Un de ses intérêts est biographique : la vue est prise depuis l’appartement familial, un hôtel particulier situé à l’angle de la rue de Miromesnil et de la rue de Lisbonne. Le jeune homme est René, le premier frère de Gustave,  de trois ans son cadet.

Rétrospectivement, cet homme en noir qui nous tourne le dos prend une dimension tragique : car René va mourir le 1er novembre 1876, six mois à peine après l’exposition qui a vu le premier succès de son frère.

Le peintre debout

Debout,  tête nue,  fermement campé sur ses jambes, René observe le boulevard. Et le peintre, par derrière, observe son frère.

Caillebotte  s’essaye ici au procédé de la « Rückenfigur surplombante » mis au point par Caspar-David Friedrich avec, là encore, une figure chère, celle de sa propre femme (voir Le coin du peintre).Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Perspective

Il inaugure également le point de vue perspectif qui sera celui de Dans un Café : le peintre est debout comme son personnage  : la ligne de fuite passe exactement au niveau de ses yeux.


La femme qui attend

Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail fiacreCaillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail femmeA la différence de Friedrich le mystérieux, Caillebotte n’évite pas de nous montrer ce que son personnage regarde : une femme campée au bout du trottoir,  au carrefour avec le boulevard Malesherbes, dans l’ombre large de l’immeuble. Le soleil commence à baisser (il se trouve en haut à gauche). Et la femme est tournée en direction du soleil.

De part et d’autre de la femme en attente, deux fiacres sont également à l’arrêt (d’après les jambes du cheval). Ils sont eux aussi tournés face au soleil. Celui de gauche est garé à contrevoie, celui du fond est garé à droite, dans le sens normal de la circulation.


Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Miroir
Il en résulte une impression de symétrie optique entre les deux rues et les deux fiacres : comme si la fenêtre prolongeait indéfiniment son effet de miroir jusqu’à ce point focal des regards que constitue la jeune femme.

Comme dans Dans un Café, nous sommes dans un moment de suspens, d’attente que quelque chose bouge. La jeune femme se trouve à l’intersection de deux rues. Mais aussi de l’intérêt des deux cochers qui se disent « va-t-elle monter ? ».  Mais aussi de la curiosité désirante du jeune homme et de son double qui, peut-être, se posent la même question.

Cinq personnages héliotropes équilibrés sur des lignes de force,

comme les pièces d’un jeu d’échec dans l’attente que la reine bouge.

Homme au balcon, boulevard Haussmann

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann

En 1880, Gustave reprend l’idée de l’observateur observé et du balcon sur la rue. Entre temps,  il a quitté l’immeuble  familial de la rue de Lisbonne pour s’installer au 6ème étage d’un immeuble du 31 boulevard Haussmann, à deux pas de l’Opéra. Changement de lieu qui l’encourage  sans doute à  superposer au souvenir de son cher René, l’image équivalente de ce bel homme en haut de forme et habit de soirée qui s’accoude au balcon pour contempler, comme au théâtre,  le spectacle du monde.


Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann_perspective
La     composition est plus simple que dans Jeune homme à sa fenêtre : la perspective est frontale, on ne voit ni l’intérieur de la pièce ni ce qui se passe en bas dans la rue. Mais le point de vue perspectif est le même : le peintre est debout comme son modèle, et décalé sur sa gauche.

Les bandes du store et les panneaux de la ferronnerie définissent un découpage en quatre bandes dans lequel  s’inscrivent symétriquement  l’homme et le pot de fleur, la fenêtre-miroir et le peintre invisible. Mise en balance très proche de celle que nous avons remarquée dans  Dans un Café, peint la même année, dans la même ambiance lumineuse, avec le même store aux rayures blanches et rouges.

Un balcon

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Un_balcon_(1880)

Cliquer pour agrandir

Enfin nous voici sortis à l’extérieur, sur le balcon côté  boulevard Haussmann. Bien que traité à larges touches, nous reconnaissons tout de suite le premier personnage, avec son melon, ses rouflaquettes, sa large moustache et son col ouvert. Il se tient debout, dans la position qu’il affectionne : appuyé en arrière, les mains dans les poches. Depuis le balcon du sixième, il observe le boulevard.Caillebotte_Un_balcon_perspective


Et Gustave l’observe cette fois non de face comme dans Dans un Café, ni de dos, mais de profil, en se plaçant toujours à sa hauteur.

Notons également l’opposition entre le melon du personnage debout et le haut-de-forme de l’homme penché, qui rappelle quelque peu la supériorité du buveur sur les joueurs, dans Dans un Café.

Le contraste lumineux entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérisait les autres tableaux, est ici remplacé par une opposition entre le versant éclairé et le versant sombre du boulevard.

Notons donc cette règle que Caillebotte semble s’être imposée à cette époque :

la lumière est là où le peintre n’est pas.

Portait d’Homme

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Portrait_d'Homme

Cliquer pour agrandir

Revenons à l’intérieur pour retrouver notre homme, en tout cas le même type d’homme massif, en moustache rousse et rouflaquettes brunes. Il est ici en habit de soirée, redingote, pantalon sombre et noeud serré : bien loin du déguisement de « pilier d’estaminet » qu’il avait passé pour plaire à l’ami Gustave : chapeau-melon, col débraillé, veste vague et pantalon clair.

Caillebotte Dans un Cafe _homme
Nous ne savons rien de son identité : un ami proche de Caillebotte en cette année 1880, proche comme un frère si c’est bien lui qui pose de dos, en haut-de-forme, superposé à l’image du bien-aimé René, dans l’unique autre Rückenfigure masculine de  Caillebotte.

Quoiqu’il en soit, dans cette série de tableau, il symbolise ces contemplatifs urbains qui, du fond d’un bar, du haut d’un balcon, ou de l’intérieur du  salon, dirigent toujours leur regard vers la lumière.

Intérieur

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Interieur

Cliquer pour agrandir

Le mari

A la même place dans le fauteuil près de la fenêtre, ce barbu n’est pas un contemplatif : c’est par l’intermédiaire du journal qu’il entend s’informer sur le monde. Les glands et le noeud du rideau, à l’aplomb de son entrejambe, sous-entendent peut-être une préférence pour le lien conjugal plutôt que pour les aventures extérieures.


La femme

A côté de lui, la troisième et dernière Rückenfigure de Caillebotte, peinte  cette même année 1880, regarde par la fenêtre. Aucune fuyante ne permet de déterminer la position du point de fuite :

le lieu du couple – le pièce à la fenêtre close – semble être littéralement, pour Caillebotte à cette époque, un espace sans perspective.Caillebotte_-_Interieur_Exterieur

Si nous le comparons au tableau qui est probablement  son pendant, il semble bien que dans les deux cas le peintre se trouve debout à gauche, derrière sa Rückenfigure.

Porte-fenêtre grande ouverte contre fenêtre close, rayures colorés des stores contre  bouillonnement de rideaux blancs :  l’espace qui offre aux yeux du célibataire apparaît comme véritablement illimité, comparé à celui de la femme mariée : néanmoins, la fenêtre maritale n’est pas totalement domestiquée puisqu’elle laisse voir au moins jusqu’à  l’immeuble d’en face.

Caillebotte_-_Interieur_Canterbury
La pancarte « (Ca)nt(e)rbu(ry) » indique qu »il s’agit d’un hôtel, d’un lieu qui vous fait rêver d’étranger.


L’autre

Caillebotte_-_Interieur_etranger
Et l’étranger se trouve bien là, minuscule, à l’une des fenêtres  : c’est lui que la jeune femme regarde.

Un « conte de Cantorbery » du monde moderne, en quelque sorte…

Au cours de cette excursion, nous en avons appris un peu plus sur les sujets d’intérêt de Caillebotte en 1880, l’année où il peint Dans un Café.

Nous savons qu’il a pris plusieurs fois pour modèle ce costaud à moustache et rouflaquettes, qu’il utilise volontiers l’opposition entre les personnages assis/dominés, et les personnages debout/dominants. Parmi lesquels il se situe lui-même, puisque le point de fuite est toujours au niveau des yeux du personnage debout.

Nous en savons un peu plus ce que signifie « regarder dehors ». La fenêtre  de l’immeuble haussmannien prolonge à domicile le plaisir du  balcon de théâtre : contempler d’en haut, sans être vu,  le spectacle du monde,  les jolies passantes, les fiacres ; voir, en étant vu, l’étranger de la loge d’en face.

Surtout, nous en savons beaucoup plus sur la dévotion que Caillebotte lui-même porte à la lumière du jour. Avec ses grilles ouvragées, ses balustres, son store en guise de dais, chaque balcon est une chapelle particulière pour célébrer ce culte, un culte qui se pratique debout, si possible les mains dans les poches.

Et même dans la scène un peu vaudevillesque de l’hôtel Canterbury, les dentelles immaculées et les lourds velours bleu des rideaux lui dressent comme un reposoir.

7 Dans un Café : où est Gustave ?

18 janvier 2014

Comme dans tout tableau comportant un miroir, se pose la question « où est le peintre ? ».

La réponse nécessite une analyse précise de cette perspective singulièrement tarabiscotée, et va nous entraîner dans des réflexions en abyme.

Caillebotte Dans un Cafe

Les reflets

A la différence des reflets brouillés de Degas, ceux de Caillebotte sont d’une netteté géométrique. Le miroir reflète sans déperdition, c’est la condition nécessaire pour montrer le second miroir qui se  reflète à l’intérieur du premier, et reflète lui-même à son tour la lumière de la terrasse.

Le buveur et son double

Caillebotte Dans un Cafe _reflet tete

Dans un premier temps, le spectateur se laisse impressionner par la carrure du buveur,  qui barre la route à toute analyse : et son reflet,  à sa gauche, apparaît juste comme un effet servant à renforcer  cette présence, dans une sorte de dédoublement à la Dupond et Dupont.

Un jeu de miroirs

C’est seulement dans un second temps que l’oeil commence à appréhender la toile dans sa profondeur, et réalise que le sujet principal du tableau pourrait bien être, non pas le buveur, mais le jeu de miroirs lui-même. Nous sommes alors invités à pénétrer dans une sorte d’attraction optique, truffée  d’indices visuels tantôt mis en évidence, tantôt dissimulés, pour nous aider ou pour nous perdre…

Le porte-chapeaux

On comprend vite que les deux chapeaux sont accrochées à une tringle fixée sur le second miroir, ce qui explique leurs reflets très rapprochés. La tringle se poursuit sur la droite, devant le store,  confirmant que l’ouverture est elle-aussi un reflet, vu dans ce second miroir.

Comme la tringle du porte-manteau se superpose visuellement aux supports du second lustre, les ferrures dorées, les quatre boules blanches et les quatre « chapeaux » noirs se mélangent en une sorte d‘objet composite, rendu possible seulement dans l’espace virtuel des miroirs, qui abolit les distances.

Banquette et manteau

Caillebotte Dans un Cafe_manteauEn masquant derrière la banquette la moulure du bas du miroir, Caillebotte nous empêche de distinguer du premier coup d’oeil ce qui est cloison et ce qui est reflet. Il nous oblige à réfléchir mais nous donne tout de même un indice  : le bas du manteau passe devant la banquette, ce qui prouve que la cloison à laquelle il est accroché ne peut pas être un miroir.

Manteau et chapeaux travaillent donc de concert pour discriminer le mur et le miroir.


La veste du buveur

Caillebotte Dans un Cafe veste bezigueCaillebotte Dans un Cafe vesteLes vestes d’homme se boutonnent pan gauche sur pan droit, et la poche de poitrine est à gauche.

C’est ce que nous constatons sur la veste de l’homme debout dans La partie de bézigue,  et sur la veste du buveur. Ce qui nous confirme que ce dernier n’est pas  un reflet dans un miroir : à la différence des joueurs, c’est bien un personnage réel qui se dresse, en chair et en os, en face du peintre.

Le point de fuite

Caillebotte Dans un Cafe_point de fuite gauche
Les fuyantes des deux tables du premier plan donnent un point de fuite situé en haut du reflet du chapeau melon du buveur. Ce point de fuite est également cohérent avec les reflets des trois chapeaux dans le miroir (Il ne faut pas tenir compte de la ligne qui semble être le bord gauche de la table du buveur, et correspond en fait au contour en accolade du dossier de la chaise).

Le peintre serait donc situé face au buveur, un peu plus haut que lui : celui-ci lui fait  presque complètement écran, mais on devrait au moins voir l’oeil et le front de Gustave dépassant au dessus du reflet du chapeau-melon.


Abymes absents

Caillebotte Dans un Cafe_abyme
Le principal problème de ce point de fuite n’est pas l’absence du reflet de Gustave : il tient au fait que, si la pièce est symétrique et si les miroirs sont face à face sur les murs opposés, on devrait avoir une construction en abyme, une multiplication à l’infini des reflets du buveur et des joueurs.

Un second point de fuite ?

Caillebotte Dans un Cafe_points de fuite
Un autre point de fuite est possible : si on suppose toujours que les deux miroirs sont face à face sur les murs opposés de la pièce, on peut tracer une fuyante reliant les deux points où la moulure dorée coupe le haut de la banquette. De même, si les lustres sont également symétriques, on peut tracer une autre fuyante passant par le centre des lustres. L’intersection de ces deux lignes donne un point de fuite en haut à droite du tableau, confirmé par le bord gauche de la table des joueurs.

Gustave parmi les joueurs ?

Comme ce point se trouve à l’aplomb  de la signature, il est tentant, un instant , de penser que Gustave pourrait bien se dissimuler dans l’un des joueurs, mais lequel  :  celui de dos, qui regarderait la scène dans le miroir en face de lui ?  Ou celui de face, qui au lieu de jouer serait en fait en train de dessiner, le coude sur la table…

Mais ce point de fuite est  trop haut pour identifier le peintre avec l’un ou l’autre joueur. Par ailleurs, il conduirait à conclure que Caillebotte a délibérément truqué la perspective, avec un point de fuite différent pour l’espace réel, en avant du miroir, et l’espace virtuel, en arrière. Il doit y avoir une autre explication…

Une zone anormale

Caillebotte Dans un Cafe_paroi manquante
Sur la première cloison, derrière le buveur, il existe une zone moulurée intermédiaire – là ou est accroché le manteau –  entre le panneau du lustre et le miroir. Alors que sur la cloison grise, derrière les joueurs, le miroir jouxte directement le panneau du lustre.


Une perspective faussée ?

Ce décor  est-il vraiment composé de bric et de broc, en prenant des libertés avec la perspective ?

En fait, les soit-disantes « anomalies » – double point de fuite, cloisons différentes – n’en sont que parce que que nous avons supposé que les deux parois de la salle étaient symétriques.

Pour éviter la composition en abyme, il y avait une solution très simple, et c’est celle que Caillebotte a retenue :

ne pas mettre les miroirs face à face, mais en quinquonce !


Reconstitution de la salle

Une fois acceptée l’idée que la salle n’est pas symétrique, il n’est pas trop difficile de tracer un plan cohérent avec ce que le tableau nous montre (et aussi avec ce qu’il nous cache).

Dans cette représentation, chaque miroir se comporte comme une fenêtre ouvrant sur une deuxième salle. Ainsi, l’espace virtuel  correspondant à la réflexion dans le premier miroir donne, en plan, une salle  A’ symétrique de la salle principale. L’espace correspondant à la réflexion dans le second miroir donne une salle A », symétrique cette fois de la salle A’. La diminution de la taille des objets, dans les miroirs successifs, traduit cet éloignement au  travers d’espaces virtuels successifs.

La topographie de la salle est la clé qui nous manquait pour répondre aux petites énigmes que Caillebotte nous soumet.

Caillebotte Dans un Cafe plan


Les reflets des personnages

Le point de fuite de gauche explique parfaitement la position du reflet de la tête du buveur, à sa gauche.  Il explique aussi que les reflets des têtes des joueurs sont absents, si on admet que les joueurs ne sont pas face à face, mais en quinquonce : dans ce cas le reflet du joueur vu de dos (6 sur le schéma) se trouve en hors champ, et celui du joueur vu de face (7 sur le schéma) est masqué par les deux joueurs.

Les reflets des chapeaux

En revanche, Gustave s’est trompé sur un seul point : comme le point de fuite est décalé sur la gauche, le reflet apparait toujours à gauche de l’élément réel : ainsi celui  de chaque chapeau devrait se trouver à gauche, et pas à droite du chapeau réel.
Les deux seules anomalies résiduelles sont mineures : l’absence du reflet du front de Gustave, et  l’inclinaison du bord gauche de la table des joueurs.


Où est l’ouverture ?

Caillebotte Dans un Cafe _porte

La lumière du fond n’est pas un trucage perspectif,  elle correspond bien à une ouverture réelle, qui se trouve à droite du buveur.


Qu’est ce qui fait contrepoids à l’alcool ?

Nous avons observé que le tableau est composé comme une balance, les poids lourds à gauche (le verre et le buveur), les poids légers à droite (la cigarette et les joueurs).

Caillebotte Dans un Cafe_diagonale

Dans la  pièce réelle, le verre d’alcool et la porte lumineuse encadrent le buveur, sur le même cloison. Mais  par la magie des miroirs, ils se trouvent projetés aux antipodes, aux deux bouts de la diagonale montante.

Ce qui fait contrepoids à l’Alcool, c’est la Lumière…

Caillebotte Raboteurs de parquets Orsay Perspective
Trois ans après les Raboteurs de parquet, Caillebotte reproduit, mais cette fois dans un espace virtuel, la même composition  : au fond la lumière, au premier plan la bouteille de vin et le verre. Comme si, dans son imaginaire, lumière et alcool se trouvaient indissolublement liés.

  • Dans les  Raboteurs de parquet, ils s’opposaient de manière manichéenne, divinité lumineuse contre idole sombre, échappée vers le dehors contre pulsion vers l’alcool.
  • Dans Dans un Café, on ressent plutôt une complémentarité : le soleil illumine les extérieurs, mais lorsqu’il s’agit d’éclairer l’intérieur des êtres, c’est l’alcool qui prend la relève. Les deux substances sont deux principes d’éveil, d’initiation à la vérité des chose. Nous sommes sur le fil du rasoir, à l’équilibre entre deux divinités bénéfiques mais dangereuses, l’une qui aveugle, l’autre qui rend fou.

Le Café Caillebotte,

avec son stores et ses miroirs qui régulent le flux de lumière,

avec ses soucoupes qui comptent les verres d’alcool,

pourrait bien être une machine à acclimater les excès.


A qui appartient le manteau ?

Caillebotte Dans un Cafe plan manteau
Le manteau n’appartient pas nécessairement aux joueurs. Certes, il est accroché à côté d’eux (N°9 sur le plan),  mais cet emplacement se trouve situé juste derrière le peintre.

Probablement est-ce une coquetterie de Gustave : à défaut de nous laisser voir son reflet dans le miroir, du moins nous montre-t-il son manteau.


Que regarde le buveur ?

Caillebotte Dans un Cafe plan buveur
Ce que le buveur regarde, ce n’est pas le peintre : il porte les yeux un peu  plus à gauche, vers la table des joueurs, qui se situe en fait tout près de lui.
Il peut  ainsi observer simultanément trois choses :

  • en premier lieu, étant debout, il peut suivre facilement la partie par dessus l’épaule du joueur de dos ;
  • en deuxième lieu, il peut utiliser le miroir pour suivre la partie du point de vue de l’autre joueur, celui qui est vu de face ;
  • en dernier lieu, il lui suffit de lever un peu le regard au dessus de la table de jeu pour voir, toujours dans le miroir, tout nouveau client entrant dans le café.

Loin de truquer la perspective, Caillebotte a au contraire mis en place très scrupuleusement les éléments du décor, de manière à ce que le réalisme physique soutienne et renforce le contenu symbolique.

Toute la mise en scène a pour effet de placer le « buveur » dans une position très exceptionnelle, privilégiée, surplombante, d’où il peut détecter le moindre mouvement, aussi bien dans le monde en réduction que constitue la partie, que dans l’espace extérieur. En cela, il se trouve dans la même situation que les observateurs au balcon peints par Caillebotte la même année (voir Un culte à la lumière).

Jouissant de cette vision panoptique, notre colosse moustachu n’a plus rien à voir avec un soûlographe.  Guetteur plutôt que buveur, dominant les passions plutôt que dominé par elles, pourquoi ne pas y voir une sorte d’ange débonnaire, descendu boire un petit verre au comptoir ? Depuis Wim Wenders, nous savons bien que  les anges ont soif.

8 Dans un Café : comment Gustave voit

18 janvier 2014

Après avoir trouvé où est Gustave, nous allons nous livrer à une dernière spéculation,  quelque peu théorique : comment voit-il ?

Caillebotte Dans un Cafe _schema_vision

 

Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches

Nous avons remarqué que dans la composition, les joueurs sont mis en balance avec le buveur, à équivalence de poids : le thème du jeu est donc aussi important que celui de la boisson.

Caillebotte Dans un Cafe_quatre jouers

Si Caillebotte a empilé quatre soucoupes, s’il a mis quatre boules aux lustres, s’il a ajouté son manteau à côté des trois chapeaux, c’est peut être pour nous faire comprendre qu’il faut prendre en compte quatre joueurs, même si jusqu’à maintenant le peintre a fait le mort.


Les quatre joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs

Un joueur vu  de face (calculant) et un vu de dos (attendant), se livrent à un jeu non identifié, dans la salle virtuelle qui s’ouvre derrière le miroir.

Maintenant nous pouvons en rajouter deux autres :

un peintre (actif)  face à son modèle (contemplatif),

se livrant à autre jeu que nous pourrions appeler :

une partie de peinture.


La vision télescopique

Caillebotte Dans un Cafe plan vision directeD’où il est placé, si Gustave veut observer l’extérieur, il n’a qu’à tourner son regard vers la droite, en direction de la porte.

Bien au contraire, il choisit de restreindre son champ de vision, autrement dit l’espace du tableau, à une zone étroite autour de son modèle et du miroir situé derrière.

Et c’est au travers d’une succession de filtres  que la lumière extérieure va lui parvenir, reconstruite, telle celle d’une étoile au travers des trois chambres d’une longue-vue.

 


Caillebotte Dans un Cafe plan trois etagesLa salle du fond

Entrant par la vitre au fond du second café virtuel (A » sur le plan), la lumière d’abord ne rencontre personne : il n’y a dans cet espace qu’un mur gris et un lustre.  C’est un lieu sans sujet regardant ni pensant, où règne la réflexion purement physique, spéculaire.

D’un point de vue objectif, nous pouvons l’appeler la « chambre des miroirs ». D’un point de vue subjectif,  Gustave, lui, pourrait la nommer la « chambre de mon oeil« .

 

Le salle du milieu

Poursuivant son chemin au travers du miroir, la lumière entre dans le premier café virtuel (A’),  et y trouve les deux joueurs. C’est un lieu voué à la réflexion spéculative, qui combine et prévoit. On peut l’appeler la « chambre du calcul » ou encore, pour Gustave : la « chambre de ma cervelle« .

 

Le salle de devant

Enfin, à travers l’autre miroir, la lumière fait son entrée dans la salle réelle. C’est la « chambre du tableau » ou, pour Gustave, la « chambre de ma main« .

  

Le peintre dans le tableau

  • Dans L’Absinthe, en identifiant sa signature et sa position physique dans le café, Degas se présentait comme un peintre à l’intérieur du tableau : mais c’était de manière discrète, en tant qu’observateur assis,  non intrusif, au regard en biais par rapport à celui des personnages.

 

  • Dans Dans un Café, Caillebotte est debout en face de son modèle,  à égalité de stature, en vue frontale : et ici c’est  le modèle qui détourne le regard. Quant à la signature, elle ne désigne plus l’emplacement du peintre, mais la source de la lumière.

Au Café Degas, le peintre garde sa distance.

Au Café Caillebotte, il s’implique, dans une double identification

avec son modèle et avec la lumière.

  

Regarder, jouer

Dans L’Absinthe, Degas agitait  le thème du Café comme lieu de perdition.

Ici, marginalisée,  la boisson ne joue qu’un rôle très secondaire. Le Café est valorisé comme un lieu d’observation privilégié, un balcon sur le monde.

Celui que nous avons appelé le « buveur » ne boit pas avec sa bouche :

il boit du regard.

Le Café est aussi un lieu où on joue : et Caillebotte nous suggère que la confrontation de l’artiste et de son modèle, de part et d’autre du tableau, est comparable à celle de deux joueurs autour d’une partie, mélange d’intuition, de calcul et  de rivalité.

Le dispositif qui nous est présenté, avec ses miroirs et ses dorures, va bien au delà d’un simple jeu optique destiné à déconcerter le spectateur : c’est un véritable démonstrateur, un analyseur, par lequel Caillebotte nous explique, en décomposant, ce que peindre veut dire.

Pour peindre, il ne suffit pas de regarder  le monde directement. Il faut le reconstituer, grâce à ces trois filtres subjectifs que sont l‘oeil, la cervelle et la main de l’artiste. A chacun des filtres correspond une modalité différente de ce qu’on appelle « réflexion » :

  • la réflexion optique,
  • la réflexion intellectuelle,
  • le réflexe, autrement dit la pensée incorporée dans l’habileté de la main.

Etincelante réflexion sur la réflexionDans un Café constitue la tentative la plus ambitieuse de Caillebotte pour réaliser ce paradoxe qui hante plusieurs de ses oeuvres :

comment faire advenir, dans l’intérieur, l’extérieur.   

1 L'Absinthe : où est Edgar ?

6 janvier 2014

L’Absinthe a fait sensation en son temps, autant pour le caractère sulfureux du sujet que pour sa composition résolument avant-gardiste.

L’Absinthe

Degas, 1876, Musée d’Orsay,Paris.

Degas_Absinthe

Cliquer pour agrandir

L’absinthe

Le verre de liqueur posé devant la femme a donné son nom au tableau. L’absinthe, alcool populaire dans tous les milieux sociaux finira par être interdit en 1915, à cause des crises d’épilepsie qu’il pouvait provoquer.

Degas_Absinthe_detail_verres
Tout un cérémonial s’était mis en place progressivement : on versait l’eau glacée, très doucement, sur un sucre placé sur une cuillère percée, au dessus du verre d’absinthe. On voit bien la carafe vide et le verre d’absinthe laiteuse, mais pas la cuillère. Celle-ci n’est devenue courante que dans les années 1880, son absence n’est donc pas anormale.

Le miroir

Degas_Absinthe_miroir
La pièce maîtresse de tout bistro, le miroir, est ici à  la place d’honneur : c’est l’accessoire le plus apprécié de la clientèle, celui qui légitime la curiosité envers autrui, tout en permettant de se mettre en scène soi-même en société.


Les journaux

Degas_Absinthe_detail_journaux
Véritable bureau nomade , le café offrait de multiples services qui se sont perdus de nos jours : de quoi fumer, de  quoi écrire, et surtout la presse du jour… On voit deux journaux sur la première table, maintenus par une baguette à poignée qui facilite la lecture et évite de les froisser.


La signature

Degas_Absinthe_detail_pyrogene
Un des journaux porte la signature, parallèlle à la baguette.  Elle se distingue donc clairement du texte imprimé (sinon elle serait perpendiculaire à la baguette) ; mais elle fait bien partie du journal, inscrite dans la marge, et les lettres sont inclinées selon la perspective. La signature n’est donc pas apposée sur le tableau, elle est peinte sur le journal, et atteste la présence physique du peintre à l’intérieur du bistro.


Le pyrogène

Le petit objet conique à côté de la signature n’est pas un cendrier, mais un pyrogène, accessoire  courant dont voici un exemple :

Degas_Absinthe_Pyrogene
C’est l’ancêtre de la boîte d’allumettes : il contenait des allumettes au soufre (on voit le bout qui dépasse)  et possédait un flanc plus ou moins rugueux permettant de les frotter.

Une perspective à deux points de fuiteDegas_Absinthe_pespective

Le mur du fond étant incliné par rapport au plan du tableau, il existe deux points de fuite latéraux que l’on trouve en prolongeant les arêtes des tables. Les reflets des deux têtes sont positionnés correctement, dans le prolongement des rayons partant du point de fuite de gauche.

Les points de fuite donnent la ligne de fuite, qui correspond à la hauteur de l’oeil du peintre par rapport au sol. Elle se situe au niveau du haut du front des personnages assis, et indique donc que le peintre est assis lui aussi, en légère surélévation.


La reconstruction de la pièceDegas_Absinthe_pespective_reconstruction

La perspective permet de reconstituer précisément  la pièce. On remarque que, si la femme est bien assise à côté de l’homme, derrière la table, ses jambes sont tournées et  se situent dans l’espace entre les deux tables, comme si elle venait de s’asseoir ou se préparait à se lever.

Le point de fuite principal se situe un peu à gauche du tableau. Degas était donc assis sur un tabouret juste derrière la première table et, du bout du pinceau, il pouvait effectivement signer sur la marge du journal du jour.

Sur le Café, haut-lieu de la vision brouillée, du dédoublement, du flou alcoolique, Degas porte un regard strictement technicien :  la perspective est respectée,  la signature marque scrupuleusement l’endroit où il s’est placé.  En l’apposant sur un journal, il se désigne d’ailleurs lui-même comme une sorte de reporter distant : sur sa table, pas de verre, il observe mais ne consomme pas.

Degas_Absinthe_centre vide
Le cadrage décalé, photographique, savamment étudié pour donner une illusion d’instantané, a pour effet collatéral de mettre au centre du tableau l’espace entre les tables. Ce que l’artiste nous montre ainsi, physiquement,  c’est la distance de non-interaction nécessaire à cette nouvelle esthétique qui vise à produire, non plus une composition retravaillée en atelier, mais une réalité scientifiquement reproduite.

Son point de vue est orthogonal à celui des deux personnages, résolument non empathique : il ne s’intéresse en rien à ce qui eux les intéresse. Comme si le véritable sujet du tableau n’était pas les deux buveurs, mais les conditions modernes de l’observation.

2 L'Absinthe : quatre points de vue sur un couple

6 janvier 2014

On voit tout de suite que quelque chose ne colle pas entre les deux. Ils sont ensemble, et pourtant ils ne sont pas ensemble.  Ils sont assis l’un à côté de l’autre, et pourtant il suffirait d’un rien pour qu’elle se trouve repoussée vers l’autre table, à la manière d’un aimant contrarié.

Pour analyser ces forces contradictoires qui travaillent l’oeuvre de l’intérieur, nous allons demander leur opinion à  quatre spécialistes : un témoin de l’époque, un prof, un psy et un philosophe.

– 1 –

 Témoignage d’un Montmartois hypothétique,

qui se souvient bien d’Edgar et des habitués du café.


Degas_Absinthe_couple

La Nouvelle Athènes

Nouvelle Athenes Photo 1
1876 ? C’est l’année où les impressionnistes venaient de lâcher le café Gerbois, trop bruyant, et s’étaient rabattu sur « La Nouvelle Athènes« , place Pigalle, qui venait juste d’ouvrir. C’est bien cet endroit à la mode qu’Edgar a représenté.


Degas_Absinthe_couple

prune_manet

Ellen Andrée

Marcellin Desboutin SelfPortrait1897

Marcellin Desboutin

Ellen Andrée

La fille ? Tout le monde la connaissait, Ellen, elle a même son pressbook sur Wikipedia http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Ellen_Andr%C3%A9e?uselang=fr
Une bonne comédienne, mais aussi une modèle recherchée : Degas, Manet,  Renoir, ils l’ont tous casée dans leurs tableaux,spécialement dans  les scènes de bar ou de restaurant.

Par exemple, deux ans plus tard, en 1878, Manet l’a peinte en train de siroter un petit verre de prune. Toujours en 1878, elle a même posé complètement à poils dans le Rolla de Gervex, lequel a quand même eu le chic de modifier son visage, même si tout Paris savait bien qui c’était.


Marcellin Desboutin

Un grand copain d’Edgar, un foutraque superbe, qui a tout connu, de la fortune à la mouise : dramaturge, peintre, richissime propriétaire terrien en Toscane. Là, il a 53 ans. Complètement fauché, il vient de se mettre à la gravure, art dans lequel il va revenir au premier plan. C’est bien lui, tout craché, avec son signe distinctif, son éternelle bouffarde, comme dans son autoportrait gravé.

Conclusion du copain de la Butte :  Ca l’aurait bien fait rigoler, Edgar, tout ce qu’on a pu écrire sur son tableau, le scandale, le modernisme, les grandes intentions !  Il a juste été au plus simple : faire poser deux amis dans un lieu où il allait tous les jours,  autant d’économisé sur les modèles !

– 2 –

Notes d’un professeur de littérature,

qui explique L‘Absinthe dans son cours sur  l’esthétique fin de siècle.

 


Conformisme des sexes

Degas_Absinthe_prof_intro
La fille regarde vaguement vers la gauche et vers le bas,  tandis que l’homme jette un oeil noir vers la droite et vers le haut. Etanchéité, séparation entre les sexes. Rappeler Saint Ex : amour  = regarder ensemble dans la même direction.

Insister sur le dimorphisme sexuel : lourde veste et chapeau sombre pour l’homme, corsage léger et bibi clair pour la femme. Même au bistro,  même chez les bohèmes, toujours la convention de l’homme strict  et de la femme froufrou.

Inversion des boissons

Degas_Absinthe_prof_conclusion
Le verre brun : grande bataille chez les commentateurs ! La plupart pensent qu’il s’agit  du verre de l’homme, juste à côté de sa main droite. Mais ceux qui ne jurent que par l’absinthe soutiennent qu’il faisait partie du rituel, et contenait la cuillère (dommage qu’on la voie pas) : auquel cas le soit-disant buveur ne serait finalement qu’un fumeur !

Pour une fois, on a un témoignage autorisé, celui d’Ellen Andrée dans ses Mémoires :

« Je suis devant une absinthe, Desboutin devant un breuvage innocent, le monde renversé quoi ! Et nous avons l’air de deux andouilles. »

OK, mais pourquoi Degas a-t-il voulu ce « monde renversé » ?

Sans doute pour que les  « robes » des deux breuvages soient en harmonie avec les couleurs des deux sexes :  liquide brun pour l’homme ; absinthe jaune pâle pour la femme. Du coup, l’harmonie chromatique se paye par une dissonance symbolique : le poison et l’excès sont du côté de la femme, la tisane et la modération du côté de l’homme. En rangeant  le verre d’absinthe parmi les attributs féminins, Degas provoque, transgresse un tabou, bouleverse les usages, bla bla bla.

 

Conclusion pédago (envolée lyrique) :  Lait sacré que têtent les poètes au sein de leur Muse, fée verte, doux venin, l’absinthe finira par s’esthétiser, s’édulcorer, devenant un des poncifs de la thématique symboliste : une liqueur-femme.

Pour l’instant, dans une de ses premières apparitions sur la scène de l’Art Occidental, nous sommes encore en plein naturalisme, et Degas nous la montre exactement  pour ce qu’elle est :

non pas une Liqueur pour la Femme Fatale,

mais une liqueur fatale pour la femme.

– 3 –

Une homme et une femme se côtoient sans se toucher, se rapprochent sans se désirer, dans un lieu public sans public :

de quoi réveiller en nous le psy qui dort,

pour une analyse express de niveau café du Commerce.


Un lieu paradoxal

Le café, lieu des plaisirs, de la vie sociale, de l’ouverture aux autres, est ici subverti en un lieu d’ennui où une société minimale, réduite au couple, se mure dans l’incommunicabilité. Lieu clos, sans échappée :  même le miroir, qui souvent dans les tableaux sert à ouvrir un au-delà, ne fait que renvoyer le couple à son image floue.


L’inconscience

Les deux ne sont pas en tête à tête, mais côte à côte : ils ne veulent pas se regarder l’un l’autre, se voir dans l’oeil de l’autre : ils refusent le point de vue objectif.

Mais de plus, ils tournent le dos au miroir, cet instrument privilégié de la réflexion, de la réflexivité : ils ne veulent pas non plus se regarder eux-mêmes, ils se soustraient aussi au regard subjectif.

Refusant de se reconnaître l’un l’autre  et de se connaître soi-même, la buveuse et le buveur offrent deux magnifiques figures de l’inconscience, élevée à l’art du Non-vivre.


L’impotence et la fuite

Les mains de la femme sont cachés par la table, celles de l’homme sont hors champ, coupées au cadrage. Degas nous montre des personnages littéralement impotents, incapables de « prendre en main » quoique ce soit.

En revanche, nous voyons bien leurs pieds : posés bien à plat pour l’homme,  l’un par terre et l’autre en l’air pour la femme. Deux êtres réduits à leur réalité de bipèdes, juste capables de se déplacer, de fuir, de se fuir.


Des attitudes contradictoires

Degas_Absinthe_psy1De manière frappante, les attitudes des deux personnages s’opposent.

  • L’homme pose son coude sur la table, bras replié, tandis qu’il écarte les jambes : posture de fermeture en haut et d’ouverture en bas.
  • Pour la femme, c’est exactement l’inverse : en haut bras ballants, torse offert : en bas elle ferme les cuisses,  jambe droite par dessus la gauche.

Contradictoires l’un par rapport à l’autre, chacun l’est aussi par rapport à lui-même, comme sectionné par la table de marbre en deux moitiés  qui se nient.

Double annulation donc, mutuelle et individuelle, horizontale et verticale,  d’où l’impression de vide, de néant, de mouvement bloqué.



Le dessous et le dessus de la table

Si le dessous de la table représente, comme souvent, le lieu des choses cachées et des attentes sexuelles, on pourrait dire que l’homme s’y révèle ouvert, disponible, tandis que la femme s’y montre fermée, sur la défensive : attitude conventionnelle des deux sexes.

Au dessus de la table,  l’homme apparaît comme concentré, replié sur lui-même, jetant sur le monde un regard critique, entre méfiance et agressivité. La femme, quand à elle, s’abandonne aux regards,  ouverte, sans défense, réceptive. Si le dessus de la table représente  le théâtre des rapports sociaux, les attitudes sont bien cohérentes avec le statut des deux  personnages : Marcellin le dramaturge et le peintre, côté rue, faisant profession d’observateur ;  Ellen la comédienne et la modèle, côté salle, faisant commerce de son apparence.

La discordance des gestes nous intrigue et nous trouble parce qu’elle renvoie simultanément à deux contrariétés, à deux complémentarités fondatrices.

  • D’une part, sous la table, aux attitudes sexuelles du couple générique, mâle et femelle : exhiber/cacher, proposer/refuser.
  • D’autre part, au-dessus du marbre, aux postures sociales de ce couple particulier que constituent l’auteur et l’interprète : observer/se montrer, s’imprimer/s’exprimer.


Le miroir

De même que le plan des tables  découpe horizontalement les personnages en deux moitiés – le sexuel et  le social,  de même la surface de la glace délimite deux espaces :   le réel,  lieu des êtres complets ; le  virtuel , lieu des reflets coupés.

Alors que le miroir sert habituellement d’exercice de virtuosité pour les peintres, Degas s’est ici contenté du strict minimum.   Le positionnement des deux têtes est rigoureux du point de vue de la  perspective,  mais le traitement est tout sauf photographique : les reflets semblent délibérément floutés, indistincts, sans détails.


Les brumes de l’alcool

Le miroir, instrument censé  révéler les faces cachées, montrer les êtres par derrière, est ici utilisé à contre-emploi, non pas pour éclaircir mais pour opacifier. Il ne montre pas un double de la réalité,  n’ouvre pas une succursale de la salle, un possible  espace d’expansion.

Tableau abstrait à l’intérieur du tableau, il impose la revendication d’une réalité diminuée.

Une première interprétation serait qu’il nous donne à voir, non pas le décor du café, mais le café tel qu’il est vu  par les deux buveurs : un monde indistinct, amoindri, embrumé par l’alcool.


Un triptyque latent

Degas_Absinthe_psy2
Le miroir ferme l’espace derrière les personnages, à la manière d’un paravent peint. Impression renforcée par les trois verticales qui le coupent, censées être les reflets de trois montants de la devanture.

Scandant l’espace du miroir d’une manière faussement anodine, ces barres ont pour effet de le transformer en une sorte de triptyque latent. Si nous le lisons de droite à gauche :

  • le premier panneau isole la tête réelle de l’homme ;
  • le panneau central fusionne la tête virtuelle de l’homme et la tête réelle de la femme ;
  • le troisième panneau isole la tête virtuelle de la femme.

Conclusion psycho : Faisons l’hypothèse que les reflets brumeux dans le miroir, les « têtes virtuelles »,  symbolisent tout simplement les désirs de chacun :  l’homme rêve d’embrasser la femme ; d’autant plus que la femme, elle, rêve de s’échapper.

Le fantasme que nous raconte le triptyque du miroir est bien différent de la réalité des personnages, cloués dans leur immobilité.

C’est le double fait-divers qui mène le monde depuis  Zeus et les nymphes :

tentative de viol doublée d’un délit de fuite.

– 4 –

Pour terminer le défilé des experts, il nous reste à interroger un membre d’une profession surabondamment représentée dans les tripots, je veux dire un Philosophe.

Bachelardien, de préférence.

Deux vices évidents

Ce tableau ouvertement moralisateur nous montre deux vicieux : un homme qui fume et une femme qui boit. Rien de bien passionnant sinon que les Eléments des deux vices, le Feu et l’Eau, recoupent exactement la symbolique des deux sexes : l’homme-igné et la femme-liquide.


Un vice caché

Il y a dans le tableau un vice caché pourtant parfaitement évident. Bien peu l’ont remarqué, encore moins l’ont fait remarquer (prestige d’Edgar oblige…).
Degas_Absinthe_philo_pieds
Les pieds, il a tout bêtement oublié les pieds des tables, laissant les plateaux en lévitation !

Pour sauver la situation, on pourrait dire qu’ils ont été remplacés par autre chose : les jambes des personnages. Et que le tableau proposerait une sorte de calembour visuel : à la place des deux pieds de table, les deux piliers de bar !

A un degré supérieur de philosophie, on pourrait suggérer que les deux addicts se sont en quelque sorte chosifiés, marmorifiés, tablifiés : le sujet et l’objet du vice se confondent dans une étreinte incestueuse, qui mêle chair et marbre, qui confond le matériau du vivant avec celui de la statue.

Mais bon. Reste  que le père Degas a quand même oublié les pieds des tables.



Trois tables pour un trio

Le spectacle d’un couple réveille immédiatement l’imaginaire du Trio, et suscite  l’irruption d’un troisième larron : amant ou amante, ou bien le voyeur, comme on voudra, en tout cas un intrus, un Tiers-exclu : dans ce rôle, Degas bien sûr, sous les espèces du journal qui trône sur la  table du premier plan.
Degas_Absinthe_philo_tables
Si les deux tables du fond appartiennent aux deux personnages visibles du tableau, alors la troisième table correspond à celui qui se planque en hors-champ : l’être-papier,  l’élément neutre : l’artiste.

L’énergie du tableau, c’est sa dissymétrie :  en quittant sa table pour celle de l’Homme, la Femme a  déclenché l’intérêt du Voyeur et permis l’intrusion de la troisième Table.


Trois présentoirs pour une théorie du mélange

Mais les relations entre les deux ou les trois personnages ne suffisent pas à épuiser le sujet. On sent bien qu’une autre lecture est possible, qui ferait la part belle à la Matière : une Physique plutôt qu’une Psychologie.

Degas_Absinthe_detail_pyrogene
Sur la première table deux objets sont juxtaposés, le journal et le pyrogène : un combustible et un dispositif d’allumage.  Baptisons-la  la table de l’Origine du Feu.


Degas_Absinthe_detail_verres
La deuxième table expose une carafe vide : c’est la table de l’Origine de l’Eau.

La troisième table, enfin, montre le résultat du mélange entre les deux éléments, combinés dans le verre d’absinthe :  la table de l’Eau de Feu.



Degas_Absinthe_philo
Cependant les ingrédients originels n’ont pas totalement disparu : l’Eau qui a quitté la carafe s’est figée dans le miroir (ne dit on pas aussi une glace) ? Quant au Feu, il s’est réfugié dans la pipe.

Et ces deux Eléments antagonistes, perchés en haut du tableau comme chien et chat, continuent discrètement leur lutte dialectique : froid contre chaud, transparence contre incandescence, limpidité contre fumée.

Conclusion philo : Degas place les personnages et les objets en situation quasi-expérimentale, sur trois tables de marbre, dans un bistrot-laboratoire.

Deux réactions potentiellement explosives sont  mises simultanément en oeuvre, et font surgir un combiné inattendu.

  • De la réaction Homme plus Femme, catalysée par le velours rouge de la banquette, naît un troisième terme, un Tiers-exclu, rejeté en dehors du tableau : l’artiste comme observateur, comme voyeur.
  • De la réaction Eau plus Feu naît un breuvage qui brûle, l’Absinthe. Mélanger deux éléments contraires ne peut engendrer qu’un poison.

Ainsi se crée, sous nos yeux, une équivalence subtile : si l’Absinthe est le poison des buveurs, l’Artiste ne serait-il pas le poison de son oeuvre ?
A méditer. De préférence à jeun.

Nos quatre amis, chacun dans sa spécialité, ont démonté et remonté le tableau dans tous les sens, sans réussir à l’épuiser.

L’ Absinthe avait tout pour rester une oeuvre facile, parisienne, un peu complaisante. Le décor ? Le dernier café à la mode. Les modèles ? Deux people que tous les amis montmartrois connaissaient. Le thème ? Un sujet-choc, atténué par l’alibi de la prophylaxie antialcoolique.

Et pourtant, il a échappé à son destin et est devenu exactement l’inverse  : une oeuvre atypique, intemporelle, intrigante, ouverte vers l’indécidable.

C’est bien sûr l’effet du cadrage, qui déstructure la composition, pousse les sujets vers la marge et déplace le centre d’intérêt sur des objets froids et vides.

Mais aussi le résultat d’une vigoureuse remise en question de la représentation conventionnelle du masculin et du féminin : ces deux-là ne sont pas un duo de parisiens en vue, ils deviennent l’archétype de l’isolement, de la distance, de la discordance dans le couple.

3 L'Absinthe : quatre histoires de la Butte

6 janvier 2014

Scoop : Le copain de Montmartre nous signale qu’il a encore quelques petites idées. Donnons lui à nouveau  la parole, pour une conclusion évidemment non concluante :

J’ai bien compris qu’Edgar avait voulu faire parler du tableau, mais pas seulement à cause des modèles. Aussi à cause du sujet : avec ses deux personnages ambigus, il s’est débrouillé pour raconter en même temps

quatre histoires du folklore de la Butte.

Folklore N°1 :

l’actrice et l’artiste en goguette

D’abord je me suis dit, tiens, encore la vie de bohème ! Une comédienne et un artiste connus, on s’imagine ce qu’ils font de leurs nuits.
Degas_Absinthe
Là, nous sommes au petit matin,  comme le montrent les journaux encore bien roulés. Ils sont rentrés dans le troquet se jeter un petit dernier, Elle, les yeux plus gros que le ventre, ne craint pas d’attaquer la journée par une absinthe. Mais tous les deux sont tellement écoeurés qu’ils restent plantés là, chacun devant son verre, sans avoir le goût d’y toucher.

Elle dort debout et lui, qui tient le coup en tirant à fond sur sa bouffarde,  trouve encore le courage de jeter un coup d’oeil dans la rue pour zieuter le trottin qui passe.

Folklore N°2 :

 l’alcoolique facile

Il aurait mis le fameux verre du côté de l’homme, çà serait passé comme une lettre à la poste, un tableau de plus sur la vie parisienne.

Mais l’absinthe du côté la femme, en 1876, c’était le scandale garanti !

Degas_Absinthe_idee2
Faut dire que, question charge contre  l’alcoolisme, il n’y a pas été de main morte, l’ami Edgar. La carafe vide montre que la fille n’en est pas à sa première absinthe.

  • Elle n’a même plus la force de s’écarter du gêneur qui poursuit ses travaux d’approche, à peine si elle s’en rend compte.
  • Il la serre de plus en plus près, tout en jetant un coup d’oeil en coin pour s’assurer que personne ne bouge.
  • Elle, elle a vaguement commencé à tourner ses genoux vers la table à côté et à y poser sa carafe.

Tellement abrutie qu’on voit bien qu’elle ne réussira pas à s’échapper, ni à l’alcool ni à l’homme.

Folklore N°3 :

la pute entreprenante

Degas_Absinthe_idee3

Quand j’ai entendu parler du foin que qu’il avait  fait chez les Anglais,  à Londres en 1893, je me suis dit que je n’avais peut être pas assez bien regardé le tableau. On sait bien qu’ils ont autant le gosier en pente que l’esprit mal tourné et eux, ce n’était pas tellement l’alcool qui les gênait, c’est la scène de prostitution qu’ils y voyaient.

Pour cela, il suffit de lire le tableau exactement dans l’autre sens.

  • Au début, la fille était assise à la table de gauche, là où il y a la carafe.
  • Elle vient juste de déplacer son verre sur la table de sa proie et de bouger ses fesses sur la banquette.
  • L’autre, qui l’a vue venir, regarde de l’autre côté d’un air furibard.
  • Alors, pour l’instant, elle attend en balançant la jambe, toute prête à lui faire du pied pour le décider.

Folklore N°4 :

 le couple de filous

18_Jean_Beraud_Au_Cafe14_Jean_Beraud_Les buveurs_1908


Un bon nombre d’années plus tard, quand j’ai revu le tableau, j’avais dans l’oeil tous les bistros de Jean Béraud, vous connaissez ?

Et je me suis demandé si ce lourdaud, finalement, ne s’était pas contenté d’exploiter dans tous les sens le thème qu’Edgar s’était contenté de suggérer.

Car il y en a, des trucs bizarres, dans son tableau. Si  ce sont des ivrognes, alors pourquoi leurs verres sont-ils pleins ? Si l’homme est intéressé par la femme, pourquoi le fourneau allumé de sa pipe  est-il coupé par le bord du tableau, comme si son désir sexuel était hors sujet  ?


Résumons :

  • deux buveurs qui ne boivent pas ;
  • une femme qui s’ennuie, en évitant de toucher à son verre  ;
  • un homme sans désir sexuel, mais qui se projette intensément vers l’extérieur ?

Pourquoi pas un mac qui jauge les nouveaux arrivants,

tandis que sa protégée poireaute ?

4 Les bistrots de Jean Béraud

6 janvier 2014

Jean Béraud a commis durant une vingtaine d’années une série de tableaux montrant une buveuse au café, que l’on peut considérer comme des variations autour du thème inauguré par Degas.

Ces oeuvres,  souvent rapides et alimentaires, montrent l’évolution de la perception du thème par les contemporains.  Et certaines illustrent l’épineux problème du peintre face au miroir.

Au Café : la femme seule

Jean BERAUD L'absinthe 1882

L’absinthe, Jean Béraud, 1882

Ce pourrait être une réclame pour l’absinthe : la boisson qui rend les filles légères. La pin-up de Béraud est juchée sur la table – genre amazone de bistrot. Le noeud gigantesque qui prétend masquer sa poitrine en suggère les imposantes proportions. Elle met crânement le poing sur la hanche – soulignant combien sa taille est fine. Et pose le pied sur la chaise en forme de coeur, preuve qu’elle ne craint pas d’en piétiner quelques-uns.

On n’épiloguera pas sur le geste  de sa main droite, habile à diriger le col de la carafe : une image qui plus tard fera pschitt.


01 jean-beraud Femme au cafeAu Café (la Lettre)

A l’opposé de cette veine grivoise, voici une jeune femme qui n’a pas touché à son verre (derrière elle, l’homme prostré sous la vitrine suffit à indiquer les méfaits de l’alcool). Elle est venue au café pour écrire une lettre, qu’elle relit attentivement.

On devine qu’il s’agit d’un affaire de coeur(s),  à voir la forme des cinq chaises qui regrettent de n’avoir pas été choisies et honorées de sa présence.

Au Café : le couple

10_Jean Beraud_ServeuseAu Café (la pause-cigarette)

Voici sans doute la première apparition, chez Béraud, du thème du couple attablé. Ici un client en chapeau-melon boit une absinthe et fume une cigarette avec la serveuse, reconnaissable à son porte-monnaie et au fait qu’elle ne porte pas de chapeau. Elle profite de la cigarette offerte pour reposer un peu ses pieds : moment d’égalité républicaine et de bonne camaraderie.

Il y a une proposition dans l’air,  qui mérite réflexion : mais rien dans le tableau ne suggère une intention malhonnête.


11a_Jean Beraud-Scene de cafe

Au Café

Changement complet de contexte dans cette oeuvre plus tardive. La conversation entre le Porte-Monnaie et le Chapeau-Melon  n’a plus rien d’égalitaire : l’absinthe et la cigarette sont du côté de l’Homme, les plumes et les fourrures du côté de la Poule.

Celle-ci, une main au menton  et l’autre sur le porte-monnaie, hésite entre Mélancolie et Réalisme. Son compagnon lui signifie clairement qu’il s’agit d’aller travailler.

Dans le miroir, la cloison en verre dépoli montre que,   pour cette séance de remotivation, le couple s’est isolé dans un box. Et le poteau de séparation entre les deux reflets souligne que  la gagneuse et le protecteur, réunis par la table, sont séparés par la pensée.

Trente ans après l‘Absinthe de Degas, le thème de la prostitution est maintenant parfaitement explicite :

de scandaleux, il est devenu pittoresque.

11a_Jean Beraud-Scene de cafe_pespective
Dans ses tableaux alimentaires, Béraud néglige souvent la perspective : les fuyantes de la table convergent un point de fuite plus haut que celui du reflet, alors qu’ils devraient être identiques. Sans doute une facilité permettant de caser plus facilement les objets sur la table, et aussi  de brouiller la logique du miroir. Car le peintre devrait y être visible, soit à l’intérieur du box selon le point de fuite de la salle, soit suspendu près du lustre selon le point de fuite de la table.

Dernière erreur  : le mot BAR est écrit à l’endroit pour faciliter la lecture. Dans ses oeuvres plus abouties, Béraud respecte l’inversion :
Jean Beraus Patisserie Gloppe 1886 Detail


12_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Variante très proche du précédent, avec suppression du miroir pour éviter toute complication.


13_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Intéressante évolution du thème vers la complicité du Trottoir : le porte-monnaie a disparu, les vêtements  sont moins ostentatoires : pas de plumes ni de collier chez Madame, pas de cravate ni de col de fourrure chez Monsieur.

Ces deux-là n’ont pas encore réussi, l’heure n’est pas à la Mélancolie, mais à l’excitation et à l’évaluation : est-ce un bon pigeon qui arrive ?


13a_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Résultat mérité du travail  : Monsieur siège désormais entouré de deux protégées, une brune et une blonde, une qui rit et l’autre qui fait la gueule. Les deux arrière-plans symétriques indiquent combien il importe, dans ce métier, de savoir maintenir l’égalité.

A noter que les deux points de fuite divergent comme jamais.


14_Jean_Beraud_Les buveurs_1908

 Les buveurs , 1908

Le titre n’est plus qu’un alibi, puisque  les deux personnages sont parfaitement lucides. La cigarette au bec, le marlou prépare sa boisson d’une main qui ne tremble pas : l’adresse à verser le filet d’eau faisait partie du rituel de l’absinthe.

Tandis que l’homme se concentre sur sa tâche virile, la fille regarde vers l’avant, dans la direction opposée aux cloisons de verre et aux bouteilles, avec le  strabisme divergeant de celles qui sont capables de courir deux lièvres à la fois. A son regard clair, à ses longs gants qui la protègent des choses triviales, à sa manière de pencher le buste pour s’écarter de son compagnon, on comprend qu’elle n’est pas de celles qui se laisseront longtemps emprisonner par l’alcool et les amours tarifées.

A première vue, sous la table, à l’emplacement où devraient se trouver les jambes de la dame,  on voit les les lattes du plancher. Serait-elle une femme-tronc ? En fait, cette amputation n’est qu’une maladresse dans un tableau alimentaire brossé à la va-vite : c’est bien une robe et non un plancher que Béraud a représenté, mais la tonalité marron et la direction des plis, identiques à celle des fuyantes, induisent la mauvaise lecture.


15_Jean_Beraud_Les buveursLes buveurs

Version humoristique du thème,  comme le souligne la revue « Le RIRE » posée en évidence sur la table.   Si nous ne savions pas reconnaître, chez Béraud, les Porte-Monnaies et les Chapeaux-Melon, nous pourrions croire à un  dialogue à la Dubout,  entre une belle femme et un mari chiche-face.

Fidèle à son erreur habituelle, Béraud écrit TELEPHONE à l’endroit dans le miroir.


17_ Jean_Beraud_1908_La_Lettre

La lettre, 1908

Rencognés  sur leur banquette, les complices sont protégés des regards de trois côtés, puisque le miroir nous montre qu’ils se trouvent dans un box. Les cloisons en verre dépoli renforcent l’idée de lumière voilée, de secret.  Il ne s’agit plus ici d’une jeune femme faisant son courrier au  café, mais d’une rouée écrivant sous la dictée une lettre-piège, en vue d’une arnaque fumante.

La table du premier plan, prête pour un consommateur qui ne boira que de l’eau, symbolise peut-être  la victime.



17_ Jean_Beraud_1908_La_Lettre_pespective
Le système du double point de fuite montre ici tout son intérêt : celui du haut offre  un vue plongeante sur les objets des deux tables, en particulier la lettre ; celui du bas escamote les reflets des personnages : autant de travail en moins pour le peintre.


18_Jean_Beraud_Au_Cafe

Au Bistro

Même composition autour d’un coin de table, même thème des filous retranchés au fond de leur tanière. Le jeu de backgammon posé sur la table de droite renforce l’idée qu’une partie va s’engager. La chaise au premier plan est déjà tournée pour accueillir le pigeon. La proximité sur la table du pyrogène et du seau  illustre peut-être le traitement chaud et froid qui l’attend, entre la séduction et la menace, entre l’allumeuse et l’apache.

Et le décentrage  laisse toute sa place au miroir, instrument de piégeage dans un monde de faux-semblants.



18_Jean_Beraud_Au_Cafe_pespective
C’est le seul tableau où Béraud tente un effet d’abyme. Pour une fois,  les fuyantes de la table et celles du premier reflet convergent (en rouge les tracés fautifs). Le point de fuite se situe  vers le haut du rectangle lumineux qui est censé reflèter une porte ou une fenêtre Le peintre est donc debout devant la table, et il compte sur le halo pour escamoter son reflet.


Au Café : le trio

20 Jean_Beraud__Au_Bistro

« Au bistro »

La perspective

Revenons au début de la carrière de Béraud, pour ce tableau d’une tout autre ampleur, qui inaugure le thème de la femme accompagnée de deux hommes. C’est le seul Au Bistro de Béraud qui déroge à la perspective centrale pour risquer une perspective en oblique, comme Degas, sans aller jusqu’au décentrage.

De ce fait, il s’ingénie à peupler les coins avec une chaise, un bout de guéridon, une lampe. La perspective, plutôt approximative (plusieurs points de fuite à droite et à gauche), ne permet pas de situer précisément l’emplacement du spectateur. Pas de jeu de miroir non plus, donc pas de problème avec le reflet du peintre.


Le pigeon dur à cuire

Nous retrouvons le vocabulaire habituel de Béraud : le marlou  en chapeau melon, cigarette au bec, buvant de l’absinthe, et la gagneuse en bibi et  boa. Mais ce qui fait l’intérêt de la composition  est l’irruption entre les deux du troisième personnage,  le pigeon en chair et en os . Son haut-de-forme, son cigare, le journal qui dépasse de la poche de sa jaquette, disent sa situation sociale supérieure.

Le marlou patiente en levant les yeux au ciel. L’allumeuse s’est endormie d’ennui, son boa-serpent traîne sur le sol, échouant à se rapprocher du pigeon. Pour le moment, c’est lui qui mène le jeu en discourant interminablement. Circonstance aggravante : il a à peine entamé son bock de bière quand le marlou a sans doute déjà descendu plusieurs absinthes, comme le suggèrent les soucoupes empilées sur le guéridon.

Du pigeon  ou du souteneur, lequel aura l’autre à l’usure ?
L’amusant  est bien sûr le thème de l’arroseur arrosé, des filous filoutés.


Le carton à dessin et la canne

La carton à dessin posé sur la table de gauche précise la situation du pigeon  : c’est un peintre, un de ces chimériques qui peuplent Montmartre en bassinant les passants de théories universelles. La canne posée dessus, en direction du marlou, précise les armes : le jonc de la pensée contre le nerf de boeuf.

Comme si, à force de représenter des arnaqueurs, Béraud était descendu dans l’arène se colleter avec ses créatures, s’imposant à la table du bar pour affirmer la suprématie de l’artiste, prince des illusions, empereur des baratineurs.


21_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Tardivement, Béraud reprendra ce trio dans une série de tableaux bien plus faibles, en ne gardant qu’une partie du thème : la gagneuse qui s’ennuie  tandis que les hommes s’occupent.  Le joueur vu de dos est  un copain du souteneur.  La chaise vide, à droite, est un rappel de l’hypothétique pigeon.

Ici,  le véritable  tiers exclu est la fille.

A noter l’erreur habituelle des points de fuite, et de l’inscription à l’endroit dans le miroir.

22_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Dans cette copie simplifiée  (sans le miroir), le chapeau-melon sur la tête de l’homme vu de dos le désigne clairement comme un confrère.


24_Jean_Beraud_Joueurs de Backgammon
Joueurs de backgammon

Ici, le troisième homme est un joueur de billard. Le thème de la prostitution et de l’ennui  s’efface complètement derrière celui du jeu :  la fille se penche pour voir le résultat du coup de dés.


25_Jean Beraud_Buveurs absinthe 1909Au Bistro

Retour au thème des filous dans ce trio, où le troisième homme est un informateur.


29 Jean_Beraud Au Cafe musee carnavalet 1910
Pour conclure la série des trios au café, voici la transposition  du thème un cran plus haut dans l’échelle sociale.

Les hommes ne sont pas des apaches, mais deux bourgeois cossus : un jeune moustachu séduisant à gauche, un vieux ventripotent à droite, qui doit être le compagnon de la jeune femme :  le vaudeville n’est pas loin.

Car celle-ci n’est plus une gagneuse qui s’ennuie, mais une coquette bien entretenue : voir, à la place  du porte-monnaie,  le manchon de fourrure sur la table.

Du coup, les deux chaises vides dans son dos n’évoquent plus le pigeon de la prostituée, mais les admirateurs potentiels qui ne manqueront pas de se manifester,  si elle se lasse de ces deux-là. D’ailleurs, en faisant semblant de se remettre du rouge, n’est-elle pas déjà en train de les guetter dans le miroir ?

Dans les trios bourgeois, c’est la femme qui mène le jeu, et exclut les hommes à sa guise.