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Les clés du compartiment

27 septembre 2014

Pierre Carrier-Belleuse, fils du célèbre sculpteur, a produit des scènes parisiennes, des portraits de personnalités et de gigantesques panoramas, très célèbres à l’époque, dont il ne reste pas grand chose [0].

Pierre Carrier-Belleuse 1881 Panorama de ND de Lourdes detailPanorama de ND de Lourdes (détail)
Pierre Carrier-Belleuse 1881
Pierre Carrier-Belleuse 1918 Pantheon de la GuerrePanthéon de la Guerre, 1918
Pierre Carrier-Belleuse et A.F.Gorguet

Familier donc des grandes machines remplies de portraits, d’anecdotes, et de significations, le peintre nous a laissé quatre tableaux plus intimistes, largement inexpliqués, où il prend un espace clos comme décor de cohabitations incongrues.

L’Omnibus

Pierre Carrier-Belleuse, 1877, Collection particulière

Pierre Carrier-Belleuse 1877 L'Omnibus coll priv

Voici la première incursion de Carrier-Belleuse dans la sociologie des transports en commun. Il ne subsiste pas d’explication sur les personnages représentés, dont certains sont probablement des portraits. Il faut probablement les lire en trois couples.

  • Au centre une bretonne (coiffe et croix autour du cou) est assise près d’un breton (chapeau rond et insigne de pélerinage). Assoupi par son long voyage, il est indifférent à la Parisienne délurée (sans chapeau) assise derrière, et dont le faux-cul rose s’insinue entre lui et sa femme.
  • A gauche un couple de bourgeois entre deux âges, en habit de sortie, discute en se rendant à quelque sortie ou spectacle ; la femme tient entre ses mains le roman qu’il faut avoir lu en 1877, l’Assommoir de Zola.
  • A droite un vieux couple s’ignore : lui est plongé dans son journal, elle tient bien serrés contre elle son sac et son parapluie.

Les réclames ne semblent pas donner d’indications de lecture : au plafond, on devine « Chocolat Menier », « La France », « Rue de la Paix ». Au fond, « Eviter les contrefaçons » et « En vente ».

En l’absence de toute information sur les allusions éventuelles, le tableau reste une scène de genre intéressante, dans la lignée des Omnibus de Daumier. Le fatras des affiches confine des personnages de condition sociale différente, matérialisée par les sept couvre-chefs, dans un espace limité.

Malgré tout, la France est en Paix.


Pierre Carrier-Belleuse 1878 Les Plaisirs de Paris
Les Plaisirs de Paris, Pierre Carrier-Belleuse, 1878

L’année suivante, ce tableau met en scène astucieusement un autre genre de promiscuité, dans la loge d’un café concert.

On reconnaît à droite notre couple bourgeois en pleine discussion : l’époux pratiquement identique (haut de forme, gants, canne), l’épouse tenant un bichon plutôt qu’un livre. La pancarte « Paris en poche » souligne la cohésion de ce couple constitué.

La jeune fille, seule à côté d’une chaise vide, scrute la foule d’un air terne. Attends-elle son fiancé ? Le bouquet voyant, le châle posé en évidence sur l’angle de la baignoire, et la pancarte « Louée » suggèrent une réalité plus crue : l’homme en bas à droite, qui l’évalue du regard, est moins un admirateur qu’un client. Et la seconde pancarte « Plaisirs de Paris », désigne ce couple de fortune.


Dans la même idée de cohabitation forcée, le premier tableau ferroviaire de Pierre Carrier-Belleuse vaut moins par ses qualités picturales que par la petite devinette historique qu’il propose.

Dans le Wagon

Pierre Carrier-Belleuse, 1879, Collection particulière

Dans le wagon  Pierre Carrier-Belleuse


Quatre lecteurs

Quatre hommes en noir sont répartis sur les deux banquettes : celui de gauche lorgne sur le journal de son voisin endormi ; le troisième regarde fixement devant lui ; seul le curé  est plongé  dans la lecture.

Quatre journaux

De gauche à droite :

  • Le Rappel : tendance radicale républicaine
  • Le Journal des Débats : journal de référence
  • titre illisible, commençant par L
  • Le Figaro, journal conservateur


L’année 1879700px-France_Chambre_des_deputes_1877

C’est celle du triomphe des partis républicains, avec l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, suite à la démission de Mac Mahon. Déjà, les élections de 1877 leur avaient donné une large majorité à la Chambre des Députés.


Compartiment France  : côté gauche

Et si l’accoudoir séparait, dans ce compartiment symbolique, les deux moitiés de la politique française ?

Nous aurions à gauche les  Républicains :

  • le lecteur du Rappel, oeillet rouge à la boutonnière, représenterait la gauche radicale ;
  • le lecteur du Journal des Débats, bleuet  à la boutonnière, représenterait le centre somnolent.

En 1879, les fleurs à la boutonnière n’avaient pas encore la signification précise qu’elles acquerront par la suite :

  • oeillet rouge : signe distinctif du boulangisme, puis de la Fête du Travail
  • bleuet de France : souvenir des Anciens Combattants, après la guerre de 1914.

Mais les couleurs rouge et bleu étaient clairement des symboles républicains, comme le montre cette affiche pour les élections de 1879.

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Compartiment France  : côté droit

Le curé absorbé dans son Figaro représente la droite traditionaliste et cléricale.


Carrier-Belleuse Troisieme homme

Le dernier personnage est plus difficile à cerner : c’est le seul dont le journal est illisible, le seul qui regarde fixement devant lui, prenant appui sur sa canne, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle perturbante.

L’homme à la Légion d’Honneur

Si le compartiment représente une allégorie de la Chambre de 1877, alors ce bourgeois portant moustache et bouc, plus une décoration impériale, doit représenter le Bonapartisme.

Reste à identifier son journal, dont la particularité est que la Une est entourée d’un liseré noir.


Le Gaulois Mort prince imperial (1)
La Gaulois, 22 juin 1879


Le 21 juin 1879, la France apprenait avec stupéfaction la mort au combat du Prince Impérial, et avec lui la fin du courant bonapartiste.

Le journal, avec un titre court commençant par L, doit être un des autres organes bonapartistes,  Le Pays (de Cassagnac) ou L’Ordre de Paris  (de Rouher).

Ainsi, dans ce tableau de circonstance, le jeune Pierre a sans doute voulu marquer la page qui se tourne entre une époque et un autre sur une voie qui continue  :

  • entre l’Empire qui avait vu consacrer la célébrité de son père
  • et la Troisième République qui la confirmerait

(Albert Carrier-Belleuse fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1867 puis Officier en 1885).


Départ en voyage de noces

Pierre Carrier-Belleuse, vers 1915, Collection privéePierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces 1915


Un wagon archaïque

Nous voici dans un wagon de première, capitonné, avec sa fenêtre arrondie et ses poignées en ruban : un  décor typique des années 1870  (voir Compagnes de voyage ), mais totalement archaïque sur les voies ferrées françaises de 1915.

La ligne de téléphone qu’on voit par la fenêtre prouve qu’il s’agit bien d’un wagon du passé, voyageant dans le temps présent.


Un couple séparé

Pour un départ en voyage de noces, étrange que le jeune couple ait pris place de part et d’autre de l’accoudoir capitonné.

A voir leurs regards amusés vers le  vieillard, et la femme qui commence à se déganter, on comprend vite la situation :  le jeune couple vient juste de monter dans le wagon et a  pris les dernières places libres. Le jeune homme pourra-t-il prendre celle du dormeur, pour regarder le paysage tout en enlaçant sa compagne ?


Un peintre décoré

Le dormeur, avec sa Légion d’Honneur à la boutonnière, ressemble à Pierre Carrier-Belleuse lui-même, âgé en 1915 de 64 ans (il avait été fait Chevalier en 1900, et Officier en 1913, ce qui l’autorisait à porter la Rosette).

Pierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces 1915 detail Pierre Carrier-Belleuse 1907 gallicaPierre Carrier-Belleuse, 1907 (détail), Gallica

On remarque que l’homme du train porte un autre signe distinctif : une bague à à l’auriculaire gauche. Cette bague était très importante pour Pierre Carrier-Belleuse : c’était celle de son célèbre père, perdue dans les vagues et miraculeusement retrouvée quelques années plus tard [1].

Nous sommes donc bien face à une transposition humoristique du peintre en bonhomme roupillant, mais néanmoins en majesté.


Une composition nostalgique

Notons que le point de fuite se situe côté  jeune homme : le peintre se place, par construction, à distance du corps vieilli qui lui ressemble. Chapeau, cheveux noirs, ventre plat  contre crâne chauve, barbe blanche et bedaine, pardessus clair contre veste sombre, le jeune homme semble un concurrent du  vieillard : et le livre à peine entamé contraste avec le journal qu’il ne vaut plus la peine de parcourir.

Concurrent, ou alter-ego ? Au delà de la scène de genre plaisante, on sent une profondeur peut-être involontaire, une complicité nostalgique de part et d’autre de la jeune femme.

Et si le jeune couple était le rêve du dormeur, un souvenir de sa jeunesse, au temps des wagons capitonnés ?

Le  gêneur qu’il est devenu, près du terme de son voyage terrestre, encombre de sa présence assoupie  le départ de son propre voyage de noces.

Le vigile

Pierre Carrier-Belleuse, date inconnue, Collection privéePierre Carrier Belleuse Le vigile

Un jeune homme et sa femme se sont endormis, épaule contre épaule. Le chapeau-melon est posé sur la banquette de l’autre côté de la dormeuse, renforçant le geste de possession du bras. Le bibi abandonné sur les mains de la dormeuse s’oppose au parapluie austère dans les mains gantées de la vieille.


Des tableaux jumeaux

Nous ne connaissons pas la date précise de ce tableau, mais il est clair qu’il a été conçu en contrepoint du précédent.

Voici les éléments en  correspondance :

Pierre Carrier Belleuse Le départ en voyage de noces correspondances

Lecture en pendantPierre Carrier Belleuse Wagon pendants

L’accrochage horizontal rend évidentes certaines  symétries  : le jeune couple endormi fait écho au jeune couple éveillé, tandis qu’aux deux extrémités, sous la signature,  le vieux peintre assoupi forme couple avec  la vieille dame vigilante. On pourrait supposer qu’il s’agisse d’un portrait de Mme Carrier-Belleuse en chaperon, aussi ironique que celui de son époux en barbon. Mais l’hypothèse d’une caricature est fragile, car le peintre n’était pas peu fier d’avoir pris pour épouse Thérèse Duhamel-Surville, petite nièce d’Honoré de Balzac


Une autocitation

Pierre Carrier-Belleuse 1877 L'Omnibus coll priv detailOmnibus, 1877 (détail) Pierre Carrier Belleuse Le vigile detailLe vigile, vers 1915 (détail)

En fait, cette figure de vieille femme acariâtre est une autocitation : elle apparaît déjà dans le tableau Omnibus de 1877, avec la même voilette, et crispant également ses mains gantées sur son parapluie.


Pierre Carrier-Belleuse 1888 La veille d'un debut

La veille d’un début, 1888

La même figure sévère indique, à la jeune danseuse, le destin amoureux qui l’attend (l’as de coeur). Le titre suggère, entre les deux femmes, le même rapport chronologique qu’entre la « veille » et le « début ».


Lecture chronologique

Pierre Carrier Belleuse Wagon pendants

Il n’est pas évident que les deux tableaux de 1915 aient été conçus pour être accrochés en symétrie : car un certain inconfort visuel résulte de la position de la fenêtre, située côté droit dans les deux tableaux.


Un accrochage vertical favorise une lecture plus intéressante, en deux actes :

  • Premier acte : vers 1877, un jeune homme et son épouse sont épiés (et jalousés) par la Vieille de l’Omnibus, pincée comme son parapluie fermé, heureusement séparée du couple par l’accoudoir en forme de serpent.

Carrier-Belleuse Serpent

  • Second acte : en 1915, un vieil homme s’endort, en rêvant au jeune couple qu’il formait au temps jadis. Le journal et le livre font le lien entre ses deux avatars. Et l’absence d’accoudoir crée cette fois un côtoiement intemporel  avec celle qu’il a aimée jadis.

Carrier-Belleuse Pas d'accoudoir


On peut lire les mains tripliquées comme un raccourci mélancolique de l’existence féminine :

Pierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces mains

  • à demi dégantées au départ du voyage de noces,
  • elles se trouvent nues, dans l’intimité du chapeau, pendant ce long sommeil à deux  que constitue le mariage ;
  • puis elles terminent regantées, à l’abri de tout contact charnel, tripotant un manche de bois.

Article suivant : 1 Femme de plume en tutu

Références :

Voyages de classe

27 septembre 2014

 

Dans cette série de tableaux, Shakespeare et la morale victorienne sont convoqués dans deux  wagons pour une constatation édifiante :

en  Première Classe, on est plus heureux qu’en Seconde.

Première classe : La rencontre

(First Class : The Meeting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Canada, Ottawa

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Le sous-titre

Inscrit dans la modernité ferroviaire, le tableau porte un sous-titre propre à rassurer les plus classiques :

« Et à notre première entrevue nous nous sommes aimés »

« And at First Meeting Loved » Shakespeare, Cymbeline, Acte V Scene 5

Sauf que cette réplique concerne, dans la pièce, l’instinct fraternel qui fait aimer à la belle Imogène ses deux frères encore inconnus. Citation détournée donc, comme alibi littéraire à une scène de flirt peu conventionnelle pour l’époque.

 

Un thème d’époque

Le thème de l« Amour au premier regard » fut très à la mode de 1840 à 1880 en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, dans de petites histoires, de poèmes ou des tableaux comme celui-ci.

« …au milieu du siècle, les représentations du  « love at first sight  » explorent et célèbrent de manière directe  le spectacle du  désir hétérosexuel masculin, de ses origines et de ses mécanismes » [1]


Le père

Dans la rougeur du crépuscule, le père s’est endormi sur son journal. Par crainte du courant d’air qui passe par la fenêtre ouverte, il a posé un foulard, un peu ridiculement, sur son crâne chauve et ses favoris blanc. Le lorgnon qui pend sur son gilet dit bien qu’il ne voit rien. Sur le siège en face de lui, ses gants, un châle, une gabardine, un livre, une canne et un parapluie : tout un fatras de voyage posé en tas inoffensif. Au dessus de lui, son haut de forme est retourné dans le porte bagage :   l’autorité du chef de famille est en suspens.


Le galant

Au coin opposé du compartiment, un jeune homme contemple la jeune fille. Son haut de forme, dans lequel il a jeté une élégante faveur rose, a déjà pris position sur la banquette adverse. Et sa canne à pêche souligne qu’il s’agit d’un sportsman, paré pour tout type de proie.


La jeune fille

Elle a posé sur la banquette d’en face ses deux attributs féminins – un panier de fleurs et un livre – à portée de la main gantée de son entreprenant compagnon de voyage. Entre ses mains gantées, elle tient un pendentif en forme de coeur qu’elle regarde fixement, pensive et rosissante. S’agit-il de son propre collier ?  Peu vraisemblable, vu son chapeau étroitement serré. Placé juste à côté de la main nue du jeune homme, le « coeur qui balance » est  l’appât que le séducteur confirmé vient de lui tendre.


Compartiment flirt

Même dans le confort capitonné des premières classes, la morale victorienne pouvait donc se trouver mise en danger : et le wagon, espace de proximité forcée entre les sexes, est ici  mis en scène  comme un lieu libidinal, sorte de lit à grande vitesse d’une effrayante et captivante modernité.

Le compte-rendu de l’exposition exprime un accueil mitigé : « en tant que tableau, il revèle une exécution savante et puissante. Mais il y a lieu de regretter, pensons-nous, qu’une telle facilité soit prodiguée à un sujet aussi plat, voire vulgaire . The Art Journal, 1854

Suite à ce succès de scandale, Solomon se sentit obligé de produire, l’année suivante, une seconde version,  plus conforme aux convenances.

Première classe : La rencontre

(seconde version)

Abraham Solomon, 1855, Art Gallery, Southampton

A_Solomon FirstClass-TheMeeting-Revised Version


Exit le crépuscule suspect et le personnage féminin pris  en tenaille entre  deux autorités masculines  : maintenant, la lumière entre à flot et la fille est assise bien sagement derrière le rempart de son père, auquel s’adresse, comme il convient, le prétendant.

A_Solomon FirstClass-Comparaison

Père et fille ont échangé leur rôle de tiers exclu. Le triangle mixte qui rapprochait les jeunes gens à l’insu du vieil homme s’est transformé en un triangle strictement masculin, qui rapproche les âges et laisse à l’écart le sexe faible.

 

La jeune fille

Solomon a féminisé les accessoires posés en face d’elle : le parapluie s’est transformé en ombrelle, la gabardine est devenu un plaid sur lequel elle a posé ses gants blancs.

De ses mains nues, elle est occupée non plus à soupeser la sincérité du pendentif, mais à broder, occupation plus recommandable, tout en suivant avec émotion le récit du jeune militaire.


Le père

Intéressé et quelque peu goguenard, il se penche vers le jeune homme pour écouter ses aventures. Sa main dégantée tient un journal, sa main gantée est posée sur sa cuisse, tenant l’autre gant. Le fait d’être à la fois ganté et déganté semble désigner, dans la symbolique de cette série, le manipulateur, celui qui mène le jeu : l’amoureux dans la première version, le père dans la seconde.

Comme le confirme son haut de forme, accroché cette fois au centre et en haut du tableau, soumettant l’ensemble du compartiment à son autorité.


Le jeune militaire

Le prétendant a cette fois un statut social rassurant : son uniforme est celui d’un lieutenant de marine.

Leutnant

Il est sans doute chargé d’une mission de confiance : transporter le coffre métallique qu’il a déposé sur la banquette en face de lui. Il a dégrafé son sabre, qui remplace la canne à pêche en tant que symbole viril. De même que, dans la première version, la canne s’associait au pendentif pour suggérer la Tentation, l’objet déposé par le jeune homme complète celui tenu par la jeune fille :

la lame répond à l’aiguille pour célébrer cette fois le Travail : papa taille et maman coud.

 

Un critique récalcitrant

Malgré cette révision précautionneuse , on trouve encore sept ans plus tard un critique peu convaincu que le réveil et l’intercession du père de famille change  quoi que ce soit à l’immoralité de la scène  : « tellement épris l’un de l’autre et chacun ne s’intéressant qu’à l’autre… ils sont juste un groupe de voyageurs bien habillés, sans objectif défini ni intention, sinon un flirt qui passe ». Dafforne, The Art Journal, 1862

Comme si la rapidité  du train impliquait la fugacité de l’amour…

 

A_Solomon FirstClass-TheMeeting-Revised Version study

Yale Center for British Art

Une petite étude à l’huile pour la seconde version montre tous les objets déjà en place : Solomon avait donc mûrement réfléchi à la signification de chaque détail. Les seules évolutions entre l’étude et l’état final sont la préférence pour les couleurs froides (bleu du ciel, gris du rideau, marron du châle, bleu de la robe, noir de la redingote) et l‘affadissement de l’expression de la jeune fille : un sourire complice remplace l’effroi, à l’écoute des dangers subis.

Au final, comme on pouvait s’y attendre, la version moralisée s’avère moins sensible que l’étude, et bien plus faible picturalement que la version scandaleuse.

En même temps que cette première version, Solomon exposait à la Royal Academy son pendant. Le contraire de la rencontre amoureuse chez les riches, c’est la séparation douloureuse chez les pauvres, comme l’explique le sous-titre du tableau :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

« Thus part we rich in sorrow parting poor »

Shakespeare, Timon d’Athenes, Acte 4, Scene 2

Seconde classe : le Départ

(Second Class -the parting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Australia, Canberra

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La composition

Après l’intimité des banquettes rembourrées, la promiscuité des bancs de bois.

Le wagon est montré de manière symétrique, avec à gauche une fenêtre vide – le pays natal qu’on ne distingue déjà plus – et à droite une échappée  sur un port : le but de ce voyage en train. La mère et la soeur, malgré leur gêne, ont accompagné le garçon aussi loin qu’il est possible.

A droite, juste sous les bateaux en partance, les bagages qu’il va emporter : un sac avec une étiquette à sa poignée, un foulard noué, une paillasse.

Seaman

Son pantalon blanc et sa chemise bleue suggèrent qu’il s’est engagé comme matelot pour payer son voyage.

A_Solomon Second_Class_composition

La médiane du tableau tombe exactement sur les deux mains jointes, dernier point de contact entre la mère et le jeune émigrant qui va tenter sa chance en Australie.

Le point de fuite est au niveau des yeux de la jeune veuve : comme si le peintre, assis sur la banquette d’en face, se substituait au père disparu.

 

La logique de la séparation

A_Solomon FirstClass-Second Class_logique

Première classe : la rencontre nous montrait comment un nouveau lien d’amour s’ajoutait à l’amour filial.

Seconde classe : le départ nous montre comment la Séparation attaque simultanément l’amour filial, l’amour fraternel et l’amour du couple (le marin et sa compagne, dans le compartiment du fond).

 

L’expression des sentiments

A_Solomon Second_Class_-_the_parting-regards

Le jeune homme regarde sa soeur fixement. Il se retient de pleurer pour ne pas ajouter au chagrin de celle-ci, la larme à l’oeil et le mouchoir à la main. Derrière, le rude marin regarde le garçon d’un oeil ému, en songeant aux épreuves qui l’attendent.

 

Les réclames

La cloison du fond est couvert d‘affichettes qui accompagnent et explicitent la scène.

En haut, Goulding and Comp. fournit des outils aux émigrants qui partent chercher de l’or en Australie, tandis que The Monarch leur propose des vêtements bon marché.

Juste en dessous, on peut lire, de gauche à droite, différentes réclames qui retournent le couteau dans la plaie :

  • « Plus de cheveux blancs (No more grey Hair) » : ironie envers la douleur de le jeune veuve ;
  • le bateau CLEOPATRA part à destination de Sydney
  • « Jouets pour étrennes (New Year Gift) » : pas de cadeau pour un garçon pauvre, à l’orée de sa nouvelle vie ;
  • Cowells Manufactory propose des montres et des chronomètres, à celui qui part pour toujours ;
  • Le Corps d’Armée de l’Inde de l’Est recherche des « jeunes gens convenables (few fine young men) » juste au dessus de la tête encore enfantine du garçon : recrutement de classe, sans doute impossible pour lui.
  • le bateau MEDIANA est direct pour Port Phillip

 

L’étude

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Yale Center for British Art

L’étude à l’huile propose exactement les mêmes réclames sur la cloison. Mais les expressions des visages semblent inversées : ici, c’est le jeune homme qui pleure, sa soeur le regarde fixement pour lui imprimer son courage tandis que, derrière, le marin lui sourit pour le réconforter.

A_Solomon Second_Class_-_the_parting-regards_etude

De l’étude à la version finale, l’enfant terrorisé devient un pauvre méritant,

et l’arrachement un départ socialement acceptable, validé par l’autorité de Shakespeare :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

 

Retournement de situation

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Et si le jeune matelot effrayé et le fringuant officier naval n’étaient qu’une seule et même personne ?

C’est en tout cas l’idée qu’exploitèrent les gravures qui furent tirées des tableaux,  renommées en Le départ (Seconde Classe)  et Le retour (Première classe), et présentées dans l’autre sens.

Solomon engraving second classLe départ (Seconde classe)

Gravure de 1857

Solomon engraving first classLe retour (Première classe)

Gravure de 1857

 

Sous nos yeux,  la soeur éplorée revient sous la forme d’une souriante épouse, la veuve pauvre qui posait sa main sur l’épaule du petit émigrant devient un père noble, tout prêt à adouber de la senestre ce beau parti.

« Ainsi, la notion réconfortante de la vertu récompensée par l’ascension sociale s’ajouta au pathos de Seconde classe, mitigeant du même coup les aspects frivoles et superficiels de Première Classe [2] ».

Dans cette lecture diachronique, la confrontation dangereuse des deux classes  se transforme en la narration édifiante d’une double réussite, maritime et ferroviaire : de matelot à lieutenant, des bancs de bois aux banquettes de velours.

Bateaux et trains se posent en symboles de  la mobilité sociale par le mérite, mythe  fondateur du XIXème siècle

 

Références :
|1] Love at First Sight: The Velocity of Victorian Heterosexualite, Christopher Matthews, Victorian Studies, Vol. 46, No. 3 (Spring, 2004), pp. 425-454, Published by: Indiana University Press https://www.academia.edu/969999/Love_at_First_Sight_The_Velocity_of_Victorian_Heterosexuality?email_work_card=title
|2] Jeffrey Daniels , « Abraham Solomon », London : Inner London Education Authority, 1985, p 53