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Le miroir révélateur 3 : l'effet ping-pong

30 juillet 2015

Une variante fréquente du miroir révélateur est celle-ci : placé face au spectateur, le miroir lui montre ce qui se trouve derrière lui, dans une sorte de champ-contrechamp  pré-cinématographique.

Sheehan, William The Consultation 1917 Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland
The Consultation,  William Sheehan,1917, Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland

A première vue, l’homme et la femme semblent assis derrière et devant une vitre, sans contact, dans deux histoires parallèles et disjointes.

Le bouquet et son reflet nous font comprendre qu’ils sont assis à la même table ronde. Ils viennent de prendre le thé.

Le dos droit,  la face dans l’ombre, les mains jointes, la femme apparaît  en position d’attente.

Le dos en arrière, la face éclairée, les mains écartées, l’homme répond à cette attente : il lui tend dans sa main droite son ordonnance, et son verdict.


Imaginons maintenant que l’homme et la femme se tournent vers nous : l’effet ping-pong va apparaître.

 

 

Prenez votre fils, Monsieur !

(Take your Son, Sir!)

Ford Madox Brown, 1851-52, 1856-57, 1860,Tate Gallery, Londres

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project

La mère : Emma Hill

Ce tableau  représente Emma Hill, une des modèles de Brown qui  lui donna une fille en 1850, avant qu’elle ne devienne officiellement sa seconde épouse en 1853. Ils eurent ensuite un premier fils en 1855, Oliver. Dans sa version initiale de 1851, le tableau représentait seulement le visage d’Emma en train de rire, la tête rejetée en arrière.


Le bébé : Arthur

Brown reprit le tableau en l’élargissant vers le bas,  à l’occasion de la naissance de son second fils Arthur, le 16 septembre  1856, qui est représenté ici à l’âge de 10 semaines. Mais le  bébé mourut à 10 mois le 21 juillet 1857.

En 1860, Brown élargit encore une fois le tableau  en désignant faussement le bébé dans son livre de compte comme « son premier-né« . Mais il  ne le termina jamais.


Joie ou faute

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project miroir
Le miroir qui nous révèle l’heureux père dessine une auréole  autour du visage d’Emma Hill en robe blanche, qui semble ici sanctifiée dans son rôle de mère, à l’image de la Vierge Marie.

Mais sa face chlorotique, ses pommettes empourprées et ses joues creuses, en contraste avec la chair brune du bébé, créent un sentiment de malaise, qui a fait interpréter le tableau tout à l’inverse : il s’agirait d’une dénonciation des filles-mère (non étayé par les écrits de Brown).

Peut-être la source de cette étrangeté est-elle à chercher dans le problème intime qu’Emma  développa dès après leur mariage : l’alcoolisme.



https://en.wikipedia.org/wiki/Take_your_Son,_Sir!



Ford Madox Brown: Pre-Raphaelite Pioneer, Par Julian Treuherz,Kenneth Bendiner,Angela Thirlwell, p 57  https://books.google.fr/books?id=kIprfnVl100C&pg=PA12-IA28&lpg=PA12-IA28&dq=Take+your+Son,+Sir+16+sept+1856++brown+arthur&source=bl&ots=bmCKmO4noV&sig=WFGsXAFp0JG_QKVH3_9kiEUXUqE&hl=fr&sa=X&ved=0CCQQ6AEwAGoVChMI16mP1LyCxwIVh3EUCh1bpQd4#v=snippet&q=Take%20your%20Son%2C%20Sir%20&f=false


 

The Love Letter or The Appointment (1861), Rebecca Solomon

La lettre d’amour ou le Rendez-vous
(The Love Letter or The Appointment)
Rebecca Solomon,  1861, Collection privée

Nous voyons dans le miroir ce que la femme voit en levant les yeux de la lettre : l’arrivée annoncée d’un homme, qui la salue en soulevant son melon. Certains pensent qu’il s’agit d’une riche veuve en butte aux sollicitations amoureuses ; d’autres d’un autoportrait de l’artiste, soeur et élève du peintre Abraham Solomon (Voir Voyages de classe) .

Quoiqu’il en soit, les  lettres dans le porte-carte et sous le cadre du miroir montrent qu’on s’est beaucoup écrit. L’horloge, entre le mot et le visage de la dame, souligne la longueur de l’attente.

 
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the-ace-of-hearts-by-thomas-kennington 1882 cp

L’as de coeur (The ace of hearts)
Thomas Kennington, 1882, Collection privée

Le miroir de sorcière nous montre ici un gentleman en habit de soirée, qui se gratte la nuque avec perplexité. Nous comprenons que cette belle femme  moqueuse vient de réussir un tour de carte : retrouver celle qu’il avait choisie.

Dans un second temps, nous remarquons la tête de léopard sur laquelle elle est assise, le geste impérieux de son doigt vers le tabouret, son index ganté qui presse doucement le coeur  :

cette magicienne de salon est une dompteuse d’homme.

 


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 lavery-1883

After the Dance
Lavery, 1883, collection particulière

Le miroir nous fait comprendre que la jeune fille n’a pas dansé avec celui que son carnet de bal lui laissait espérer. Son père lui amène son manteau d’un air contrit : inutile d’attendre encore.

 
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Lucky Strike 1952

Publicité pour Lucky Strike, 1952

L’image joue sur l’ambiguïté sémantique de la marque : « heureux allumage » ou « heureuse rencontre » ou ‘heureuse attaque ».

Faisant écho à la feuille de tabac doré, la flamme dorée du briquet vient à la rencontre de sa complémentaire, la cigarette  éminemment phallique. De sorte que l’image nous montre en fait non pas une scène de séduction, mais un dispositif autarcique où l’homme, réduit à un miroir et à une recharge de cigarettes, s’allume lui-même et se consume à répétition.

 
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Dal-Holcomb

Illustration de Dal Holcomb

Le miroir-rétroviseur réduit le beau gosse à ses biscottos et à sa chevelure gominée, tout en le séparant de son attribut phallique que s’approprie la rousse flamboyante. En miniaturisant le mot « Life guard (sauveteur) et la mer, la composition montre bien que le véritable danger est cette sirène des plages.

 
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Glen Orbik Reflection vers 2010

Reflection, 
Glen Orbik ,  vers 2010
 

Grand spécialiste du revival de l’esthétique pulp, Orbik met en scène,  dans le miroir outrageusement luxueux,  un problem picture malicieux et glamour.

Toute la question tient à l’irruption de cet homme en smoking dans l’intimité de la table de toilette, où une jeune femme en déshabillé fait semblant de se recoiffer en s’étirant voluptueusement, les yeux clos. L’ambiguïté tient à l’objet indiscernable entre ses mains, que le miroir ne nous montre pas. Un bouquet ? Dans ce cas l’homme est  un amoureux rebuffé. Une robe ? Alors c’est un mari déjà habillé pour sortir, et qui vient discrètement accélérer les préparatifs de sa femme. Laquelle préfèrerait rester s’amuser à la maison.

 
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Stanley Cursiter - Musicians (1923)

Musiciennes
Stanley Cursiter, 1923, Collection privée

La violoniste assise, qui semble nous regarder en face,  observe en fait la pianiste que nous montre le miroir. Le pupitre dont nous voyons la face arrière est celui où elle se place pour jouer, dos au piano : pour l’instant, elle se trouve en position de spectatrice : soit pour évaluer l’acoustique, soit pour se reposer pendant un solo.

La tableau pose plusieurs questions :

  • Pourquoi la pianiste est-elle si haut ? Parce qu’elle joue sur une estrade ?
  • Pourquoi est-elle si grande ? Parce que la pièce est en fait  toute petite ?
  • Pourquoi le pupitre est-il invisible dans la pièce ? Parce qu’il se situe en hors champs ?



Stanley Cursiter - Musicians (1923) perspective
Auxquelles la perspective ne donne pas de réponse certaine, tant elle est incohérente :

  • d’après le reflet, le point de fuite serait assez haut, en hors champ (ligne jaune) ;
  • ce qui ne cadre pas avec le reflet de l’éventail, de la pointe du coussin, et l’horizontale du piano (lignes rouges) ;
  • la pianiste a à peu près la même taille que la violoniste (lignes blanches) alors que vu son recul, elle devrait être sensiblement plus petite.

Finalement, la seule réponse certaine est celle concernant le pupitre : en perspective plongeante, comme ici, le pupitre pourrait se trouver effectivement en hors champ, en dessous  du tableau.

L’idée – mal servie par la réalisation – semble être que le point de fuite anticipe l’endroit où se trouvera la violoniste, lorsqu’elle rejoindra son pupitre.


Au café


La table d’angle (The Corner Table)

Irving Ramsey Wiles, 1886, Collection privée

Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886)
Le couvert est mis et la chaise penchée contre la table, sur la place en face de la jeune femme. Le miroir nous montre ce qu’elle observe : un homme qui dîne seul, et passe commande au serveur. Serait-elle une fille de joie qui se réserve la table d’angle pour étudier ses futures victimes ?



Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886) dialogue


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L’année d’après, Wiles produit à nouveau une de ces scènes de café dans le goût parisien, qu’il tente alors d’acclimater en Amérique, et qu’on peut considérer comme une sorte de pendant.

Irving Ramsey Wiles - The Loiterers, 1887

Les flâneurs (The Loiterers)
Irving Ramsey Wiles, 1887, Collection privée

Toujours une table d’angle après le repas et non avant : la fenêtre remplace le miroir, mais  le rideau orange interdit toute échappée en dehors du couple, la chaise d’en face est occupée et la scène est devenue banale : après le café, un verre d’eau pour madame qui soutient la conversation, un doigt de liqueur pour monsieur qui se distrait en alignant sur la nappe des sucres et trois allumettes.


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Rassenfosse La lettre, 1921 collection privee

La lettre
Armand Rassenfosse, 1921, Collection privée

Les nouvelles ne sont pas bonnes, à voir la bouteille et le verre que la jeune femme va remplir.

Heureusement, le miroir nous montre une amie qui vient la réconforter.


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Vor-dem-Spiegel-Rokoko-1934-by-Conrad-Felixmuller-Coll-part

Devant le miroir (Vor dem Spiegel, Rokoko)
Conrad Felixmüller, 1934, Collection particulière
Self Portrait with Londa, 1933 by Conrad Felixmuller,Autoportrait avec Londa, Conrad Felixmüller, 1933

 

A gauche, le miroir nous fait comprendre que la femme du peintre se retourne amoureusement vers lui. A droite, un portrait de couple bien plus conventionnel réalisé l’année précédente.

 


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Doris Zinkeisen - Corner of the Cafe RoyalUn coin du Cafe Royal (Corner of the Cafe Royal)
Doris Zinkeisen, avant 1946, Collection privée

Dans cette autre angle de café, les miroirs révèlent que le couple que l’on voit solitaire  est en fait cerné par la foule.


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Aldo Balding,vers 2008

Au café
Aldo Balding, vers 2008

Le miroir du café, qui réunit l’homme debout vu de face, mains dans les poches,  et la femme assise vue de dos, mains croisées dans l’attente, reste une métaphore flagrante de la rencontre entre les sexes.


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The spectator bird, Hilton Hotel, Seattle, 2011

 
 
 
 
 
 
 
rachel-berman-also-toys-were-washed-up-on-the-beach-2013
 Also toys were washed up on the beach, 2013

Rachel Berman

Dans l’Oiseau Spectateur, le miroir montre ce que guette l’homme aux lunettes noires, à l’instar du corbeau perché  : des proies féminines.

Dans le tableau de droite, la composition est inversée, mais la situation est la même : la femme, comme le chien ou le lapin mort, sont des jouets abandonnés sur la moquette comme par une marée, proies pour le prédateur qui passe.


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T.Salahov.-Rome.-Kafe-Greko.-2002-g.

Rome, Café Greco, T.Salahov, 2002

Pris en sandwich entre deux femmes-tableaux dont le corps se prolonge en paysages, un homme-miroir réduit à sa tête, prisonnier de réflexions chaotiques.


L’effet de surprise


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Surprise !
Vittorio Reggianini, collection privée

Un  jeune homme fait irruption dans la pièce, à la grande joie des deux amies. Mais s’il y a une surprise dans le tableau, n’est-ce pas la taille réduite de l’arrivant ? Pour que sa tête soit au niveau des filles assises, ne faut-il pas qu’il soit à genoux devant elles ?



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Le reflet de la fille de gauche, ainsi que la fuyante du pied du vase, nous donnent la réponse : le point de fuite étant situé très bas (au niveau de la main qui tient l’éventail), l’image virtuelle se décale vers le bas du miroir : le jeune homme est  bien debout.
Miroir_plan


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N C Wyeth Discovered 1915

Discovered
N. C. Wyeth, 1915

Ici, l’instrument de la révélation est la porte. Le miroir ne crée pas la surprise, il la met en scène : celle des deux parents pris sur le fait dans l’ovale du cadre, et celle deux enfants statufiés dans le rectangle de la porte.


A l’atelier


umberto brunelleschi Illsutration pour Casanova 1950 Gibert Jeune
Umberto Brunelleschi
Illustration pour Casanova 1950 Gibert Jeune

Un cas particulier d’effet ping-pong est celui où la personne dans le miroir est le peintre lui-même. Les exemples sont très variés, nous leur avons consacré une série d’articles : Le peintre en son miroir .


A la maison


 Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee

 

Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Intérieur
Bonnard,  vers 1905, Collection privée

Le miroir nous montre côte à côte deux personnages face à face.
Construction on ne peut plus exacte, où les rayons convergent vers l’oeil de l’homme assis.


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee cadre
 Bonnard Ma Roulotte a Vernonnet  1912
 

Bonnard, Ma Roulotte à Vernonnet,  1912

Un peintre, à en croire le cadre vide posé par terre  à son côté  ? Bonnard lui-même, à en croire la barbe qu’il portait dans sa jeunesse ?



sb-lineMyrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Tout l’art  de réaliser un champ-contre champ en un seul plan


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933) schema

La composition est identique à celle du tableau de Bonnard, mais avec un effet inverse :

  • la caméra est placée au niveau du regard de l’homme debout, qui ainsi surplombe la femme ;
  • néanmoins, c’est dans le tableau de Bonnard que l’homme contrôle la femme, de son oeil organisateur.



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the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de HavillandDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland schema

Même composition dans ce plan : sauf que la figure en contre-champ n’est pas un homme, mais  le double maléfique de la figure dans le champ : le miroir fait ici fusionner les deux jumelles qui, dans ce film aux effets spéciaux mémorables, incarnent le bien et le mal, la face claire et la face sombre.

the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de Havilland bisDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland bis schema

Dans cet autre plan, le miroir duplique la mauvaise soeur qui se trouve ainsi en position de force pour dominer son double  réel.


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Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925)
Intérieur avec modèle lisant
(Interior model reading)
Edward Hopper, aquarelle, 1925, Art Institute of Chicago.

Mystérieux comme à son habitude, Hopper peint un miroir qui ne révèle rien, qui n’ouvre sur aucun au delà, aussi opaque que le bois  du lit qui fait repoussoir.

Réfugiée   dans un étroit triangle,  coincée entre une valise et une malle, une  jeune femme lit. Nous ne verrons pas son visage : ce miroir  paradoxal ne montre rien, sauf  l’essentiel :

le mystère  d’un crâne qui pense.


En gommant le repère visuel que constituerait l’angle droit de la pièce, Hopper crée un espace oblique où le regard se perd, essayant vainement d’aligner le lit par rapport à l’une ou l’autre cloison.

Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925) perspective
La perspective peut néanmoins être reconstituée : elle montre que le reflet dans le miroir est exact,  que le peintre est allongé sur le lit, lequel est effectivement placé en oblique par rapport à l’angle de la pièce.


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ben-cowan-untitled

Sans titre, Ben Cowan

Composition presque identique à celle de Hopper, avec cette fois le fauteuil vert en repoussoir. Le miroir nous fait sauter le double rempart du cuir et de la couverture, pour nous montrer de face la femme, le livre qu’elle lit et celui qui comme nous la regarde.


Pulp reflection

 

Everett Shinn 1910 Actress in Red Before Mirror pastelActrice en rouge devant un miroir
Everett Shinn, pastel de 1910
Coby WhitmoreCoby Whitmore, vers 1950

Le miroir qui montre une autre femme joue dans le registre traditionnel de la rivalité féminine. Mais lorsqu’il montre un homme, la thématique va s’enrichir considérablement…


Enoch Bolles_1930s

Pinup de Enoch Bolles, années 1930

Le verre tenu entre deux doigts est-il destiné à l’homme en chapeau que l’on croit deviner dans le miroir, ou à une dégustation solitaire ? L’esthétique pinup – ces femmes  qui s’affichent comme objet de désir tout en  affirmant leur liberté de choisir – tient tout entière dans cette incertitude.


Mike Ludlow Bedrooms Have Windows 1949Couverture de « Bedrooms Have Windows »
Mike Ludlow, 1949
Gruau Femme a la fourrure vers 1970 gouache Collection particuliereFemme a la fourrure, gouache de Gruau, vers 1970, collection particulière

A la limite, le thème du voyeur dans le miroir devient la métaphore de la menace entre les sexes, couvrant tout le spectre entre le masochisme


Ernest ChiriackaErnest Chiriacka, vers 1950 Maitresse au miroirMaîtresse au miroir, Anonyme

…et la domination.



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Mais lorsque la créature dans le miroir et celle devant le miroir ont à peu près la même taille, la menace  distante laisse place à la proximité.

LYAPKALO viktor-alexandrovich After bath 1993Après le bain, Viktor Alexandrovich Lyapkalo, 1993 Nebojsa Zdravkovic The WardrobeL’armoire (The Wardrobe)
Nebojsa Zdravkovic, vers 2000

A gauche, le miroir utérin héberge une concupiscence réciproque, et  prélude à l’union charnelle. A droite, les deux glaces rectangulaires lui mettent un terme, chacun se rhabillant dans sa moitié.

Le miroir révélateur 2 : reconnexion

30 juillet 2015

 A l’inverse de l’effet précédent, le miroir peut servir à connecter des éléments que la réalité sépare.

Le verre refusé

Ludolf de Jongh, 1650-55, National Gallery

Full title: An Interior, with a Woman refusing a Glass of Wine Artist: Delft Date made: probably 1660-5 Source: http://www.nationalgalleryimages.co.uk/ Contact: picture.library@nationalgallery.co.uk Copyright © The National Gallery, London

La jeune femme refuse le verre que lui tend un homme en noir. Peut-être  n’est-ce pas le premier, et sait-elle très bien où cette boisson la conduit. Derrière celui qui la pousse à boire, un autre gentilhomme attend en se regardant dans le miroir. On y voit également la troisième chaise de ce trio galant, et le reflet des fruits (synonymes de luxe et de volupté).

L’homme en gris devant la cheminée est de très petite taille, à peine plus grand que le  valet : on comprend qu’il s’agit d’un très jeune homme venu visiter la jeune fille, en compagnie d’un homme mûr chargé des négociations.


L’effet spécial

Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery poignee

A l’extrême gauche, au dessus de la glacière contenant la fiasque de vin, un anneau doré est le seul élément visible de la porte ouverte, qui situe  le spectateur sur le seuil.


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery perpective

Le point de fuite de la pièce est bas (en jaune), à hauteur des yeux du jeune homme, et sur le bord du miroir (pour éviter l’effet d’abyme). Le point de fuite des reflets (en bleu) est encore plus bas, ce qui est impossible : même si le miroir était penché vers l’avant, son point de fuite se trouverait plus haut, et non plus bas  que celui de la pièce (voir Le peintre en son miroir : Artifex in speculo).

Le vin irrésistible

De nombreux tableaux hollandais illustrent le dicton :  “Sans Bacchus et Cérès, Vénus reste frigide”. Sur le thème du verre de vin  voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verre_de_vin

Pieter de Hoch, La Buveuse, 1658, Musee du Louvre

La Buveuse, Pieter de Hoch, 1658, Musée du Louvre

Dans ce tableau plus explicite, l’entremetteuse fait une proposition à l’homme en noir en train de servir une  nouvelle coupe à la femme passablement éméchée, dont le chien endormi illustre la vigilance amoindrie. En contrepoint explicatif, le tableau de droite représente le Christ et la femme adultère. Sur le meuble de la pièce du fond, la statuette d’Hermès, dieu du commerce et du mensonge, confirme que nous sommes dans le cadre d’un rapport tarifé.

La carte à jouer tombée sur le sol en bas à gauche est un cinq de carreau (chance en amour ou vie désordonnée)

Le tableau moralLudolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery tableau

 

Chez de Jongh, Le tableau dont on voit l’angle n’existe pas : il a été composé à partir de deux fragments retournés d’une gravure :Abraham liberant son neveu Loth, Antonio Tempesta_details

Abraham libérant son neveu Loth, Antonio Tempesta

Peut-être faut-il voir, dans ce cavalier désarçonné sous les pattes d’un cheval, une ironie concernant le moyen de séduction du gentilhomme  : c’est tomber bien bas que de livrer combat avec un pichet de rouge.


Le luxe des reflets

Car nous se sommes pas ici dans le cabaret louche de de Hooch, mais dans un intérieur somptueux, dont la propreté et la richesse sont matérialisés par une collection quasi obsessionnelle de reflets :


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery_reflet robe

Reflet du satin sur le  marbre…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery pichet

de la robe sur le pichet…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery chenet

…du pavage dans la boule, et de la boule sur le pavage, dans un cercle autarcique où les objets, indépendamment des rapports de séduction des humains, se mirent et s’admirent en rond.


Kersting_-_Mann_an_SekretarHomme au secrétaire,
Georg Friedrich Kersting,1811,
Kunstsammlungen, Weimar

Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812

La brodeuse (1ère version)
Georg Friedrich Kersting, 1812,

Schlossmuseum, Weimar

Ces deux tableaux constituent des pendants, qui mis côte à côte reconstituent une perspective centrale :

  • l’homme lit, assis à son secrétaire entre une fenêtre et une porte fermée ;
  • la femme brode, devant son métier installé devant la fenêtre ouverte.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les deux miroirs qui se font face, à côté de chaque fenêtre.


Le miroir de l’homme

Dans son coin inférieur droit, il reflète de manière qui semble totalement artificielle un seul des moulages de plâtre posés sur le secrétaire : une main gauche, qui devient ainsi une main droite. Main droite qui renvoie à la main de chair : cet homme est avant tout une main, une main habile qui tient la plume, ou la pipe posée dans l’embrasure de le fenêtre, ou le pinceau suggéré par l’appuie-main posé lui aussi dans l’embrasure, ou les livres, ou la petite longue-vue, ou les flacons de pigment.

Cet homme est une main qui signe au coin d’un cadre : un artiste.



Kersting_-_Mann_an_Sekretar perspective
A propos : la perspective est parfaitement exacte ! Si on prolonge jusqu’au mur du fond le plan du miroir, on constate que la ligne qui joint le reflet et la main est bien coupée en deux par ce plan.

En nous faisant croire à une erreur de dessin, Kersting nous confond et nous prouve sa maîtrise technique.


Le miroir de la femme

Là encore, le miroir montre un reflet qui semble impossible :  la brodeuse de  profil. Mais il faut tenir compte des subtilités de le perspective : la surface du mur est plus proche de la femme qu’il n’y paraît (la fenêtre étant profondément renfoncée), et le miroir est légèrement incliné.



Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812_perspective
En prolongeant le miroir devant la fenêtre, on se rend compte que  le reflet est bien équidistant du visage.

Symboliquement, cette brodeuse n’est pas une main qui exécute, mais une tête et un oeil qui conçoivent  : dans le contexte biedermeier, la broderie était considérée comme une activité créatrice ; et la femme qui la pratique ici est la jeune peintre Louise Seidler.

Pour des explications sur le contexte historique et les personnages représentés, on peut se reporter à http://de.wikipedia.org/wiki/Die_Stickerin.


Le miroir qui accouple

Dans les exemples suivants, le miroir réunit deux figures que la réalité sépare.

Hieronymus-Bosch-Il-Giardino-delle-delizie-particolare-1480-1490

Le Jardin des Délices,
Bosch, 1480-1490, Prado, détail

Le miroir fusionne le visage de la femme orgueilleuse ou luxurieuse avec celui de son partenaire contre-nature, un démon à tête d’âne.


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Rossetti Love's mirror

Le miroir d’Amour, ou la parabole de l’amour
(Love’s Mirror or a Parable of Love)
Dante Gabriel Rossetti, 1851-52, Birmingham Museums & Art Gallery

Tandis que la jeune élève  regarde sur le tableau son autoportrait vu de face,  le jeune maître regarde dans le miroir son reflet de profil. Parmi toutes les combinaisons possibles , Rossetti a choisi la seule qui nous montre à la fois de face et de profil les deux personnages (voir Le miroir panoptique) ; mais aussi la seule où il est impossible au maître de comparer l’image et le reflet.

Première parabole, esthétique : pour offrir au spectateur une vision totale, il faut que le peintre recompose à l’aveuglette une réalité fuyante.



Dans la réalité, seules les mains droite se frôlent : celle qui tient et celle qui  guide le pinceau. Dans le reflet, déjà les deux visages se rencontrent.

Deuxième parabole, érotique : le miroir anticipe l’amour en train de naître, et l’amour naît d’une oeuvre commune où  peintre, muse et modèle fusionnent autour du chevalet.


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La Dame de Shalott

 

Dans le poème de Tennyson, La Dame de Shalott, le miroir est l’objet qui connecte à la réalité la Dame, isolée dans sa tour et condamnée à la rétrovision.


Sidney Harold Meteyard. 1913_half-sick_of_shadows,_said_the_lady_of_shalott-large

Ras le bol des ombres, dit la Dame de Shalott
Half-sick of shadows, said the Lady of Shalott
Sidney Harold Meteyard. 1913, Collection privée

La première scène-clé est celle où la dame,  voyant passer des amoureux dans le miroir, décide que désormais, elle ne se contentera plus de broder des chevaliers en contemplant des reflets.


The Lady of Shalott William Henry Margetson 1905 Illustration de A Day with the Poet Tennyson Publie par Hodder and Stoughton.The-Lady-of-Shalott
William-Henry-Margetson, 1905, Illustration de « A Day with the Poet Tennyson » Publié par Hodder and Stoughton

 

La seconde est celle où, se détournant du miroir, elle regarde directement le chevalier Lancelot, ce qui brise le miroir et déclenche la malédiction.

Pour les détails de l’histoire, voir Des reflets fallacieux 2 : les miroirs de Waterhouse .


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Eva GONZALES Le Petit Lever ou La Toilette 1875 Collection particuliere

Le Petit Lever ou La Toilette
Eva Gonzales  1875, Collection particulière
 

Dans cette composition similaire, le miroir révèle entre la femme mariée et sa domestique une proximité que la scène réelle ne montre pas : les deux collaborent en fait à la même tâche : démêler les cheveux. Dans l’image réelle, on voit la maîtresse de profil et la servante de face : dans le miroir, c’est l’inverse. De même, l’image réelle montre le bras gauche de la servante, et le miroir son bras droit.

Ainsi le miroir joue ici un double rôle unificateur : dans l’idée (montrer la complicité des deux femmes) et dans l’espace (montrer le sujet sous plusieurs faces).


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Sacha Guitry in His Dressing Room with first wife Charlotte Lyses Edouard Vuillard 1912 coll priv

 
Sacha Guitry dans sa loge avec Charlotte Lysès
Edouard Vuillard, 1912, collection particulière

Si ne nous étaient pas familiers la présence massive de Guitry et sa manière de tenir sa cigarette du bout des doigts, nous pourrions imaginer que l’acteur est la silhouette en costume noir assise à droite, et son épouse la personne corpulente dont le visage maquillé apparaît dans le miroir circulaire.

Vuillard joue ici magistralement avec trois thématiques du miroir :

  • la reconnexion, en cadrant les deux corps dans le miroir rectangulaire ;
  • la déconnexion, en coupant la tête de Sacha et en l’écartant au maximum de celle de Charlotte ;
  • la transformation : le changement de sexe.

Comme si ce mariage n’est qu’une union des corps, pas des têtes : celle-ci rendue impossible par l’extraordinaire ductilité de l’acteur.


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Le Rire 1919 CHAS. LABORDE CHAMBRE MEUBLEE

Chambre meublée,
Chas Laborde, Le Rire, 1919

La plaisanterie convenue de la légende :

– Comme vous devez, ma petite, détester les femmes honnêtes !
– Au contraire : sans elles, on n’aurait pas de clients.

masque la violence graphique  :  en confinant dans son cadre le couple qui se prépare et le lit avec ses deux oreillers, le miroir en bambou ravale les humains à de vulgaires accessoires de toilettes, comparables à ceux qui se frôlent sur le marbre avant la conclusion prosaïque.


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Dai, Saied, b.1958; The Hairdresser

Le Coiffeur ‘The-Hairdresser)
Saied Dai, 2008, Girton College, University of Cambridge
 

Le peigne dans la poche revolver confirme qu’il s’agit bien d’un coiffeur. Pourtant ici, la cliente s’est retournée vers  lui et le miroir rond qui devrait servir à lui montrer sa nuque est détourné pour montrer son visage  au spectateur.

Il ne faut pas longtemps pour se convaincre que le miroir rond  ne sert pas à la cliente : il lui montre quelque chose qui serait situé en hors champs, sur la droite du tableau. Sert-il au moins au spectateur ? Le point de fuite se situe en hors champ en haut à gauche (la scène est en vue plongeante). D’où notre oeil est placé et si, comme il semble, le miroir rond est parrallèle au grand miroir, nous ne devrions pas y voir le visage de la cliente, mais quelque chose situé largement en contre-bas et à droite. Si le reflet dans le grand miroir est correct, celui dans le miroir rond est truqué.

Laissons la parole à Saied Dai sur la signification du tableau :

« Le sujet du Coiffeur est en réalité la métaphore de l’Artiste et de sa Muse. Le tableau montre une scène où toute activité a cessé, sauf la contemplation de l’Artiste et de son oeuvre. Une composition complexe est mise en oeuvre, basée sur des images multiples qui résultent en ambiguïtés entre la réalité et son équivalent dans le reflet. » Cité dans The Spring 2010 edition of the Development Office Newsletter, Girton College, https://issuu.com/girtoncollege/docs/spring_2010_newsletter/15

Du coup, la brosse plate posée à main gauche et le peigne posé à main droite prennent, respectivement, des airs de palette et de pinceau.


Le miroir qui parle

Dans les exemples suivants, le miroir complète ou commente la réalité.

-prince-karl-of-prussia-1848

Le bureau du prince Karl de Prusse, Eduard Gaertner, t848 ,
Collection Thaw, Cooper Hewitt Museum, New York

La vue directe montre un jardin ou une serre avec une statue ; le reflet montre une pièce avec des voilages, un sofa et un tapis bleu. Comment expliquer cette bizarrerie ou cette erreur  ?


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Edward John Poynter - The Bunch of Blue Ribbons 1862 Royal AcademyLe lot de rubans bleus (The Bunch of Blue Ribbons)
Edward John Poynter, 1862, Royal Academy

Cette composition subtile est un exercice de style sur le double pouvoir du miroir, qui recompose  et qui éclaire.

Dans l‘image, la femme est vue de dos, à contre-jour, la lumière de l’extérieur étant filtrée par le voilage. Sa main droite touche un ruban bleu sur la table.

Dans le reflet, la femme est vue de face, un peu plus clairement mais encore à contre-jour par rapport à la lumière directe de la baie qui s’ouvre dans le fond. De la main gauche elle arrange un second ruban dans ses cheveux.

Ainsi le reflet s’ajoute à l’image pour nous offrir une femme complète, avec ses deux faces et ses deux mains. Mais celle-ci ne nous est révélée qu’à demi-jour : seuls les deux flacons rouge et bleu sont exposés  en pleine lumière, en écho aux tâches moins vives des boucles d’oreille et  des rubans.


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kate-elizabeth-bunce-melody-1895

Melody
Kate Elizabeth Bunce, 1895

Le miroir, sur lequel est inscrit le mot Musica, fait une auréole décalée qui reprend la forme circulaire de la chevelure et du corsage de la jeune mandoliniste. Il montre un crucifix et une fenêtre à vitrail ouverte vers la forêt : on comprend que si la mélodie est pieuse, elle est aussi un appel à celui qui viendra.


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Geliy Korzhev

geliy korzhev-before-a-long-journey-1976 Museum of Russian Art, Minneapolis
Avant un long voyage (Before a long journey)
Geliy Korzhev, 1976

La jeune partisane vient de s’habiller et de passer son fusil en bandoullère. Dans un dernier moment de quiétude, elle contemple, à travers les vitres scotchées pour limiter l’effet des bombes, la ville qu’elle va défendre : ainsi le reflet fait entrer la guerre dans la paix de l’appartement. A noter le jeu formel des trois cercles de taille croissante, de la prise électrique au miroir, en passant par le disque métallique que je n’ai pas réussi à identifier.


geliy korzhev Devant le miroir 1972,Devant le miroir, 1972 geliy korzhev Devant le miroir 1977,Devant le miroir, 1977

Le motif de la vitre scotchée est récurrent chez Korzhev pour évoquer les années de guerre, pendant lesquelles la féminité s’enfermait dans l’intimité du cabinet de toilette, une fois tombés l’uniforme et les bottes.


geliy korzhev Leningrad 1996Leningrad, 1996 geliy korzhev Portement de croix 2007,Portement de croix, 2007

Dans les tableaux de Korzhev sur le siège de Léningrad, le motif de la vitre scotchée symbolise à la fois l’idée de clôture et de résistance (remarquer son écho dans les cannes croisées de l’aveugle).

Dans les tableaux religieux de sa dernière période, le motif révèle sa vérité : celle du chemin de croix.

Base de données complète de l »oeuvre de l’artiste : http://korzhev.com/tvorchestvo/reestr_rabot/


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the-first-born-by-fred-elwell-1913

Le premier-né (The first Born)
Fred Elwell, 1913, Ferens Art Gallery, Kingston upon Hull, UK

Le jeune garde-chasse est rentré précipitamment, apportant à la jeune mère un bouquet de primevères.

Mais la petite fleur n’est pas le seul symbole de la petite vie qui vient d’éclore : ajoutons-y la fenêtre blanche et le miroir vide, images d’un destin encore vierge.

Voir Frederick Elwell. Part 4 – More of his genre works


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LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple
Un vieux couple (An elderly couple)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Collection privée

Les deux vieillards patientent-ils dans la salle d’attente d’un notaire ou d’un médecin ?

Il faut un temps d’accoutumance pour focaliser sur le miroir, et comprendre que le sourire ravi de la vielle dame, le regard scrutateur du vieil homme, s’adressent à leur petit fils, dont on voit le berceau dans le reflet.



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My Parents 1977 by David Hockney born 1937

Mes parents
David Hockney, 1977, Tate Gallery

« Dans ce travail, peint un an avant la mort de son père, le style de Hockney se dirige vers une étude plus approfondie du comportement humain. Sa mère pose, attentive et gracieuse, tandis que son père, qui gigotait pendant les séances, lit le livre d’Aaron Scharf, Art and Photography. Le livre sur Chardin trace un parallèle avec les scènes domestiques intimes du passé, tout comme les volumes de A la recherche du temps perdu de Proust visibles sur l’étagère. Le Baptême du Christ de Piero della Francesca… se reflète dans le miroir, formant un triptyque avec les deux figures. »

Texte de la Tate Gallery : http://www.tate.org.uk/art/artworks/hockney-my-parents-t03255



Malgré le parti-pris frontal, les fuyantes discrètes de la chaise de la mère et de la table situent l’oeil de l’artiste très haut, au dessus du bouquet de tulipes, surplombant la scène à la manière de la colombe du Saint Esprit dans le tableau de Piero delle Francesca. Cette scène de baptême, au dessus d’un autre tableau montrant un rideau en train de s’ouvrir, fait du miroir situé entre les deux parents une sorte de mémorial proustien à une insaisissable naissance.



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LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple

Les souvenirs (Memories)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Bristol Museum and Art Gallery

Il est un âge où on n’a plus rien à faire que de méditer sur le passé.

Le miroir reflétant un petit tableau sombre est à l’image de cette pensée, braquée sur un souvenir  qui s’obscurcit.


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Les portraits de Martha Vogeler, par Heinrich Vogeler

heinrich-vogeler-im-barkenhoff-1898

Heinrich Vogeler au Barkenhoff, 1898,
photo de Carl Eeg

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Martha Vogeler au Barkenhoff, 1901

Dans le miroir au dessus du peintre, on devine le crâne du photographe.
Sur les cadres derrière sa femme se reflètent les croisillons de la fenêtre.


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Le Concert (Soir d’été) – détail (cliquer pour voir l’ensemble)
Heinrich Vogeler, 1905, Kulturstiftung Landkreis Osterholz

Au centre de son oeuvre maîtresse, Vogel a placé  Martha devant le croisillon de la porte.


heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogelerMartha nue, 1910 heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogeler-miroirMiroir au Barkenhoff

En 1910, le miroir reflète les croisillons de la fenêtre de l’étage.

Le tableau est revenu récemment dans la chambre à coucher du couple. A la place de la fenêtre, le miroir reflète désormais le tableau.

 


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adeline-albright-wigand-polly 1915-1920 Staten Island Museum

Polly
Adeline Albright Wigand, 1915-1920, Staten Island Museum

Derrière l’oiseau familier dans sa cage, la maîtresse de maison dans son cadre. Dans le reflet sa main semble tapoter la cage mais dans le monde réel, elle est posée sur sa poitrine : manière supplémentaire d‘estomper la séparation entre l’objet et le sujet.


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norman-rockwell-the flirts-saturday-evening-post-cover-july-26-1941

Les flirts
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 26 juillet 1941

Si nous ne pouvons pas regarder dans le rétroviseur, nous pouvons regarder le reflet sur sa coque : il révèle pourquoi la blonde en décapotable est obligée de subir l’effeuillage lourdingue des camionneurs.


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john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester

Interlude
John Koch, 1963 Memorial Art Gallery Rochester

Rosetta Howard, la modèle, tend la main vers la tasse que lui tend Dora Zaslavsky, l’épouse. C’est la pause. Derrière, le peintre boit un verre en contemplant le tableau en cours. Au fond, le miroir nous en montre le coin, ainsi que les immeubles qui bordent Central Park.

Ainsi, à partir du dos somptueux dont les courbes rappellent celles de la chaise Queen Anne , le tableau nous propose un itinéraire de l’intérieur vers l’extérieur, via des formes contigües visuellement mais des personnes qui physiquement ne se touchent pas.



john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester schema
L’écart visuel et physique entre la main noire et la main blanche, la fusion visuelle et l’écart physique entre le verre et la bouche, la contiguité visuelle et l’impossibilité de se rejoindre entre la lampe et son reflet, sont autant de réflexions brillantes sur l‘art du raccourci en peinture, et sur l’étrangeté des êtres dans la vie.

Il n’est pas indifférent que ce tableau provocant, où une femme blanche debout sert une femme nue assise, date justement de 1963, l’année du « I Have A Dream » de Martin Luther King et de la marche des Droits Civiques.

Analyse développée à partir de https://mag.rochester.edu/seeingAmerica/pdfs/69.pdf

Le miroir révélateur 1 : déconnexion

30 juillet 2015

Par son cadre, le miroir détoure une partie de la réalité, comme la ferait une vitre ; et par son tain, il la retourne. De sorte que la combinaison du cadrage et du retournement crée des effets paradoxaux, où le miroir  tantôt  déconnecte, tantôt  reconnecte, deux parties de la réalité.

Commençons par le miroir qui déconnecte…


Vénus au miroir

Velasquez, 1647 -1651, National Gallery, LondresVelasquez Venus miroir

Ce tableau extrêmement commenté (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_%C3%A0_son_miroir) pourrait être résumé en une phrase :

non pas l’exhibition d’une femme devant un miroir, mais l’exhibition d’un miroir devant une femme.

Car c’est bien cet objet-princeps, tenu par un Cupidon mélancolique au  confluent des coulées rouges et grises des velours, qui constitue le centre stratégique de la composition. Orné de rubans rose comme Cupidon d’un ruban bleu, il est le troisième être animé du tableau, un visage flou et inexpressif qui contredit, plutôt qu’il ne complète, le postérieur parfait d’une Beauté anonyme.


Velasquez in my apartment, Helmut Newton, 1981

« Velasquez in my apartment », Helmut Newton, 1981

Car ce reflet, bien trop grand vu la position du miroir, est physiquement impossible, comme l’a bien vu Helmut Newton en résolvant la question à l’aide d’un écran plus moderne.Velasquez Venus miroir detail


Présentée sur glace, la tête coupée ne regarde rien, ni la femme ni le spectateur.

Dans une Espagne encore tenue par l’Inquisition, cet effet d’énigme  est peut être simplement  une ruse pour éviter, en déconnectant cette tête et ce corps,  de représenter  une femme complète nue.


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Homme au miroir
Juan Do, vers 1630, collection Giuseppe de Vito

Ici le miroir révèle l’oeil que le profil nous cache : mais il nous le montre fermé, comme si cette possible allégorie de la vue se voulait aussi une aporie du regard.


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La perle
Frederick Sandys, fin XIXème
 

Parmi les nombreuses femmes fatales de Frederick Sandys, cette rousse à la crinière léonine inaugure le thème de la duplicité : sous le calme profil grec se cache un oeil de félin aux aguets, et la perle dont il est question est moins celle qui pend à l’oreille que celle que cache la paupière.

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Slewinski Femme se peignant 1897 Musee de Cracovie

Femme se peignant
Slewinski ,1897, Musée de Cracovie

Dans cette contreplongée à la Degas, le miroir prouve qu’une fille, même à la toilette, ne quitte pas de l’oeil qui la regarde.


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El Pecado_by_Julio_Romero_de_Torres 1913 Museo Reina Sofia

Le péché

Julio Romero de Torres ,1913, Museo Reina Sofia, Madrid

La Vénus de Vélasquez modernisée à Cordoue, avec tous les prestiges de l’Espagne. Pour plus de détails sur ce tableau et sur son pendant, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires


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Contrariété
Romero de Torres, 1919, Musée Romero de Torres, Cordoue

Il s’agit du portait de la célèbre danseuse de flamenco Maria Palou. Le miroir met à distance ce qu’elle désire et qu’elle n’aura pas : tous les bijoux du monde.



Pour un panorama  de l’oeuvre de Romero de Torres, voir http://www.foroxerbar.com/viewtopic.php?t=4545


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L’aurore

Delvaux, 1937, Fondation Beyeler

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De ces quatre femmes-troncs (avec le double sens du mot tronc), le miroir isole l’organe essentiel.



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Sur un autel, qui est la seule construction achevée du décor,  le miroir réduit à un sein rend hommage à qui reste de féminité à ces femmes-colonnes :  la capacité lactaire, symbolisée par le noeud florissant.

Le rameau qui pousse derrière le miroir et les arcades couvertes de buissons fleuris justifient le titre du tableau : du sein sort l’aurore blanche aux doigts de rose.


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George W Lambert The actress

L’actrice

George W Lambert, 1913, Benalla Art Gallery

Le tableau original, qui a été coupé en deux après la mort de Lambert, montrait l’actrice Valentine Savage mettant ses gants en haut d’un pic, dominant un panorama de montagnes, de forêts et de lacs, avec à sa gauche un chien blanc et à sa droite un enfant souriant (ou un satyre) et un iguane.

Les amours tenant le miroir et l’image faussée sont des hommages directs à Velasquez.

Explications tirées de : http://nga.gov.au/exhibition/lambert/Detail.cfm?IRN=164767


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Rolf Armstrong (1912)1912 Rolf Armstrong

Rolf Armstrong

En général,  le coup d’oeil discret dans un miroir est un symbole de la prudence ou de la vanité féminines. Mais, par un effet collatéral involontaire, cette  mise à distance de ce qui distingue une femme d’une chair anonyme, son visage, produit un effet de lubricité parfaitement perceptible :

ici, la bouche mise en cage ne peut plus empêcher le fauve qui passe de mettre sa griffe ou sa dent sur ces vertigineuses épaules.


 

Toby Wing1930sL’actrice Toby Wing, années 1930 Franz Fiedler - Woman with a Mirror 1930sPhotographie de Franz Fiedler, années 1930

Ces deux photographies montrent bien le caractère permissif du cadrage : en reculant dans l’espace virtuel du miroir, le regard de la femme prend la valeur d’un invitation à avancer, d’autant qu’on ne sait si elle se sourit ou nous sourit.


sb-linevargas

Reflection in mirror, Anna Mae Vargas,
aquarelle de Vargas, 1940

L’effet « jivaro » est ici encore plus sensible, et cohérent avec le fantasme de la femme-objet  :  de l’échine à la  chute de reins, de la croupe et à la pointe des talons, cet étalage de voluptés en apesanteur semble totalement dissocié de toute identité, condensé au sein du médaillon dans une expression d’attente passive.


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avigdor-arikha Going Out 1981 Israel Museum

Going Out, Avigdor Arikha , 1981, Israël Museum

Cet « instantané » de  Avigdor Arikha, qui saisit son épouse Anna jetant un dernier coup d’oeil au miroir avant de sortir, semble prendre à rebours la construction anatomique sophistiquée de Vargas : ici toute charge sexuelle est gommée, au profit du regard inquiet de celle qui part vers celui qui reste.


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stephen-odonnell-narcisse (autoportrait)-2014Narcisse (autoportrait)
Stephen O’Donnell, 2014
vargas

Autre détournement complet et probablement  intentionnel de la pinup de Vargas :

  • carré contre courbé, que ce soit pour le dos ou pour le miroir ;
  • fesses nues contre fesses voilées ;
  • fond plein contre fond vide.

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Aquarelle de Leo FontanLéo Fontan, années 30 Didier Cassegrain Didier Cassegrain

Mais mécaniquement le miroir ramène à l’éternel féminin, et la prétexte du remaquillage autorise la déconnexion entre la fille et son sex-appeal.


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Bill Brauer Golden Carpet vers 2010

Golden Carpet
Bill Brauer, vers 2010

Soixante dix ans après Vargas, la composition canonique se voit modernisée et renversée. Le tapis doré évoque le cadre rond d’un miroir devenu opaque, sur lequel tombe l’ombre d’un arrivant qu’on ignore : la  rétrovision  de la femme-objet a laissé place à l’introspection.

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Pin up de Enoch Bolles, années 1930

A la limite, le miroir disparaît du champ, et c’est la fille elle-même qui prend la forme du face-à-mains, une jambe servant de manche.


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Pin up de Gil Elvgren, années 1950

Entre la grande boîte à froufrous et la minuscule boîte à poudre, la femme-objet semble soumise à une injonction contradictoire (se déployer  hors du carton ou se miniaturiser dans l’accessoire), qui correspond en fait au principe même du fantasme : l’apparition  et la disparition  à volonté.


 L’effet Jean Baptiste

Dans lequel le miroir présente au spectateur une tête coupée .

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Fillette dans un miroir, Wladimir Lukianowitsch von Zabotin,  1922-27, Kunsthalle, Karlsruhe. 
 

Ce tableau sur lequel on ne sait rien est un petit miracle de mystères. Le visage interrogatif de la  fillette aux cheveux courts semble suspendu entre deux époques, celle du miroir suranné aux porte-bougies qui la ramènent au temps des couettes, et celle du paysage industriel à l’arrière plan.

De même, la composition hésite entre le dedans et le dehors : le bleu de Prusse est il celui du papier-peint, ou d’un canal ? Et les gants sur la tablette signifient-elle que la fillette vient de rentrer, ou  va sortir ?

 


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Charles Pfahl

Charles Pfahl Underhung haut

Charles Pfahl Underhung bas

Underhung (diptyque)

Underhung signifie à la fois prognathe et suspendu par en dessous : deux manières de qualifier la position du miroir sur lequel le visage se penche, masqué et auréolé par le chapeau à fleurs.


Charles Pfahl Fern Tickles

Fern Tickles

Le titre Fern Tickles est une expression en anglais médiéval signifiant des altérations de la peau, des tâches de rousseur, telles que celles qu’on devine sur la peau glabre du crâne.

Mais pris littéralement, « chatouilles éloignées » fait peut être allusion aux poupées en celluloïd – un thème récurrent chez Pfahl – que le miroir montre sur l’étagère.

Comme si la vieillesse ou la maladie jetait un regard sur ce qu’elle a laissé derrière elle, et qui se trouve maintenant devant elle.

 Photographies

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Autoportrait dans des miroirs, Vivian Maier, 1955

La performance n’est pas seulement d’avoir déconnecté le visage et l’appareil-photo, ni de les avoir intervertis, plaçant la tête sous le corps. Mais surtout d’avoir saisi les mots « CORP » et « RRORS« , cadavre et miroir, pour intituler cette décapitation symbolique (comme ils sont inscrits sur la vitrine, ils se reflètent à l’endroit  dans le miroir).



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john koch The dining table 1955

The dining table
John Koch,  1955

La même année, ce tableau quasi-photographique de John Koch nous montre un miroir qui sépare le recto et le verso du serviteur noir, comme le confirment les deux angelots blancs inversés, de part et d’autre de la ligne se séparation.


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Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna  - inverse

Version retournée

Il suffit de comparer la photographie originale, à gauche, et sa version retournée, pour comprendre combien le miroir posé par terre corrobore l’effet « Jivaro » : plutôt que de révéler , le miroir met à distance, et déconnecte les jambes de leur légitime propriétaire.

La version retournée restaure la hiérarchie naturelle entre le visage et les membres, même si c’est une femme-tronc qui surplombe une paire de quilles.



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aquazzura autumn winter inversee 2013c ampaign aquazzura autumn winter 2013c ampaignVersion retournée

Campagne pour les chaussures Aquazzura
Automne Hiver 2013

A gauche, dans la photographie choisie pour la campagne, le spectateur est en position de voyeur : tandis que le cadrage l’empêche de regarder plus haut, le miroir lui offre par en bas une échappée émoustillante. Mélange de frustration et de satisfaction incomplète qui est à la base de toute bonne publicité.

A droite, dans l’image retournée, nous voici dans la peau de la modèle, stupéfaite de se voir ainsi perchée, tel un berger landais, sur ses deux interminables guibolles : le miroir révèle ici toute sa puissance hallucinatoire.



sb-lineAlva Bernadine

Alva Bernadine

Posé à l’emplacement du sexe, le miroir, censé nous montrer un visage, ne nous  laisse voir que des lèvres : ce qu’il révèle, c’est l’analogie scandaleuse entre les choses du haut et les choses du bas.