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3 Juste, le regard

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Reconstruction perspective : la fenêtre de gauche

Friedrich Fenetre Gauche Atelier Perspective
 

La reconstruction perspective n’est pas facile, car Friedrich a commis quelques erreurs : les moulures du haut ne sont pas dirigées vers le même point de fuite que la fenêtre, de même que les fuyantes de l’appui. Moyennant quelques hypothèses, on peut néanmoins déterminer les deux points de fuite principaux, et la ligne d’horizon, qui passe au niveau du quart inférieur de la fenêtre. Soit, d’après le tableau de 1811 de Kersting, le niveau de l’oeil du peintre assis.

On peut même proposer un plan de la pièce, d’où il ressort que, pour dessiner la fenêtre de gauche, Friedrich s’était assis devant la fenêtre de droite.


 

Aparté sur la Camera obscura

L’intérêt de Friedrich pour les dispositifs optiques est connu. Mais les erreurs de perspective montrent qu’il ne s’est probablement pas servi, ici, d’une camera obscura.

En revanche, l’absence d’objets, les volets régulant la lumière à la manière d’un diaphragme,  assimilent l’atelier de Friedrich a une vaste chambre optique où se projettent, non pas les reflets du dehors, mais les images du dedans.


Reconstruction perspective : la fenêtre de droite

Friedrich Fenetre Droite Atelier Perspective

Connaissant le plan de la pièce et la position de la ligne d’horizon, nous pouvons effectuer la reconstruction perspective de la fenêtre de droite.  Une constatation s’impose : les yeux dans le miroir sont nettement au-dessus de la ligne d’horizon, nettement au dessus même de la hauteur d’un homme debout.

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Le miroir recollé

Fenetre_MiroirColleSeule explication : le miroir penche vers l’avant,  ce qui est parfaitement cohérent avec la sepia de la fenêtre de gauche. De part et d’autre des bords des dessins, les deux moitiés du miroir se recollent, pour constituer un seul objet.





Un autre regard

Une seconde constatation nous attend, nettement plus renversante :  pour dessiner la fenêtre de droite,  Friedrich ne se tenait pas devant le miroir, mais devant la fenêtre de gauche. Soit il s’agit d’une nouvelle erreur de perspective, soit il nous faut conclure que les yeux qu’on voit dans le miroir… ne peuvent pas être ceux du dessinateur.


Une astuce de cadrage

Le mur étant vu de face, et le dessin ne comportant qu’une seule fuyante, il est difficile de situer précisément le point de fuite.  Le miroir nous incite à penser que le dessinateur se situe un peu à gauche de la fenêtre, alors qu’il est en fait carrément placé devant l’autre fenêtre.  Ce que nous voyons est une vue de face du mur, prise en se plaçant devant la fenêtre de gauche, mais avec un cadrage étroit et décalé qui  ne conserve que la fenêtre de droite.

(Une autre reconstruction est proposée par Werner Busch, Caspar David Frierich, Aesthetic und Religion, C.H.Beck 2003 : elle confirme que pour la vue de la fenêtre de gauche, Friedrich se trouvait devant celle de droite. Mais pour la vue de la fenêtre de droite, elle reste prisonnière du présupposé que les yeux dans le miroir sont forcément ceux de Friedrich).


Le chevalet retourné

Dernier scoop : ce que nous montre ce miroir est-il vraiment un coin de porte ? Ne serait-ce pas, plus logiquement, le coin d’une toile vue par derrière, posée sur le chevalet du peintre ?

Sans doute a-t-il l’habitude de retourner son chevalet dos à la lumière pour la laisser sècher tranquillement à l’ombre. Et en attendant qu’elle sèche, il nous dessine des sepias.

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Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier

Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite


Le coin du peintre

Tout confirme ce que nous avions pressenti : la fenêtre gauche est bien le coin du peintre, avec son adresse sur la lettre, son carton anti-distraction  sur la vitre, son appui-main qui attend dans le coin et maintenant, son dernier opus dans le miroir.

Friedrich réussit ici le prodige de se subtiliser lui-même. Il est là où on ne l’attend pas : pas dans les yeux, trop évidents. Mais dans quatre objets banals, qui n’ont rien à voir avec les instruments des peintres en général :  ce sont les instruments distinctifs  d’un artiste très particulier, radical dans sa singularité.


A gauche, un point singulier

Le monde dans la pièce, autour de la fenêtre de gauche et jusqu’à la lettre sur l’appui, est donc entièrement signé Friedrich. Mais cette revendication d’unicité, de singularité, contamine également le monde derrière la fenêtre : qu’est-ce que le pont Augustus, sinon le point unique de passage, le monument qui caractérise Dresde aux yeux de tous ? Qu’est-ce qu’une ancre, sinon un point fixe ? Qu’est qu’une femme sur la plage et un marin qui accoste, sinon une union qui se reforme ?


Un monde unifié

Pour venir à Dresde depuis les faubourgs, on a le choix  : le pont ou les bateaux : le canot à rame qui traverse au fond, ou le bateau à voile en train d’accoster sous la fenêtre de Friedrich. Le monde que montre la fenêtre de gauche est un monde qui communique, qui circule : un monde unifié.


A droite, un lieu commun

Comparons avec la fenêtre de droite. A l’intérieur de la pièce, aucun objet distinctif, personnel. Et à travers la fenêtre, le fleuve et la haie de peuplier se propagent latéralement, en tout point identiques à eux-même.


Un monde scindé

Le regard se heurte à cette double barrière : le fleuve, puis la haie. Ici, on ne passe pas. Le bateau est sans voile, et la barque à rame ne cherche pas à traverser le fleuve : simplement, elle se laisse porter par le courant.


La dialectique du miroir

A ce stade, il est temps de revenir au miroir. Résumons ce que nous savons : dans sa moitié droite, il nous montre les yeux d’un personnage debout,  qui ne peut pas être le dessinateur. Dans sa moitié gauche, il nous montre, vue de derrière, une toile sur le chevalet.

Dialectique classique, donc, du Spectateur et de l’Oeuvre, qui recoupe le thème d’ensemble : l’anonyme  s’opposant au signé, la masse à l’unique.

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Un relai à deux bandes (Scoop !)

Mais il y a plus : en effet, de là où il est placé, le Spectateur  peut voir, en totalité et de face, l’Oeuvre dont nous ne  voyons que le coin et par derrière. Nous rencontrons ici un effet de relai à deux bandes tellement sophistiqué et dissimulé qu’il en devient quasiment imperceptible : notre substitut, celui qui voit à notre place,  n’est pas comme habituellement  un personnage dans le tableau : c’est un personnage dans un miroir à l’intérieur du tableau,   miroir qui plus est coupé en deux et évacué vers la marge…

Ainsi, ce dispositif impressionnant d’ingéniosité et de simplicité nous amène à faire l’hypothèse d’un tableau  caché, par le biais d’un Spectateur réduit à un symbole abstrait (deux yeux), tandis que l’Artiste lui-même s’est escamoté dans les objets.


Le mât, l’appuie-main

De la fenêtre de  droite à celle de gauche, deux tiges nues se font pendant. Deux tiges en attente d’usage, et qui entretiennent de fortes correspondances symboliques : le long du mât vont monter et descendre les voiles, le long de l’appuie-main, le pinceau du peintre. De même que la voile capte l’énergie extérieure du vent pour mener le bateau à bon port, de même le pinceau canalise l’énergie intérieure de l’imagination pour mener le tableau vers sa forme définitive.

En traversant la frontière entre les deux sépias, l’ustensile de marine se transforme en ustensile de peinture,  et participe à la dialectique d’ensemble : de l’extérieur vers l’intérieur, du commun vers le singulier, du public vers l’intime.


Un stéréogramme  symbolique

Nous percevons maintenant, comme dans un stéréogramme, que ces deux sepias en apparence similaires correspondent à deux points de vue bien distincts : non pas l’oeil gauche et l’oeil droit d’un même individu, mais la vision du monde  de deux personnages bien distincts :  celui qui affectionne la fenêtre de gauche, et celui qui préfère se tenir devant la fenêtre de droite.


Le regard-ciseau

De ce dernier, nous ne connaissons qu’une seule chose : son regard dans le miroir. Mais est ce bien tout ? En glissant, depuis le miroir et ses yeux,  jusqu’à la poignée de la fenêtre qui est une invitation pour la main, nous rencontrons les ciseaux : cet objet dont les deux anneaux jointifs évoquent irrésistiblement des binocles.

L’homme de la fenêtre de droite, le Spectateur,  possède un regard-ciseau : autrement dit un regard qui découpe,  qui retranche. Un regard cohérent avec une réalité scindée (et avec  le cadrage décalé de cette vue de face).

Un regard qui ne voit, par le petit bout de la lorgnette, que ce que l’on veut bien lui montrer.

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Le regard-clé

L’homme de l’autre fenêtre est, bien sûr, l’Artiste. Son regard est un regard-clé, c’est-à-dire exactement le contraire. Un regard qui réunifie – comme la clé dans la serrure – ces deux moitiés gémellaires que sont, en termes philosophiques, la Chose et l’Idée ;  en termes esthétiques,  le Monde et sa Représentation,

Un regard éminemment singulier : chaque  clé est unique.

Un regard qui ouvre les portes.

La fenêtre de droite représente le monde tel que le voit un Spectateur anonyme : un monde fait de lieux communs. Mais aussi un monde scindé, où  l’au-delà (l’autre rive)  est invisible et inaccessible. Un monde où la transcendance n’apparaît que fugitivement, tel le reflet de la croix sur la vitre.

La fenêtre de gauche est le monde tel que le voit l’Artiste : un monde où chaque tableau est unique, où chaque point est singulier. Mais aussi  un monde unifié, où des messages – à pied, en bateau, ou par la poste, affluent en permanence de l’au-delà.

Avec ces deux sepias, Caspar David nous donne une leçon de morale pratique. La fenêtre de droite appartient à ceux qui regardent droit devant eux : et en regardant droit, on ne voit qu’un tout petit bout de soi-même, et un monde tronqué, divisé, décalé.

Pour voir juste, il ne faut pas regarder droit : il faut regarder de biais.

Alors, le miroir ne reflète pas vous-même : mais une Oeuvre.


2 Comments to “3 Juste, le regard”

  1. Merci d’avoir un blog interessant

  2. Excellent. Merci

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