2 Le Pont de l'Europe

Avec ce deuxième tableau parisien de l’exposition de 1877, nous changeons de climat et de format : cette grande toile (1,25m x 1,80m) contraste doublement avec Peintres en bâtiment : à la lumière diffuse d’un jour gris succède le soleil haut d’un jour d’été ; à la fuite dans la profondeur entre les deux murailles des façades, se substitue un balayage latéral qui  ouvre un large panorama urbain.

Et portant, ces deux compositions si différentes en apparence, sont bien de la même famille.

Le pont de l’Europe

Caillebotte, 1875,  Genève, Petit PalaisCaillebotte Pont de l'Europe

 

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Le pont-devanture

Le décor

Le point de fuite décentré sur la gauche donne son plein développement à l’énorme tablier, constitué de poutrelles d’acier entrecroisées. Mais tandis que dans Peintres en bâtiment, la vue vers la droite était bornée par la devanture de la boutique, Caillebotte nous offre maintenant une semi-liberté : regarder, au travers des croisillons, les voies de la gare Saint Lazare en contrebas.

Outre la structure même du décor, d’autres détails se retrouvent d’un tableau à l’autre : le lampadaire devenu réverbère et les deux fiacres : l’un qui roule (celui de droite) et l’autre à l’arrêt.

Europe_Fiacres1

Fiacres auxquels il faut sans doute associer ces véhicules à chevaux-vapeur que sont les deux locomotives en contrebas, l’une qui roule (celle du fond, avec sa cheminée fumante)  et l’autre à l’arrêt (celle du premier-plan).

Caillebotte Pont de l'Europe Locomotives

Quand au tablier du pont, on peut y voir une sorte de généralisation du motif des deux échelles doubles, à explorer dans tous les sens : « échelles » de la rambarde, de l’ombre sur le trottoir, des poutrelles, ou même des tiges horizontales qui relient les deux séries de X.


Les badauds

Caillebotte Peintres en bâtiment PremierCaillebotte Pont de l'Europe PeintrePuisque dans Peintres en bâtiment, le chef d’équipe regardait la boutique , il est logique de trouver ici un autre peintre en bâtiment contemplant l’équivalent des bouteilles, à savoir ces autres moyens d’évasion que sont les trains en partance vers des destinations inaccessibles. Même blouse blanche, même lavallière noire, même caquette bleue : pourquoi pas le même ouvrier, profitant d’un moment d’oisiveté pour  quitter sa devanture et rêver d’aventures ?

Europe_badauds1

D’ailleurs, ses acolytes  ne sont pas loin : on devine, penchés sur la rambarde dans la même posture contemplative que le peintre, trois silhouettes à peine discernables dans les volutes de vapeur. Certes, ceux-là ne portent pas de blouse blanche, mais on peut les considérer comme des équivalents acceptables des trois peintres.


Les passants

Le vieil ouvrier en veston de ratine luisante et casquette qui s’éloigne en nous tournant le dos, fournit un contrepoint ironique au bourgeois en chapeau haut de forme de Peintres en bâtiment, lui aussi vu de dos dans la même posture, juste derrière le chef d’équipe.

Dans Peintres en bâtiment, il y avait aussi un bourgeois en haut de forme arrivant de face : nous le retrouvons, minuscule, réduit à une tête coiffée d’un chapeau-melon, juste derrière le chapeau-claque du personnage principal. Quant à la femme qui traversait la rue de droite à gauche, elle est remplacée ici par un soldat en rouge et bleu, qui traverse la rue au fond, lui aussi de droite à gauche.

Caillebotte Pont de l'Europe PassantsCaillebotte Peintres en bâtiment Passants

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Les trois figurants du Pont de l’Europe, démarquent donc précisément ceux de Peintres en bâtiments. Mais leur signification se disloque. Dans le premier tableau, on pouvait sans trop d’imagination les interpréter comme les acteurs d’une anecdote unique  : deux bourgeois sur un trottoir prennent en tenaille une passante, qui s’échappe en traversant la rue.  Ici, le trio explose en trois historiettes étanches :   sur le trottoir un vieil ouvrier s’en va, un bourgeois  arrive, et un militaire traverse la rue pour attraper un fiacre.


Une impression de déjà-vu

Peintres en bâtiment se composait d’une anecdote secondaire – deux passants autour d’une passante,  et d’une scène principale – quatre peintres contemplant la vitrine.

Le pont de l’Europe constitue une sorte d’auto-citation de Caillebotte, dans laquelle l’anecdote secondaire s’est disloquée en trois trajectoires individuelles – le vieil ouvrier, le bourgeois, le soldat ; la scène principale est devenue secondaire – quatre oisifs contemplant la gare ; et une nouvelle scène principale  prend le devant avec la femme restée sur le trottoir, autour de  laquelle gravitent deux  entrants :  le flâneur et le chien.


La femme rattrapée

Caillebotte Pont de l'Europe Passante

A la femme suivie de Peintres en bâtiments, succède maintenant la femme rattrapée. Ici, pas d’échappatoire possible en changeant de trottoir : le flâneur vient de la doubler sur sa droite. Gênée, elle détourne son regard et se protège sous son ombrelle.

Dans cet univers totalement masculin d’asphalte, de pierre et d’acier, elle apparaît singulièrement vulnérable. Le minuscule pan de jardin grillagé  au loin, juste à côté de sa tête,  est un havre de verdure inaccessible. Seule la fumée blanche de la locomotive, assortie aux dentelles de l’ombrelle, elles même assorties à celles de la robe, constitue un semblant de refuge.

Qui est cette jeune femme qui se promène seule, en élégante robe noire, une bourgeoise libérée ou une femme légère, habituée des gares et des militaires ? Une seule chose est claire, elle n’est pas en train de se promener avec le flâneur : aucun homme bien élevé ne précéderait ainsi sa compagne. L’attitude de celui-ci nous donnera-t-elle une  réponse ?


Le flâneur

Caillebotte Pont de l'EuropeCaillebotte Pont de l'Europe Passante

D’après la tradition familiale, il s’agit d’un autoportait de Caillebotte, âgé de 28 ans. Le jeune homme apparaît à son avantage : riche, de haute taille, élégant, sûr de lui. Il faut dire qu’il n’a guère de rivaux à proximité : un peintre qui regarde ailleurs, un vieil ouvrier qui s’en va, et un passant réduit à son chapeau-melon, doublé depuis longtemps sur le trottoir.

S’il s’agit d’un autoportrait reconnaissable, on comprend d’autant plus que Caillebotte soit resté discret sur la signification de la scène. Pour sa famille, il fallait laisser la possibilité d’une interprétation convenable : une connaissance que le peintre a doublée sur le pont  et à qui il adresse quelques paroles courtoises. Envers ses amis peintres au contraire, peut-être s’agissait-il de sous-entendre une situation  plus galante.

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Le chien

Caillebotte Pont de l'Europe Chien

Reste le chien, un sans-race, un bâtard des rues. Planté comme une étiquette au bas du tableau, c’est peut-être lui qui en donne le sous-titre. Car Caillebotte, habitué des musées, savait que le chien aux pieds d’un couple signifie la fidélité. Mais qu’associé à une femme seule, il symbolise la frivolité, l’animalité.

Le voici, le véritable rival du flâneur tiré à quatre épingles : un rival à quatre pattes, un flâneur professionnel, la truffe au ras des robes et la queue haute : lui-aussi tourne la tête vers la femme ; lui par contre n’a rien à dissimuler de ses désirs.


Une scénographie qui s’anime

Le Pont de l’Europe reprend et amplifie les thèmes mis en place dans Peintres en bâtiment. Outre l’évidente similitude de composition, tous les éléments du décor se retrouvent transposés d’un tableau dans l’autre : les échelles s’entremêlent en un treillis de poutrelles, le lampadaire devient réverbère, les deux fiacres donnent deux fiacres, mais  aussi deux locomotives. Mais tous les personnages également  : les trois petits passants donnent trois petits passants, les quatre peintres oisifs deviennent quatre badauds.

Un fois le décor et les figurants plantés, Caillebotte fait monter sur le trottoir la femme suivie, qui devient, sous le nouveau rôle de femme rattrapée,  le centre d’intérêt du Pont de l’Europe, entre ces deux soupirants que sont le flâneur et le chien.

Mais ce qui frappe le plus à l’issue de la comparaison, c’est que la scène statique soit devenue dynamique :  les peintres et les échelles qui obstruaient le passage se sont rangés sur le côté. Du coup, le trottoir apparaît comme le lieu où l’on bouge : le chien suit le vieil ouvrier en direction du fond, tandis que dans l’autre sens le bourgeois en  chapeau-melon suit le flâneur en chapeau claque, qui vient de doubler la jeune femme.

En définitive, le tableau fonctionne comme une sorte de « piscine », avec des couloirs de circulation indépendants. Et dans chaque couloir, des éléments à l’arrêt renforcent l’impression de mouvement des éléments mobiles. Dans le couloir « rue », à sens unique, deux fiacres sont dirigés vers le fond, l’un en stationnement et l’autre roulant ; dans le couloir « voies ferrées » lui aussi à sens unique, deux locomotives sont dirigées vers la gauche, l’une roule et l’autre pas ; enfin, dans le couloir  « trottoir », à double sens de circulation cette fois, quatre personnages sont collés à la rambarde, tandis que trois passants dans un sens, et deux dans l’autre, se suivent et se croisent sans se heurter.

Comme nous ne savons pratiquement rien sur la vie privée de Caillebotte, impossible d’après le tableau de trancher entre le jeune homme poli ou l’amateur de jolies femmes. Mais ce que nous savons avec certitude, c’est qu’il fut toute sa courte vie un passionné de régates.

Et c’est cette référence nautique qui caractérise sans doute le mieux le « Pont de l’Europe », lieu de déplacements réglés et parallèles, sans autre enjeu que le dépassement.

Double vue

Il est possible de situer le point exact de la rue de Vienne où s’était placé Caillebotte : d’après ses descendants, il s’était fait construire pour l’occasion « un omnibus tout vitré afin de pouvoir peindre par tous les temps » (La vie et l’oeuvre de Gustave Caillebotte, dans Gustave Caillebotte, Berthaut, 1951).

La perspective, probablement mise en place à partir de photographies, a fait ensuite l’objet de savants tripatouillages destinés à créer des trompe-l’oeil naturels, des situations d’ambiguïté visuelle dans lesquels « l’univers fidèlement transcrit s’avère une illusion et l’exactitude recouvre un mensonge » (K.Vanerdoe,P.Galassi « Gustave Caillebotte » Biro, 1987).

Pour les détails de l’étude perspective , voir Peter Galassi (op.cit. p 27 et ss)


Un carrefour compliquéCaillebotte Pont de l'Europe Perspective

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La topographie du Pont de l’Europe est très particulière :  quatre rues s’y croisent à angle droit : la rue de Vienne (celle où nous sommes) prolongée par la rue de Saint Petersbourg (celle que nous voyons en face de nous). Et perpendiculairement, la rue de Londres (l’autre tablier que nous voyons à droite au travers des croisillons), prolongée par la rue de Constantinople (à gauche, non visible dans le tableau).

Europe_Carte

Mais deux autres rues viennent compliquer l’intersection : la rue de Berlin (à 45° de la rue de Londres), que nous devinons seulement par une toiture partant en oblique à l’aplomb de la tête du chien ; et la rue de Madrid qui lui fait face, elle-aussi en hors champ à gauche.


Une perspective arrangée

Sur certains points, comme l’a découvert P.Galassi, Caillebotte n’a pas hésité à trafiquer la perspective lorsque cela servait ses fins. Ainsi, il a élargi le bord gauche du pont, de manière à escamoter en hors champ du tableau le débouché de la rue de Constantinople, à gauche du fiacre à l’arrêt. Sans doute pour fermer le tableau sur la gauche, et ramener l’oeil vers le point de fuite principal.

De même, il a rapproché les deux immeubles du fond, et éloigné les immeubles de droite et  la rue de Londres, comme l’ont découvert récemment Claude P. Ghez et Pietro Galifi grâce à une reconstruction en 3D du carrefour.  Le but étant  sans doute de renforcer la lisibilité de la perspective centrale en faisant converger le maximum de lignes droites vers le point de fuite.


 Six rues réduites à quatre

Ces arrangements mineurs, ainsi que le point de vue choisi par Caillebotte, permettent d’escamoter deux rues.


Huit baleines réduites à six

Europe_Ombrelle

Le second tour  de passe-passe, de la même veine, concerne l’ombrelle de la jeune femme. Caillebotte nous la montre parfaitement symétrique et de face, on est donc persuadé qu’elle a six pans, alors qu’en fait elle en a huit : là encore, escamotage de deux items sur ce petit  croisement, non plus de rues, mais de baleines.

Autrement dit : c’est l’ombrelle falsifiée qui donne le nombre réel de rues du carrefour falsifié !


Une pente plate

Lorsqu’on prolonge les bords de la balustrade et du trottoir  on trouve un premier point de fuite, situé un peu en dessous de l’oreille du flâneur. Lorsqu’on prolonge les lignes du tablier du pont, on trouve un second point de fuite, au niveau de son noeud de cravate. L’écart est faible, mais voulu :  d’ailleurs les deux points sont sur la même verticale.

Comme l’a montré  P.Galassi, il ne s’agit nullement d’un trucage de la perspective, mais au contraire de son utilisation rigoureuse, d’un comble de la perspective. En effet, sur des photos d’époque (le pont a été totalement refait au 20ème siècle),  on voit que le tablier du pont était horizontal, alors que que la rue de Vienne est en pente. D’où les deux points de fuite, et leur décalage vertical.Europe_Jean_Beraud

Un tableau de Jean Béraud nous confirme que la Place de l’Europe était un lieu de promenade apprécié , et que la rue de Madrid, à droite était en pente.

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Afin de nous empêcher de prendre conscience de la pente, Caillebotte d’une part a caché derrière la fumée le pilier où le tablier et le trottoir se rencontrent. D’autre part, il a fait converger les fuyantes de l’immeuble de gauche (qui sont de vrais horizontales) non pas vers le point de fuite du tablier (qui est lui aussi horizontal) mais vers celui du trottoir.

Ainsi, nous n’interprétons pas la rue comme en pente, mais nous percevons néanmoins un effet de « grand angle », d’accélération de la perspective, qui nous aspire vers l’intérieur du tableau. Cet effet existait déjà   discrètement dans Peintres en bâtiments, mais il est amplifié ici par les fuyantes gigantesques du tablier.

Si Caillebotte a choisi ce lieu et ce point de vue précis, c’est donc à cause de la pente, qui fait qu’une perspective scrupuleusement exacte est automatiquement forcée : une sorte de trompe-l’oeil naturel !


Deux clichés raboutés

Les deux premières poutrelles du tablier – celles qui forment un V au dessus du peintre en bâtiment –  sont incorrectes par rapport aux autres : leur inclinaison correspond à un point de vue différent de celui des autres poutrelles, et  leur écartement est plus important.

Caillebotte Pont de l'Europe Croisillons

Cette irrégularité  figure déjà dans les études préparatoires : c’est donc un effet voulu, et non fortuit. P.Galassi, sur la base d’un reconstruction perspective précise a montré que ceci ne devait pas s’interpréter comme un procédé artificiel servant  à attirer l’oeil sur le peintre en bâtiment et à aérer la vue sur les voies : tout se passe comme si Caillebotte avait utilisé deux clichés photographiques pris dans deux directions différentes : le cliché N°1  en direction du flâneur, le cliché N°2  en direction du peintre : puis il les a raboutés en raccordant les poutres du tablier.


L’oeil du cinéasteCaillebotte Pont de l'Europe Topographie

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Dans sa vidéo consacrée à Caillebotte (Les Films du Paradoxe, 1994), Alain Jaubert a remarqué que le cliché N°1, vers le flâneur, conduit l’oeil, tout au bout de la rue de Saint Petersbourg, vers le lieu du troisième tableau de notre série de 1876 : « Rue de Paris, Temps de Pluie » :      une sorte de traveling avant.

De même le cliché N°2, vers le peintre, conduit l’oeil vers la portion du tablier, rue de Londres, où Caillebotte s’est placé pour peindre son second tableau consacré au Pont de l’Europe et exposé lui-aussi en 1877 : comme si les deux tableaux anticipaient la technique du champ-contrechamp.

Ainsi Caillebotte, par un discret jeu de piste, nous promène d’un tableau à l’autre.


Un alter ego

Mais la raison d’être des deux clichés raboutés est surtout psychologique   : en effet elle met sur un pied d’égalité les deux personnages masculins principaux : le flâneur, dont le haut de forme culmine à la pointe du V renversé que tracent fortement les fuyantes du cliché N°1 (les bord du trottoir) ;  et le peintre, en bas du V que tracent tout ausi fortement les premières poutrelles, vues selon la perspective du cliché N°2.

Quant au chien, qui se dirige vers le flâneur mais désigne le peintre par sa queue, il se situe lui aussi au bas d’un autre V :  peut être pour matérialiser, à l’intérieur du tableau, le troisième homme, le spectateur, le témoin, invité à exercer sur l’oeuvre un regard dédoublé.

Car l’oeil, analysant de manière subliminale la juxtaposition des deux clichés, est conduit à osciller du flâneur au rêveur, du bourgeois à l’ouvrier, de l’homme en noir à l’homme en blanc, de l’autoportait assumé à l’autoportrait qui se camoufle derrière un poing fermé.

Et puisque le flâneur est Caillebotte, le « peintre en bâtiment » au visage caché est également, forcément, Caillebotte.

Europe_X

Jusqu’à la mort de sa mère (en 1878), Caillebotte mène une double vie, bourgeoise et bohème, dont on imagine qu’elle n’a pas dû être exempte de tensions. En se portraiturant sous la figure de ses deux avatars dans le décor complexe du Pont de l’Europe, il nous offre une métaphore de sa propre complexité : à la fois pont – autrement dit trait d’union entre deux mondes, et croisement – autrement dit potentialité de collisions, de conflits.

 

Le motif du X, multiplié à l’infini dans les poutelles d’acier, mais aussi suggéré dans les V qui désignent de leur pointe les trois protagonistes (le flâneur, le peintre et le chien-témoin), mais aussi inscrit dans le plan du Pont de L’Europe, constitue sans doute le sujet latent du tableau : emblème de puissants tiraillements, voire d’un crucifixion symbolique.

Double jeu

Le flâneur semble se retourner vers la passante pour un regard, ou une parole flatteuse. Mais, comme le montre clairement un dessin préparatoire, c’est en fait vers le peintre en bâtiment qu’il porte son regard. D’où le soupçon d’une double attirance.


Un célibataire endurci

Caillebotte restera célibataire toute sa vie. Il partage son appartement parisien avec son frère Martial jusqu’au mariage de ce dernier (en 1887), mais à partir de 1883, il héberge dans sa maison  de Genevilliers la jeune  Charlotte Berthier (20 ans),  à qui il laissera à sa mort, dix ans plus tard, une rente conséquente et une petite maison. On ne lui connaît donc de maîtresse qu’à partir de l’âge de 35 ans, signe d’une grande discrétion, ou d’une longue préférence pour la liberté.

D’ailleurs, lorsque Caillebotte peint un couple en 1880, c’est toujours d’un point de vue critique :  « Intérieur, femme lisant » et « Intérieur, femme à sa fenêtre » montrent la « désaffection matrimoniale » (K.Varnedoe) du modèle bourgeois, où la femme visiblement s’ennuie et rêve d’autre chose.


Un homosexuel hypothétique

Aucun témoignage, aucun écrit, ne suggère que Caillebotte ait eu des tendances homosexuelles connues de ses contemporains.

Sa prédilection pour les thèmes musclés (raboteurs, rameurs, baigneurs, dandys, hommes diversement dénudés) peut s’expliquer par son côté « sportsman naturaliste ». Quant au nombre exceptionnellement faible de tableaux dont le sujet relève de l’érotique traditionnelle (« Femme à sa toilette » et deux nus au divan), il dénote pour le moins une sérieuse réserve vis à vis des modèles féminins – mais on comprend qu’un millionnaire puisse se méfier des cocottes. Par ailleurs, un millionnaire n’est pas obligé de vendre ses tableaux et n’a donc pas la même obligation que ses collègues de multiplier les femmes nues.


Le Pont de l’Europe comme aveu

De manière générale, la lecture « queer » de l’oeuvre de Gustave est trop facile pour être honnête. Mais il est vrai que le Pont de l’Europe, sans doute le tableau où il semble désireux de sortir de sa réserve coutumière et de nous livrer un peu plus de lui-même,  s’y prête particulièrement.

Soit on considère, comme dans l’analyse précédente (Double Vue), qu’il s’agit d’un double auto-portait en tant que bourgeois et bohème ; soit on se cantonne au sujet littéral et on voit,  indubitablement, un homme qui semble se retourner vers une femme mais en fait évalue le postérieur d’un jeune ouvrier.


Le chien immoraliste

Dans cette optique, le quadrupède ne représenterait plus, comme expliqué précédemment, l’émissaire du spectateur à l’intérieur du tableau ; mais plutôt un alter ego canin et libéré du flâneur prisonnier des convenances – son double animal : après tout, littéralement, le chien ne touche-t-il pas le peintre de sa queue ?


Les locos ithyphalliques

Caillebotte Pont de l'Europe Locomotives

L’une roule vers le flâneur en fumant, l’autre stationne sous l’ouvrier. Ajoutons-y le militaire et nous avons presque une illustration de Rimbaud, « ithyphalliques et pioupiesques »

Dans sa manière de manipuler la perspective, nous avons vu à l’oeuvre le côté retors et diablement  intelligent de Gustave à la manoeuvre : tout en la respectant à l’excès pour nous faire croire qu’il la truque, il la viole quand cela l’arrange sous prétexte de réalisme.

Aussi ne perdons jamais de vue le côté « joueur à plusieurs bandes » de ce surdoué, tout à fait capable de se déguiser en homosexuel déguisé en hétérosexuel, dans le simple but de mener en bateau les esprits simples.

5 Comments to “2 Le Pont de l'Europe”

  1. Quid de l’énorme panache de vapeur qui semble s’élever de la partie la plus dense du tableau ? Certainement authentique (présent chez Béraud), il indique qu’une locomotive sans doute lourdement attelée est sur le point de partir. J’y verrais volontiers un appel au voyage et une hésitation entre deux vies : celle de bourgeois parisien dans la moitié inférieure gauche et le rêve de grand départ dans l’autre.

    • Franchement, par rapport aux autres tableaux représentant le pont de l’Europe, la fumée – qui devait être un des éléments pittoresques de l’endroit – n’a pas été particulièrement mise en valeur par Caillebotte. Il s’est même amusé à inverser la symbolique du lieu : le monde du bas, du voyage, est totalement immobile et c’est sur le pont que tout bouge. Certains ont vu, dans ce panache fusant derrière le couple, quelque jubilation éjaculatoire. Merci en tout cas pour vos commentaires stimulants et pour votre lecture attentive.

  2. Jadaurre sete annalize ele va bocou médé !!!!

  3. Et si le chien était un épagneul de Pont Audemer, celui de Maupassant ?

  4. je relève la mention de la « jeune Charlotte Berthier (20 ans) ». Il semblerait qu’elle s’appelait en fait Anne-Marie Hagen née en 1858.
    Ceci relativise l’écart d’age avec GC, qui ne serait alors que de 10 ans.
    D’autre part, dans son « nu au divan » ,tableau que j’ai envie d’appeler plutôt « après l’amour »!, vers 1881, certains spécialistes y voit une maitresse « Mme H » qu’il a portraituré à +sieurs reprises par ailleurs et la citent comme la passante du Pont de l’Europe.
    Serait-ce une parente de la Mme Hue amie de la famille assise sur le banc de « Portraits à la campagne »?
    Le tableau à mon sens ne laisse guère de doute sur la relation entre le peintre et son modèle…
    GC gentleman et discret sur ses relations intimes, à l’opposé de ses collègues qui multipliaient leurs portraits de modèles-amantes-épouses? Cela me paraitrait assez conforme à son tempérament.
    Bravo en tout cas pour vos analyses pleines de verve, provocantes et impertinentes parfois, mais qui poussent à réfléchir (un impératif pour ce peintre des jeux de lumière 😉

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