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5 Apologie de la Traduction

9 juin 2018

Article précédent : 4 Dans l’intimité de la cellule

« Du fait de ses études classiques et de son exceptionnelle érudition biblique, Saint Jérôme était devenu le saint patron des humanistes, aussi bien en Italie que dans le Nord…. Les réformateurs religieux du Nord étaient impressionnés non seulement par son combat ascétique pour surmonter les tentations du monde, mais aussi par sa traduction scrupuleuse des textes anciens, pour l’usage chrétien. Les docteurs de l’époque, attachés à purifier la littérature sacrée des ajouts et des erreurs, admiraient spécialement ses compétences linguistiques. » [1]

Nous allons proposer ici une lecture détaillée de la gravure, sous l’angle très précis de la biographie de Jérôme,  saint patron des traducteurs .



La vie de Jérôme : les vingt-cinq premières années

 D’après les sources historiques

« Jérôme naît à Stridon (Croatie) au milieu du IVe siècle…Il part vers l’âge de douze ans pour Rome afin de poursuivre ses études… Il étudie auprès d’Aelius Donat la grammaire, l’astronomie et la littérature païenne, dont Virgile, Cicéron, et fréquente le théâtre, le cirque romain. Vers l’âge de seize ans, il suit les cours de rhétorique et de philosophie auprès d’un rhéteur, ainsi que de grec…Il demande le baptême vers 366. Après quelques années à Rome, il se rend avec Bonosus en Gaule vers 367, et s’installe à Trèves, sur la rive à moitié barbare du Rhin… Quelques-uns de ses amis chrétiens l’accompagnent lorsqu’il entame, vers 373, un voyage à travers la Thrace et l’Asie Mineure pour se rendre dans le nord de la Syrie…. À Antioche, deux de ses compagnons meurent, et lui-même tombe malade plusieurs fois. Au cours de l’une de ces maladies (hiver 373-374), il fait un rêve qui le détourne des études profanes et l’engage à se consacrer à Dieu. Dans ce rêve, qu’il raconte dans l’une de ses lettres, il lui est reproché d’être « cicéronien, et non pas chrétien ». À la suite de ce rêve, il semble avoir renoncé pendant une longue durée à l’étude des classiques profanes et s’être plongé dans celle de la Bible sous l’impulsion d’Apollinaire de Laodicée » [2]


D’après la Légende Dorée :

« Jérôme fut le fils d’un homme noble nommé Eusèbe, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s’adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu’il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d’une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s’était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu’il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n’es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. » Jérôme …proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j’en lis, c’est que je vous renierai. » Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie …Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu’il avait lu auparavant les livres païens. » [3]


D’après la gravure (axe A)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A1
Durant cette première période de ma vie, j’ai beaucoup voyagé (les souliers) ; j’ai acquis des connaissances utiles (le coffre), j’ai aimé les classiques profanes puis je les ai rejetés (les quatre livres fermés).

Tel Adam errant dans le monde, je payais ma désobéissance (le coussin dressé), qui m’a fait frôler la mort (le crâne).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A2
J’étais chrétien, mais je croyais de travers. La Bible, au lieu d’éclaircir les quatre Evangiles, était remplie d’erreurs qui trahissaient la lumière divine.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A3
Il fallait purifier les textes, mais d’abord se purifier soi-même.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A4
Ainsi je retrouverais la vraie lumière, et rénoverais le vieil édifice décrépi.



 Jérôme au désert

D’après les sources historiques

« Désirant intensément vivre en ascète et faire pénitence, il s’installe en 375 dans le désert de Chalcis de Syrie, au sud-ouest d’Antioche, connu sous le nom de « Thébaïde de Syrie ». … La période au désert et la vie érémitique de Jérôme fut assez difficile, notamment du fait des jeûnes et de sa santé fragile …. C’est à cette époque qu’il fait ses premiers commentaires bibliques en commençant par le plus petit livre de la Bible, le livre d’Abdias. Il profite de ce temps pour apprendre l’hébreu avec l’aide d’un juif. » [2]


D’après la Légende Dorée

« Il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu’il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d’un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d’eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n’avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur m’avait rendu à la tranquillité.Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s’offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. «  [3]


D’après la gravure (axe B)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B1
A l’imitation de Jésus, je me suis fait le serviteur de Dieu et j’ai souffert comme un chien. Mais maintenant je me repose paisiblement auprès de la crèche du Seigneur.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B2
Ce passage au désert a été ma pénitence et ma croix.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B3
Mais c’est là que j’ai pu, très difficilement, commencer à lire les textes en hébreu qui nous restituent la parole véridique.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etud
J’ai passé là quatre longues années parmi les sables (le sablier à quatre faces  visibles).



Jérôme à Bethléem

D’après les sources historiques

« En 386, il revient à Bethléem où il s’installe et fonde une communauté d’ascètes et d’érudits … L’ensemble comporte une hôtellerie pour accueillir les pèlerins, et aussi un monastère pour les femmes… L’Écriture a une place primordiale dans la vie communautaire inaugurée par Jérôme. Jérôme assimile la Bible au Christ : « Aime les saintes Écritures et la Sagesse t’aimera, il faut que ta langue ne connaisse que le Christ, qu’elle ne puisse dire que ce qui est saint » … Dans sa correspondance avec certains Romains qui lui demandent conseil, Jérôme montre l’importance qu’il donne à la vie communautaire : « Je préférerais que tu sois dans une sainte communauté, que tu ne t’enseignes pas toi-même et que tu ne t’engages pas sans maître dans une voie entièrement nouvelle pour toi », recommandant la modération dans les jeûnes corporels : « la malpropreté sera l’indice de la netteté de ton âme... » [2]


D’après la Légende Dorée

« Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s’avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu’il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s’apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. » [3]

L’aventure ne s’arrête pas là : le lion est ensuite soupçonné d’avoir mangé un âne dont il avait la garde. Du coup, le Saint le condamne à porter des fardeaux à sa place. Mais un jour, le lion reconnaît son ami l’âne en tête d’une caravane de marchands, et effraie les chameaux des voleurs qui se réfugient dans le monastère. Là, tout finit par s’arranger :

« Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu’il n’avait pas commise…. un messager annonça qu’à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s’étaient rendus coupables. L’abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. »

L’anecdote du lion révèle une double guérison sous l’égide de Saint Jérôme :

  • blessé physiquement par les ronces, il est guéri physiquement ;
  • blessé moralement par le soupçon, il est réhabilité par son courage.


D’après la gravure (axe C)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C1
Mon lion veille sur moi, comme j’ai veillé sur lui.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C2
Je consacre maintenant tout mon temps à l’écriture...



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C3
…et à la traduction en latin.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C4
J’ai été fait Cardinal pour mes mérites.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete lion Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete Jerome

Un blogueur [4] a très justement remarqué l’analogie léonine entre la posture du saint – les deux mains rapprochées en griffes, l’auréole-crinière – et la figure du félin.

Dans le présent de la gravure, l’ancien pécheur et ermite couronné Prince de L’Eglise vient à coïncider avec son Embleme : le lion blessé physiquement, puis moralement, et enfin restauré dans sa dignité de Roi des Animaux.


Saint Jerome 1492 Schema

Cette réflexion sur la Correction était déjà en germe dans la gravure de 1492, avec sa structure en trois colonnes :

  • à gauche, la Genèse en grec, fautive, du côté de la couche qui évoque peut-être les plaisirs du jeune Jérôme ;
  • au centre, la Genèse en hébreu, source de la traduction correcte en latin, qui se trouve sous les objets de l’Etude et de la Toilette ; colonne qui contient également le Lion débarrassé de ses échardes ;
  • à droite, la colonne du monde contemporain, et des visiteurs (la chaise vide).

La gravure de 1492 apparaît déjà comme un abrégé de l’Oeuvre et de la Vie du Saint, auquel manque seulement la deuxième étape, le passage par le Désert.



L’imaginaire de Bethléem

Le croisement des poutres

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude croix des poutres
Il se pourrait que ce croisement constitue un objet d’analyse à part entière : comme si les trois périodes de la vie du Saint se trouvaient ici réunifiées, sous les espèces des trois poutres :

« Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi…. Il signifie bois; parce qu’il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu’il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu’il expliqua et interpréta la loi sainte. » [3]


La poutre de gauche

Elle symbolise un premier équarissage de notre jeune homme de bois brut : par les Lettres classiques, par les voyages, par la lecture assidue des Ecritures.


La poutre verticale

Deuxième équarrissage, rude, non mouluré : Jérôme au Désert apprend à tenir debout, à l’image de la croix.


Jan Gossaert (Mabuse) - Saint Jerome Penitent. c.1509-1512
Jan Gossaert (Mabuse) – Saint Jerome Penitent. c.1509-1512. National Gallery of Art, Washington

Ce tableau nous rappelle qu’au désert, l’arbre-mort du Paradis Perdu se trouve réhabilité comme bois de la croix.


La poutre horizontale

Elle représente la vie paisible de la troisième période, à Bethléem : c’est elle qui soutient la plafond et les autres poutres de la cellule, tout comme Saint Jérôme supporte toute la communauté monastique. [5]


En aparté : l’iconographie de la Crèche<

Durer Nativite 1504 National Gallery of Canada

Nativité
Durer, 1504

La Crèche est souvent représentée comme un édifice fragile construit au sein d’un édifice de pierre plus ancien. Cette iconographie très fréquente est liée à la tradition selon laquelle elle se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem, en raison du verset suivant :

« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1).


La Crèche-Cellule

Ainsi s’expliquent les « anomalies » que nous avons relevées : si l’arcature de la première baie est tronquée par la poutre, si la seconde est coupée par une mauvaise cloison, c’est pour nous faire comprendre que l’Etude de Saint Jérôme, moderne, pratique, agencée selon tous les critères du confort nurembergeois, n’est pas située n’importe où : mais à Bethléem même, dans l’ancien palais de David, au plus près du souvenir de Jésus.



 Peter W. Parshall est le seul à avoir proposé, en 1971, une explication concernant la présence de la calebasse qui fait désormais autorité [6]. Nous allons la résumer brièvement

urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Jonas et le ricin

« 5 Et Jonas sortit de la ville et s’assit à l’orient de la ville; là il se fit une hutte et s’assit dessous à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vit ce qui arriverait dans la ville.
6 Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin [kikajon] qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal; et Jonas éprouva une grande joie à cause du ricin.
7 Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha.
8 Et quand le soleil se leva, Yahweh fit venir un vent brûlant d’orient; et le soleil donna sur la tête de Jonas, au point qu’il défaillit. Il demanda de mourir et dit:  » La mort vaut mieux pour moi que la vie. « 
9 Alors Dieu dit à Jonas: ‘ Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin?  » Il répondit:  » Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. « 
10 Et Yahweh dit:  » Tu t’affliges au sujet du ricin pour lequel tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître. qui est venu en une nuit et qui a péri en une nuit;
11 et moi, Je ne m’affligerais pas au sujet de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre!  »  Jonas, 4, 5-11, traduction Crampon, 1923


Une querelle philologique

Dans sa Vulgate, Jérôme refusa de traduire le mot hébreux « kikajon » par « calebasse » (cucurbita), la traduction latine traditionnelle, et proposa à la place « hedera » (une sorte de lierre) , plus logiquement eu égard à la pousse excessivement rapide de la plante et à son utilisation en tonnelle. Ceci déclencha une violente polémique avec Saint Augustin, car l’association de Jonas avec la calebasse était déjà largement établie [8].

En 1514, Saint Jérôme était d’actualité : Erasme venait de publier en 1512 une nouvelle traduction de ses Lettres, et préparait pour 1516 un édition de ses oeuvres complètes.

« Ainsi, il est raisonnable de supposer que dans ce contexte, la référence que fait Dürer à la calebasse ait pu être compréhensible par le cercle des érudits du Nord, impliqués dans la révision des textes – des hommes qui admiraient Jérôme en tant que saint-patron des études bibliques... » [6]


Une difficulté logique

Mais alors, dans cette gravure à la gloire de Saint Jérôme, pourquoi avoir représenté la traduction fautive (calebsse) plutôt que la traduction corrigée (lierre) ? Peter W. Parshall tente, dans une note liminaire, une explication qui vaut ce qu’elle vaut :

« Le choix de la calebasse par Dürer, plutôt que celui du lierre difficile à représenter, en tant qu’allusion à la controverse, semble justifié par le fait que la calebasse était privilégiée dans la tradition picturale, et pouvait ainsi être plus facilement identifiée comme une référence au passage de Jonas ».


Un symbole de fugacité ?

En conclusion, Parshall note que la calebasse, « qui est venue en une nuit et qui a péri en une nuit » est un symbole de fugacité, de Vanité qui peut donc être rapproché du crâne.

Bien. Mais on peut tout aussi bien faire valoir que la calebasse, qui en séchant produit la gourde emblématique des pèlerins de Saint Jacques, est tout autant une image de pureté et de permanence.


Une interprétation contestable

La docte explication nous mène à deux contradictions et à une impasse :

  • si vraiment Dürer avait voulu faire l’apologie des talents de traducteur de Jérôme, aurait-il suspendu au dessus de sa tête, à une place de choix, l’image de la traduction fautive ?
  • s’il avait voulu évoquer la fugacité de toute chose, aurait-il pris justement le seul fruit qui ne périt pas en séchant ?
  • de plus, rien ne nous est dit de la spirale.


La calebasse et la spirale

Partons du principe inverse : en dessinant la calebasse, Dürer n’a pas voulu faire allusion à une obscure querelle philologique réservée aux happy-fews. En revanche, c’est bien Jonas qui est convoqué dans la gravure, par son emblème le plus connu.


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Jonas et la Baleine
Augsburger Wunderzeichenbuch, Folio 14, 1552

Or qu’est ce que Jonas, pour un chrétien de l’époque ? Un homme qui a été avalé par une baleine et qui en est réchappé : autrement dit une anticipation, dans l’Ancien Testament, de la Mort et de la Résurrection de Jésus.

Et qu’est ce qu’une calebasse, pour une homme de l’époque ? Un fruit qui en mourant sèche et devient impérissable : une sorte de coquille végétale qui fait jeu égal, question permanence, avec la coquille Saint Jacques, l’autre emblème des pèlerins.


calebasse urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Regardons de plus près la calebasse dessinée par Dürer : la feuille est réaliste, les deux vrilles sont réalistes. Mais deux choses sont hors du commun : la taille surdimensionnée et la spirale, deux allusions à la croissance extraordinaire qui est au coeur du verset de Jonas :

« Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal;


L’histoire de Jonas

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse
« Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha. » Jonas 4,7

Lue de droite à gauche, la calebasse synthétise le verset qui illustre la toute-puissance de Dieu : une feuille verte suspendue en l’air, un « ver » qui pique (en rouge), un fruit qui sèche.

Mais lue un peu plus bas, elle nous livre une seconde histoire, qui parle aussi d’une toute-puissance : une vrille informe (en violet), une main sûre qui pique le cuivre, et rajoute à la seconde vrille une extraordinaire spirale (en bleu).

Le serpent informe du Livre de Jonas est, par la grâce du maître-graveur, rectifié en une « Schneckenlinie » impeccable.


Une transposition visuelle

Si Dürer a placé à l’aplomb de son monogramme cette calebasse géante, ce n’est pas pour faire allusion à une controverse oubliée entre Pères de l’Eglise ; mais pour transposer visuellement le verset de Jonas et nous en donner sa propre interprétation : certes, le ricin qui protégeait Jonas du soleil a séché, mais il laisse une protection bien meilleure car portative : une gourde contre la  soif.

Comprenons : c’est parce que Jérôme s’est desséché au désert qu’il est devenu un récipient d’eau pure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture
Nous voici maintenant armés pour interpréter le quatrième axe, celui qui mène justement du monogramme à la spirale.



Dürer chez Saint Jérôme

Sur l’axe D se superposent les emblèmes du Saint et de l’Artiste, dans une sorte d’identification respectueuse.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D1
Tandis que nous stationnons dans l’escalier, surveillés par le chien et le lion, Dürer a pénétré dans la cellule, sous la forme de son monogramme [7]. ll est là, placé sur le sol, aux pieds de la chaise vide qui attend le Visiteur du Saint : comprenons le Christ ressuscité.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D2
Le « tabernacle » qui contient les objets sacramentels du Saint est aussi frappé par la griffe de Dürer : un D noir qui devient un D blanc, par le principe de l’encrage et de l’impression.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D3
Les missives illustrent la célébrité universelle de Saint Jérôme, mais aussi la facilité de diffusion qu’offre cet outil de communication inouï : la gravure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D4
Dans ce contexte précis, la spirale évoque doublement la rectification :

  • celle des textes embrouillés, par l’esprit juste de Saint Jérôme ;
  • celle des lignes serpentiformes, par la main infaillible de Dürer.

Tout en conservant sa valeur symbolique traditionnelle, figure de l’expansion indéfinie, de la propagation dans un Espace uniforme et dans un Temps cyclique.



Nous pouvons maintenant prendre un peu de recul et considérer dans son ensemble l’interprétation que nous venons de construire.



 Le Saint Patron des Traducteurs,

des Correcteurs et des Graveurs

Les objets de la cellule

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille lecture correction

(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

En analysant de gauche à droite les quatre axes, nous avons découvert que les trois premiers (A, B, C) font référence aux trois grandes périodes de la vie de Jérôme, tandis que le quatrième correspond à une synthèse dans laquelle se confondent, dans une même gloire, le Saint et le Graveur.

Cette analyse est confortée par la logique horizontale que la grille fait apparaître. Au dessus des coussins, qui donnent le point de départ de la lecture, s’étagent quatre niveaux. De bas en haut :

  • le niveau 1 identifie l’Homme dont chaque axe nous parle : Saint Jérôme est d’abord un Pécheur (comme Adam), puis un Serviteur (comme Jésus et le Chien), puis un Maître (comme le Lion), la quatrième colonne dénotant l’irruption de Dürer dans la gravure ;
  • le niveau 2 aborde le thème de la Corruption surmontée : comment des erreurs initiales, par la pénitence, deviennent une noirceur maîtrisée (l’encre de Jérôme ou celle de Dürer) et finissent dans un passage sacramentel du Noir au Blanc (la Communion ou la Confession pour le Saint, l’Impression pour le Graveur) ;
  • le niveau 3 est consacrée à Saint Jérôme Correcteur : après s’être purifié et avoir péniblement appris à lire les textes hébraïques, il a pu les traduire en Latin et atteindre la célébrité ;
  • le niveau 4 détaille son évolution du point de vue de la Foi : vestigiale et imparfaite au début, elle s’affermit dans les sables, se voit couronnée par le cardinalat et culmine dans la figure de la spirale : autrement dit le pouvoir de Rectification et de Propagation qui est l’apanage du Saint, et du Maître Graveur.


Les objets des étagères

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille etagere correction
(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

L’analyse du passage de Jonas nous a appris à lire l’emblème de la calebasse en trois temps, de droite à gauche : au départ une protection fragile (la feuille contre le soleil), puis un événement déclencheur (le ver qui pique), conduisant à une protection permanente (la gourde contre la soif).

Les deux autres lignes suivent le même mouvement, si nous supposons qu’elles nous parlent respectivement de l’Ame et de L’Esprit du Saint :

  • son Ame est au départ comme une boîte close, protégée des poussières mais opaque à la lumière ; par les vertus de l’Etude (la bougie), elle devient translucide, virginale et médicinale (les fioles)
  • son Esprit commence par balayer les impuretés au risque de se salir lui-même (la brosse) ; par les vertus de la Piété (le chapelet), il devient un instrument habile (le ciseau) capable de discerner et d’éliminer chaque erreur.


Durer Saint Jerome Placard
Remarquons que cette indication de lecture, de droite à gauche,  est fournie par le « tabernacle », qui propage sa rythmique ternaire à tous les objets situés au dessus de lui :

  • un temps noir inversé
  • un silence
  • un temps blanc rectifié.


La cohérence d’ensemble

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille complete correction
En recollant les deux grilles, la cohérence d’ensemble apparaît :

  • La Correction (niveau 3 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Esprit ;
  • La Foi (niveau 4 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Ame ;

En somme, les objets de la cellule saisissent le Saint dans sa vie et dans ses oeuvres ; les objets des étagères nous dévoilent son intimité la plus profonde : celle de son Esprit et de son Ame.


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Références :
[1] Susan Donahue Kuretsky, « Rembrandt’s Tree Stump: An Iconographic Attribute of St. Jerome, » Art Bulletin 56 (1974): 517-80. http://www.jstor.org/stable/3049303
[3] La Légende dorée, Jacques de Voragine, 1261 -1266 http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/tome03/147.htm
[5] On visite encore, dans la basilique de Bethléem, une grotte appelée cellule de Jérôme et où il aurait traduit la Bible.
[6] Albrecht Dürer’s St. Jerome in His Study: A Philological Reference, Peter W. Parshall, The Art Bulletin, Vol. 53, No. 3 (Sep., 1971), pp. 303-305 http://www.jstor.org/stable/3048864
[7]. « L’exaltation du moi… est liée, sans doute, à son tempérament « léonin ». Elle explique pourquoi il s’est si souvent représenté dans ses tableaux, tantôt à l’écart de la scène, tantôt mêlé aux personnages… Il procédait ainsi avec l’orgueuil du très grand artiste, comme le montre aussi son étonnant monogramme dans lequel l’initiale du prénom absorbe et dévore celle du nom de famille (Albert signifie « brillant de noblesse ».) Jean Richer, revue Hamsa, L’ésotérisme d’Albrecht Dürer 1, 1977, p 3
 [8] Cette controverse Jérôme/Augustin peut sembler de détail, mais elle éclaire « deux pensées différentes sur la traduction, l’une celle du scientifique, avec sa rigueur, sa volonté de retour aux sources, sa minutie de linguiste, l’autre avec son souci pastoral sa vision de théologien fervent, son respect de la tradition de l’Église et sa croyance en la force de l’Esprit Saint à l’œuvre dans le monde. »
Sur ces enjeux, voir « Comment traduire la Bible ? Un échange entre Augustin et Jérôme au sujet de la « citrouille » de Jonas 4, 6, » Anne Fraïsse, Études théologiques et religieuses 2010/2 (Tome 85) https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-2-page-145.htm

6 La cucurbite de l’Alchimiste

9 juin 2018

Où l’on tente de reconnaître dans la calebasse de Saint Jérôme la cucurbite de l’Alchimiste.

Et d’éclaircir quelques points à la lumière du Splendor Solis.

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Un légume bien connu

Tacuin_Courge11
Tacuinum sanitatis in medicina – Codex Vindobonensis series nova 2644, Österreichischen Nationalbibliothek Graz, vers 1390

Calebasse, coloquinte ou courge : ce légumme grimpant était bien connu des jardiniers médiévaux, sous son nom latin de cucurbite.


Un instrument de laboratoire

Buch der heiligen Dreifaltigkeit apres 1467

Livre de la Sainte Trinité (Buch der heiligen Dreifaltigkeit), après 1467 [1]

Ce nom désigne aussi la partie basse de l’alambic, ou tout récipient de forme similaire.

En tant qu’instrument de laboratoire, le terme de cucurbite (Kurbiss  en allemand) était bien employé dans ce sens  du temps de Dürer, comme le montre l’illustration ci-dessous, un peu postérieure.


jerome reussner pandora 1582 gravure jerome reussner pandora 1582

Pandora, das ist: die Edleste Gab Gottes oder der Werde und Heilsamme Stein der Weisen (etc.)- Basel, (Samuel Apiarius), par Hieronymus Reusner 1582, p 243 [2]

On lit bien sous l’étoile au centre « cucurbita prima  die erste Kurbiss «  et sous la Lune à gauche « 2nd cucurbita die ander kurbiss ».(La mention à droite indique où trouver la matière première : « c’est plus en rampant dans la veine qu’on la trouvera en plein sang ».)

Sur la version manuscrite a été rajouté à droite de l’ouroboros (mercurius noster) une troisième mention « prima cucurbita die erste Kurbiss « , sans doute pour faire comprendre que le mercure est à lui-même son propre vase. Car pour ajouter à l’ambiguïté, le contenant et le contenu sont souvent assimilés :

« Cucurbite : Fourneau secret des Philosophes; quelquefois le vase qui contient la matière du fourneau secret, dans lequel se cuit et se digère la matière de l’art Hermétique.  » [3]


Un procédé alchimique

Car, de manière plus hermétique, la cucurbite est synonyme de l’ « oeuf des philosophes », qui contient tout ce qui est nécessaire, lors de l’oeuvre III, pour la coction qui va aboutir à la Pierre philosophale (pour les grands concepts de l’alchimie, voir 7.2 Présomptions).

« Le matras dans lequel on place la matière se nomme oeuf des philosophes, c’est un ballon en verre assez résistant, quelquefois il est en terre cuite, quelques-uns se servaient d’oeufs philosophiques en métal, cuivre ou fer. […] On appelait ce vaisseau oeuf d’abord à cause de sa forme, ensuite parce que de lui comme d’un oeuf devait sortir après incubation dans l’Athanor, la Pierre philosophale, l’Enfant couronné et vêtu de la pourpre royale, comme disaient les alchimistes. » [4]


L’oeuf philosophique

Splendor Solis Jupiter

Le Régime de Jupiter
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

On observe en haut le pincement du verre, scellé hermétiquement. Le régime de Jupiter voit l’apparition d’irisations diverses (la queue de paon, en haut), et constitue une sorte d’aboutissement : ce pourquoi nous est montré en bas à gauche le couronnement de l’Empereur par le Pape en présence des Cardinaux, tous chapeautés (Charles Quint venait d’être couronné à Bologne en 1530). La collecte de l’Impôt, en bas à droite, rappelle l’Or que la Pierre permet d’obtenir.

Dans l’oeuf philosophique s’affrontent trois oiseaux portant les couleurs traditionnelles des trois Oeuvres : Noir pour l’Oeuvre I, Blanc pour l’Oeuvre II, Rouge pour l’Oeuvre III. Manière de dire que les trois suivent le même processus (introduction des réactifs, fermeture de l’oeuf, chauffe) , les différences tenant à la nature des réactifs et à la conduite du feu. La polysémie des textes alchimiques est si merveilleuse qu’on a l’impression tantôt qu’ils parlent tous de la même opération avec des métaphores différentes, tantôt qu’ils décrivent avec les mêmes termes des opérations qui n’ont rien à voir.



 Le « Splendor Solis », attribué à l’alchimiste mythique Salomon Trismosin, est un des plus beaux manuscrits alchimiques. Lea version la plus ancienne remonte à 1532, et  plusieurs copies en ont été faites tout au long du XVIème siècle : les images sont reproduites scrupuleusement, seule change l’ornementation des encadrements. Pour des raisons stylistiques, la version initiale est attribuée à des artistes de Nuremberg [4a].

Il donne donc une bonne idée de la culture alchimique dans la ville de Dürer, quatre ans après sa mort. La version Harley [5] va nous permettre de rappeler rapidement les trois étapes du Grand Oeuvre.



 

L’Oeuvre I : le Noir de Saturne

Le Régime de Saturne

Splendor Solis Saturne

Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Note : L’interprétation qui suit est strictement personnelle

L’iconographie est classique : celle des Enfants de Saturne tels que les voit l’astrologie. Ce sont des hommes rudes et brutaux : laboureurs, porchers ; des préposés aux travaux les plus sales : tanneurs, tonneliers, fossoyeurs ; des infirmes physiques, auxquels on fait l’aumône ; ou des infirmes moraux : criminels qui finissent sur la roue.



Life of the Children of Saturn, by Georg Pencz in the Folge der Planeten 1530

Les Enfants de Saturne,
Georg Pencz, les Planètes, 1530

Pour comparaison, hors de tout contexte alchimique, cette gravure présente exactement les mêmes types humains. Les références hermétiques se cachent dans les détails…


Splendor Solis Saturne matiere premiere

La passante avec son chapelet nous montre le symbole de la matière première, un cercle surmonté d’une croix : l’antimoine.


Splendor Solis Saturne les sels

L’homme qui foule (teinturier ou vigneron) fait allusion à un des sels utilisés dans l’Oeuvre I : le tartre, qu’on récupère dans les vieux tonneaux. Celui qui racle une peau morte évoque sans doute le second sel : le salpêtre, qui se forme sur les vieux murs. Le troisième qui verse l’eau du puits dans un tonneau percé illustre les nombreuses dissolutions nécessaires pour la purification des sels (pour une description pratique des opérations, voir [6])


Splendor Solis Saturne vulcain

Ce mélange de sels est parfois appelé « feu secret » ou « Vulcain Lunatique ». Nous reconnaissons Vulcain dans le mendiant au pied bot.


Splendor Solis Saturne oeuf detail

L’Oeuvre I consiste à « crucifier » la Matière Première (le dragon) avec une pointe de fer (le soufflet), tout en lui faisant ingurgiter le Sel. Elle fournit :

  • le vitriol, sel transformé qui servira dans la suite des opérations
  • le régule, ou Mercure Philosophique

Pour une description plus détaillée de l’Oeuvre I, voir notre interprétation alchimique de Melencolia I (voir  7.4 La Machine Alchimique)



 

L’Oeuvre II : le Blanc de Diane

Spendor Solis Lune

Régime de la Lune
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Sur la version de Nuremberg, une explication figure dans le cartouche :

« Déjà la mort est surmontée et notre fils règne, habillé d’une toge rouge et carmin » « Jam mors consumata et filius noster regnat rubram […] toga et chermes indutus est »

L’oeuvre II consiste donc, après la phase funèbre que constitue l’Oeuvre I, à obtenir le petit roi (ou dauphin, ou rébis, ou rémore, ou mercure philosophique), qui matérialise l’union des principes contraires : masculin et féminin, soufre et mercure.

Dans l’iconographie habituelle des Enfants de la Lune (métiers de l’eau : moulins, pécheurs à la ligne ou au filet, chasseur de cygne blanc) se dissimulent les détails pratiques de l’Oeuvre II.


Spendor Solis Lune peche

A la surface du mélange se forme une matière laiteuse, une sorte de filet, dans lequel il faut aller « pécher » le jeune roi.


Spendor Solis Lune aigles

Cette technique s’appelle aussi  « faire voler les aigles ».

Mutus Liber - Troisième planche - 1677

Planche III
Mutus Liber, 1677

On retrouve ici un siècle plus tard la même galaxie symbolique : dix « aigles » qui volent, le filet et la canne à pêche, mais cette fois sous l’égide non plus de Diane, mais de Jupiter et de son aigle.
A l’issue, l’Oeuvre II fournit :

  • le mercure philosophique qui servira dans la suite des opérations
  • le rebis, ou jeune roi, alliance du Soufre et du Mercure qu’il faudra fixer dans l’Oeuvre III.



 

L’oeuvre III : le Rouge du Phénix

L0068920 Rotulum hieroglyphicum G. Riplaei Equitis Aurati
La grande coction dans l’athanor
Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble du rouleau

L’oeuvre III est très délicate à conduire : l’oeuf étant fermé hermétiquement, il faut le chauffer sans arrêt, et la matière qu’il contient passera par sept régimes, correspondant aux sept planètes.

« Quelques auteurs, assimilant les phases colorées de la coction aux sept jours de la création, ont désigné le labeur entier par l’expression Hebdomas hebdomadum, la Semaine des semaines, ou simplement la Grande Semaine, parce que l’alchimiste doit suivre au plus près, dans sa réalisation microcosmique, toutes les circonstances qui accompagnèrent la Grand Oeuvre du Créateur. » [7]

Evidemment, la difficulté est de trouver la bonne température et la bonne durée pour chaque phase, en tenant compte en outre des conditions atmosphériques, d’autant plus péniblement que l’ordre des régimes diffère selon les sources.

Certains ordres sont centrés sur le Soleil (c’est le cas de Splendor Solis, qui suit à peu près l’ordre de Ptolémée) ou sur le Mercure. D’autres, plus fidèles à la Genèse, mettent le soleil au septième rang .

De plus, certains régimes font aussi allusion à des phases similaires dans d’autres oeuvres : nous avons vu que celui de Saturne, par lequel débute la coction, peut également désigner l’oeuvre I toute entière.


La Pierre philosophale

Rotulum_hieroglyphicum_G._Riplaei_Equitis_Aurati_Wellcome_L0068924_detail

 

Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble

Quoiqu’il en soit, selon la manière de mener la coction, on obtient soit la Pierre au Blanc – capable de transmuter les métaux imparfaits en argent ; soir la Pierre au Rouge – capable de les transmuter en or. Les deux pierres peuvent être dissoutes pour composer un élixir de longue vie.
C’est se que montre le schéma de Ripley : « La Mer Rouge ; le Soleil Rouge ; le Rouge Elixir de vie »

A noter la phrase du haut, remise au goût du jour par le manga Hellsing :

« The Bird of the Hermes is my name ; Eating my wings to make me tame »
« Je suis l’oiseau d’Hermès ; mangeant mes ailes pour m’apprivoiser »



 Le Ludus puerorum

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinSplendor Solis, Ludus puerorum, 1532 Splendor Solis Ludus puerorumSplendor Solis, Ludus puerorum, 1582

Voici côte la version de 1532 [8] et celle de 1582, qui sont identiques à part l’encadrement. [9]

Comme le décor est bien évidemment celui de la cellule de Saint Jérôme, il vaut la peine d’essayer de comprendre ce qui a pu, mis à part la célébrité de Dürer, inciter le premier illustrateur à cet emprunt.

L’interprétation qui suit est originale et spéculative : prière de rajouter à chaque assertion les « sans doute » et les « peut être » qui s’imposent, vu l’opacité du sujet.

Voyons d’abord si le texte qui accompagne l’enluminure peut nous être de quelque lumière :

« …Cette coagulation donc remet de nouveau l’eau dans un corps, car en se congelant il se dissout, et en dissolvant il se congèle, pour nous montrer que le vif-argent qui est un dissolvant du soufre métallique, et lequel il attire à soi pour être congelé, désire de nouveau se conjoindre à l’humidité radicale de ce soufre, et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature…
Puis il ajoute, la génération se retient avec la génération, et la génération se rend victorieuse avec la génération. A bon droit donc disons-nous que notre Mercure susdit recherche toujours l’alliance de ce soufre pour lui servir de forme, duquel il aurait été séparé avec tant d’indicibles regrets, comme ne pouvant pâtir la dissolution de deux amants si parfaits, que ce soufre qui sert de forme au Mercure le fait revenir à soi, et l’attire de l’eau de la terre sitôt qu’il s’en est désuni, afin que de ce corps composé de matière qui est le Mercure, comme nous avons jà dit, et de forme qui est le soufre, nous en puissions tirer une essence parfaite, en laquelle on reconnaisse la diversité des couleurs qu’il est besoin d’y voir… »

Juste à la fin, le texte tente par une pirouette de se racrocher à l’image :

« Mais il se faut représenter que cette science est fort à propos et par excellence comparée aux jeux des petits enfants, par ce que tout art est justement nommé jeu, mais principalement celui des lettres, ludus litterarum, auxquels les bons esprits prennent plaisir, et les doctes autant de contentement sans aucun ennui que les enfants prennent de goût aux choses frivoles selon leur portée, et qui leur fait passer le temps à l’aise et sans appréhension d’aucune incommodité, comme la figure présente nous en représente naïvement l’objet et le portrait. »

Nous sommes ici au coeur du paradoxe des traités alchimiques : il faut déjà connaître le sujet pour décrypter l’illustration puis, l’image étant comprise, pour débrouiller le texte « explicatif » : d’une certaine manière, celui-ci fonctionne en parasite de l’image, pompant ce qui lui reste de sens raréfié pour alimenter ses propres circonvolutions baroques.

Partons donc de l’hypothèse que le jeu d’enfant (« ludus puerorum ») représente ici la multiplication, la toute-fin de l’Oeuvre III.


La multiplication

Une fois la Pierre obtenue, il faut renforcer sa puissance : pour cela, on va recommencer la coction en rajoutant dans l’oeuf du mercure philosophique : mais la pierre étant désormais fixée, les coctions successives sont beaucoup moins exigeantes et de plus en plus rapides.

« La multiplication, en effet, ne se peut réaliser qu’à l’aide du mercure, qui joue le rôle de patient dans l’Oeuvre, et par coctions ou fixations successives… il est capable de transmuter en quantité ; mais il ne peut acquérir cette puissance que par une série de cuissons ultérieures avec le Soufre ou Or philosophique, ce qui constitue la multiplication. » [10]


Les deux fioles

Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Placées au dessus de la porte, elles représentent les deux élixirs qu’il est possible d’obtenir à partir de la Pierre au Rouge et de la Pierre au Blanc .


La Mère : une grande Fille

Splendor Solis Ludus puerorum mere

La fillette en blanc et rouge vue à travers la porte doit être la Pierre (rouge ou blanche) dans son premier état, encore petite et faible, tout juste sortie de la grande coction. Tandis que la Mère, également en blanc et rouge, représente la Pierre en cours de multiplication.


Le chauffe-lait

L’ustensile abandonné sur le banc est une sorte de grande cuillère posée sur un trépied, contenant un liquide blanc. Le chat blanc qui se chauffe au coin du poêle nous confirme qu’il s’agit de lait.

Nous revient alors en mémoire une phrase des Douze portes de Ripley, et qui semble bien se rapporter à la phase de multplication :

« et alors tu pourras ouvrir ton vaisseau et nourrir l’enfant (lequel t’es maintenant né) de lait et de viande toujours de plus en plus. » [11]

La phase de la nourriture au lait semble passée : nous en sommes ici à la nourriture carnée.


La mère-anthropophage

L’image nous montre ce qui est en train de se passer dans le secret du poêle-athanor : l’enfant que la mère porte sur son sein est en fait un Mercure philosophique qu’elle a absorbé pour grandir. Ce qui éclaire a posteriori une phrase sybilline du texte :

« et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature »

L’Amitié du Soufre pour le Mercure est ici un amour cannibale.


Splendor Solis Ludus puerorum troisieme enfant

Un second petit Mercure est en train de grimper le long de la jambe de la Mère. Tandis que le troisième, dûment déshabillé et préparé, va lui être envoyé par Mercure et ou l’Alchimiste (l’homme en bleu près de la fenêtre).


 

Les sept enfants qui jouent

plendor Solis Ludus puerorum enfants

Sur le plancher, deux enfants simulent un tournoi en s’affrontant avec des moulinets. En contrebas – sur le seuil qui nous avait été seulement été suggéré dans la gravure de Dürer – cinq autres enfants jouent, tirant l’un d’entre eux sur un coussin.

Ces sept enfants sont bien différents des trois frères promis à l’absorption, à l’arrière plan. Ils sont joyeux, car ils ont retrouvé la Santé.

Il faut ici rappeler la théorie des métaux imparfaits, qui avait cours depuis Albert le Grand :

« Une matrice malade peut donner naissance à un enfant infirme et lépreux, bien que la semence ait été bonne. Il en est de même des métaux qui s’engendrent au sein de la terre qui leur sert de matrice ; une cause quelconque ou une maladie locale peut conduire à un métal imparfait. »

Le rôle de la Pierre au Blanc ou au Rouge est de transmuter les métaux imparfaits en l’un et l’autre des deux métaux parfait : l’Argent ou l’Or.

« L’or et l’argent peuvent, en effet, être tirés non seulement des mines mais aussi des cinq autres métaux, et plus facilement du mercure, du plomb et de l’étain que du fer et du cuivre. L’or vient de l’étain et du cinabre. » Paracelse, XVIe siècle, Le Ciel des Philosophes.

Gageons que le bambin qui se laisse traîner par les autres sur un coussin rouge aux glands dorés , est bien le premier des Métaux : l’Or.


Le reflet corrigé

Splendor Solis Ludus puerorum reflets corriges
Notre illustrateur alchimique n’a pas recopié les reflets erronés de Dürer : il les a au contraire corrigés : normal dans une illustration consacrée au pouvoir guérisseur de la pierre. Et preuve « a posteriori » que l’erreur de Dürer, délibérée, signalait une sorte de corruption.


Le corbeau sous la fenêtre

C’est un dernier rappel du tout début du chemin, l’Oeuvre au Noir, celle de la Mort et de la Putréfaction. Il joue le même rôle que le crâne dans la gravure de  Dürer.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 1

Voici la synthèse de notre interprétation du Ludus Puerorum.



 Deux compositions parallèles

St. Jerome in His StudySaint Jérôme dans son Etude 1514 Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinLudus puerorum 1532

Nous sommes prêts pour le petit jeu des comparaisons.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 2
Voici les éléments qui peuvent être mis en correspondance.


Un effet de mode

Kardinal Albrecht von Brandenburg als Hieronymus im Gehäus.jpg

Le Cardinal Albrecht von Brandenburg en Saint Jerome dans son Etude,
Cranach l Ancien, 1526, John and Mable Ringling Museum of Art, Sarasota

L’hypothèse la plus simple pour expliquer ce parallélisme est que l’illustrateur s’est inspiré pour son décor de l’oeuvre ultra-célèbre de Dürer, tout comme Cranach l’a fait pour son portrait d’Albrecht von Brandenburg (lequel serait d’ailleurs, selon certains, le commanditaire de Slendor Solis).


Une interprétation alchimique ?

L’hypothèse à rebours, irrecevable pour les historiens d’art, pour est que si la composition de Dürer a été reprise pour le Ludus puerorum, c’est justement parce qu’elle contenait des références alchimiques qui, dix huit ans après la création du  Saint Jérôme étaient encore comprises dans le cercle des Nurembergeois cultivés. Et que donc l’analyse du Ludus Puerorum peut nous  donner rétrospectivement des lumières sur la signification du Saint Jérôme.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 3

Voici l’interprétation alchimique  du Saint Jérôme que l’on obtient en combinant mécaniquement les deux tableaux. C’est cette hypothèse (hautement aventureuse) que nous allons tenter de conforter dans le chapitre suivant.


Article suivant : 7 De la Correction à la Transmutation

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[3] Dictionnaire mytho-hermétique, Dom Pernety, 1758
[4] A. Poisson, dans ses Théories et symboles des Alchimistes
[4a] L’illustrateur des pages astrologiques serait l’enlumineur Nikolaus Glockendon, le reste étant attribuable à un graveur inconnu travaillant comme enlumineur. Hartlaub, Gustav Friedrich, Kunst und Magie. Gesammelte Aufsätze, 1991, Ed. by Norbert Miller, Hamburg: Luchterhand Literaturverlag. (Veröffentlichungen der Deutschen Akademie für Sprache und Dichtung Darmstadt) pp.126-128
[7] Fulcanelli, Demeures philosophales, II p 37
[9] La version de 1532 est attribuée à Jörg Breu le Vieux, est est considérée maintenant comme l’originale. Jörg Völlnagel: « Splendor Solis oder Sonnenglanz ». Deutscher Kunstverlag, München, 2004
[10] Fulcanelli, le Mystère des Cathédrales, p147
[11] Le livre des douze portes, G.Ripley, 1590, http://herve.delboy.perso.sfr.fr/Ripley.html

7 De la Correction à la Transmutation

9 juin 2018

A ne lire que par ceux qui apprécient les parallèles acrobatiques et les constructions fragiles.

Article précédent : 6 La cucurbite de l’Alchimiste



Jonas : l’histoire complete

Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscript - Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome
Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscrit – Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome [1]

Nous nous sommes jusqu’ici concentrés, dans le livre de Jonas, sur l’épisode de la calebasse (voir 5 Apologie de la Traduction). Il nous faut maintenant raconter l’histoire complète qui, comme le montre cette miniature, se compose de deux parties symétriques.


Dans la baleine (Jonas 1-3)

Alors que Dieu lui avait commandé d’aller reprocher leur méchanceté aux païens de Ninive, Jonas se dérobe et s’enfuit en bateau. Dieu déclenche une tempête, Jonas se dénonce aux matelots et est jeté à l’eau pour calmer les flots. Après trois jours et trois nuits de repentance dans le ventre de la baleine, il est rejeté sur la côte. Il part à Ninive et, en menaçant ses habitants d’une destruction totale sous quarante jours, il les remet dans le droit chemin, et Dieu renonce à les punir.


Sous le ricin (Jonas 4)

Quelque peu jusqu’au-boutiste, l’ex-rebelle se plaint de la clémence de Dieu vis à vis des ex-païens. Dieu fait alors pousser en une journée un ricin pour abriter Jonas, qui souffre du soleil brûlant ; puis il le détruit tout aussi rapidement par la piqûre d’un ver, faisant ainsi sentir au prophète, qui souffre d’avoir perdu sa plante verte, combien plus douloureuse aurait été pour lui, Dieu, la perte des cent vint mille Ninivites.


Des transformations accélérées

Derrière les images fabuleuses (la baleine, le vent brûlant, le ricin , le ver), la narration expose, de manière très structurée, une suite de transformations.

JeromeAlchimie_tableau1

  • 1) Jonas, en trois jours sous-marins, se repent et subit une transformation positive, de la rébellion à la soumission ;
  • 2) Il menace les Ninivites, sous quarante jours, de la transformation négative maximale : la destruction ;
  • 3) Les Ninivites se repentent, effectuant la même transformation positive que Jonas

Première moralité : se repentir évite d’être détruit.

La seconde moitié de l’histoire développe ce qu’est la destruction, à laquelle aussi bien Jonas que les Ninivites ont échappé.

  • 4) En faisant pousser le ricin-parasol, Dieu soulage Jonas du soleil brûlant (transformation positive).
  • 5) Puis il fait au ricin ce qu’il a évité à la ville (transformation négative maximale : la destruction).
  • 6) Jonas ressent alors dans sa chair la souffrance de la destruction (transformation négative limitée).


Jonas comme Jésus

Ce parallèle remonte à l’Evangile de Matthieu

«Comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits» Mt 12,40


Jonas und der Wal, Armoiries de Justus Jonas Universitatsmatrikel Erfurt
Armoiries du réformateur Justus Jonas, registres paroissiaux de l’Université d’ Erfurt

Il est très courant de voir représentés ensemble ces deux épisodes  de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans cette miniature amusante, l’illustrateur a rajouté sur le dos du cétacé. un marin qui fait fondre la graisse.



JeromeAlchimie_tableau2
Au delà des différences évidentes, le point commun est qu’un « héros », parce qu’il a subi une épreuve qui le retranche du monde des vivants, acquiert un pouvoir de transformation positive sur autrui.


Des parallèles troublants

Nous entrons ici dans le domaine des conjectures, qu’aucun texte ne vient étayer.



JeromeAlchimie_tableau3
Le paradigme du « prisonnier libérateur » s’applique à Saint Jérôme : c’est parce qu’il s’est exilé durant quatre ans dans le désert qu’il est devenu capable de débarrasser les textes de leurs erreurs de traduction (et métaphoriquement de ses épines le lion souffrant).



JeromeAlchimie_tableau4
L’Alchimie propose un schéma équivalent : c’est parce que la Pierre philosophale a été scellée et isolée du monde dans l’Oeuf philosophal qu’elle a acquis le pouvoir de « guérir » les métaux malades.


Conversion (pour Jonas), Rédemption (pour Jésus), Correction (pour Saint Jérôme), Transmutation (pour l’Alchimiste) : Dürer aurait-il poussé ses réflexions jusque là ? Nous n’en aurons jamais la preuve.

Nous allons néanmoins proposer une interprétation alchimique du Saint Jérôme, sur la base de notre grille de lecture, en commençant par présenter quatre arguments qui militent en faveur de cette possibilité.


Vers une interprétation alchimique

Une postérité alchimique

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version Berlin
L’illustrateur du Splendor Solis s’en est inspiré quinze ans plus tard, pour illustrer une phase de l’Oeuvre III, en recopiant l’étude du Saint avec bon nombre de ses objets (cet argument a été analysé en détail dans 6 La cucurbite de l’Alchimiste).


De A à AD

Melencolia_LettreA Durer Saint Jerome La grand Monogramme

Si Melencolia Prima est bien consacrée à la lettre A et à l’Oeuvre I, il serait logique que la gravure de Saint Jérôme, construite comme nous l’avons vu à la gloire du monogramme AD, héberge, en quatre phases de A à D, une sorte d‘abrégé du Grand Oeuvre.


Des opposés qui s’imbriquent

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg mercure soufre
Le Mercure et le Soufre
Traité de l’Azoth, 1613, Basile Valentin

L’insistance sur les D noirs et D blancs qui s’affrontent ou s’imbriquent – que nous avions noté dans 1 L’ABCD de Saint Jérôme sans pouvoir l’expliquer – prend, dans l’optique dualiste de l’Alchimie de l’époque, un côté Yin et Yang qui n’est pas sans évoquer la relation entre les deux Principes du Mercure et du Soufre, représentés ici par le Dragon (le Volatil) dévoré par le Lion (le Fixe).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude MERCURE SOUFRE
A gauche, le Chien en forme de croissant se réplique dans le D blanc de la Table, dans la barbe, l’étole et l’auréole de Saint Jérôme, ainsi que dans les deux D du sablier : nous partirons de l’hypothèse que tous évoquent le Mercure, principe lunaire dont la couleur est le Blanc.

A droite, de part et d’autre de l’ombre quadrupède, une parenté de posture unit le Lion et Saint Jérôme dont les mains serrent le pupitre comme des griffes, sous sa cape et son galero cardinalice : partons de l’hypothèse que tous évoquent le Soufre, principe solaire dont la couleur est le Rouge et dont le Lion est, dans les illustrations alchimiques, un des symboles les plus courants.

Mélange parfaitement équilibré de Blanc et de Rouge, Saint Jérôme en cardinal apparaît comme un candidat parfait pour illustrer la synthèse philosophale tout autant que la devise de l’alchimiste, Ora et Labora (Prie et Travaille). Seul son statut d’officiel de l’Eglise a dans doute retenu les auteurs et illustrateurs alchimiques d’utiliser ouvertement son image.


Des symboles alchimiques reconnaissables

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude symboles alchimiques
Très présent dans les illustrations alchimiques, le crâne représente la putréfaction, ou bien les résidus à rejeter. La croix quant à elle est un symbole du creuset (voir 7.3 A Noir ). Ainsi la ligne qui, dans une optique chrétienne, fait voir à Saint Jérôme le crâne d’Adam derrière la tête du Christ (flèche bleue) peut s’interpréter, dans un sens alchimique, comme le « caput mortiis« , la scorie qui apparaît en haut du creuset lors de la « crucifixion » que constitue l’oeuvre I.

Le sablier et le chien (en vert) sont deux éléments de Melencolia I qui se retrouvent ici à la même place relative : rappelons que dans le contexte de l’Oeuvre I, nous les avions interprétés comme le Sel double, et le Mercure en cours de fixation.


Douze-Clefs-de-B_Valentin-02
Clé II
Les douze clefs de philosophie de frère Basile Valentin, traictant de médecine métalique (Édtion de Michael Maier, 1628)

Le passage du lévrier au chien domestique fait penser, toutes proportions gardées, au passage des grandes ailles aux petites ailes indiquant ici la perte de volatilité du Mercure.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ecritoires

Ajoutons que les deux écritoires, celui de la fenêtre et celui de la table, sont aussi dans les mêmes positions relatives que la tablette de l’angelot et le livre de la Mélancolie, lesquels représentaient, toujours selon notre interprétation, deux états de la Matière Première durant sa purification dans l’Oeuvre I.

Tout se passe comme si le Saint écrivant (« fixant ») constituait une forme augmentée de l’Angelot, autrement dit du Soufre.


La « cucurbite », objet totalement original qui n’a été conservé dans aucun autre des innombrables Saint Jérôme inspirés de la gravure de Dürer, pouvait être à l’époque immédiatement reconnaissable comme une allusion soit à l’instrument, soit à « l »oeuf philosophique » dont la coction constitue l’Oeuvre III

Le lion, symbole en général du Soufre et du Fixe, intervient également dans les dernières étapes du Grand Oeuvre : par association avec les habits du cardinal, il s’agirait ici du Lion Rouge.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude chapeau spirale
Le chapeau de cardinal, rouge avec ses glands dorés, quelque chose d’à la fois fixe et mobile qui se place à la surface et qu’on attrape par un fil, transpose assez bien la symbolique habituelle de la « pêche au rebis », et du « couronnement du petit Roi » dans l’oeuvre II, telle qu’elle est illustrée par exemple dans le Splendor  Solis.

Spendor Solis Lune Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Comme dans ce dernier, les deux fioles fermées au dessus de la porte du tabernacle pourraient représenter les deux élixirs préparés dans l’Oeuvre III, qui permettent de « réincruder » les sept métaux, ici représentés par les sept lettres ouvertes par le ciseau.


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« Eadem mutata resurgo ». Tombe du mathématicien Bernouilli, 1705 [3].

Enfin la spirale, figure de croissance, de répétition et d’éternité (car elle se modifie en restant semblable à elle -même ) illustre assez bien à la fois le mode opératoire (réitérations, augmentation de poids) et le résultat (pierre philosophale) de l’Oeuvre III.

De manière générale, la lecture de gauche à droite est cohérente avec la progression alchimique, de l’Oeuvre I à l’Oeuvre III.


Une interprétation alchimique d’ensemble

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Sans autre commentaires, voici une interprétation possible dans laquelle le thème de la « Transmutation » se superpose comme un gant – grâce à tous les parallélismes déjà notés – à celui de la « Traduction ».

Deux instantanés de la lumière

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude lumieres
Melencolia I montrait un instant unique, celui de l’apparition :

  • dans le ciel évangélique, de l’Etoile de Noël qui annonce la naissance du Christ ;
  • dans le microscosme alchimique, de l’Etoile du Régule qui signe la fin de l’Oeuvre I (voir 7.5 Le Régule Martial Etoilé)

La gravure de Saint Jérôme montre également un moment privilégié : celui où le soleil projette l’ombre de la croix sur la paroi de la fenêtre, au milieu de reflets fautifs :

  • dans l’interprétation religieuse : Dieu rappelle à la fois le péché originel de l’Homme et le moyen de sa rédemption (la croix) ;
  • dans l’interprétation alchimique : Dieu rappelle à la fois la corruption de la matière première et le moyen de sa rédemption (le creuset).

A l’apparition inaugurale d’une lumière extraordinaire, s’oppose la réitération quotidienne d’une commémoration.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude deux visions
Le Saint (ou l’Adepte) n’ont pas besoin de voir ce rappel : par le chapelet de la prière (ORA), par la balayette du travail (LABORA), ils ont maîtrisé et intériorisé le cycle de La Re-Création, celui de la Traduction, celui de la Transmutation.

C’est en revanche à l’intention du Mort (et du Spectateur profane planté sur le seuil) que tous les jours de toutes les semaines, Dieu réitère son signe cruciforme : il lui montre, au delà des symboles funéraires (la croix d’ombre, le goupillon, le sablier) trois symboles circulaires de l’Espérance : la chapeau de gloire, la calebasse de Jonas et des pèlerins, et la spirale de l’Eternité.


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Références :
[2]  » Lion : Les Philosophes Chymistes emploient souvent ce terme dans leurs ouvrages, pour signifier une des matières qui entrent dans la composition du magistère. En général c’est ce qu’ils appellent leur Mâle ou leur Soleil, tant avant qu’après la confection de leur mercure animé. Avant la confection, c’est la partie fixe, ou matière capable de résister à l’action du feu. Après la confection, c’est encore la matière fixe qu’il faut employer, mais plus parfaite qu’elle n’était avant. Au commencement c’était le Lion vert, elle devient Lion rouge par la préparation. C’est avec le premier qu’on fait le mercure, et avec le second qu’on fait la pierre ou l’élixir. » Dom Pernety, DICTIONNAIRE MYTHO-HERMETIQUE, 1787

[3]  Il n’y pas de trace de cette formule auparavant, mais l’association de la spirale avec la permanence est immémoriale. A cause de sa forme, mais aussi à cause de l’escargot qui hiberne dans sa coquille : les premiers chrétiens en posaient dans les sarcophages comme symbole de la résurrection et de l’immortalité de l’âme.
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Conclusion sur les deux Meisterstiche

9 juin 2018

Comment admettre qu’en partant des gribouillages médiévaux, Dürer ait pu du premier coup produire deux gravures alchimiques aussi sophistiquées, et inventer ex nihilo les procédés de cryptage graphique qui ne trouveront leur plein aboutissement que dix huit ans plus tard avec le Splendor Solis ?

Posons la question en sens inverse : si ce procédé avait dû être mis au point par quelqu’un, quelque part et à une quelconque période, quel meilleur candidat que Dürer, à Nuremberg, et en 1514 ?

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 L’Arc de Triomphe de Maximilien I

Arc de Triomphe de Maximilien

Montage de Arc de Triomphe de Maximilien I

Outre ses trois gravures majeures (Meisterstiche), à quoi s’occupe-t-il cette même année ? Il termine la préparation de son énorme gravure pour l’Arc de Triomphe de Maximilien I [1], bourrée d’emblèmes et de symboles.


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Les « Hieroglyphica » d’Horapollon

Il s’agit d’un texte grec sensé expliquer la signification des hiéroglyphes [2]. Retrouvé un siècle plus tôt, édité pour la première fois en Italie en 1503, il passionnait les humanistes. Or en 1512, à la demande de ce même empereur Maximilien, Pirckheimer en avait commencé une des toutes premières traduction latine, qui ne sera jamais éditée. Son manuscrit, exhumé et édité par Karl Giehlow en 1915 [3], a très probablement été illustré par Dürer. En voici quatre échantillons, typiques de l’ambiance intellectuelle dans laquelle baignaient à cette époque les deux amis.



Durer Horapollo 17

Hieroglyphe 17. Comment ils représentent l’ardeur

« Quand ils veulent représenter l’ardeur, ils peignent un lion. En effet, cet animal a une grande tête, des pupilles enflammées, la face arrondie et autour de celle-ci, des poils rayonnants, à la ressemblance du soleil. C’est pourquoi ils placent des lions sous le trône d’Horus, marquant (ainsi) le trait de ressemblance entre le dieu et l’animal. Le soleil est (appelé) Horus parce qu’il a puissance sur les heures. »


Durer Horapollo 19

Hieroglyphe 19. Comment ils écrivent celui qui veille.

« Voulant écrire celui qui veille, ou bien le gardien, ils dessinent une tête de lion, parce que le lion ferme les yeux quand il veille et les tient ouverts quand il dort, ce qui est le signe qu’il fait bonne garde. C’est pourquoi ils mettent des lions aux serrures des temples pour symboliser des gardiens. »


Durer Horapollo 39

Hieroglyphe 39 Comment ils écrivent l’hiérogrammate (le scribe).

Quand ils veulent écrire différemment l’hiérogrammate, ou le prophète, ou l’embaumeur, ou la rate, ou l’odorat, ou le rire, ou l’éternuement, ils peignent un chien.

  • a) L’hiérogrammate, parce que celui qui veut devenir un parfait hiérogrammate doit s’exercer souvent à la récitation, crier continuellement et avoir un air sauvage, sans montrer de complaisance pour personne, comme les chiens.
  • b) Le prophète, parce que le chien regarde avec plus d’attention que les autres animaux les images des dieux, comme (le fait) le prophète.
  • c) L’embaumeur des animaux sacrés, parce que lui aussi regarde les animaux sacrés, dépouillés et découpés, auxquels il doit rendre les devoirs funèbres.
  • d) La rate, parce que, de tous les animaux, le chien a la rate la plus légère. S’il est touché par la mort ou atteint de la rage, c’est la rate qui en est la cause, et ceux qui s’occupent de cet animal lorsqu’on l’ensevelit deviennent pour la plupart hypocondriaques au moment de mourir ; car en aspirant les exhalaisons du chien ils en subissent l’infection.
  • e) L’odorat, le rire et l’éternuement, parce que ceux qui sont gravement atteints d’hypocondrie ne peuvent ni sentir, ni rire, ni éternuer.


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Hieroglyphe 43. Comment ils représentent la pureté.

Quand ils veulent écrire la pureté ; ils peignent le feu et l’eau, parce que c’est au moyen de ces éléments que l’on accomplit toute purification.


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Bien sûr, le lion, le chien, les fioles et la bougie de Saint Jérôme ne sortent pas directement des Hieroglyphica. Mais ils montrent que l’idée de codage et de cryptage était dans l’esprit du temps. Ainsi une image peut représenter :

  • un autre objet par analogie formelle (Hieroglyphe 17 : la tête du lion ressemble au soleil)
  • un autre objet par analogie fonctionnelle (Hieroglyphe 19 : s’il faut appliquer Horapollon à la lettre, alors le lion qui ouvre les yeux chez Saint Jérôme est aussi endormi que le chien !)
  • plusieurs objets sans aucun rapport entre eux, grâce à des analogies tarabiscotées (Hieroglyphe 39 : le chien polysémique)
  • un concept par ses instruments (la pureté, obtenue par le feu et l’eau).

L’idée de combiner plusieurs emblèmes pour produire une sorte de phrase, à comprendre dans son ensemble, aurait-elle effleuré nos deux compères ?


Pirckheimer

Pirckheimer : Avant-projet pour l' »image secrète » et le panégyrique de l’Arc de Triomphe de Maximilien I

Il nous reste en tout cas de Pirckheimer cette radiographie parfaite du cerveau des génies de Nuremberg : un texte latin truffé de glyphes, dont voici le tableau de décodage par Giehlow :



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Ainsi, en 1514, dans le cercle de Dürer, on se passionne, comme Saint Jérôme, pour une traduction du grec au latin et pour le déchiffrage d’une parole perdue. On s’amuse avec le cryptage graphique au moyen d’emblèmes polyvalents. Cette agitation intellectuelle entre des hommes d’exception a produit deux oeuvres unique, deux rébus graphiques d’une ambition aussi démesurée que l’Arc de Triomphe de Maximilien :

  • Melencolia I : un carré magique visuel,
  • Saint Jérôme : un tableau d’emblèmes.

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Références :
[1] On peut trouver les 36 gravures composant ce portail colossal sur http://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=SearchResult&VBID=2CO5PC76VFP9A
[3] Karl GIEHLOW, « Die Hieroglyphenkunde des Humanismus in der Allergorie der Renaissance… », in Jahrb. der kunsthist. Sammlungen des Allerh. Kaiserhauses, t. XXXII, Wien u. Leipzig, 1915 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1915/0005/image?sid=1697a6c3af99e3f0b670403a4e6533c1