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Le secret des soeurs Duvidal

23 juillet 2018

Dans lequel une énigme de l’histoire de l’art se trouve résolue par un lecteur de ce blog.

La femme au Turban

Autoportrait Julie Duvidal
Autoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts

Julie Duvidal, élève  de Gérard, puis plus tard de David, a peint cet autoportrait prometteur à l’âge de 22 ans.



vigee-lebrun 1794 Aglae de Gramont, duchesse de Guiche by Louise Elisabeth

Portrait d’Aglae de Gramont, duchesse de Guiche
Élisabeth Vigée-Lebrun, 1794, Collection privée

Turban et étoffes aux couleurs vives n’avaient pas attendu le XIXeme siècle pour entrer dans la panoplie des coquettes, comme en témoigne ce portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun, réalisé à Vienne où avaient émigré à la fois la modèle et la peintre.


la_grande_odalisque Ingres expose Salon 1819
 La grande odalisque (détail)
Ingres, 1814, Louvre, Paris
Cliquer pour voir l’ensemble

Mais il est vrai que c’est sous l’Empire que l’orientalisme prend véritablement son essor : la Grande Odalisque, peinte pour Caroline Murat en 1814 mais non payée pour cause de changement inopiné de régime, fut exposée par Ingres au Salon de 1819, donc à quelques mètres du portrait de Julie Duvidal.

Mais celle-ci s’est sans doute plutôt inspiré de l’autre tendance du turban ingresque : celui du revival raphaélien.


Jean_auguste_dominique_ingres_raphael_and_the_fornarina 1814 Fogg Art museum detailRaphael et la Fornarina (détail)
Ingres, 1814, Fogg Art museum
La_Fornarina_by_Raffaello Palais Barberini, 1518-19 Rome detailLa Fornarina, Raphaël, 1518-19, Palais Barberini, Rome

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Pour le salon de 1814, Ingres avait redonné vie au personnage le plus impudique de Raphael, la Fornarina vêtue de son seul turban, tout en concentrant le sex-appeal sur l’épaule et sur le regard souriant se retournant vers le spectateur.


vigee-lebrun_1800 Ermitage
Autoportrait, Elisabeth Vigée-Lebrun,1800, Ermitage, Saint Petersbourg

Mais même sans référence à Raphaël, le turban avait déjà valeur d’attribut de la Peinture, plus précisément de la Femme peintre : dans cet autoportrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun, il exalte à la fois l’habileté et la beauté de l’artiste.


Madame_de_Stael par Gerard apres

Madame de Staël,
Gérard, après 1810, Château de Versailles

Une autre célèbre porteuse de turban était Madame de Staël, qui en avait fait son accessoire fétiche. La mode de cet accessoire, venue de Grande-Bretagne, s’était popularisée depuis les années 1790.

On ne connait pas précisément la date de ce portrait, mais il aurait pu être peint après 1817 [0], et Julie aurait donc pu le voir dans l’atelier de son maître.


adrienne de carbonnel de canisy gerard 1824 coll privee

Adrienne de Carbonnel de Canisy,  Gérard, 1824, collection privée

Lequel, à son tour, se souviendra sans doute de la composition de Julie, pour ce portait réalisé cinq ans plus tard.


sb-line

Ainsi le portrait enturbanné de la jeune Julie revendique un triple patronage :

  • celui des coquettes de l’Ancien Régime,
  • celui des meilleurs peintres, hommes et femmes, d’antan et d’aujourd’hui,
  • et celui, intemporel, des jolies femmes culottées et sûres de leur charme.



Le salon de 1819

Sainte Clotilde

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 48
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819, p 48

Au Salon de 1819, le morceau de bravoure de Julie n’était pas son autoportrait, mais un sujet propre à séduire catholiques et royalistes : celui de Sainte Clotilde, vénérée pour avoir converti Clovis à la vraie foi. Julie avait tapé juste car le tableau fut aussitôt acheté par Louis XVIII et se trouve encore accroché sur les murs de l’Assemblée Nationale.

Ce tableau avait reçu un accueil très favorable des condisciples de Julie, les autres élèves de David, comme en témoigne leur compte-rendu du Salon de 1819 [1] :

« Nous opposerons à cette critique une production de Mlle Duvidal. Clotilde , reine de France, assise près du berceau de son second fils mourant , élève vers le ciel ses yeux pleins de larmes, pour implorer sa guérison. Sa main maternelle presse celle de son enfant, presque inanimé ; l’espoir renaît sur sa belle et noble physionomie : elle aperçoit un rayon céleste, présage du succès de sa prière. Ce tableau , simple dans sa composition , d’une belle couleur et d’une facile exécution , décèle le germe d’un grand talent. Les détails et les draperies sont soignées; le velours vert des vêtements de la reine est d’un très- bon effet. Nous croyons cependant devoir rappeler à cette jeune artiste qu’il n’y a point de couleurs dans l’ombre, et que si l’on oublie ce principe , l’effet de la lumière est nul ; elle aurait dû rompre le ton du velours de la robe, qui n’est point éclairé , et qui parait cru; mais que de droits acquis à l’indulgence dans presque toutes les autres parties du tableau ! « 


Portraits de Mlles **

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173

Mais la mention qui nous intéresse ici se trouve dans la partie « Suppléments » du catalogue : qui sont ces demoiselles anonymes, et s’agissait-il d’un double portrait , ou de deux pendants ?

La lettre des élèves de David nous donne immédiatement la moitié de la solution :

« Nous ne devons point oublier deux charmants portraits de femmes, par le même auteur ; nous avons surtout admiré celui dont la tête est coiffée d’un turban rouge. Il est ressemblant, car nous en avons reconnu l’aimable original. L’artiste promet de parcourir avec succès cette carrière qui n’est pas sans mérite et sans difficultés. « 


Autoportrait Julie Duvidal Point Interrogation

Ainsi, la femme au turban rouge, l‘ »aimable original » reconnu par ses condisciples, était accompagnée au Salon de 1819 d’une autre demoiselle Duvidal : un tableau dont presque aucune trace ne subsiste, hormis cette mention au catalogue.


Les soeurs Duvidal

Julie DUVIDAL DE MONTFERRIER Drolling date inconnue LouvreJulie Duvidal de Montferrier, dessin de Drolling, début XIXeme Zoe Jacqueline DUVIDAL DE MONTFERRIER Dupre 1824Zoë Jacqueline Duvidal de Montferrier, dessin de Dupré, 1824

Cabinet des Dessins, Louvre, Paris

Cette demoiselle qui figurait dans l’autre tableau ne peut être que sa soeur chérie Zoë, âgée de 18 ans à l’époque, et dont ce dessin nous restitue l’image quelques années plus tard. Un ouvrage passionnant a reconstitué récemment, dans le détail, la vie des des soeurs Duvidal, d’après les nombreux documents restés dans la famille Hugo [3]


Julie_Duvidal_de_Montferrier Gerard 1830 Hauteville HouseJulie Duvidal de Montferrier, Gérard, 1826, Hauteville House Leopold Robert Paysanne de la campagne de Rome 1824 Museedu LouvrePaysanne de la campagne de Rome (Zoë Duvidal), Léopold Robert, 1824, Musée du Louvre

Les soeurs Duvidal ont également servi de modèle à des peintres de leur entourage :

  • Gérard a peint son élève Julie, envers laquelle il éprouvait certainement une tendre inclination ([3], p 96 )
  • Léopold Robert, compagnon de voyage des deux soeurs en Italie, a déguisé Zoë en paysanne romaine ([3], p 156 ).


Duvidal_de_Montferrier_-_Abel_Hugo_1830 Chateau de VersaillesAbel Hugo, Julie Duvidal de Montferrier, 1830, Château de Versailles Pierre-Charles_Alexandre_LouisPierre-Charles Alexandre Louis [2]

Julie épousera en 1826 le frère aîné de Victor Hugo, Abel.

Zoë, moins brillante que sa soeur, épousera en 1835 un médecin célèbre, dont elle n’aura pas d’enfant.


Un lecteur de ce blog nous a communiqué un document inédit, qui lève un coin du voile sur le pendant perdu, tout en ouvrant de nouvelles questions.

Le pendant perdu

Pendants expose en 1819 Duvidal
Portaits de Mlles Julie et Zoë Duvidal,
Gravure de Rose Maury, Collection privée,
Photo copyright Gladysz Nicolas

Cette gravure comporte une erreur de date : « Salon de 1818 » au lieu de 1819 ; l’abréviation « ips p » (ipse pinxit) confirme que la femme au turban, à gauche, est bien l’autoportrait de Julie Duvidal ; mais le nom de la personne de droite n’est malheureusement pas précisé.

Julie a respecté ici plusieurs conventions des pendants :

  • symétrie des attitudes ;
  • opposition intérieur/extérieur (à gauche dans une grotte, à droite devant un arbre) ;
  • contraste cohérent des couvre-chefs : le turban d’intérieur, le chapeau pour sortir ;
  • contraste entre le décolleté et l’habillé.

En se positionnant à gauche, Julie adopte la position dévolue à l' »homme » dans les pendants de couple (voir Pendants célibataires : homme femme) et se place donc implicitement en position de protectrice par rapport à sa soeur cadette.

La gravure n’a pas de date, mais nous allons pouvoir l’évaluer approximativement en nous intéressant à la biographie de la graveuse : Rose Maury.


Une enfant prodige

En 1895, une anecdote amusante de la vie du ministre Victor Duruy éclaire les débuts de l’artiste [4] :

« En 1867, étant ministre de l’instruction publique, il fut à Lectoure inaugurer le collège. A l’issue de la solennité, comme il attendait, à la gare, l’heure du départ pour Paris, il aperçut une fillette de cinq ans, la fille du chef de gare, qui, un cahier à la main, crayonnait une esquisse. Que faites-vous là, mon enfant? lui demanda Victor Duruy. – Votre portrait, monsieur. – Vraiment! voudriez-vous me le montrer? – Avec plaisir. Et la petite remit au ministre sa silhouette très ressemblante, qu’il emporta.
Peu de temps après, Victor Duruy s’intéressant à cette Nelly Jacquemard en herbe, fit nommer le père à un poste voisin d’une grande ville, où la jeune artiste put se fortifier dans l’art du dessin. Cette enfant n’était autre que Rose Maury qui, après avoir été lauréate remarquée aux beaux-arts, poursuit actuellement sa carrière en collaborant à divers journaux illustrés parisiens. »

Ce qui nous donnerait une naissance en 1862.


Le fille du chef de gare

D’après le Le Journal de Toulouse, elle serait plutôt née en 1860 [4a].

Le Catalogue illustré de l’Exposition des arts incohérents de 1886 nous indique qu’elle est née à Avignonet. On l’y retrouve bien, non pas en 1862 ni en 1860, mais le 26 mars 1858, fille du Chef de Gare d’Avignonet.

Mlle Maury avait l’art de se rajeunit auprès des journalistes !

Nous la retrouvons à la gare de Villefranche de Lauragais, tout près d’Avignonet, où elle vend un recueil artisanal de ses gravures réalisées alors qu’elle n’avait que douze ans [5].

Il semble donc que son père, qui sera nommé plus tard chef de gare à Pamiers, soit resté à Avignonet (qui n’est qu’à 40 kilomètres de Toulouse) pendant toute l’enfance du prodige : l’anecdote avec Victor Duruy, fausse pour la date, semble donc également fausse pour le fond (Victor Duruy, mort en 1894, ne pouvait pas démentir).


L’étudiante appliquée

En 1875, elle peint un tableau sur l’Inondation de Toulouse et une « Sainte Vierge bénissant le monde » donnée à l’Eglise d’Avignonet [5a]. En 1876, elle monte à Paris, à l’Ecole Nationale de dessin, où elle obtient un premier prix de dessin d’après nature et un premier prix de dessin d’académie [6]. En 1877, elle y termine ses études en remportant onze nominations, huit premiers prix et la médaille d’or donnée par le ministre des Beaux-Arts [5a].Elle a moins de succès en 1878 au concours organisé par l’Union Centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie (2e mention ex-aequo), dont le sujet était à vrai dire peu stimulant : Décoration d’un écran-rouleau en développement, demi-grandeur d’exécution.


Rose Maury Toulousaine 1878
Toulousaine, Rose Maury, 1878.

De cette même année date sa première gravure imprimée [7] : cette Toulousaine dans laquelle on aimerait reconnaître un autoportrait.

Il faudra attendre les années 1883-85 pour la retrouver assez régulièrement comme caricaturiste de presse, notamment dans le Journal amusant. L’essentiel de sa carrière se fera ensuite dans les illustrés pour enfants, notamment la Semaine de Suzette.  En 1899, elle est nommée Officier d’Académie (L’Express du Midi, 8 juin 1899).


La protégée de Léopold Hugo

Leoplod Hugo par Rose MauryAutoportrait gravé par Rose Maury, Hauteville House
Leopold Armand Hugo rectoCollection particulière Photo copyright

Le comte Léopold Armand Hugo

Le fils de Julie Duvidal et d’Abel Hugo, le comte Léopold Armand, était un grand original : ingénieur des Mines, inventeur de concepts mathématiques lourdement hugocentrés (les hugodomoïdes, la théorie hugodécimale), il se piquait également d’être sculpteur et graveur. On ne sait pas quand ni comment il a sympathisé avec Rose Maury, mais il lui a commandé plusieurs gravures à partir de ses propres oeuvres. Peut-être cette jeune méridionale sans le sou, enfant prodige et artiste méritante, lui rappelait-il son propre génie et la carrière de sa mère ?


Date probable de la gravure des pendants

Pendants expose en 1819 Duvidal

Photo copyright

En 1880, Léopold fit plusieurs dons à différents musées. A l’Ecole des Beaux Arts, , probablement la même année, il donna l’Autoportrait de sa mère Julie, morte en 1865. L’autre pendant du Salon de 1819, le portrait de Zoë, avait dû être offert à celle-ci, puisque Léonard l’aurait inclus dans le même don s’il l’avait eu en sa possession. A la mort sans enfants de Zoë en février 1880 (après son mari en 1872), il est probable que son portait ait été récupéré par le troisième enfant de la fratrie, Jean-Jacques Armand Duvidal, passant ainsi dans la famille des marquis de Montferrier.

Il est possible que ce soit à l’occasion de cette donation que Léopold ait commandé la gravure à Rose Maury, afin de garder le souvenir des deux pendants (tout en se trompant d’un an sur la date). Mais en 1880, celle-ci n’avait que 22 ans et était pratiquement inconnue.

Il est donc plus probable que ce soit dans les années suivantes qu’il ait rencontré Rose. Celle-ci aurait donc réalisé la gravure sans avoir sous les yeux le portrait de Julie, ce qui pourrait expliquer certaines »erreurs » manifestes :


Autoportrait Julie Duvidal Portrait Julie DuvidalPhoto copyright

Le turban est plié différemment, le décolleté est plus généreux et le manteau s’arrondit en une sorte de corolle très différente de l’original.


Le pendant retrouvé (SCOOP !)

Autoportrait Julie DuvidalAutoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts ortrait of a Young Woman (Sister of the artist, Zoe Jacqueline Duvidal de Montferrier)National Museum of Women in the Arts, don de Wallace and Wilhelmina Holladay , Photo Lee Stalsworth

Le portrait de Zoé, dont on ne connaissait qu’une reproduction en noir et blanc dans un livre de 1951 [7a] , vient d’être légué en 2021 au NNWA. Le pendant se révèle plein de vie et d’expression : les deux soeurs se retournent vers le spectateur, l’une légèrement de face, l’autre légèrement  de dos. L’aînée, l’originale, campée dans sa grotte romantique , arbore le costume oriental qui justifie son décolletté ; la cadette, la sage, se promène en habit bourgeois, le chapeau orné de fleurs et le cou d »une corolle de dentelle.

Capture

Le portrait de Zoë, attribué à Gérard, était donc resté dans la famille du marquis de Montferrier.


Portait de sa soeur Zoe, par Julie Duvidal de Montferrier, 1819 localisation inconnue Portrait Zoe Duvidal

On se perd en conjectures sur l’écart, encore plus grand que dans le cas de Julie, entre le tableau et sa retranscription par Rose Maury. Il semble impossible qu’elle ait eu les portraits sous les yeux. Probablement a-t-elle travaillé d’après les souvenirs de Léopold, plus frais dans le cas de Julie, plus éloignés dans le cas de Zoë (le marquis de Monrferrier, officier de cavalerie, ne se trouvait peut être pas à Paris à l’époque).


Portrait Julie Duvidal inverse Portrait Zoe Duvidal

Sans doute Rose a-t-elle reconstitué le portrait de Zoë en décalquant celui de Julie , ce qui expliquerait la symétrie un peu lourde  que dégagent les pendants gravés.


Connaissant le portrait de Zoë, nous pouvons maintenant remonter le temps à la recherche d’antécédents à son chapeau, tout comme nous l’avons fait pour le turban de Julie.



La femme au chapeau

LOUIS BOILLY PORTRAIT OF MADAME SAINT-ANGE CHEVRIER IN A LANDSCAPE 1807 Nationalmuseum Stockholm
Portrait de Madame Saint-Ange Chevrier dans un paysage
Louis Boilly, 1807, Nationalmuseum Stockholm

Douze ans auparavant, sous l’Empire, la mode est encore aux longues robes à l’antique. Pour sortir se promener, cette jeune personne a pris un chapeau de paille orné d’une plume.


vigee-lebrun-marie-antoinette-a-la-rose-1783Portrait de Marie-Antoinette en gaule
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, National Gallery of Art, Washington
vigee-lebrun-marie-antoinette-1783Portrait de Marie-Antoinette à la rose
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, Château de Versailles

En 1783, Marie-Antoinette avait déjà arboré le chapeau de paille fine à larges bords (dit « à la jardinière », « à la laitière » ou « à la bergère ») et la « gaule », simple robe de mousseline ou de percale, dans ce tableau qui fit scandale au Salon de 1783 : cette tenue d’intérieur était jugée trop intime pour un portrait de la Reine. Mme Vigée-Lebrun le corrigea incontinent en un portrait plus officiel.


vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, LondresAutoportrait au chapeau de paille, Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, National Gallery, Londres vigee-lebrun-duchesse-de-polignac-1782-htLa Duchesse de Polignac Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, Château de Versailles

La mode du chapeau de paille avait été lancée l’année d’avant par Madame Vigée-Lebrun elle-même, aussitôt imitée par les autres dames de la cour.



rubens-le-chapeau-de-paille-ou-suzanne-fourment-1622-25 National Gallery, Londres

Le chapeau de paille, Rubens, 1622-25, National Gallery, Londres

Cet autoportait promotionnel lui avait été inspiré, selon ses dires, suite à une visite à Anvers où elle avait contemplé ce célèbre portrait de Rubens :

« Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens ; son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil, et peut-être faut-il être peintre pour juger tout le mérite d’exécution qu’a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit et m’inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main. » [8]



Au travers des régimes

Pendants expose en 1819 DuvidalPhoto copyright

Dans ce pendant très original, qui respire toute l’ambition de la jeunesse, nous sommes maintenant à même de percevoir l’intention qui devait être évidente pour les contemporains : après la Révolution et l’Empire, renouer avec une certaine esthétique d’Ancien Régime.


vigee-lebrun_1800 Ermitage vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, Londres

Que ce soit pour le turban ou pour le chapeau de paille, il est clair que Julie Duvidal de Montferrier se place délibérément dans la continuité d’une Vigée-Lebrun dont les tableaux, en particulier les portraits de Marie-Antoinette, avaient été après 1815 réhabilités et ré-accrochés au Louvre, à Fontainebleau et à Versailles.

La carrière de Julie s’inscrit dans la phase de remontée sociale d’une famille auparavant riche et influente sans sa province du Languedoc, et qui avait tout perdu au moment de la Révolution. Pour ceux qui désirent prolonger cette lecture par un panorama des ancêtres et aux descendants de Julie, voir Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier .




Références :
[0] « Le portrait à turban par Gérard, composé depuis la mort, mais d’après un parfait souvenir. » Sainte Beuve, Portraits, Tome III, 1836, p 120
[1] Lettres à David, sur le Salon de 1819 . Par quelques élèves de son école. Ouvrage orné de vingt gravures, p 191 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62304479/f223.item.r=Duvidal
[2] Source : Fielding Hudson Garrison, An introduction to the history of medicine: with medical chronology, bibliographic data, and test questions London & Philadelphia, W.B. Saunders, 191 https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Charles_Alexandre_Louis
[3] La belle-sœur de Victor Hugo, Caroline Fabre-Rousseau, 2017
[4] Le Voleur illustré : cabinet de lecture universel , 3 janvier 1895 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6282038z/f17.texteImage
[4a] Le Journal de Toulouse du 15 août 1877 annonce sa Médaille d’Or : « La victorieuse d’hier est une jeune fille de dix sept ans ».
[5a] Histoire des Ariégeois (comté de Foix, vicomté de Couserans, etc.) De l’esprit et de la force intellectuelle et morale dans l’Ariège et les Pyrénées centrales. Avec eaux-fortes de Chauvet, par Henri Duclos, 1886, TOME XI, p 261
[6] Les Gauloises : moniteur mensuel des travaux artistiques et littéraires des femmes, 1876
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k123987p/f22.image.r=%22rose%20maury%22?rk=21459;2
[7] L’Illustration nouvelle par une société de peintres-graveurs à l’eau-forte : deuxième partie : dixième année, dixième volume : 1878
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85276055/f37.item
[7a] French painting. 12 colour plates and 139 photogravure plates. Introductory note by Geoffrey Grigson, by Taylor, Basil, London, New York, Thames and Hudson, 1951

La cage hollandaise

1 juillet 2018

La cage à oiseaux signale bien souvent, dans la peinture hollandaise, un lieu ou une scène de débauche (du verbe vogelen, copuler , formé sur le mot vogel : oiseau).

Trois exemples chez Bosch, chez le Monogrammiste de Brunswick, et chez Jan Steen.



Bosch

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam

Le colporteur
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce panneau, autrefois séparé en deux moitiés, constituait les volets extérieurs d’un triptyque aujourd’hui démembré en quatre morceaux [1]. Sa signification a été très discutée, mais tout le monde s’accorde désormais à reconnaître dans la maison de gauche un bordel identifiable à de nombreux indices.

 

Un bordel

Histoires de la vie de Ste Agnes, anonyme flamand XVeme, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (detail)

Histoires de la vie de Ste Agnès, anonyme flamand XVème, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (détail)

L’enseigne « Au cygne blanc » identifie clairement le bordel auquel la Sainte est condamnée à être livrée. Le cygne a « les plumes de la couleur de la neige, mais sa chair est noire ; au sens moral, la neige sur les plumes désigne le faux-semblant, qui recouvre la chair de noir, parce que le faux-semblant voile le péché de la chair. » [2] .


St Jerome Follower_of_Jheronimus_Bosch Musee du Nord Brabant, Hertogenbosch detail

 

St Jérôme, Suiveur de Bosch, Musée du Nord Brabant, Hertogenbosch
Cliquer pour voir l’ensemble

Plus directement, au XVIème siècle, les prostituées étaient nommés des swaentje (cygnes). A remarquer ici le chieur qui se soulage à l’extérieur.


Le fils prodigue chasse par les prostituees gravure Karel van Mallery d apres Bernardino PasseriGravure de Karel van Mallery  d’après Bernardino Passeri, vers 1600 Le fils prodigue chasse par les prostituees Gravure Crispijn de Passe the Elder after Maarten de Vos 1600Gravure de Crispijn de Passe le Vieux,  d’après Maarten de Vos, 1600

Le fils prodigue chassé par les prostituées  

Outre le cygne ou le coq blanc, la cage à oiseaux suspendue à la porte identifiera longtemps les bordels des Pays-Bas.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail
La maison du Colporteur de Bosch arbore à la fois l’enseigne Au cygne blanc et la cage, hébergeant ici une pie.

Le soldat à l’épée flatteuse et à la lance démesurée, le pisseur en liquette et les culottes mises à sécher sur la fenêtre complètent ce florilège paillard…

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam pot sur toit
…tout comme les trous ouverts dans la toiture, ou le pot chevauchant le bâton, ou le fût dégorgeant sa bière.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail truie coq
Auxquelles s’ajoutent deux images de l’intempérance et de l’appétit sexuel insatiable: la truie se goinfrant avec ses porcelets, le coq grimpé sur le fumier.

 

Le colporteur

A la fin du Moyen Age, le motif du colporteur attaqué par un chien est courant [3], et sa figure est ambivalente.

 

Colporteur vole par des singes Pieter van der Heyden d apres Pieter Bruegel 1562

Un Colporteur volé par des singes, Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel, 1562

Côté négatif, il transporte dans son panier toutes les tentations du monde, que caricaturent ici les singes qui suspendent ses bibelots aux branches, déballent les guimbardes, s’emparent d’un tambour ou de petits chevaux, regardent dans les lunettes ou le miroir, mettent des chaussettes, pissent dans son béret ou lui reniflent les fesses.

 

Côté positif, il peut représenter le pécheur, que son humilité ramène à la repentance.

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam miroir patte
Peut être est-il déjà venu dans le bordel, vendre un miroir à ces dames ou chiper un de leurs porcelets [4] .

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chien
Mais le pansement sur son mollet suggère que, s’il s’est déjà fait mordre, cette fois il passe son chemin. Ses pieds diversement chaussés d’un soulier et d’une pantoufle sont chez Bosch un symbole de la déraison, mais aussi des aleas de la fortune [5] .

 

La Cuisine grasse,1563 Pieter Bruegel

La Cuisine grasse,1563, Pieter Bruegel

Ici, c’est un pauvre musicien qui est chassé du festin sans avoir pu remettre sa galoche, tandis qu’un porcelet lui mord le mollet.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam haut
Le foulard troué par où s’échappent des cheveux blancs, la cuillère prête pour toutes les marmites, la fourrure d’animal qui sèche, l’alêne avec sa boucle de fil piquée dans le chapeau, indiquent la précarité mais aussi la débrouillardise. Moins ostensiblement phalliques que l’épée et la lance du soldat, le poignard et le bâton soulignent qu’il sait défendre sa bourse contre les dangers du chemin.

 

Nativite_Campin_BonneVolonté_Bergers

Nativité, Campin, Musée des Beaux Arts de Dijon (détail)

Certains ont prétendu [6] que le foulard sur le tête prouvait que le chapeau appartenait à une autre personne, et donc que le colporteur était un voleur qui l’avait dérobé à un cordonnier (à cause de l’alène). Or le chapeau passé par-dessus le foulard était courant chez les personnes travaillant à l’extérieur, tels que les bergers.


Jardin des delices panneau central detail chouette Jardin des delices panneau central detail mesange

Jardin des Délices, panneau central, 1494-1505, Prado, Madrid (détails)

Le motif de la mésange charbonnière suspendue la tête en bas résulte sans doute d’une observation naturaliste plutôt que d’une symbolique complexe. Quant à la chouette, elle est si fréquente chez Bosch qu’il est vain d’espérer lui donner une interprétation univoque.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chouetteLe Colporteur (détail) saint-jerome-in-prayer-gand detailSaint Jérôme en prières, Bosch, vers 1505, Musée des Beaux Arts, Gand
Cliquer pour agrandir

Néanmoins lorsque les deux sont réunies, l’une étant le prédateur de l’autre, on peut supposer une connotation négative : l’âme guettée par les tentations nocturnes (Saint Jérôme) ou le voyageur guetté par les périls (le colporteur).

 

Le chariot de foin 1515 Hieronymus_Bosch Prado detail

Le chariot de foin, Bosch,1515, Prado, Madrid (détail)

Le hibou comme symbole de la tentation s’expliquerait par une méthode de chasse de la fin du Moyen-Age : lorsqu’on tirait sur la ficelle, le hibou battait des ailes, attirant des oiseaux qui cherchaient à le faire fuir, et à l’occasion des jeunes qui étaient englués sur les branches enduites de colle. [5a]



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Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado

Bosch, Le colporteur, vers 1516, revers du triptyque du Chariot de foin, Prado, Madrid

Avant d’aller plus loin dans l’interprétation, il nous faut examiner l’autre Colporteur de Bosch, lui aussi un revers de triptyque, et dans lequel s’opposent clairement la moitié gauche, négative, et la moitié droite, positive :

  • trois soldats attachent à un arbre un voyageur pour le détrousser ; un couple danse devant un berger qui joue de la cornemuse, adossé à un arbre portant une niche votive ;
  • un chien de garde aboie, des moutons paissent ;
  • deux oiseaux noirs ont décharné une carcasse ; un héron blanc boit l’eau d’une mare limpide, dans laquelle nage un canard.


Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado detail pont

L’avenir du colporteur est incertain : va-t-il traverser le pont, ou le faire s’écrouler, comme le suggère la fissure ? Ce qui est clair, c’est que son chemin ne le mène pas vers le gibet destiné aux maraudeurs, ni ne le ramène au paradis bucolique des jeunes gens : vieux et solitaire, il avance sur le chemin périlleux de l’existence.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail croix

A noter que le pré inaccessible est empreint d’une tonalité chrétienne : la niche de l’arbre contient une crucifixion, et dans le dessin sous-jacent on voit une croix plantée sur l’autre rive du ruisseau.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema1
Les deux compositions sont donc largement similaires :

  • une zone négative (en rouge) s’étend du lieu de péché (le bordel, l’embuscade) jusqu’au lieu de la punition (la roue, le gibet) ;
  • une zone positive (en vert) contient une scène paisible : bovin couché et autre bovin minuscule paissant à l’arrière plan, pâtre et couple dansant parmi les moutons ;
  • un chemin (en jaune) conduit le colporteur jusqu’à un seuil, qui ressemble aussi à un obstacle : un portillon de bois, un pont fragile.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

La forme dissymétrique du portillon est typique des campagnes flamandes, et dans un livre d’emblèmes un siècle plus tard, il sera pris comme figure de la Mort  (voir La barrière flamande )  : non à cause de sa forme particulière, mais parce qu’il ferme le chemin.

Ce qui est ici exceptionnel, et que personne a ma connaissance n’a noté, est que le portillon peint par Bosch est une figure impossible (un peu comme le gibet de Brueghel, voir La pie sur le Gibet) : c’est une porte que la main de l’homme ne peut ouvrir.

Les prés verts constitueraient-ils un au-delà inatteignable ?

 

Boeuf

Adoration des Mages, Bosch ou son école, Philadelphie
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Le bovin couché derrière la porte a servi de modèle pour cette crèche : il s’agit donc d’un boeuf.

 

Horae_ad_usum_Pictaviensem_BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS_1460 BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)Horae ad usum Pictaviensem, BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS, 1460, Gallica, BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv) Bosch Le chariot de foin volet droit detailLe chariot de foin, volet droit, detail, Bosch, vers 1516

Dès avant l’époque de Bosch, le boeuf apparaît souvent comme la lente monture de la Mort, ou de celui qui va mourir. Je pense pour ma part que le « boeuf qui se repose en travers du chemin » prend ici une signification particulière : celle de l’alter-ego paradisiaque du colporteur, le ventre plein et déchargé de son fardeau. [7]

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema2
Pour saisir la signification générale, il faut remarquer l’analogie visuelle entre la forme du portillon et celle de la maison. Du coup apparaît une symétrie entre la pie en cage et la pie en liberté. Puis entre les animaux de la basse cour (le chien asservi par son collier, la truie et les porcelets esclaves de leur goinfrerie, le coq content de son fumier) et le boeuf à l’extérieur, libre de se nourrir à volonté dans les prés. Puis encore entre le pisseur coincé contre la palissade, et le colporteur qui tire sa révérence.

Qu’importe à ce débrouillard que le portillon soit impossible à ouvrir, puisqu’il suffit de passer par dessus ? Nous savons maintenant que le colporteur du Prado va à coup sûr traverser sur la pierre fêlée sans qu’elle ne cède, et que celui de Rotterdam va rejoindre le boeuf placide,autre porteur de fardeau, puis continuer sa route à travers près.



Le Monogrammiste de Brunswick et son cercle

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail cage
Une cage accrochée à l’extérieur, dans la cour, attire notre attention

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie droite
On entre dans le bordel par le coin toilette. Deux prostituées se battent au sol, une troisième retient un homme qui voudrait intervenir tandis qu’un autre homme les arrose comme des chiennes.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin

Scène de bordel avec une querelle entre prostituées (Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes)
Monogrammiste de Brunswick , 1537, Gemäldegalerie, Berlin [8]

Au centre, isolé du fond et de l’entrée par des cloisons de planches, voici le coin repas, où on mange et où on fait connaissance.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail couple
Une prostituée se laisse caresser en réclamant un autre verre, par jeu elle a posé sur sa coiffe le béret de son compagnon.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail graffitis
Les cloisons sont constellées de graffittis à la craie, à la sanguine ou au charbon : traits comptant les consommations, symboles de compagnies, devises indéchiffrables.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail gravure
Au centre une grande gravure montre des lansquenets, la clientèle principale du lieu. Au dessous est écrit, avec des D obscènes :

Ce truc fait couler les filles Dat Dinck Dat Di dochter Dalen



Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail penis
El la gravure décollée explicite le truc dont il s’agit, sous forme d’un coq battant des ailes (voir L’oiseau licencieux).

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie gauche
Dans la partie gauche, un colporteur propose des babioles à un couple dans le lit du bas, et à une prostituée qui se penche par la fenêtre de la chambre en mezzanine. Suivi par sa seconde conquête, un jeune clerc en descend avec un air inquiet : la querelle risque de l’empêcher de s’éclipser discrètement.

 

Jan van Amstel (attr) coll privee

Scène de bordel
Attribuée à Jan van Amstel, collection privée

On retrouve ici la cage à oiseau à l’extérieur, avec un client qui paie son entrée (remarquer la trappe de la cave) ; les prostituées arrosées (approuvées par deux chiens qui aboient) ; le clerc qui descend l’échelle (ici très intéressé par la querelle) ; la gravure sur la cloison (ici une Crucifixion). A droite, le coin « cheminée », avec ses saucisses qui pendent et sa marmite qui chauffe, ajoute le plaisirs du ventre à ceux du bas-ventre.

 

Aertsen-ou-Jan-Van-Amstel-ou-Monogrammist-Musee-royal-des-beaux-arts-dAnversAertsen ou Jan Van Amstel ou Monogrammiste de Brunswick, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers Monogrammiste de Brunswick_An_Inn_with_Acrobats_and_a_Bagpipe_Player National GalleryMonogrammiste de Brunswick, National Gallery, Londres

Scène de bordel avec un acrobate et un cornemuseux

L’anecdote amusante (la querelle des pensionnaires) est ici remplacée par la famille de saltimbanques : le père joue de la cornemuse, la mère tient en laisse le chien acrobate (voir le cerceau sur le sol), récompensée par un verre de vin ; et le fils fait un équilibre sur un tabouret renversé.A gauche, un homme montre à un autre le fond d’un pichet vide : geste d’ivrogne que l’on retrouve souvent dans les scènes de bordel ou d’auberge.

Dans la version d’Anvers, la porte à gauche montre un couple qui va passer à l’action (l’homme boit un dernier coup), entre la cage à oiseaux accrochée au mur et la planche à fromages suspendue au plafond, au dessus des saucisses et de la cheminée.

Dans la version de Londres, le couple plus discret va refermer la porte ; la femme tient en main un objet circulaire, dont l’explication va nous être fournie par un autre tableau du Monogrammiste.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort

Scène de bordel
Monogrammiste de Brunswick, 1540 – 1550, Städel Museum, Francfort [9]

Il s’agit en fait d’un jeu de plein air, dit « beugelen », dans lequel on fait passer une balle à travers un cercle planté dans le sol : le couple qui monte vers la chambre du haut le brandit bien sûr de manière métaphorique.

Dans la chambre du bas, un homme pisse dans un pichet : la radiographie montre que, primitivement, il s’agissait d’un moine à capuche.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort gaufres
L’anecdote amusante est ici la fabrication des gaufres.La cheminée est flanquée d’un côté par trois poulets attendant sur le tourne-broche, de l’autre par un jeune homme qui a manifestement un peu trop forcé sur la boisson.

 

Pieter Aertsen Scene de bordel 1556 Museum Mayer van den Bergh

Scène de bordel, Pieter Aertsen, 1556, Museum Mayer van den Bergh

On retrouve la fabrication de beignets pour la fête des Rois (voir la coiffe du jeune homme) dans ce qui pourrait être une scène d’auberge ordinaire, s’il n’y avait la cage à oiseaux devant la porte…

 

Pieter Aertsen Scene de bordel 1556 Museum Mayer van den Bergh detail
… la main de l’homme sur la hanche, et celle de la femme sur la dague éminemment phallique d’un vieillard, lequel regarde avec désespoir le fond du pichet vide..

 

Monogrammist AP_Interieur met verschillende gezelschappen aan tafels (1540) Rijksmuseum, Amsterdam

Intérieur de bordel, Monogrammist AP, vers 1540, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure constitue un florilège des motifs conventionnels qui animent les scènes de bordel :

  • arroser les chiennes enragées,
  • marquer les consommations sur une planche ;
  • regarder le fond d’un pichet vide ;
  • piquer dans une bourse ;
  • jouer au jeu de beugelen (en extérieur).

Mais ici, pas de trace de satire anticléricale : pour justifier le caractère édifiant de la gravure a été rajouté dans les nuages un Christ qui se détourne de ces spectacles repoussants.


sb-line

Dans le même cercle artistique, un peintre a cependant a échappé à ces conventions et mis le décor du bordel au service d’une iconographie très originale dans laquelle un homme ordinaire, un Everyman (Elckerlijc en néerlandais) se trouve aux prises d’une courtisane, ou de deux.


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Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550
Joyeuse compagnie (Lockere Gesellschaft), Jan Sanders van Hemessen, 1545-1550, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Le jeu et la boisson sont les sujets évidents qui occupent les trois personnages du premier plan. Mais nous reconnaissons au fond à gauche, à côté de la cage à oiseaux, un homme qui discute le prix tandis qu’une fille remonte un pichet de la cave. Les trois personnages principaux sont donc un client qui en a assez de boire, une jeune prostituée qui le pousse à consommer en caressant tendrement son épaule et son verre, et une entremetteuse qui semble compter sur ses doigts, hilare, ce qu’elle a déjà gagné.

Mais la rhétorique des mains invite à une lecture moins simple.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 detail verre
Contrairement à ce qu’il semble, l’homme ne tient pas le pied du verre entre ses doigts, mais a posé sa main derrière, à plat sur la table. En haut, la femme effleure d’un doigt habile l’encolure, comme pour la faire vibrer : ce qui ajoute l’Ouïe et le Toucher aux autres sens liés aux plaisirs du vin : la Vue, l’Odorat et le Goût.

Ainsi se noue discrètement, au centre du tableau, un condensé de ce qui est le sujet principal du tableau : la sensualité et son rejet.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 enfant prodique
On a souvent remarqué que les deux saynettes du fond n’obéissent pas vraiment aux règles de la perspective, mais ressemblent plutôt à deux « tableaux dans le tableau ». Ainsi à droite le jeune voyageur richement habillé qui prend des forces en mangeant des oeufs à côté d’une fille dévêtue et de trois servantes, dont une plonge la main dans sa bourse, n’est autre que le Fils prodigue parmi les courtisanes, un sujet très à la mode à l’époque.


Jan_Sanders_van_Hemessen Staatliche
D’où l’idée que l’entremetteuse, juste en dessous, ne compte pas des profits en général, mais bien les quatre filles en particulier qui satisfont tous les plaisirs de l’Enfant prodigue.

Et que, sur l’autre bord du tableau, la main paume en avant de l’Everyman fait un geste d’arrêt destiné non seulement à sa propre libido, mais aussi à l’autre jeune homme qui se profile à l’entrée du bordel.

Ainsi, opposant la main qui dit encore et celle qui dit stop, la main qui tient le pichet et celle qui refuse le verre, le tableau marque l’instant d’une prise de conscience morale où, au centre, la main gauche de l’Everyman objecte au jeu de la sensualité.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art

Joyeuse compagnie, Jan Sanders van Hemessen, 1543, Wadsworth Atheneum Museum of Art

Cette version passablement alambiquée s’éclaircit dès lors qu’on la comprend comme la contraposée de la version de Karlsruhe. La seconde prostituée, en s’introduisant au dessus et à gauche de l’everyman, vient en quelque sorte le prendre en tenaille et lui ôter toute possibilité de fuite vers l’extérieur.



Titre Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art coin haut gauche L
Ce pourquoi la porte ouverte est remplacée par une fenêtre fermée, dont les ferrures obligeamment détaillées symbolisent, probablement, le chrétien cerné par les péchés.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema1
Pour comprendre la signification du tableau, il faut suivre la trajectoire du vin, depuis le pichet qui l’a versé jusqu’à la main qui l’attend…



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art detail verre
…en passant par les marques de consommation sur le chambranle, et le geste habile de la première courtisane, véritable le clou du spectacle, qui transporte le verre en équilibre au bout de l’index.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema2
On comprend bien la génèse de la version de Wadsworth en la plaçant sous la version de Karlsruhe :

  • la prostituée unique se duplique en prêtant sa main habile et sa main enveloppante à chacune de ses avatars (flèches jaunes) :
  • l’everyman conserve presque la même position des mains (flèches bleues) mais, en mimant le geste des deux prostituées (flèches roses), leur signification s’inverse : la main qui disait « stop » se dresse maintenant pour attendre le verre, la main qui refusait de le toucher accepte maintenant se serrer la main de la courtisane ;
  • de ce fait, l’everyman, dont les gestes contrariaient ceux de l’entremetteuse (flèches rouges) se met à lui ressembler (flèches vertes) : il attend le verre comme elle tient le pichet, il serre la patte de la fille comme elle serre celle du toutou.

Du coup les deux animaux à fourrure (le chien sous la table et le chat qui tend la patte vers l’assiette d’artichauts) donnent à voir la véritable nature, servile et vénale, des deux créatures en robe.


Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art turban chapeau
On a noté que le turban et le grand chapeau à l’ancienne étaient complètement démodés en 1540. Pour Bertram Kaschek, ce décalage est intentionnel et donne même une de clés de lecture de ces oeuvres complexes et déconcertantes :

« …les acteurs des scènes de bordel de Hemessen ne sont pas seulement un exemple moral de la séduction sensuelle des êtres humains ; mais la relation entre l’everyman et les prostituées doit également se lire comme une allégorie de l’Art : ces hommes vêtus à l’ancienne et déjà âgés sont des personnifications de la vieille peinture, séduits par les charmes sensuels de la peinture moderne de la Renaissance italienne (illustrée par la jolie hétaïre léonardesque) et tentant – probablement en vain – d’échapper à cette tentation » [10]

 

Jan Steen

A merry couple, by Jan Steen

 
Un joyeux couple
Jan Steen, 1660, Musée De Lakenhal, Leyde

La cage est ici suspendue à un arbre au beau milieu de la campagne sans autre justification narrative que celle d’une enseigne grivoise.

La fermière s’est fait renverser en allant au marché, avec son joug à paniers. Cet accessoire pour dame des champs est représenté avec précision :  creusé afin d’être plus léger, bord de l’échancrure cassé pour adoucir le contact avec les épaules.

Le contenu des  paniers  est également détaillé : un pot béant d’un côté, un canard mort de l’autre, avec son long cou détumescent. Lesquels imagent clairement le résultat de ce qui va se passer, tant du côté féminin que du côté masculin.

Le lapin réveillé dans son terrier se prépare-t-il à entrer ou à sortir ?



Références :
[2] Bestiaire, Ashmole, 1511, coté par Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vagabond_(Bosch)
[3] C’est le refrain d’un poème du XVIe siècle : « un moine et un laïc, un mari et un prêtre, un chien et un colporteur, tout le monde sait qu’ils ne peuvent pas se voir » Cité dans https://nl.wikipedia.org/wiki/De_marskramer_(Jheronimus_Bosch)
[4] L’idée du porcelet volé vient de « Jheronimus Bosch », Par Frédéric Elsig, p 43 https://books.google.fr/books?id=LQzURy5EfbsC&pg=PA43&dq=bosch+vagabond+barri%C3%A8re&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwil2overKrZAhXDVhQKHQUkBncQ6AEIKDAA#v=onepage&q=barri%C3%A8re&f=false
D’autres reconnaissent plutôt une patte de daim (voir http://www.esotericbosch.com/wayfarer/wayfarer.htm) ce qui me semble exclu vu la forme carrée (et non en pointe) du sabot.
Bosch Allegorie de la debauche et du plaisir Yale University Art Gallery, New Haven detail patte
Allégorie de la débauche et du plaisir, Bosch, Yale University Art Gallery, New Haven
Cliquer pour voir l’ensemble
Une patte de cochon réduite à l’os figure comme emblème au dessus de le tente.
[5] THE GOOD THIEF IMAGINED AS A PEDDLER Susan Fargo Gilchrist https://www.jstor.org/stable/23205597?seq=1#page_scan_tab_contents

[5a] Bruyn, Eric de (2001) De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, ‘s-Hertogenbosch: Heinen, pp. 40-41.

« Pour cette chasse… on doit choisir un endroit où il y ait des haies, des bosquets et des buissons ; le choix fait, on fiche un bâton ou un pieu en terre à une distances de vingt-cinq brasses des haies ou du bosquet ; on attache à ce bâton une chouette vivante avec une ficelle longue de trois doigts, et on la place sur une petite cage attachée au bâton, qui doit être élévé de terre d’environ une brasse et demie. Une chouette propre à cette chasse doit être instruite à sauter continuellement de la cage ou du pieu à terre, et de la terrre à la cage ; ce mouvement continuel est nécessaire pour attirer beaucoup d’oiseaux. On doit aussi, pour se procurer une chasse plus abondante, mettre dans la cage un appelant qui, par ses cris, fait approcher les autres que l’on prend avec des gluaux fichés dans des bâtons creux… ces bâtons se posent dans des haies et des buissons, de manière que les baguettes engluées sortent en dehors du côté de la chouette… Si l’oiseleur s’aperçoit que la chouette ne se donne pas assez de mouvement, il la force à sautiller, soit en lui jetant des mottes de terre, soit en lui faisant signe de la main. » Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’économie rurale et domestique, à la médecine, etc, Deterville, 1817, Volume 12, p 241

[6] Voir Elsig, op. cit.
[7] Une autre possibilité serait que le boeuf, symbole habituel de Saint Luc, représenterait ici la chasteté et la continence qu’on attribue quelquefois à cet Evangéliste. L’animal castré comme antithèse du bordel ? Animal de plein champ, il est plus plus simple de le voir comme l’antithèse des animaux de la basse-cour.
[8] Image en haute définition : http://tour.boijmans.nl/en/33401/
[10] Bertram Kaschek « Das kunsttheoretische Bordell. Metamalerei bei Jan van Hemessen »http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/4875/1/Kaschek_Das_kunsttheoretische_Bordell_2015.pdf