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Les pendants de Turner : 1797-1828

27 novembre 2019

Grand virtuose et grand précurseur, Turner nous a laissé des pendants parmi les plus inventifs qui soient. On les connait mal: ils ont souvent été réalisés à plusieurs mois, voire plusieurs années de distance ; et certains, jamais exposés côte à côte, sont passés inaperçus. J’en ai recensé trente en croisant différents ouvrages (mais certains m’ont probablement échappé), et je les ai présentés par ordre chronologique : .

Souvent binaires, ils montrent deux états opposés du monde (Matin/Soir, Mouvement/Repos, Guerre/Paix, Construction/Destruction). Ils s’apparentent souvent à une méthode de déclinaison d’un même motif, plutôt qu’à un packaging commercial : il faut dire que les prix très élevés de Turner ont rapidement rendu ses pendants inabordables.

Commençons par la première époque, encore das la tradition des paysagistes précédents, mais avec la Poésie en plus !


Turner 1797 Vue de Plumpton Rocks Harewood AVue de Plumpton Rocks depuis le barrage (Vers le Nord) Turner 1797 Vue de Plumbton Rocks Harewood BVue de Plumpton Rocks vers le barrage (vers le Sud)

Turner, 1797, Harewood House, Yorkshire

Ces deux huiles, probablement la toute première commande de Turner, ont été faites pour décorer deux portes condamnées dans la bibliothèque du Comte de Harewood, où elles se trouvent toujours. Elles montrent deux vues opposées des mêmes rochers, sur la rive Est d’un lac artificiel orienté Nord Sud.

Turner ne montre pas deux moments de la journée, mais deux moments de la traversée nord-sud, dans l’après-midi, lorsque les rochers sont pleinement éclairés : le départ (avec une seconde barque de promeneurs stationnant près des rochers), et l’arrivée à terre (la seconde barque, toujours arrêtée au même point, servant de pivot entre des deux vues).



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Willem_van_de_Velde_the_Younger,_Ships_on_a_Stormy_Sea_(c._1672) Toledo Museum of ArtsUne tempête se lève (Ships on a Stormy Sea) , Willem van de Velde le Jeune, vers 1672, Toledo Museum of Arts (132 x 192 cm) Turner 1801 Dutch Boats in a Gale (The Bridgewater Sea Piece)Bateaux hollandais dans la tempête : pêcheurs remontant leurs filets à bord (The Bridgewater Sea Piece), Turner, 1801, en dépôt à la National Gallery, Londres (162.5 × 221 cm)

Le tableau a été commandé à Turner par le Duc de Bridgewater pour compléter sa marine de van de Velde le Jeune. Toujours soucieux de marquer sa prééminence aussi bien sur ses contemporains que sur ses prédécesseurs, Turner a choisi un format nettement plus grand, de manière à imposer à son commanditaire de lui réserver un mur entier, plutôt que d’être exposé cote à côte avec le tableau hollandais. Quoiqu’il en soit, au Salon de 1801, le tableau fut considéré comme le meilleur, et fit beaucoup pour la réputation deTurner [1].

Le sujet imposé était donc : la tempête se lève, deux petits bateaux de pêche frôlent la collision tandis que plus loin de grands vaisseaux de ligne, ayant affalé leurs voiles et jeté l’ancre, restent parfaitement stables et à l’abri de l’échouage.

Pour la symétrie, Turner inverse le sens du vent et la direction du soleil. Et il accroît le caractère dramatique par une utilisation virtuose des effets de lumière :

  • le nuage, plus noir, semble poursuivre la voile ;
  • la plage lumineuse d’écume est plus large et le creux des vagues plus profond ;
  • la profondeur est accentuée par le spot de lumière qui vient frapper le dernier bateau à l’horizon, promesse d’éclaircie et de calme.



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Turner 1803 Chateau de Saint Michel Bonneville, Savoy Yale Center for British ArtChâteau de Saint Michel, Bonneville, Savoie, Yale Center for British Art, New Haven (91,5 x 122 cm) Turner 1803 Bonneville, Savoy, with Mont Blanc Dallas Museum of Arts,Vue de Bonneville, Savoie, avec le Mont Blanc, Dallas Museum of Arts (91,5 x 122 cm)

Turner, 1803

Exposés ensemble en 1803 à la Royal Academy, ces deux tableaux montrent le village de Bonneville avec le Mont Blanc à l’arrière-plan.


Bonneville and the River Arve from the Geneva Road, Looking East 1802 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Bonneville et la rivière Arve en regardant vers L’Est depuis la route de Genéve
Turner, 1802, Tate Gallery [2]

Les deux points de vue ont été réalisés d’après ce croquis dessiné par Turner lors de son voyage dans les Alpes en 1802, arrivant à Bonneville depuis Genève.

Dans cet essai précoce, il ne s’agit pas à proprement parler de pendants, mais de deux vues, éloignée et proche, d’un même paysage : Turner reconstitue ainsi, pour son usage personnel, l‘impression qu’il a dû recevoir lors de la première apparition du Mont Blanc à l’horizon. Pour renforcer cette impression de travelling, il a placé à l’arrière-plan du premier tableau le troupeau de moutons, près duquel nous nous trouvons dans le second : même procédé du point fixe que la barque à l’arrêt dans les deux vues de Plumpton Rocks.


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Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll privLa villa de Pope à Twickenham durant sa démolition, 1808, collection privée (91.5 cm par 120 cm) [3] Turner 1809 thomson aeolian harp Manchester Art GalleryLa harpe éolienne de Thomson,1809, Manchester Art Gallery (167 × 302 cm)

Là encore, ces deux tableaux ne sont pas techniquement des pendants (vu leur taille différente) mais des sortes de frères, que leur apparentement étroit justifie de présenter ensemble.


La villa de Pope à Twickenham

Malgré le tollé général, Lady Howe, surnommée à cette occasion la Reine des Goths, avait fait démolir en novembre 1807 la maison du grand poète, se plaignant de son exiguïté et des visiteurs incessants([4], p 105). Turner, qui lui même avait acheté une maison à Twickenham, village près de la Tamise [5], exposa l’année d’après ce tableau vengeur dans sa propre galerie.

Un poème datant de 1808 dit bien son indignation face à cette destruction :

 

Chère Soeur Isis, c’est ta Tamise qui t’appelle
Vois la désolation qui plane sur ces murs.
Les bois dispersés sont couchés sur ma berge
Où s’attardent les rayons scintillants du soir.
Là-bas, Maro britannique chanté par la science, longtemps adoré,
Et par un pays admiratif autrefois révéré.
Maintenant ta grotte paisible a été condamnée à la destruction,
Oublié le saule de Pope vers la terre penché.

Cité par [6]

« Dear Sister Isis tis thy Thames that calls
See desolation hovers o’er those walls.
The scatter’d timbers on my margin lays
Where glimmering evening’s ray yet lingering plays.
There British Maro sung by science long endear’d.
And to an admiring country once reverr’d.
Now to destruction doom’d thy peacefull grott
Popes willow bending to the earth forgot ».



Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll priv detail

Turner a lui même expliqué que le tronc abattu, au premier plan à gauche, était justement ce fameux saule, mort de vieillesse en 1801. Un autre passage du poème – « les bois dispersés sont couchés sur ma berge » attire également l’attention sur ce tronc (le mot « margin » ayant le double sens de berge, pour le fleuve, et de marge, pour le tableau). Il fait aussi allusion aux madriers des échafaudages que l’on voit au loin, dans le bâtiment en démolition dont la charpente a disparu.


Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll priv detail 1

Les trois ouvriers qui marchandent un chapiteau et un fragment de corniche [5], sous l’oeil d’un couple mélancolique, illustrent la dilapidation de l’héritage de Pope.

« Tous ces détails contribuent au profond sens du decorum dans cette oeuvre : nous contemplons la maison morte d’un poète mort, au jour mourant et à la saison de la mort, avec au premier plan un arbre mort qui rappelle le saule mort de Pope. » ([4], p 105)


La harpe éolienne de Thomson

L’année suivante, Turner expose toujours dans sa propre galerie ce second tableau : il s’agit d’une vue idéalisée de la Tamise, avec des ruines et un tombeau imaginaire entouré de trois danseuses (Les Grâces) et de quatre autres femmes (les Saisons) [6]   . L’inscription « Thomson » et la harpe sculptée identifient le tombeau comme celui du poète James Thomson, auteur des « Seasons » et de « An Ode on Aeolus’s Harp (1748) » ; monument imaginaire auquel le poète Morris avait lui-même dédié en 1749 « The Ode Occasioned by the Death of Mr. Thomson », où situe le tombeau dans les bois de Richmond.

Ainsi la rêverie du peintre donne une conclusion visuelle à une chaîne de rêveries de poètes.


Deux tableaux apparentés

Turner a accompagné l’exposition de 1809 par le plus long de ses poèmes [7], qui réunit les deux tableaux et les deux poètes dans une même nostalgie. En voici le début :

Sur la tombe de Thomson, les gouttes de rosée distillent
Des larmes de pitié versées pour le Temple perdu de Pope.
A leur valeur et à leurs vers s’attache encore un souvenir attristé,
Qui ne daigne pas se laisser prendre dans les chaînes de la mode.

On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fane.
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.

Le poème précise plus loin que, depuis les hauteurs de Putney, Thomson pouvait contempler au loin la clairière de Twickenham. En fait, Turner a modifié la topographie de la Tamise pour pouvoir montrer, à l’arrière-plan du tombeau de Thomson, l’emplacement de la maison de Pope [7a].

Ainsi, développant pour les paysages élégiaques de la Tamise la même technique que pour les deux vues touristiques de Bonneville avec leur troupeau de moutons, Turner insère dans les deux tableaux des éléments visuels qui balisent, de l’un à l’autre, le voyage du souvenir.



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Turner 1809 Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J.F. Leicester, Bart. Calm Morning Tate GalleryMatin calme, Tate Gallery Turner, Joseph Mallord William, 1775-1851; Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J. F. Leicester, Bt: Windy DayJour venteux, Tabley House

Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J.F. Leicester, Bart., Turner, 1809 [8]

Le pendant est ici manifeste : les deux tableaux, commandés en même temps, représentent le même coin de campagne à des moments et dans des conditions atmosphériques différents. La vue est prise depuis le lac de Moat, sur lequel le baronnet Sir John Leicester organisait des partys nautiques. Par déférence, le château du commanditaire est représenté ; mais par élégance, sous forme d’une simple silhouette à l’arrière-plan.

L’idée – qui avait déjà fait le succès de Vernet (voir Pendants paysagers matin soir) – de confronter deux états d’un même paysage, était à la fois flatteuse pour le peintre (démonstration d’habileté) et pour le propriétaire des lieux. Turner y reviendra en 1827, toujours sur commande d’aristocrates fortunés (voir plus loin les pendants pour William Moffatt et John Nash)



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Turner 1810 Lowther Castle, Lowther CastleLowther Castle, The North Front, with the River Lowther: Mid-day, Lowther Castle Turner 1810 Lowther Castle - Evening ,Bowes Museum, Barnard CastleLowther Castle – Evening, Bowes Museum, Barnard Castle

Turner, 1809

En attendant, dans la foulée du succès du pendant Tabley, Turner exécute pour Lord Lonsdale deux vues lointaines de Lowther Castle depuis le Nord, confrontant la lumière de midi et celle du soir. De même qu’entre les deux tableaux le temps s’est écoulé, de même la distance avec le château s’est accrue, le peintre reculant de la vallée sur la colline.

Les deux pendants de Lowther Castle nous convient à une promenade immobile.



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Petworth, Sussex, the Seat of the Earl of Egremont: Dewy Morning exhibited 1810 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Petworth, Sussex, the Seat of the Earl of Egremont: Dewy Morning (91,5 x 120,5 cm) Cockermouth Castle exhibited 1810 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Cockermouth Castle (60,5 x 90,0 )

Turner, 1810, Petworth House

L’année suivante le duc d’Egremont lui commande également deux vues de ses deux châteaux, mais de taille différente et ne formant pas pendant. [9]



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Turner 1810 High_Street,_Oxford Ashmolean Museum, OxfordHigh Street, Oxford 1810, Ashmolean Museum, Oxford Turner 1812 Vue d'Oxford depuis Abington Road gravure de John Pye 1818Vue d’Oxford depuis Abington Road, gravure de John Pye, 1818

Le libraire et encadreur James Wyatt a commandé en 1810 et 1812 ces deux vues d’Oxford, dans l’intention des les éditer en gravures. La vue de l’intérieur de la cité est très célèbre pour ses multiples détails, et fait l’orgueil de l’Ashmolean Museum. La vue depuis la campagne existe toujours, ignorée de tous dans une collection privée. Elle est prise vers le Nord, depuis une colline au dessus du village de South Hinksey. [10]


La logique du pendant

Turner 1810 High_Street,_Oxford Ashmolean Museum, Oxford aujoud'hui

Oxford Hifh Street en 1810 et en 2015

Bien qu’on ne connaisse pas ce qui revient aux exigences du commanditaire, ce pendant très réaliste obéit à quelques-uns des principes déjà rencontrés :

  • vue de près et vue de loin,
  • ville animée et campagne calme,
  • matin et fin d’après-midi (d’après la direction des ombres).



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Turner 1814 Le Mont Blanc vu de Fort Rock, Val d’Aoste, Piemont Coll privLe Mont Blanc vu de Fort Rock, Val d’Aoste, Piemont, vers 1814 The Battle of Fort Rock, Val d'Aouste, Piedmont, 1796 exhibited 1815 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La bataille de Fort Rock en 1796, Val d’Aoste, Piemont, 1815, Tate gallery

(Toutes les précisions qui suivent sont tirées de [4] , p 124)

Les deux aquarelles montrent pratiquement le même paysage, une route près du village de Levergogne, le long des gorges vertigineuses de la Doire. La vue sur le Mont Blanc a probablement été réalisée en premier, et la scène militaire conçue l’année d’après, dans l’intention de former un pendant Paix / Guerre relié à l’actualité la plus brûlante. Turner nous montre donc le passage, au même endroit, de l‘armée de Napoléon déferlant à la conquête de l’Italie.

Une « bataille » ironique (SCOOP !)

Turner 1815 The Battle of Fort Rock in 1796 Val d’Aoste, Piemont Tate gallery detail

Il n’y a jamais eu de « bataille » à cet endroit. Le terme s’applique,  par dérision, à l‘assassinat d’un civil, sous les yeux de sa femme tenant son enfant, au pied d’un arbre brisé.

Finalement, en 1815, Trner n’a exposé que le paysage de guerre, accompagné des vers suivants extraits de son grand poème inachevé, The Fallacies of Hope (Les Leurres de l’Espérance) :

La montagne couronnée de neige et d’immenses tours de glace,
Opposaient en vain leurs maigres barrières ;
Vers l’avant, le fourgon se frayait un chemin continuement,
Propulsé comme la Reuss sauvage alimentée par les glaciers natals,
Il roule impétueusement, gagne de la puissance à chaque choc,
s’élevant contre la contrainte ; jusqu’à ce que, tout ayant cédé à sa force de dispersion,
La dévastation élargisse, en bas de la passe,
son cours destructeur. Ainsi, la rapine a régné,
Triomphante ; et des hordes de pillards, exultantes, ont répandu,
Belle Italie, sur tes plaines le malheur.

The snow-capt mountain, and huge towers of ice,
Thrust forth their dreary barriers in vain;
Onward the van progressive forced its way,
Propell’d as the wild Reuss, by native glaciers fed,
Rolls on impetuous, with ev’ry check gains force
By the constraint uprais’d ; till, to its gathering powers
All yielding, down the pass wide devastation pours
Her own destructive course. Thus rapine stalk’d
Triumphant ; and plundering hordes, exulting, strew’d,
Fair Italy, thy plains with woe.


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Turner 1816 Le temple de Jupiter pannellenius reconstitue coll priveeLe temple de Jupiter pannellenius restauré, collection privée (116.8 by 177.8 cm). Turner 1816 Vue du temple de Jupiter pannellenius dans l'ile dEgine Alnwick CastleVue du temple de Jupiter pannellenius dans l’ile d’Egine, Alnwick Castle

Turner, 1816

Le titre à rallonge du second tableau est :

Vue du temple de Panellenius, sur l’île d’Égine, avec la danse nationale grecque de la Romaika: l’Acropole d’Athènes au loin. Peint à partir d’un croquis pris par H. Gally Knight Esq. en 1810

View of the Temple of Panellenius, in the Island of Aegina, with the Greek National Dance of the Romaika: the Acropolis of Athens in the Distance. Painted from a sketch taken by H. Gally Knight Esq. in 1810

Ce pendant spectaculaire oppose :

  • le Temple reconstitué tel qu’il se trouvait du temps des Anciens Grecs, à l’aube et animé par une joyeuse procession de mariage,
  • le même Temple démoli, au crépuscule, avec des grecques d’aujourd’hui exécutant sous le regard de Turcs leur danse nationale (la Romaika, autre nom du sirtaki).

Le titre insiste sur l’Acropole à l’horizon pour des raisons d’actualité : durant l’exposition des pendants, le Comité de la Chambre des Communes se réunissait pour envisager l’achat par Lord Elgin des sculptures de Phidias. [11]



Turner 1816 Le temple de Jupiter pannellenius reconstitue coll privee detail
Dans la même veine, le bas-relief de gauche représente le char victorieux du Soleil, s’ajoutant à la thématique du lever du jour.


Un pendant militant (SCOOP !)

L’inscription ΑΝΝΙΚΕΡΙΣ ΑΡΜΗΛΑΤΗΣ , à côté du bas-relief, est une énigme érudite qui n’a pas inspiré les commentateurs. Il faut dire qu’elle est composée de deux mots grecs très rares :

  • ANNIKERIS a laissé son nom pour avoir racheté Platon de l’esclavage, justement sur l’Ile d’Egine ;
  • ARMELATES est le nom grec de la constellation du Cocher, et semble donc commenter le bas-relief voisin. Mais il se trouve que ce mot signifie aussi le marin.

Or Annikeris, selon une unique source (Claude Aelien, Histoire variée II, 27) aurait justement été marin. 

L’inscription « ANNIKERIS le marin », jouxtant le bas-relief imité de la frise du Parthénon, est donc une invitation à la générosité pour racheter, non pas Platon, mais les marbres de Phidias.


La logique du pendant

Les vers suivants accompagnaient l’exposition :

C’était tôt le matin le plus ; bientôt le soleil,
S’élevant au-dessus d’Abardos, verserait sa lumière
Dans la forêt et avec ses rayons diagonaux
Entrant en profondeur, illuminerait les pins branchus,
Éclairerait leur écorce, teindrait en rouge plus vif
Ses tâches rouille, et jetterait sur le sol
De longues lignes d’ombre, où ils se dressaient
Comme les piliers du temple.

Poème de Robert Southey, Roderic le dernier des Goths (1814)

Twas now the earliest morning; soon the Sun,
Rising above Abardos, pour’d his light
Amid the forest, and with ray aslant
Entering its depth, illumined the branking pines,
Brightened their bark, tinged with a redder hue
Its rusty stains, and cast along the ground
Long lines of shadow, where they rose erect
Like pillars of the temple

Tirés d’une époque et d’un contexte objectivement très différent, ces vers tracent une sorte de parallèle visuel entre deux levers de soleil, dans un sorte de syncrétisme historique rapprochant l’Espagne, sous le joug des Maures, et la Grèce, sous celui des Turcs.

Avec ce pendant militant pour la cause philhellénique, Turner inaugure une conception très personnelle de la peinture de paysage, comme outil de restitution de l’Histoire et de réflexion sur l’essor et le déclin des civilisations. Thème qui allait inspirer plusieurs de ses pendants dans les vingt prochaines années.



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Turner 1815 Dido_Building_Carthage National GalleryDidon construisant Carthage, ou l’ascension de l’Empire carthaginois, 1815, National Gallery, Turner 1817 Le declin de l'Empire carthaginois Tate GalleryLe déclin de l’Empire carthaginois, 1817, Tate Gallery

Les deux tableaux ont été exposés séparément, à deux ans de distance, et la plupart des contemporains (sauf Ruskin) n’ont pas souligné qu’il s’agissait de pendants.


Didon construisant Carthage (soleil levant)

Turner a considéré longtemps le premier des deux tableaux comme le sommet de son oeuvre, souhaitant une fois mort être enterré roulé dans cette toile. Finalement, il la légua à la National Gallery, à la condition qu’elle soit accrochée à côté de l’Embarquement de la reine de Saba de Claude Lorrain, ce qui fut fait [12].

Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail
Les deux mâts qui dominent la rive gauche attirent l’oeil sur deux personnages principaux. D’après l’Énéide de Virgile, la reine Didon, fuyant Tyr avec les cendres de son époux Sychée, trouva refuge sur les côtes d’Afrique du Nord, où elle fonda la ville de Carthage. Le guerrier de dos en face d’elle est probablement Enée, dont elle était amoureuse et pour qui elle se suicidera plus tard.



Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail 3
La composition est trompeuse : la plupart des commentateurs disent que le bâtiment en cours de construction est le Mausolée de Sychée, alors que celui-ci se trouve sur l’autre rive (identifié par l’inscription presque illisible SICHAEO) : il est bâti au dessus du débouché d’un cloaque, signe pour les Anciens de la prospérité et de la perennité d’une cité. L’arbre neuf à côté du tronc mort symbolise l’essor de Carthage à partir de la mort de Sychée ([4], p 162)



Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail 2
Sous le regard de deux jeunes filles nubiles, des enfants jouent à faire voguer des bateaux, présage de la fertilité à venir de cette puissance maritime.


Le déclin de l’Empire carthaginois (soleil couchant)

Le pendant, de taille légèrement différente, a été réalisé deux ans plus tard. Voici son titre complet :

Le déclin de l’empire carthaginois – Rome étant déterminé à renverser sa rivale haïe, exigea d’elle des conditions qui soit pourraient la forcer à la guerre, soit la ruiner si elle s’y conformait : les Carthaginois amollis, dans leur désir excessif de paix, consentirent à donner jusqu’à leurs bras et leurs enfants.

The Decline of the Carthaginian Empire – Rome being determined on the Overthrow of her Hated Rival, demanded from her such Terms as might either force her into War, or ruin her by Compliance: the Enervated Carthaginians, in their Anxiety for Peace, consented to give up even their Arms and their Children


Voici les vers de Turner accompagnant ce tableau dans le catalogue, extrait des Fallacies of Hope :

Au sourire d’espoir illusoire :
La sécurité du chef et la fierté de la mère,
Allaient céder à l’emprise insidieuse du conquérant ;
Tandis qu’au dessus des vagues occidentales un soleil ensanglanté,
En rassemblant la brume formait un signe d’orage
Et de mauvais augure.

At Hope’s delusive smile,
The chieftain’s safety and the mother’s pride,
Were to th’insidious conqu’ror’s grasp resign’d;
While o’er the western wave th’esanguin’d sun,
In gathering haze a stormy signal spread,
And set portentous.’

Le moment historique choisi par Turner est celui, entre la Deuxième et la Troisième Guerre punique, où les Carthaginois, affaiblis par cinquante années de paix, acceptèrent de livrer en otage trois cent de leurs enfants. On voit à gauche les mères accompagnant leurs enfants à l’embarquement, tandis qu’au centre le sol est jonché de symboles de la richesse et des plaisirs qu’on leur a préférés. Sur la gauche, la statue de Mercure, Dieu du Commerce, domine le désastre.


Turner 1817 Le declin de l'Empire carthaginois Tate Gallery detail
Au centre, la couronne abandonnée à côté de la rame rappelle les amours funestes de la reine Didon et d’Enée le navigateur.


La logique du pendant (SCOOP !)

En plus des oppositions classiques entre l’aube paisible et le coucher de soleil orageux, Turner a construit une opposition plus subtile entre le bras de mer ouvert et le canal en cul de sac, sorte de Méditerranée symbolique : d’abord elle protège la liberté de Carthage puis, fermée par les richesses, donne accès à l’envahisseur.



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Turner 1818 a-first-rate-taking-in-stores Cecil Higgins Art Gallery BedfordL’approvisionnement d’un vaisseau de haut-bord (a first rate taking in stores) Turner 1818 Perte d'un Indiaman Cecil Higgins Art Gallery BedfordPerte d’un Indiaman (The Loss of an East Indiaman)

Turner, 1818, Cecil Higgins Art Gallery Bedford ([4], p 143)

Un « first-rate » était un vaisseau de guerre armé de plus de 110 canons. Turner a réalisé cette aquarelle de mémoire et en une journée, à la demande de son patron et ami Walter Fawkes qui souhaitait avoir une idée de la taille d’un tel navire de guerre. L’idée de montrer son approvisionnement vient probablement de la nécessité de souligner le contraste de taille avec les bateaux ordinaires. L’un d’eux bat pavillon néerlandais, détail qui rappelle que le blocus de la période napoléonienne n’est plus qu’un souvenir.

Sur la réalisation de cette aquarelle, on dispose du témoignage extraordinaire de Hawkey Fawkes, le fils aîné de Walter, qui observa Turner durant toute la matinée :

Il commença par verser de la peinture humide jusqu’à ce que <le papier> soit saturé, il déchira, gratta, frotta dans une sorte de frénésie et le tout était un chaos – mais progressivement et comme par magie le ravissant navire, avec toute sa minutie exquise, est venu au monde, et au déjeuner le dessin a été porté en triomphe.

He began by pouring wet paint till <the paper> was saturated, he tore, he scratched, he scrubbed at it in a kind of frenzy and the whole thing was chaos – but gradually and as if by magic the lovely ship, with all its exquisite minutia, came into being and by luncheon time the drawing was taken down in triumph.

Réalisé dans la foulée pour le même commanditaire, la seconde aquarelle montre le catastrophe du Halsewell, un « indiaman » qui s’échoua en 1786 en faisant 166 victimes : naufrage célèbre dont Turner avait entendu parler dans son enfance. Le mat brisé et la vague qui recouvre à moitié le pont montrent qu’il s’agit des derniers instants de l’équipage.


La logique du pendant (SCOOP !)

Il oppose deux scènes paradoxales : le bateau de guerre en paix, le bateau de commerce en lutte contre l’océan. La forteresse flottante, verticale et immense, contraste avec le bateau en perdition, incliné et réduit aux dimensions d’un radeau : contraste qu’accentuent plastiquement la contre-plongée et la plongée.

Plus insidieusement, on peut ranger ce pendant dans la même catégorie « Construction – Destruction » que les pendants d’Egine et de Carthage, réalisés juste avant.
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On a conservé quatre panneaux d’une série inachevée que Turner avait prévu de consacrer à la visite d’Etat du Roi George IV en Ecosse [13] . En appariant ces panneaux  d’après leur taille (ils ont deux largeurs différentes) et d’après la date de la scène représentée, on obtient une série assez plausible, composée de deux « pendants » intérieur / extérieur et repos /mouvement.

George IV's Departure from the 'Royal George', 1822 c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV quittant le Royal George sur sa barge, le 15 août 1822 (75,2 x 92,1 cm) George IV at the Provost's Banquet in the Parliament House, Edinburgh c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV au Banquet du Prévôt au Palais du Parlement, le 24 août 1822,.Edimbourg (68,6 x 91,8 cm)

Turner, 1822, Tate Gallery

Accompagné de nombreux bateaux et se dirigeant vers la flottille qui l’attend à gauche, la barge royale avance, repérée seulement par l’étendard de commandement rouge de l’Admiral of the Red (le plus haut grade de la Royal Navy depuis Trafalgar).

Dans le second tableau, la scène est statique et c’est l’oeil qui parcourt le trajet inverse, depuis le fond de la table où siègent les trois cent convives, jusqu’au dais rouge du roi, au premier plan à droite.

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George IV at St Giles's, Edinburgh c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV à Saint Gilles, Edimbourg, le 25 août 1822 (74,6 x 91,8 cm)
Shipping c.1825-30? by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Shipping c.1825-30? by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Navigation (Shipping) (67,9 x 918)

Turner, 1822, Tate Gallery

Le lendeman matin, nouvelle scène statique où l’oeil repart dans l’autre sens, depuis la chaire au premier plan à gauche jusqu’à la tribune royale tout au fond.

Enfin, le roi va rejoindre le vaisseau-amiral au fond à droite, sur sa barge cette fois frappée de l’Union Jack.



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Turner 1826 Mortlake Terrace Early Summer Morning Frick Collection New YorkTôt un matin d’été, Frick Collection New York, 1826 (93 x 123.2 cm) Turner 1826 Mortlake Terrace NGA WashingtonSoir d’été, NGA, Washington, 1827 (92.1 x 122.2 cm)

Mortlake Terrace : the seat of William Moffatt, Esquire

Ces deux pendants montrent la terrasse de tilleuls qui donnait son nom à la maison (« The Limes », 123 Mortlake High Street) de l’homme d’affaire William Moffatt, sur la rive Sud de la Tamise. Plusieurs croquis préliminaires ont été conservés [14] .


Tôt un matin d’été

Dans la vue vers l’Est, le matin, l’idée est de montrer la maison et la pelouse à contre-jour, seul le fleuve et le haut des arbres étant éclairés par le soleil levant. De ce fait le carré de lumière et les ombres des troncs projetées sur le muret sont totalement factices (le soleil à l’Est se trouvant derrière la maison) : elles ne se comprennent que dans le contexte du pendant, afin de créer une symétrie avec les obliques de l’autre tableau.


Turner 1826 Mortlake Terrace Early Summer Morning Frick Collection New York detail

Un jardinier et son aide ont sorti leurs outils pour tondre (faux, balai et brouette). Deux badauds ont fait halte près du muret.


Soir d’été

La vue vers l’Ouest est en revanche géométriquement exacte, avec les ombres des troncs se déployant en éventail sur la pelouse.


Turner 1826 Mortlake Terrace NGA Washington detail 1

Le jardinier a abandonné son escabeau contre un tronc, une enfant sa poupée sur une chaise une amatrice ses estampes qui sont tombées de la table : les deux se sont précipitées vers le fleuve pour voir passer le cortège du Lord Maire rentrant vers Londres, accompagné de bateaux de plaisance et de barge de travailleurs ([4], p 181) :

de même que la pelouse réunit maîtres et jardiniers, la Tamise transporte, en raccourci, toutes les classes de la société anglaise.


Turner 1826 Mortlake Terrace NGA Washington detail

Deux jours avant l’exposition à la Royal Academy en 1827, Turner (ou un collègue, selon les sources) a rajouté le chien et l’ombrelle, découpés dans un morceau de papier brun et collé sur la toile : cette silhouette noire et bien délimitée attire l’oeil, par contraste, sur l’empâtement blanc qui mord le muret à l’aplomb du cercle solaire, imité symboliquement au sol par l’ombrelle et le cerceau.


Turner 1826 Mortlake Terrace aujourdhui

Mortlake Terrace aujourd’hui



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Turner 1827-28 East Cowes Castle Victoria and Albert MuseumLe départ de la régate (The Regatta Starting for their Moorings), Victoria and Albert Museum (91.4 x 123.2 cm) Turner 1827-28 East Cowes Castle, the Seat of J. Nash, Esq., the Regatta Beating to Windward Indianapolis Museum of ArtsLa régate se battant face au vent (the Regatta Beating to Windward), Indianapolis Museum of Arts

East Cowes Castle, The Seat of John Nash, Esq.
Turner, 1827-28

Les deux tableaux ont été peints pour l’architecte John Nash, qui s’était fait construire le château néo-gothique de East Cowes Castle sur l’Ile de Wright. Château dont la silhouette apparaît fictivement à l’arrière-plan des deux tableaux. On note également dans les deux la silhouette imposante du trois-mâts royal, sans drapeau puis drapeau hissé.

En 1827, Turner avait visité East Cowes Castle et avait observé les courses annuelles du Royal Yacht Club. Depuis la côte et un navire de guerre amarré dans la Manche, il avait réalisé soixante-dix dessins et huit croquis à l’huile de la régate, technique laborieuse qui a abouti à ces deux tableaux seulement.[15]

L’idée est de comparer

  • le départ de la course, dans le calme du port au matin,
  • l’arrivée à son but (la bouée), en pleine mer et en plein vent, dans la lumière de l’après-midi.


Suite de l’article :  Les pendants de Turner : 1831-1843


Références :

[4] The Life and Masterworks of J.M.W. Turner, Eric Shanes https://books.google.fr/books?id=LG-lCgAAQBAJ&pg=PT162
[5] Morris R. Brownell, « The iconography of Pope’s villa : images of iconic fame », p 133 et ss dans « The Enduring Legacy: Alexander Pope Tercentenary Essays », publié par G. S. Rousseau, Pat Rogers https://books.google.fr/books?id=bNwfUU_jqX8C&pg=PA146
[6] « Tombs of the Ancient Poets: Between Literary Reception and Material Culture« , publié par Nora Goldschmidt, Barbara Graziosi, p 310 et ss https://books.google.fr/books?id=q0VvDwAAQBAJ&pg=PA310&lpg=PA310

[7]

To a gentleman in Putney, requesting him to place one on his grounds.
On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fame [sic, for ‘fane’, i.e. temple],
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.
In silence go, fair Thames, for all is laid;
His pastoral reeds untied, and reeds unstrung,
Sunk in their harmony in Twickenham’s glade,
While flows thy stream, unheeded and unsung
Resplendent Seasons! chase oblivion’s shade,
Where liberal hands bid Thomson’s lyre arise;
From Putney’s height he nature’s hues survey’d,
And mark’d each beauty with enraptur’d eyes.
The kindly place amid thy upland groves
Th’ Æolian harp, attun’d to nature’s strains,
Melliferous greeting every air that roves
From Thames’ broad bosom or her verdant plains,
Inspiring Spring! with renovating fire,
Well pleas’d, rebind those reeds Alexis play’d,
And breathing balmy kisses to the Lyre.
Give one soft note to lost Alexis’ shade.
Let Summer shed her many blossoms fair,
To shield the trembling strings in noon-tide ray;
While ever and anon the dulcet air
Shall rapturous thrill, or sigh in sweets away.
Bind not the Poppy in the golden hair,
Autumn! kind giver of the full ear’d sheaf;
Those notes have often echo’d to thy care
Check not their sweetness with thy falling leaf.
Winter! thy sharp cold winds bespeak decay;
Thy snow-fraught robe with let pity ’zone entwine,
That gen’rous care shall memory repay,
Bending with her o’er Thomson’s hallow’d shrine

[7a] Tom Brigden « The Protected Vista: An Intellectual and Cultural History », p 51 https://books.google.fr/books?id=CVOWDwAAQBAJ&pg=PT51

Les pendants de Turner : 1831-1843

27 novembre 2019

Dans cette seconde période, Turner va utiliser la technique des pendants au service d’éblouissantes démonstrations visuelles, de plus en plus complexes

(article précédent : Les pendants de Turner : 1797-1828)

Watteau Study by Fresnoy's Rules exhibited 1831 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’atelier de Watteau selon les règles de Fresnoy (Watteau Study by Fresnoy’s Rules) Lucy, Countess of Carlisle, and Dorothy Percy's Visit to their Father Lord Percy, when under Attainder ... exhibited 1831 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La visite de Lucy, comtesse de Carlisle et Dorothy Percy chez leur père, Lord Percy, alors sous attainder (Lucy, Countess of Carlisle, and Dorothy Percy’s Visit to their Father Lord Percy, when under Attainder)

Turner 1831, Tate Gallery, Londres

Ces deux pendants ont été peints, faute de support plus orthodoxe, sur deux panneaux provenant des portes d’une armoire du château de Petworth, où Turner avait ses habitudes. Le propriétaire en était son patron, Lord Egremont, qui était apparenté aux Percy, les propriétaires précédents.


L’atelier de Watteau

« Watteau apparaît au centre, entouré d’admirateurs et d’oeuvres que Turner connaissait, dont « Les Plaisirs du Bal » (la grande peinture à gauche, maintenant à Dulwich College Gallery) et La Lorgneuse (‘The Flirt’ ) qui appartenait à son ami, le poète Samuel Rogers. » Notice du site de la Tate Gallery.


La visite à Lord Percy

« La peinture montre  Henry Percy (assis) et ses filles Lucy (à gauche) et Dorothy (à droite). Elles avaient obtenu sa libération de la Tour de Londres, où il  était emprisonné sans preuve depuis seize ans,  sous le soupçon d’être impliqué dans la Conspiration des Poudres. L’histoire est rappelée par  les peintures sur le mur: une vue de la tour et un grand tableau de l’Ange libérant saint Pierre de prison ». Notice du site de la Tate Gallery.


La logique du pendant

Un personnage principal, masculin, occupe la centre de chaque composition : Watteau debout contre un fauteuil et regardant vers la droite fait écho  à Henry Percy assis regardant vers la gauche.

Le décor est conforme aux règles empiriques des Pendants architecturaux :

  •  deux murs-frontons ferment les bords externes : ici, ils servent à exposer des tableaux dans le tableau ;
  • une forme de continuité existe entre les bords internes : ici , elle est assurée par les couples assis près de la fenêtre et les femmes debout près de la porte ;
  • une source centrale de lumière éclaire les deux panneaux.

Les « tableaux dans le tableau » rendent hommage aux maîtres que Turner avait ou admiré chez ses amis ou chez son patron  : Watteau, représentant la peinture du XVIIIème siècle et Van Dyck celle du XVIIème. Le pendant est également un hommage à la couleur blanche et à la couleur rouge.

Turner avait accompagné le pendant de gauche d’un texte du théoricien de l’Art  Charles-Alphonse du Fresnoy, édictant  la « règle » suivante :

« Le Blanc tout pur avance ou recule
indifféremment : il s’approche avec du Noir,et s’éloigne sans lui. Mais pour le Noir tout pur,
il n’y a rien qui s’approche davantage. »

 

 L’art de peinture de Charles-Alphonse
Du Fresnoy,traduit en françois par Roger de Piles, 1668

« White, when it shines with unstain’d lustre clear,
May bear an object back or bring it near,
Aided by black it to the front aspires,
That aid withdrawn it distantly retires ;
But Black unmixt, of darkest midnight hue,
Still calls each object nearer to the view. »

 
The art of painting of CharlesAlphonse Du Fresnoy,traduction en vers anglais
par John Dryden, 1783

La versification anglaise délaye le texte original latin, tandis que  la traduction française le rend presque hermétique à force de concision.


Turner Watteau Detail

Sans doute Turner veut-il nous faire percevoir que la toile blanche, à cause de la silhouette noire à côté, nous apparaît plus proche que le drap blanc, qui pourtant est situé au premier plan.

Seul le titre du premier panneau fait référence à la « règle de Du Fresnoy » : cependant le second panneau pourrait bien illustrer le passage qui le suit immédiatement dans le texte :

« La lumière altérée de quelque couleur ne manque
point de la communiquer aux Corps qu’elle frappe,
aussi bien que l’air par lequel elle passe. »
 « Whate’er we spy thro’ color’d light or air,
A stain congenial on their surface bear,
While neihb’ring forms by joint reflection give,
And mutual take the dyes that they receive. »

C’est ainsi que la lumière filtrée par le tissu du rideau teint de rouge tout ce qui l’environne.

Turner Lucy, detail



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Shadrach, Meshach and Abednego in the Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Shadrach, Meshach et Abednego dans la fournaise Christ Driving the Traders from the Temple c.1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le Christ chassant les marchands du Temple (inachevé)

Turner, 1832, Tate Gallery [17]

Tandis que les femmes de Nabuchodonosor se prélassent dans le luxe, les trois Hébreux sont plongés dans la fournaise, pour avoir refusé de sacrifier à l’idole païenne visible à l’arrière-plan (ils en ressortiront sans blessures). Le tableau était accompagné par le passage correspondant de la Bible (Daniel, 3,26)

Pour faire pendant avec cette scène de l’Ancien Testament en extérieur , Turner avait commencé une scène de l’Ancien Testament en intérieur, qui se prêtait à la même composition en trois plans : les prostituées, le Christ au milieu des marchands et au fond le Tabernacle.

Le pendant était donc régi par une logique purement visuelle. Mais la vraie motivation pour Turner étant la compétition avec son collègue George Jones, il n’a achevé et exposé que le tableau biblique. Voici, pour comparaison, les oeuvres exposées en concurrence en 1832 à la Royal Academy :



Shadrach, Meshach and Abednego in the Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Shadrach, Meshach et Abednego dans la fournaise, Turner The Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by George Jones 1786-1869The Burning Fiery Furnace, George Jones

On voit bien ici tout l’anticonformisme ironique et la profondeur de Turner : en omettant les personnages principaux de l’histoire (le roi et les trois hébreux), il accorde toute la place aux héros secondaires (les femmes devant et l’idole derrière), donnant ainsi à la fournaise son véritable sens :

l’Enfer sur terre, entre la Luxure et l’Impiété.



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Turner 1835 The Burning of the Houses of Lords and Commons, October 16, 1834 Cleveland Museum of ArtsCleveland Museum of Art Turner 1835 The Burning of the Houses of Lords and Commons, October 16, 1834 Philadelphia Museum of ArtsPhiladelphia Museum of Art

L’Incendie de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes le 16 Octobre 1834, Turner 1835

Exposés côte à côte en 1835, les deux tableaux ont été achevés sur les murs mêmes de la Royal Academy, dans les jours frénétiques (varnishing days) qui précédaient l’ouverture au public. Turner travaillait d’après ses esquisses et ses propres souvenirs de l’incendie, dont il avait été témoin depuis la rive sud de la Tamise.

Le pendant se compose d’une vue de loin et d’une vue de près comme si nous remontions la Tamise à la place des steamers qui tentaient vainement d’apporter le matériel de lutte contre l’incendie, empêchés par la marée basse. Le pont de Westminster, vu de face puis de biais, semble pivoter autour des tours de la cathédrale exagérément grandies, points fixes au dessus du chaos et rescapées de la catastrophe. [17a]



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The Arch of Constantine, Rome c.1835 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’arc de Constantin, Rome (91,4 x 121,9 cm) Tivoli: Tobias and the Angel c.1835 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Tivoli, Tobie et l’Ange (90,5 x 121 cm)

Turner, vers 1835, Tate Gallery

Ces deux tableaux presque achevés [18] ont été conçus en pendants : l’un montre la ville antique au crépuscule, l’autre la campagne romaine au lever du jour, « christianisée » par la présence des deux voyageurs bibliques, Tobie et son Ange. Il y a manifestement un parallèle entre la rue maintenant vide (où défilaient les armées triomphante) et la rivière cascadante.

Ainsi ce pendant Soir/Matin se complique d’un pendant Guerre/Paix, d’un pendant Temps anciens/Temps Modernes et d’un pendant Paganisme/Christianisme.



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La date de ce pendant étant inconnue, on ignore s’il faut y voir un galop d’essai, ou au contraire une somme, des pendants sur ces mêmes thèmes que Turner va désormais décliner jusqu’à la fin de sa carrière.

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Turner 1838 A Ancient Italy – Ovid banished from Rome Coll privL’Italie ancienne : Ovide banni de Rome, Collection privée Turner, Joseph Mallord William, 1775-1851; Modern Italy: The PifferariL’Italie moderne : les Pifferari, Glasgow Art Gallery

Turner, 1838

L’idée est ici d’opposer le départ du célèbre poète, dans un paysage marin au soleil couchant, et l’arrivée de ses modestes descendants, dans un paysage campagnard, au soleil levant. Les pifferari étaient des bergers des Abruzzes qui descendaient chaque Noël vers les villes d’Italie centrale, en souvenir des souffrances de Marie ([4], p 211).

Au travers des siècles, le son joyeux de leurs cornemuses fait pour Turner écho à la lyre éteinte du poète. Et l’empilement moyenâgeux des tours et des églises succède à l’étagement majestueux des palais et des temples, comme les ruines après Babel.



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Ancient Rome; Agrippina Landing with the Ashes of Germanicus exhibited 1839 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Rome antique : Agrippine accostant avec les cendres de Germanicus, Le Pont Triomphale et le Palis des césars reconstitué, Tate Gallery , [19] Turner 1839 MODERN ROME - CAMPO VACCINO coll priveeLa Rome Moderne : le Campo Vaccino, collection privée

Turner, 1839

En 1839, Turner expose à la Royal Academy un pendant Ancien/Moderne dans la même veine comparative que les paysages italiens de l’année précédente, mais focalisés ici sur la ville de Rome.

La mort de Germanicus, sans doute empoisonné sur ordre de l’empereur Tibère, prélude à une fin de règne sanglante et, au delà, à la fin de Rome elle-même. La poème accompagnant le tableau insiste sur cette impression de splendeur au moment des derniers feux :

Le fleuve clair, Aye, le Tibre jaune scintille sous ses rayons, juste lorsque le soleil se couche.

The clear stream, Aye, the yellow Tiber glimmers to her beam, Even while the sun is setting.


Dans l’autre pendant, le jour se lève sur les sublimes ruines du Forum, seulement fréquentées par des bergères trayant et faisant paître leurs chèvres : lait chaud et femmes vivantes qui font écho, dans l’autre tableau, aux matrones voilées attendant l’urne près d’une faux.

Le tableau était accompagné de deux vers de Byron :

Le lune est là, et pourtant ce n’est pas la nuit.
Le soleil encore partage le jour avec elle.

The moon is up, and yet it is not night
The sun as yet divides the day with her.


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Turner 1840 Slavers throwing overboard the Dead and Dying — Typhoon coming on (The Slave Ship) Boston Mueum of Fine ArtsNégriers jetant par dessus bord les morts et le mourants – le typhon arrive / Le bâteau négrier (Slavers Throwing overboard the Dead and Dying—Typhoon coming on / The Slave Ship ,) Museum of Fine Arts, Boston Turner 1840 ROCKETS AND BLUE LIGHTS (CLOSE AT HAND) TO WARN STEAMBOATS OF SHOAL WATER Clark Art Institute WilliamstownFusées et lumières bleurs (tenues en main) pour prévenir les bâteaux à vapeur contre les hauts-fonds (Rockets and blue lights (close in hand) to warn steamboats of shoal water), Clark Art Institute, Williamstown

Turner, 1840

Ce pendant est un des plus déconcertant et des plus méconnus de Turner : les deux tableaux ont pourtant été exposés et achetés ensemble (par Thomas Griffith), puis séparés définitivement trois ans après.

Le tableau militant a éclipsé, par sa célébrité (il a appartenu pendant 28 ans à Ruskin), son pendant plus discret ; et l’absence de rapport clair entre les deux sujets a fait que ces deux tableaux ne sont jamais présentés ensemble.


La bateau-négrier

Le tableau était accompagné des vers suivants :

En haut, les gars, amenez les mâts de hune et amarrez-les ;
Ce soleil couchant courroucé et les bords de ces nuages farouches
Déclarent l’arrivée du Typhon là-bas.
Avant qu’il ne balaie vos ponts, jetez par-dessus bord
Les morts et les mourants – peu importent leurs chaînes
Espoir, Espoir, fallacieux Espoir !
Où est ton marché maintenant ?
Aloft all hands, strike the top-masts and belay;
Yon angry setting sun and fierce-edged clouds
Declare the Typhon’s coming.
Before it sweeps your decks, throw overboard
The dead and dying – ne’er heed their chains
Hope, Hope, fallacious Hope!
Where is thy market now?

[hop]

La logique du pendant

L’opposition de couleurs classique chez Turner (soleil couchant / ciel bleu ) fait penser au départ à un pendant purement formel, deux marines par temps de tempête.

Cependant il y a bien un sujet commun : les deux bateaux cherchent à échapper à une menace mortelle : le typhon et les hauts-fonds.

De plus le contraste des technologies (bateau à voile, bateau à vapeur) suggère un pendant Temps anciens / Temps modernes.

Enfin, une symétrie plus cynique est portée par les personnages :

  • dans un cas, ceux qui viennent au secours du bateau (du moins dans la logique négrière) sont les morts et le mourants, jetés en mer avec leurs chaînes, et dont l’un est dévoré par les poissons ;
  • dans l’autre les sauveteurs sont à l’abri sur la plage, munis de perches (d’où les fusées du titre) et d’une lunette de marine.

Cette charge grinçante contre l’esclavage montre bien son caractère dépassé et absurde (seules les chaînes flottent) . Mais on passe trop souvent sous silence son pendant optimiste, éloge du progrès et de la solidarité humaine.



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Turner 1841 Glaucus_and_Scylla Kimbell art MuseumGlaucus et Scylla, Kimbell Art Museum The_Dawn_of_Christianity_The_Flight_into_Egypt-Ulster-MuseumL’aube du Christianisme (La fuite en Egypte), Ulster Museum, Belfast

Turner, 1841

Bien que peints sur des supports différents (bois et toile), il est certain que les deux tableaux ont été exposés en pendant en 1841, dans des cadres circulaires.

L’opposition entre le Paganisme disparu et le Christianisme naissant est marquée par l’opposition lumineuse entre le crépuscule et l’aube.

Le second tableau était accompagné par ces simples mots :

Cette étoile s’et levée
That star is risen


La logique du pendant (SCOOP !)

Personne ne sait pourquoi Turner a choisi précisément l’épisode de Glaucus et Scylla, tiré des Métamorphoses d’Ovide, pour illustrer le paganisme [20] .

La raison est simple, presque enfantine, et purement visuelle – ce pourquoi sans doute elle a échappé à l’érudition. Pour une fois, Turner n’a pas opposé une scène de repos et une scène de mouvement, mais deux scènes de mouvement, et plus précisément de fuite :

  • la nymphe Scylla fuit Glaucus, transformé en un monstre marin effrayant, incapable de la poursuivre sur terre ;
  • la Sainte Famille fuit l’Egypte résumée par le serpent dans l’eau, empêché de les rejoindre par le pont rompu et la falaise.


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War. The Exile and the Rock Limpet exhibited 1842 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Guerre – L’Exil et la bernacle  (War. The Exile and the Rock Limpet)
Peace - Burial at Sea exhibited 1842 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Paix -Sépulture en mer (Peace – Burial at Sea)

Turner, 1842, Tate Gallery, Londres

La Guerre

« Le tableau … montre Napoléon en exil sur l’île de Sainte-Hélène. Il a été peint l’année du retour des cendres en France. L’image ne diabolise ni n’héroïcise le personnage, mais suggère la futilité des conflits. La sihouette isolée, en uniforme , apparaît incongrue dans son environnement, tandis que la palette rouge rappelle le traumatisme de la bataille. Dans les vers attachés à la toile, Turner compare le coucher du soleil à une «mer de sang». » Notice du site de la Tate Gallery.

Ce commentaire consensuel rend bien peu compte des réactions indignées des contemporains et de l’incompréhension des critiques. Pour comprendre les intentions de Turner, il est indispensable de donner la totalité de ses vers, qui imaginent en ces termes le discours que tient Napoléon à la bernacle

« Ah ! Ta coquille en forme de tente
Est comme le bivouac nocturne d’un soldat
Au milieu d’une mer de sang
– Mais tu peux rejoindre tes camarades. »

« Ah: Thy tent-formed shell is like
A soldier’s nightly bivouac, alone
Amidst a sea of blood –
– But you can join your comrades »

Turner, Fallacies of Hope

Donc Napoléon croit voir la  tente  d’un dernier soldat isolé dans la bataille, et  dans sa générosité de vaincu, donne l’autorisation au coquillage de faire retraite vers ses camarades : injonction bien ridicule vu l’obstination naturelle de la bernacle à rester sur son coin de rocher.



Turner War. The Exile and the Rock Limpet detail
Et nous, que voyons nous ?
A droite des châteaux dans les nuages au dessus d’un rivage transformé en champ de bataille. Puis une sentinelle anglaise derrière l’Empereur perdu dans ses chimères – il la dédaigne,   mais c’est bien la cruelle réalité. Puis un Napoléon perché sur son propre reflet comme sur des échasses [6]: manière de dire que sa hauteur et sa gloire sont aussi fallacieuses qu’un reflet dans une flaque. Enfin la bernacle, dont la forme triangulaire évoque pour le spectateur non pas une tente imaginaire, mais évidemment le bicorne qui vient compléter le reflet.

Ainsi, la flaque met en évidence un  syllogisme spéculaire  : si Napoléon est regardé par la sentinelle, et si la bernacle est regardée par Napoléon, alors Napoléon n’est qu’une grande bernacle, incrustée jusqu’à la mort sur son rocher.


La Paix

« La Paix montre la sépulture en mer de l’ami et rival de Turner, le peintre Sir David Wilkie, mort près de Gibraltar à son retour de Terre Sainte sur le vaisseau l’Oriental. « La palette froide et les noirs saturés créent un contraste frappant avec son pendant, Guerre, et  traduisent le calme et la dignité de la mort de Wilkie, comparée à la mort en disgrâce de Napoléon. » Notice du site de la Tate Gallery.

Là encore, les vers d’accompagnement ajoutent à la compréhension :

« La torche de minuit luisait sur le côté du steamer
Et la course du mérite fut stoppée sur le bas-côté. »

« The midnight torch gleam’d o’er the steamer’s side
And Merit’s corse was yielded to the side. »


Turner Peace - Burial at Sea 1842 detail
La mise à la mer eut lieu à 20h30 [7], mais Turner la place symboliquement à minuit, ce qui autorise ce spectaculaire effet de clair-obscur : dans la lueur  puissante de la torche de l’autre vaisseau se découpe en ombre chinoise, derrière la roue à aube du steamer, la plateforme d’où sans doute le cadavre a été jeté.


La logique du pendant

Au delà du contraste jour/nuit et du motif turnérien du ciel mélangé à  la mer, ce qui unit en profondeur les deux tableaux est le thème de la mort au loin : tandis que la dépouille  de Napoléon a été rapatriée en grande pompe, celle de Wilkie a été escamoté à la sauvette.

L’ironie acide de La Guerre  venge cette injustice : tandis que les empires terrestres finissent dans la solitude, sur une île aussi infime qu’une coquille, c’est l’immensité de la mer qui accueille les peintres de mérite, dans la fraternité de deux vaisseaux anglais :  ce que glorifie la sobriété austère de La Paix.



Shade and Darkness - the Evening of the Deluge exhibited 1843 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Ombre et ténèbres – Le Soir du Déluge Shade and Darkness — The Evening of the Deluge) Light and Colour (Goethe's Theory) - the Morning after the Deluge - Moses Writing the Book of Genesis exhibited 1843 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Nuit et couleur (Théorie de Goethe) – Le Matin après le Déluge – Moïse écrivant le Livre de la Genèse Night and Colour (Goethe’s Theory) – the Morning after the Deluge – Moses Writing the Book of Genesis

Turner, 1843, Tate Gallery, Londres

Ombre et obscurité – Le soir du déluge

Une ligne d’oiseaux noirs vole au dessus d’épaves indistinctes


turner 1843 deluge-Shadow and Darkness The Evening of the Deluge detail

En regardant mieux on distingue deux couples d’animaux (chiens et chevaux), puis une file de couples s’étendant jusqu’à l’horizon et à la silhouette presque indiscernable de l‘arche.

Des vers de Turner explicitent le spectacle  :

« La lune lança en vain son malheureux présage ;
Mais l’homme coupable dormait; le Déluge enveloppa tout de ses ténèbres profondes,
Puis vint le dernier signe : la géante carcasse flotta ,
Les oiseaux surpris quittèrent en criant leur abri nocturne,
Et les bêtes pataugèrent jusqu’à l’arche. »
 
Turner, les Leurres de l’Espérance

« The moon put forth her sign of woe unheeded;
But disobedience slept; the dark’ning Deluge closed around
And the last token came: the giant framework floated,
The roused birds forsook their nightly shelters screaming,
And the beasts waded to the ark ».

Turner – The Fallacies of Hope

L’expression « l’homme coupable dormait » désigne  le corps nu allongé au premier plan à gauche.


Lumière et couleur (Théorie de Goethe)- Le matin après le déluge – Moïse écrivant le livre de la Genèse

turner 1843 deluge Night and Colour The Morning After the Deluge detail

Ici, l’explosion triomphale de lumière célèbre l’alliance de Dieu avec l’homme. Au centre, sous la silhouette de Moïse écrivant, on distingue le serpent d’airain qu’il avait élevé dans le désert pour guérir les Hébreux des morsures des serpents. Au dessous, d’innombrables têtes humaines flottent, prises dans des bulles brillantes. Tandis que l’ensemble du tableau forme également une grande bulle irisée.

Cependant l’opposition entre les deux tableaux est loin d’être manichéenne, comme le montre le poème qui accompagne celui-ci, et sa conclusion pessimiste sur la transience des êtres :

L’arche s’était fixée sur Ararat; Le soleil revenu
Faisait s’exhaler des bulles humides de la terre , et émule de la lumière,
Reflétait ses formes perdues, chacune en forme prismatique
Précurseur de l’espoir, éphémère comme la mouche d’été
Qui naît, volette, croît et meurt.
The ark stood firm on Ararat; th’ returning sun
Exhaled earth’s humid bubbles, and emulous of light,
Reflected her lost forms, each in prismatic guise
Hope’s harbinger, ephemeral as the summer fly
Which rises, flits, expands, and dies.
 


La logique du pendant

Comme l’indique le titre du second tableau, le pendant a clairement un enjeu théorique vis à vis des théories de Goethe sur la Lumière, notamment en ce qui concerne l’origine des couleurs et le contraste émotionnel entre les couleurs froides et et les couleurs chaudes : le bleu et tous ses dérivés, violets et violets suggérant la tristesse et l’abattement ; les rouges, les jaunes et les verts étant associées au bonheur, à la gaieté, à la joie. [23].

Il a également une portée théologique. Selon une expression du prédicateur Samuel Mather, « Le Déluge est l’ombre du Jugement Dernier » [23a]. Le pendant est donc aussi une méditation sur la Lumière comme métaphore de Dieu : de son absence et de son retour.

Enfin, il a une valeur épistémologique. La « Théorie des couleurs » de Goethe faut aussi référence aux « post-images », tâches colorées qui se produisent si on ferme l’oeil après avoir été ébloui par le soleil, et qui prouvent que la rétine n’est pas un simple récepteur passif.

« La vision du soleil qui avait dominé tant de tableaux de Turner, devient maintenant une fusion de l’oeil et du soleil. Par la post-image, le soleil s’intègre au corps, et c’est le corps qui agit comme la source de ses effets. » [24].

Dans ce point culminant de ses expérimentations sur le format circulaire, Turner nous montre les deux scènes, au choix, telles qu’on les verrait au travers de lentilles, ou telles qu’elle sont engendrées par la rétine. Ainsi le pendant esquisse un renversement de la conception du réel, non plus donné externe mais construction par le regard

En définitive, la complexité du pendant tient à la superposition de deux thèmes, dont l’un crée une opposition et l’autre une solidarité entre les deux tableaux :

  • opposition des effets optiques de l’ombre et de la lumière, du noir et des couleurs ;
  • composition identique :
    • au centre un symbole d’espérance (l’arche ou le serpent d’airain, tous deux précurseurs de la Croix et du Salut),
    • au dessous des cadavres et des bulles qui dénient cette espérance religieuse, et renvoient au grand cycle naturel de la la création et de la destruction.

Suite et fin de l’article :  Les pendants de Turner : 1844-1850

Références :
[23] Turner s’opposait en revanche à la théorie de Goethe selon laquelle les couleurs résultaient d’un mélange d’ombre et de lumière, s’en tenant à la conception de Newton pour qui toutes les couleurs résultent de la lumière. Pour une discussion complexe et détaillée sur l’illustration de cette divergence sur les deux pendants, voir Gerald Finley, [11] , p 201-209
[23a]. « The Gospel of the Old Testament: An Explanation of the Types and Figures by which Christ was Exhibited Under the Legal Dispensation », rewitten by Alexander Towar, 1832 https://books.google.fr/books?id=iK8sAAAAYAAJ&pg=PA92
[24] Jonathan Crary, Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century. Cité dans http://www.tate.org.uk/context-comment/articles/sun-god

Les pendants de Turner : 1844-1850

27 novembre 2019

Dans sa dernière période, les pendants de Turner reflètent l’évolution se son style, vers la simplification et l’abstraction. Les deux derniers cependant sont exceptionnels  : l’un est une sort de manifeste pessimiste, l’autre unretour aux origines.

Article précédent :  Les pendants de Turner : 1831-1843

Sunset From the Top of the Rigi c.1844 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le lever de soleil depuis le haut du Rigi Lake Lucerne: the Bay of Uri from above Brunnen c.1844 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le Lac de Lucerne : la baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen (Lake Lucerne: the Bay of Uri from above Brunnen)

Turner 1844, Tate Gallery [25]

Ces deux pendants assez abîmés sont connectés par la topographie :

Turner 1844 Lake Lucerne the Bay of Uri from above Brunnen coll priv

La baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen
Turner, 1842, collection privée

Cette aquarelle plus ancienne montre le lac depuis le même point de vue, avec le mont Rigi au fond.



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The Arrival of Louis-Philippe at the Royal Clarence Yard, Gosport, 8 October 1844 c.1844-5 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’arrivée de Louis-Philippe au Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844 The Disembarkation of Louis-Philippe at the Royal Clarence Yard, Gosport, 8 October 1844 c.1844-5 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le départ de Louis-Philippe du Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844

Turner, 1844-45, Tate Gallery

Ce pendant n’a retrouvé son titre que récemment (Ian Warrell, 2003), notamment grâce à la haie de soldats en rouge (à l’arrière-plan à droite du second tableau) : on pensait auparavant à des scènes vénitiennes [26]. Dans ses lettres, Turner indique qu’il s’était déplacé à Portsmouth pour assister à la visite d’Etat de Louis-Philippe, qu’il avait d’ailleurs rencontré personnellement lors de son exil à Twickenham dans les années 1810 .



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En 1845, Turner expose dans deux salles de la Royal Academy deux pendants vénitiens, illustrant au total les quatre moments de la journée.

Venice - Noon exhibited 1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise – Midi Venice - Sunset, a Fisher exhibited 1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise – Coucher de soleil, un pêcheur

Turner, 1845, Tate Gallery

Le premier tableau serait une vue prise depuis les Jardins Public, montrant à gauche l’église San Giorgio et à droite le Palais des Doges. Le second montre la jonction entre le canal de la Guiudecca et le Grand Canal, avec au centre l’église de la Salute [27].

Autrement dit une vue lointaine et une vue plus proche, dans la même direction.


Turner 1845 B1 venice-evening-going-to-the-ball Coll privVenise, le Soir, Départ pour le bal (pour William Wethered) Turner 1845 B2 Morning, returning from the Ball, St Martino coll privVenise, le Matin, Retour du bal – San Martino (pour Francis McCracken)

Turner, 1845, Collection privée

Ces deux tableaux ont été peints pour deux commanditaires différents, comme Turner le précise dans une lettre de mai 1845 à Francis McCracken, de Belfast :

Le sujet <de votre tableau> est Retour du bal – l’aube lorsque la Lune retire sa lumière et que le matin rose commence, – la société se met en pause. Départ pour le bal – coucher du soleil et lever de la lune au dessus de Venise – est peint pour un gentleman de King’s Lyne (William Wethered) : le Campo Santo avec ses bâteaux et ses masques se dirigeant vers la ville. Le vôtre est le retour vers San Martino, une île de l’Adriatique.

« The Subject <of your picture> is Returning from the Ball – the dawn of day when the Moon withdraws her light and rosy Morn begins, – the company Pause. Going to the ball – sun setting and moon rising – over Venice is painted for a gentleman of King’s Lyne: the Campo Santo with Boats and masqueraders proceeding towards the City. Yours returning to St Martino, an Island in the Adriatic »

Suite aux critiques mitigées de la presse, les deux commanditaires se dédirent, et Turner reprit les tableaux, puis vendit finalement la paire à B.G.Windus. [27a]

Ce cas particulièrement intéressant montre bien que Turner concevait graphiquement ses couples de tableaux en symétrie, même s’ils étaient destinés à être vendus séparément : manière raisonnable de parer à tout éventualité face à la versatilité des commanditaires, mais aussi preuve de la prééminence qu’il donnait à l’exposition de la Royal Academy : même séparés dès après leur naissance, ses rejetons seraient à tout jamais des jumeaux.



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Going to the Ball (San Martino) exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise, le Soir, Départ pour le bal (San Martino) (61,6 x 92,4 cm) Returning from the Ball (St Martha) exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise, le Matin, retour du bal (Santa Martha) (61,6 x 92,4 cm)

Turner, 1846, Tate Gallery
Titres donnés par la Tate Gallery) [28]

En 1846, Turner expose un autre pendant vénitien portant presque les mêmes titres que celui de l’année précédente; et destiné lui-aussi aux mêmes commanditaires, d’où de nombreuses confusions. Il faut dire que Turner lui même n’aidait pas. Ecrivant le 14 juin 1846 la même lettre aux deux commanditaires, il se trompe d’enveloppe (mettant la lettre pour McCracken dans celle pour Wethered, et vice versa ; de plus il semble s’embrouiller dans les titres des tableaux. Dans la lettre pour Wethered par exemple, il écrit :

Le sujet de votre tableau étant (St Martino) Retour du bal – et non (Ste Martha) Départ pour le Bal, qui est pour M. F.Mc Cracken de Belfast.

The subject of your picture being (St Martino) returning from the Ball – and not (St. Martha) going to the Ball, which is fot Mr F.McCracken of Belfast. »



Turner 1845 46 Venise synthese

Quelque chose cloche : si l’on regroupe les informations fournies par Turner dans ses lettres de 1845 et 1846, le plus vraisemblable est qu’il ne s’est pas trompé sur le nom des églises mais sur les destinataires (comme pour l’enveloppe) : ainsi deux Départs (avec le soleil couchant) auraient été destinés à Wethered et les deux Retours vers san Martino (une île imaginaire) à McCracken.

Finalement, ni l’un ni l’autre ne se décidèrent à acheter, et le pendant invendu resta chez Turner jusqu’à sa mort.



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Venetian Festival c.1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Festival vénitien Riva degli Schiavone, Venice: Water F?te c.1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Riva degli Schiavone, Venise : fête aquatique

Turner, vers 1845-46, Tate Gallery

Ce quatrième pendant vénitien, non daté mais visiblement de la même époque, est resté inachevé et n’a pas été exposé. [29]



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The Angel Standing in the Sun exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’Ange debout dans le soleil Undine Giving the Ring to Massaniello, Fisherman of Naples exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples

Turner, 1846, Tate Gallery

L’Ange debout dans le soleil

Le tableau était accompagné d’un extrait de l’Apocalypse :

« Et je vis un ange debout dans le soleil; et il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel:  » Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, pour manger la chair des rois, la chair des chefs militaires, la chair des soldats vaillants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous les hommes, libres et esclaves, petits et grands. «  Apocalypse 19:1-18.

Ainsi que d’une citation du Voyage of Columbus, de Samuel Roger :

Le vol d’un Ange des Ténèbres
La marche du matin qui brille au soleil
La fête des vautours à la fin du jour.

The Flight of an Angel of Darkness
The morning march that flashes to the sun
The feast of vultures when the day is done


La composition est ternaire :
Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery serpent

  • au centre, l’Archange Michel brandit son épée pour attirer les vautours, à l’aplomb d’un serpent enchaîné ;


Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery detail gauche

  • en bas à gauche Adam, Eve, Abel mort et Caïn s’enfuyant, suivis par un squelette qui imite le geste d’affliction d’Adam ;



Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery detail droite

  • en bas à droite, Dalida et Judith coupant la tête de Samson et d’Holopherne

Ainsi l’Ange vengeur vient punir ceux qui trahissent, leur frère ou leur amant.

Solaire et sanglant, ce pseudo Jugement Dernier où il n’y a que des condamnés n’est pas loin du « Soleil cou coupé » d’Apollinaire.


Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples

Ce sujet unique et compliqué a maintenant été décortiqué par les historiens d’art. Il s’agit d’une invention de Turner, qui condense en une seule scène deux histoires de trahison :

  • une historique, celle du pêcheur Masaniello, leader de la révolte de Naples en 1646, finalement trahi et assassiné par ses propres partisans ;
  • une littéraire, celle de la nymphe Ondine, qui propose à un pêcheur un anneau de mariage, et le détourne de son aimée. [30]

Naples, cité de la sirène Parthénope, a dû faciliter cette fusion : on voit à gauche le Vésuve en éruption, et à droite le pêcheur remontant dans ses filets un mélange de poissons et de naïades.



Turner 1846 Undine Giving the Ring to Massaniello, Fisherman of Naples Tate Gallery detail
En haut Ondine brandit son anneau au centre d’un halo lumineux.


La logique du pendant

Le thème commun repéré par G.Finley, la Trahison, n’épuise pas la signification d’un pendant aussi complexe et obsessionnel, travaillée par des combats personnel : la lutte contre les critiques (l’Ange vengeur) [31], et la Révolution salutaire (le Vésuve, le bonnet phrygien)
[hop]
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Au Salon de 1850, un an avant sa mort, Turner achève sur les murs mêmes de la Royal Academy une série de quatre paysages sur le thème d’Enée. Je résume ci-dessous l’analyse de G.Finley ([11], p 71 et ss), différente sur certains points des commentaires de la Tate Galery [32].
.

Turner 1850 A1 Aeneas relating Troy history to Dido Tate GalleryEnée racontant son histoire à Didon [33] Mercury Sent to Admonish Aeneas exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Mercure envoyé pour mettre en garde Enée

 

Turner 1850, Tate Gallery

Enée racontant son histoire à Didon (Nuit)

Le premier tableau, disparu depuis 1920 (peut-être en 1928 lors de l’inondation de la Tate Gallery) montrait à gauche Didon et Enée dans une barque avec à l’horizon une série de bâtiments inspirés du Château Saint Ange, du Palais des Doges et du Pont des Soupirs.

Il était accompagné des vers suivants :

Sous la lumière du pâle croissant de la Lune
Didon écoutait Troie être perdue et gagnée.

Beneath the moon’s pale crescent shone,
Dido listened to Troy being lost and won

Turner a repris littéralement le passage l’Eneide :

« tantôt, à la tombée du jour, elle veut refaire un même banquet
et, dans son délire, veut encore entendre les épreuves d’Ilion,
restant à nouveau suspendue aux lèvres du narrateur. » Enéide, Livre IV, vers 77

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Mercure envoyé par Jupiter pour réprimander Enée (Matin)

Dans la brume matinale
Mercure attendait de lui parler de sa flotte négligée

Beneath the morning mist,
Mercury waited to tell him of his neglected fleet

Selon la « charte visuelle » de la série – qui respecte le passage de l’Eneide décrivant cette scène – Enée ne peut être que le personnage en manteau rouge assis au niveau des femmes :

« Le héros portait une épée à la garde constellée de jaspe fauve,
et de ses épaules tombait un manteau resplendissant
de pourpre tyrienne, présent réalisé par la riche Didon,
qui en avait rehaussé la trame d’un mince fil d’or. » Enéide, Livre IV, vers 261.

Sur le rocher se tiennent Cupidon et Mercure sur le point de transmettre l’ordre de Jupiter : quitter Didon et reprendre la mer. Toute la moitié droite du tableau montre la flotte en attente.



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The Visit to the Tomb exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La visite à la tombe The Departure of the Fleet exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le départ de la flotte

Turner 1850, Tate Gallery


La visite à la tombe (soleil couchant)

Le soleil s’est couché avec colère face à une telle supercherie.

The sun went down in wrath at such deceit

Cette scène, qui ne figure pas dans l’Eneide d’Ovide, a été extrapolée par Turner, probablement à partir d’un passage de l’Eneide de Dryden décrivant une visite de Didon seule à la tombe de son mari Sycheus.

Didon (en blanc) et Énée (en rouge), accompagnés de Cupidon, ont visité le mausolée dans l’espoir que le souvenir de son mari puisse arrêter la passion mortifère de Didon pour Enée. Le mausolée se trouve en haut de la rive gauche, et les deux amants sont en train de repartir, désespérés, le charme n’ayant pas été rompu.


Le départ de la flotte (Matin)

La lune d’orient brillait sur la flotte en partance,
Ayant invoqué Némésis, le prêtre tendait la coupe empoisonnée.

The orient moon shone on the departing fleet,
Nemesis invoked, the priest held the poisoned cup.

La série se conclut par une scène à la lumière de la Lune, comme la première. Mais nous sommes ici à l’aube, après le départ d’Enée : Didon se suicide entourée de ses suivantes, un prêtre brandissant au dessus d’elle la coupe empoisonnée.


La logique de la série (SCOOP !)

Le premier pendant est consacré à Enée (celui qui s’en sort) :

  • comment il se laisse détourner de sa tâche – fonder Rome en revanche de la destruction de Troie – par son amour pour une femme fatale (scène nocturne) ;
  • comment il revient à  son devoir grâce à l’intervention des Dieux (scène matinale, temps de brouillard) .

Le second pendant est consacré à Didon (celle qui y reste) :

  • comment elle tente de rompre le charme par l’intervention de son mari défunt (scène au soleil couchant) ;
  • comment elle trouve la mort au moment où Enée s’échappe (scène matinale) .

Très équilibrée et solidement construite, cette série renoue avec le couple Didon et Enée des premiers pendants d’Histoire de Turner. Au sommet de son art, la composition quasi identique de chaque tableau (une faille lumineuse entre deux rives) marque l’obtention d’une sorte de structure idéale, de décor universel dans lequel toutes les scènes se moulent.



Turner Synthese

Les deux-tiers des pendants de Turner proposent un contraste de lumière (21 sur 30). Les deux-tiers également (22 sur 30) illustrent un thème binaire. Seuls deux pendants sont purement formels (c’est-à-dire sans thème commun repérable).

Turner a produit des pendants binaires tout au long de sa carrière, mais on peut distinguer trois grandes périodes :

  • jusqu’à 1828, il s’en tient à des oppositions déjà explorées par les paysagistes du XVIIème (Le Lorrain) et du XVIIIème siècle (Vernet) ;
  • entre ses deux pendants « théoriques » de 1831 et 1843, il prend conscience du potentiel conceptuel de la formule, et produit ses pendants les plus inventifs et les plus démonstratifs ;
  • à la fin de sa carrière, il revient à des oppositions simples, mis à part son pendant le plus hermétique : l’Ange dans le soleil et Ondine, sorte de méditation pessimiste traversée par l’idée de Trahison et saturée d’obsessions personnelles.


Références :
[27a] Je reprend ici les informations récentes données dans https://www.turnerintottenham.uk/going-to-the-ball.html, et non celles du site de la Tate, qui sont basée sur le catalogue raisonné de Martin Butlin et Evelyn Joll, « The Paintings of J.M.W. Turner », revised ed., New Haven and London 1984.
[30] La source de Turner est semble-t-il non pas l’histoire romantique de l’écrivain allemand Friedrich De La Motte Foucqué (1811), mais le ballet « Ondine ou la Naïade », de Jules Perrot et Cesare Pugni. joué à Londres de 1843 à 1846, qui transpose en Sicile la fable germanique, en ne gardant guère que le nom dOndine : Matteo, un pêcheur révolté, est attiré dans la mer par la Naïade https://en.wikipedia.org/wiki/Ondine,_ou_La_na%C3%AFade.
[33] Voir l’article de Eric Shanes, Picture in Focus, Turner Studies N°1, p 49, 1980