Mis à part ses aspects grand guignol, l’épisode de l’incrédulité de Thomas constitue, pour l’Eglise, une preuve capitale en faveur de la Résurrection. Car sans paraître y toucher, l’histoire met à mal une série d’objections :
- que l’apparition de Jésus ne soit qu’une hallucination (témoignage concordant des disciples),
- que l’apparition ne soit pas Jésus (les plaies sont là pour l’identifier),
- que l’apparition ne soit pas matérielle (témoignage concordant de deux sens : la Vue et le Toucher).
Deux sens qui, au moins autant que Jésus et Thomas, sont les deux protagonistes de l’épisode…
L’incrédulité de Thomas
Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam
Le Toucher : un auxiliaire encombrant
On aimerait bien se passer du Toucher : c’est un sens réputé grossier et Thomas, qui ne se fie qu’à son doigt, apparaît comme un disciple plus primaire, plus enfantin, moins discipliné que les autres : eux regardent mais ne touchent pas.
D’autre part, pour qui connaît les illusions de la vue (mirage, reflets, fictions peintes…), le toucher est incontournable lorsqu’il s’agit de s’assurer de la matérialité d’un phénomène.
Un passage de Chrysostome exprime bien cette ambivalence :
« Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion. » Chrysostome sur Jean 86
Le Toucher contre la Vue
Certains tournent l’histoire entièrement en défaveur de Thomas : il aurait mieux fait d’observer avec dignité, comme les autres, à la manière de ces médecins de Molière qui miraient de loin les humeurs en se gardant bien de mettre la main à la source.
Le Toucher avec la Vue
Sans miroir ou caméra, on ne peut pas se voir humer, se voir entendre, se voir goûter. Mais on peut se voir toucher. Ces deux sens sont les seuls qui peuvent fonctionner en association : le Toucher est le prolongement et souvent le substitut de la Vue
En matière de témoignage, l’Oeil est le Juge, et le Doigt est l’auxiliaire de police, préposé aux basses besognes.
Une scène non-dite
C’est pourquoi le texte de L’Evangile prend le Toucher avec des pincettes. Lorsque Jean fait dire à Jésus : « Parce que tu m’as vu, tu as cru » (Quia vidisti me, credidisti), le verbe Voir est une litote pour le verbe Toucher. Le geste de Thomas pénétrant son Dieu est un sacrilège nécessaire : il doit avoir lieu, mais il ne doit pas être dit dans toute sa crudité.
Une malédiction implicite
Dans la phrase suivante « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru », le pronom personnel manque : Jésus ne dit pas « Heureux ceux qui ne m’ont pas vu », mais « Heureux ceux qui n’ont pas vu (cette scène)« . Soit encore : « Malheureux ceux qui l’ont vue ».
Ainsi le texte, dans ses indéterminations, traduit les paradoxes d’une scène qui pour fonctionner a besoin de spectateurs, mais les place sous la coupe d’une malédiction implicite. Vrai problème pour les futurs peintres et pour les futurs spectateurs…
Un sujet pour Caravage
Une scène intrinsèquement scandaleuse, un beau personnage de têtu dissident, voilà qui ne pouvait manquer d’intéresser un peintre tel que Caravage.
Parmi tous ceux qui se sont risqués à traiter ce sujet compliqué, c’est lui qui s’est montré à la fois le plus radical dans le spectaculaire, et le plus intelligent quant aux enjeux théoriques.
C’est avant tout par la composition qu’il va régler deux redoutables questions de coexistence…
Voir et toucher
La coexistence des sens est réglée très simplement, en insérant chacun dans un losange :
- en haut les quatre têtes disent la primauté de la Vue,
- en bas à gauche les trois mains disent la subordination du Toucher.
Mais la séparation est moins nette qu’il n’y paraît, comme si Caravage, à force de relire les quelques lignes de Jean, s’était imprégné de la même hésitation syntaxique entre voir et toucher : les orbites sont dans l’ombre et ce sont les rides hyberbolisées du front qui sont mises en évidence, comme si c’est par la Peau que les disciples essayaient de voir ; et réciproquement, la plaie de Jésus s’ouvre dans son flanc comme un troisième oeil à la paupière lourde…
Toucher sans voir
Comme le fait remarquer Lorenzo Pericolo ([1], p 460), Thomas se situe en avant du plan des autres personnages, et de ce fait il ne voit pas ce qu’il touche :
« N’osant pas regarder son doigt entrer dans le corps du Christ ressuscité, son regard s’égare en avant ; il s’attend à tout moment à ressentir ce qu’il est incapable de voir, ressent réellement le contact du corps du Sauveur avec émerveillement et est complètement déconcerté; en un sens, Thomas voit à travers son doigt, et le plissement presque hyperbolique de son front transmet l’émerveillement et le trouble de la vision de la blessure telle qu’elle se dessine dans son esprit. »
D’une certaine manière, si la Plaie est une sorte d’oeil, l’Index de Thomas symbolise ce qui aveugle et fait obstacle à la vision.
Dieu et les hommes
Traçons une verticale passant par la main gauche de Jésus : d’un côté le Ressuscité vêtu de blanc, de l’autre les trois hommes vêtus de rouge et de brun. Seule la main du disciple, guidée par celle du Maître, est autorisée à se risquer dans cet espace sacralisé.
La plaie du flanc attire l’oeil et le doigt. Mais Caravage n’a pas oublié les deux trous des clous, sur le dos des mains de Jésus.
Remarquons que Thomas touche le corps du Christ de deux manières :
- par le doigt, il pénètre son flanc ;
- par le poignet, il pénètre sa main.
Magistrale traduction picturale de la double exigence du disciple récalcitrant : « si je ne mets mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, je ne croirai point ».
Sauf que Caravage inverse, avec une ironie souveraine, le rôle du doigt et celui de la main !
Désignant, désigné
Contrairement à la majorité des peintres, Caravage n’hésite pas à montrer l’index qui pénètre la plaie, et même l’agrandit. L’impression d’inconfort qui en résulte n’est pas due à l’absence de sang, à l’atteinte à l’intégrité corporelle, ni à une possible connotation sexuelle. Plus fondamentalement, elle tient au fait que la plaie, ici, est le signe qui permet d’identifier Jésus, tandis que l’index tendu est universellement le signe qui désigne.
Ainsi sous nos yeux éberlués se produisent simultanément deux collapses logiques : un désignant (l’index), qui devrait garder ses distances, copule sans vergogne avec un désigné/désignant (la plaie).
Une vision coopérative
Jésus et les deux disciples sont réunis par la direction de leur regard : tous trois fixent, au point focal de leur attention, l’index qui pénètre la plaie. Autrement dit, tandis que l’expérimentateur opère, le sujet et les deux témoins coopèrent.
Très subtilement, Caravage a dirigé ces trois regards de droite à gauche : ainsi, le regard du spectateur, balayant le tableau dans le sens normal de la lecture, se trouve renvoyé vers le même point focal, comme s’il avait rebondi sur un miroir invisible.
Pour constater l’efficacité de ce dispositif, il suffit de retourner le tableau de droite à gauche : le regard du spectateur se trouve maintenant accéléré par les regards des personnages du tableau, au point qu’il dépasse la plaie et se perd sur la droite, en hors-champ du tableau.
En comparaison
La leçon d’anatomie du Dr Tulp,
Rembrandt van Rijn, 1632, Mauritshuis,La Haye
Rembrandt reprendra exactement la même composition pour un sujet profane, mais qui traite lui-aussi de la Vérité du Corps : à gauche les spectateurs, à droite le maître, du côté du Livre. Et c’est encore une main qui signale l’emplacement de la frontière : le ciseau de dissection nous montre exactement où il faut couper le tableau.
Mais tandis que la main du Ressuscité enserrait le poignet de Thomas, celle du Docteur Tulp se garde bien de toucher l’avant-bras du Disséqué : c’est le ciseau qui fait contact. Et les regards se diffractent dans tous les sens et selon toute la palette des expressions – étonnement, horreur, admiration, distraction – comme si le public ne savait pas encore comment appréhender ces radicales nouveautés.
De Caravage à Rembrandt, du Sud au Nord, trente ans seulement et deux mille kilomètres séparent une vision unifiée du réel – où Dieu et Hommes, Vie et Mort, Vue et Toucher, coexistent et coopèrent, d’ une vision scientifique où l’important est de tenir l’objet à distance et d’observer sans ressentir : le mort anonyme, le savant célèbre et les spectateurs médusés par tant d’audace, y habitent des domaines définitivement cloisonnés.
D’une certaine manière, en coiffant le chapeau du docteur Tulp, on pourrait dire que Thomas le sceptique a, d’un coup de ciseau, achevé le Ressucité…
L’incrédulité de Thomas
Carl Heinrich Bloch, 1881
Les dangers de l’individualisme
Pour comprendre combien l’interprétation coopérative et égalitaire de Caravage était et reste exceptionnelle, il suffit d’avancer encore de deux siècles pour la comparer avec un tableau parfaitement orthodoxe du peintre « sulpicien » Carl Bloch.
Le tableau est séparé en deux moitiés parfaitement démonstratives :
- en haut, les trois bons élèves entourent Jésus, sévère et grave comme un instituteur peiné ;
- en bas, Thomas à genoux se repent, la tête à portée de la main du Maître pour une taloche bien méritée.
On comprend bien les dangers et le ridicule de prétendre se faire son opinion par soi-même, alors que toute le monde sait que Jésus est ressuscité !
La plaie dans la toile
Revenons une dernière fois à Caravage pour examiner le détail le plus bluffant du tableau : la déchirure de la chemise de Thomas, à la couture de la manche gauche.
L’analogie de cette déchirure dans le tissu avec la plaie dans la peau est évidente. On dit en général qu’il s’agit d’une note ironique, Caravage se moquant gentiment de son sceptique décousu. D’autres y voient le symbole de sa faiblesse d’esprit : : il y a un accroc dans sa foi.
Mais la logique de la composition oblige à étudier ce détail avec grande attention : car à lui seul, il occupe tout le losange qui fait contrepoids à celui du Toucher.
Ceux qui n’ont pas vu
Au fond Caravage, dans sa composition, se heurte au même problème que Jean dans sa rhétorique : comment convaincre ceux qui n’ont pas vu ?
A un premier niveau d’analyse, on pourrait dire que la déchirure de la manche participe de l’hyper-réalisme du peintre, et donc de sa force de conviction.
Mais il y a plus : et pour le comprendre, il faut nous replonger brièvement dans la logique du texte de Saint Jean.
La preuve en trois points
Rappelons-nous la progression rhétorique que Jean nous administre pour nous convaincre de la réalité de l’apparition de Jésus.
- premièrement plusieurs témoins ;
- deuxièmement des signes formels d’identification, les plaies ;
- troisièmement la stimulation indépendante de deux sens, la vue et le toucher. Car, comme dit Saint Augustin, « Thomas n’avait pas d’yeux au doigt ».
Passons maintenant au tableau, cette apparition faite de tissu, d’huile, de terres, qui prétend être un corps vivant :
- premièrement, il y a plusieurs témoins : tous les spectateurs qui s’arrêteront devant le tableau ;
- deuxièmement, des signes permettent l’identification : tout le monde comprend que le tableau représente l’Incrédulité de Thomas ;
- troisièmement, il faut quelque chose qui excite, qui stimule la concordance des sens, qui donne au spectateur la sensation d’avoir… un doigt au bout de l’oeil !
Les spectateurs, le sujet, le détail qui emporte la conviction : la rhétorique du peintre reproduit celle de l’évangéliste.
La découpe dans la peau et la déchirure dans le tissu représentent toutes deux le désir de Toucher : à gauche celui de Thomas, à droite celui du Spectateur.
L’une est la plaie de Jésus : le signe qui prouve sa Divinité ; l’autre la plaie du tableau : le détail en trompe l’oeil, qui crève la surface et, en appelant le doigt du spectateur, prouve la divine habileté de l’artiste.
En aparté : un discours meta-pictural
Lorenzo Pericolo a développé une longue analyse sur le fait que ce tableau pouvait être compris, par certains des contemporains de Caravage, comme un discours sur la peinture.
Dans certains textes techniques ([1], p 448), le mot peau (pelle) désigne soit l’enduit de préparation de la toile, soit l’apparence finale obtenue par la superposition de couches.
Plusieurs poésies de Marino, un poète ami de Caravage, jouent habilement sur la confusion des niveaux de l’istoria et de la pittura : ainsi par exemple, dans un poème décrivant l’Ariane peinte par Carracci, il exhorte l’héroïne « à cesser de pleurer, car ses larmes vont gâcher les couleurs » ([1], p 453).
Enfin, d’une certaine manière, la façon dont le Christ écarte son manteau pour dévoiler sa peau évoque le geste des collectionneurs, ouvrant le rideau qui protégeait les tableaux ([1], p 464).
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Sans aller plus avant dans cette interprétation, je citerai une autre oeuvre antérieure qui propose indéniablement un discours méta-pictural sur les plaies du Christ.
Lamentation sur le Christ mort,
Mantegna, vers 1480, Brera, Milan
Mantegna, dans son Christ Mort que le spectaculaire raccourci réduit à une surface plane, avait eu la même audace d’assimiler la peau blessée à une toile percée :
First Tatoo
Cesar Santos, Collection privée
Dans ce détournement plus malin qu’il n’y paraît, Santos considère le tatouage comme une forme bénigne, sécularisée et féminisée du stigmate. Inscrit dans la peau sans la perforer, la marque merveilleuse attire le doigt, qui la désigne sans la toucher. L’incrédulité de Thomas s’est transformée en curiosité pour filles. Et l’appuie-main du vieux Rembrandt, emblème du toucher sans tâcher, illustre la préférence pour la surface et la réticence à s’enfoncer qui est le propre de notre époque correcte.
Références :