La chasse imaginée
Walter Crane est surtout connu comme illustrateur de livres pour enfants. Mais en tant que membre du mouvement des Arts & Crafts, il toucha à de nombreux domaines artistiques : peinture, céramique, papier peint, tapisserie…
Le portrait qu’il fit en 1872 de sa jeune femme Mary reflète parfaitement l’éclectisme de l’artiste, et de l’époque…
At Home: A Portrait
Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries
At home
Le chat statique près de l’âtre qui rougeoie, les tapis et la tenture historiée, la cheminée avec ses carreaux de porcelaine, la jeune femme qui lit avec son châle et ses pantoufles, tout respire le charme cosy, légèrement teinté d’ennui, d’une demeure britannique.
Et pourtant, c’est à Rome que ce portrait a été peint, lors du très long voyage de noces qu’y firent Mary et Walter. « At home » devrait donc plutôt s’intituler « A casa nostra ».
Le coin italien
Sur le pot en faïence bleue et blanche, on lit une inscription qu’aucune substance médicinale ne justifie : « MARIA » est bien sûr la forme latinisée de Mary. Le pot contient une branche de laurier. A gauche, une lampe à huile florentine. Les objets de la cheminée sont, pour ceux qui savent, un clin d’oeil au lieu de la scène.
La tapisserie
Derrière la jeune Miss Crane, une tapisserie de style médiéval, pleine de fantaisie, occupe la moitié du tableau. On y voit, de bas en haut :
- un page tenant en laisse des lévriers blanc et noirs ;
- une écuyère portant sur sa main un faucon et sur son front le croissant de lune de Diane ;
- un cerf sautant par dessus un ruisseau, pourchassé par un chasseur à cheval tenant la bannière « Saint Hubert » ;
- un ange tirant à l’arc sur un oiseau.
Toutes ces présences tissées s’organisent autour du livre que tient la jeune femme, comme des apparitions autour d’une lampe.
Une décoration de fantaisie
Dans ses mémoires, Walter Crane explique les circonstances de cette composition. Lors de leur séjour à Rome, les Crane s’étaient lié avec un autre couple, les Sotheby :
« Mme Sotheby se passionnait pour tous les arts italiens, et fut une des premières, après Mme Morris et Lady Burne-Jones, à faire revivre les travaux d’aiguille dans l’art décoratif. Elle travaillait avec des fils de coton romain colorés, sur une toile de lin. Mon épouse et les demoiselles Barclay, les soeurs du peintre, travaillaient à cette époque sur différents ouvrages, dont je fournissais les cartons. Mr Sotheby recherchait de courtes inscriptions latines pour mettre sur des banderoles dans ces peintures à l’aiguille : un peu dans l’esprit des tapisseries médiévales qu’ils appréciaient beaucoup, et qu’ils avaient achetées pour décorer leur appartement.
Je peignis ma femme dans notre salon avec, en arrière-plan, des décorations de fantaisie dans ce style. [1]
La tapisserie représentée ici n’a donc jamais existé, mais elle s’inspire des ouvrages de style médiéval que réalisait à cette époque le jeune couple : dessin Walter, broderie Mary, texte Mr Sotheby.
Portrait de Mrs Ingram Bywater (Sotheby)
Walter Crane, 1872, collection privée
Et les Sotheby furent si intéressés par cette manière de traiter un portrait qu’ils m’en commandèrent un de Mme Sotheby, dans le même esprit : je la dessinai de profil en robe blanche de mousseline indienne, avec dans ses mains un vase de verre vénitien portant des jonquilles, et en arrière-plan une vieille soirie italienne sous une banderole portant le vers <de Dante> » Nel tempo dolci che fiorisce i colli. » (en ce doux temps où les collines fleurissent). »
Hans Sotheby devait mourir deux ans plus tard, en 1874. Charlotte Sotheby se remariera en 1885 avec Ingram Bywater, professeur de grec à Oxford [2].
On voit bien comment les deux compositions se répondent :
- un élément animal : le chat, les deux colombes (référence flatteuse à Vénus) ;
- un élément végétal : la branche d’olivier, les jonquilles ;
- un élément décoratif lourd de sens : la tapisserie, avec sa citation approprié de Virgile ou de Dante.
Contrastant avec le foyer brûlant, la branche de laurier matérialise la persistance du printemps au coeur de l’hiver ; de même, contrastant avec les fleurs mortes de la tapisserie, les jonquilles marquent l’arrivée du printemps dans le logis.
Les deux oeuvres reposent sur la même tension, le même décalage entre l’intérieur que nous voyons et l’extérieur que les jeunes femmes rêvent : et l’objet jaune qu’elles portent , livre ou bouquet odoriférant, est le déclencheur de leur rêverie.
Le cartouche
Il est temps de nous intéresser au texte du cartouche en bas de la tapisserie, tenu par la tête d’un renard. Il est tiré du Livre 3 des Géorgiques de Virgile :
VOCAT INGEN
TI CLAMORE
CITHAERON TAY
GETIQUE CANEM
« Cependant suivons les Dryades dans leurs forêts, et cherchons des sentiers inconnus aux Muses latines. C’est par ton ordre, ô Mécène, que j’entreprends cette oeuvre difficile. Sans toi, mon esprit ne forme aucun projet élevé. Eh bien ! triomphe de ma longue paresse, allons ! Le Cithéron nous appelle à grands cris ; j’entends aboyer les chiens du Taygète, hennir les chevaux d’Épidaure, et l’écho des bois nous renvoie, en les redoublant, ces bruyantes clameurs. »
Nous comprenons alors que la branche de laurier dans le vase évoque la couronne du Poète et place le salon des Crane sous l’égide des Muses Latines.
La chasse imaginée
Le livre que lit Mary est donc les Géorgiques, et Walter joue à l’imagier médiéval pour en transfigurer le texte :
- la chasse de Saint Hubert fusionne avec celle de Diane ;
- les lévriers sont les chiens du Taygète,
- le cerf s’enfuit vers le Cythéron,
- les chevaux sont ceux d’Epidaure.
La tapisserie n’est pas seulement un souvenir du voyage à Rome : c’est surtout un objet fusionnel, le symbole de la collaboration du couple à cette époque, où se mêlent intimement le savoir-faire de l’illustrateur et la rêverie de la lectrice. Ce vers de Virgile a été choisi parce qu’il est un appel à l’imagination : une exhortation pour l’un à dessiner, pour l’autre à entendre la clameur du torrent et les aboiements des chiens. La tenture nous donne à voir l’imaginaire conjugal.
Et la puissance combinée de la peinture et de la poésie conspirent à projeter la scène peinte dans la scène rêvée, le salon dans la tapisserie : la branche d’olivier s’y retrouve sous forme d’arbre, la lectrice se transforme en Diane chasseresse et le livre en faucon sur son poing. Quant au chat assis à ses pieds, c’est en chien courant qu’il se métamorphose.
Mrs Crane n’est pas la seule rêveuse de la pièce : avec un humour certain, Walter campe un autre chasseur sur son tapis, entouré de proies imaginaires : oiseaux ou poissons faits non pas de fils colorés, mais de porcelaines bleus et blanches…
La source de Crane (SCOOP !)
Symphony in white no 2, The little white girl,
Whistler, 1864, Tate Gallery
Crane, qui était étudiant en art à Londres en 1865, a forcément vu lors de son exposition à la Royal Academy ce tableau de Whistler, célèbre pour avoir inspiré à Swinburne un poème , exposé à côté du tableau :
Heureuse, mais pas rouge de joie, Swimburne, Devant le miroir (Poèmes et ballades) |
Glad, but not flushed with gladness, |
Symphony in White, No. 1: The White Girl
Whistler, (1862), National Gallery of Art, Washington
Le portrait fait suite à un tableau en pied réalisé deux ans plus tôt : « petite » doit être compris comme faisant référence non à la jeunesse de la fille, mais au format du tableau.
La jeune femme des deux toiles est Jo Hiffernan, une modèle avec qui Whistler vivait maritalement, mais que les conventions sociales lui interdisaient d’épouser [3]. L’anneau nuptial de la main gauche, posée bien en évidence sur le manteau, ainsi que le profil souriant de la jeune fille font donc partie d’un monde espéré : c’est le visage mélancolique du reflet qui exprime la triste réalité.
Il ne fait pas de doute que l’éventail dans la main droite de Mrs Crane est un clin d’oeil au japonisme de Whistler , et que le vase de majolique signé MARIA renvoie au vase blanc et bleu de la pauvre Jo…
…comme si le mariage impossible de l’une était vengé par le mariage réussi de l’autre.
Tandis que Whistler se sert du miroir pour inverser le réel et l’espéré, c’est à la tapisserie que Crane donne le pouvoir d’échapper au réel pour donner à voir l’imaginaire.
Une troisième fille à la cheminée
Trente ans après Crane, un autre peintre victorien retrouvera le même procédé : projeter dans l’ameublement l’imaginaire d’une miss.. et de son fidèle compagnon.
At Home: A Portrait, Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries |
Un nuage passe (A passing cloud) Arthur Hughes, 1900, Collection privée |
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Les deux oeuvres semblent jumelles :
- miroir sur la cheminée;
- carreaux de Delft ;
- animal familier : chat ou épagneul ;
- longue robe brune ;
- livre ou lettre tenue à la main ;
- échappée paysagère sur la droite.
Le portrait de Crane s’était vendu dès 1872, lors de son exposition à la Royal Academy, mais Mrs Crane l’avait racheté plus tard. Il existe une reproduction en noir et blanc par « Art reproduction CO », dont je n’ai pas pu déterminer la date. On ne peut donc pas exclure que Hughes ait connu l’oeuvre de Crane, mais le plus probable est qu’il a simplement puisé à la même source que ce dernier : le tableau bien plus célèbre de Whistler.
Symphony in white no 2, The little white girl, Whistler, 1864, Tate Gallery |
Un nuage passe (A passing cloud) Arthur Hughes, 1900, Collection privée |
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Ainsi s’expliquent les deux miroirs, l’un circulaire et l’autre plat, qui renvoient, comme chez Whistler, deux images du même tableau. Hughes a inversé sa composition en conservant son format, et l’a saupoudrée de détails symboliques typiques du préraphaélisme finissant.
Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée
Le livre fermé est posé sur la cheminée. Et la lettre qu’elle n’aurait pas voulu lire pend inerte au bout du bras.
La tête appuyée sur l’autre main, la jeune fille fixe le foyer vide.
Au dessus du livre fermé, d’autres objets relaient cette impression de vanité, de vacuité : les pensées cueillies pour rien, le miroir, soleil artificiel, et le double reflet d’un paysage indéchiffrable.
L’imaginaire en point de croix
A quoi rêvent les jeunes filles tristes ? A leur « home », telle la maison naïvement brodée dans le cadre au dessus de sa tête. Maison familiale, celle qu’elle aime mais va devoir quitter pour fonder sa propre maison.
Rêves animaux
L’épagneul, inquiet de ce chagrin incompréhensible, lève les yeux vers sa maîtresse. Mais aussi vers les carreaux de Delft, bois, collines et lacs où il ferait bon chasser.
De même que chez Crane les carreaux de la cheminée donnaient à voir le désir du chat,, ceux de la cheminée donnent à voir l‘espoir du chien : sortir.
Le bas-relief mythologique
La jeune fille contemple, avec une ironie amère, le bas-relief en porcelaine de Wedgwood. On y devine une femme tenant un arc, face à un Cupidon adossé à un arbre. Sans doute s’agit-il du thème de Diane désarmant Cupidon (car il avait fait des avances à ses nymphes).
Diane désarmant Cupidon, Pompeo Batoni, 1761;
Metropolitan Museum, New York.
Du coup, l’épagneul prend une nouvelle valeur : celui du compagnon de Diane chasseresse, délégué aux pieds de la jeune humaine pour la consoler des méfaits de l’Amour.
Shakespeare à la rescousse
Souvent, lorsqu’un artiste victorien se trouve aux prises avec un thème quelque peu ambitieux, il ne manque pas de faire appel à Shakespeare. Voici donc les quelques vers écrits au dos du tableau :
Oh ! que le printemps de l’amour ressemble bien Shakespeare, The Two Gentlemen of Verona I, 3 |
O how this spring of love resembleth |
Ainsi la fenêtre montre au spectateur ce que la jeune fille, perdue dans ses nuages intérieurs, ne voit pas :
le jardin fleuri et son ciel bleu, le Printemps de sa propre vie
Le tableau optimiste de Hughes est moins un hommage au tableau de Whistler qu’un développement du poème de Swimburne qui lui était associé : « Puisque les chagrins meurent ».
A l’issue de la longue carrière de Hughes, « Un nuage passe » constitue une sorte d’auto-référence, la reprise d’un thème qui l’avait rendu célèbre quarante ans plus tôt : celui du chagrin d’amour.
Amour d’Avril (April Love) Arthur Hughes, 1855-6, Tate Gallery, Londres |
Un nuage passe (A passing cloud) Arthur Hughes, 1900, Collection privée |
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Lors de son exposition, le tableau était accompagné d’un passage du poème de Tennyson, La Fille du Meunier ( ‘The Miller’s Daughter’) :
L’amour devient un regret vague |
Love is hurt with jar and fret, |
Bleu de l’Esperance, noir du Désespoir
Tout tend vers le bleu : les yeux, la robe somptueuse, le lilas par la fenêtre, les pétales sur le sol.
Et pourtant tout est noir : la tonnelle et l’homme qui pleure dans la pénombre, se cachant les yeux pour ne plus voir.
Le lierre, associé à la fidélité et à la vie éternelle, prend ici valeur d’antiphrase : car bien sûr le thème est la fugacité des amours printanières.
Ruskin, qui voulait absolument que son père achète la toile, décrivait ainsi le visage de la jeune fille :
entre joie et peine, comme un ciel d’Avril dont on ne sait si la partie sombre est le bleu, ou le nuage |
between joy and pain… like an April sky when you do not know whether the dark part of it is blue – or raincloud |
https://archive.org/details/anartistsremini00crangoog
https://fr.calameo.com/books/000107044e9431480ca9a