L'Amour à la source
Un peintre rare, un sujet controversé, un tableau connu seulement par quelques spécialistes, car invisible aujourd’hui.
Et pourtant, un des sommets du caravagisme dans toutes ses dimensions : picturales, sexuelles et spirituelles…
L’Amour à la fontaine sur un tableau
Cecco del Caravaggio (Francesco Boneri), 1610-1615. Milan, collection privée.
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Lumière et ombres
Le spot tombe du haut à gauche, projetant sur la chair nue et sur le sol des ombres fortes, mettant en valeur des objets durs – carquois, flèches, bambou taillé en pointe – et faisant chatoyer des objets doux : plumes de l’Amour et des colombes, velours vert émeraude et rubis. Nous sommes bien en présence d’un tableau ô combien caravagesque.
Un tableau dans le tableau
Et pourtant, le velours vert et le velours rouge n’appartiennent pas au même monde. Le rideau rouge nous prouve que ce que nous contemplons n’est pas un tableau, mais le trompe-l’oeil d’un tableau pas encore encadré, posé par terre contre le mur de l’atelier.
On voit d’ailleurs sur la tranche supérieure le noeud qui permettra de l’accrocher.
Un tableau dans le tableau dans le tableau
Plus complexe encore : au dessus de la source, un panneau de bois porte un papier banc, sur lequel rien n’est écrit. Pour être convaincante, toute interprétation du tableau devra prendre en compte ce panneau blanc et cette mise en abyme, complications intellectuelles bien étrangères à l’esprit naturaliste et sensuel du caravagisme.
Deux fois trois couches
L’ambition théorique de l’artiste se voit particulièrement dans le détail du crépi tombé, qui révèle un mur de brique.
En ce point stratégique du tableau, deux logiques de superposition se rencontrent : dans le monde du « tableau dans le tableau », la brique est sous le crépi qui est sous l’aile. Dans le monde du tableau, l’atelier est sous le tableau qui est sous le drap. Les niveaux 2 de chaque hiérarchie fusionnent, établissant la métaphore suivante :
un tableau, c’est un crépi caressé par une plume.
La flèche traversière
Contrairement à la flèche qui est fichée dans la paroi du carquois, l’autre flèche en bas à droite, tout comme le rideau, ne fait pas partie du tableau dans le tableau. Son empennage dépasse du châssis et projette une petite ombre sur le mur de l’atelier.
C’est donc une flèche en apesanteur, tenue par une main invisible, fichée dans un objet en hors champ, ou bien en plein vol, pourquoi pas ? Là encore, il faudra trouver une explication à ce prodige.
Commençons par l’explication biographique. Nous suivons ici l’argumentation de Gianni Papi, « Cecco del Caravaggio », Edizioni dei Soncino, 2001, p 136 et suivantes.
Un Amour Humain
L’Amour Vainqueur
En 1602, Caravage peint un tableau provocant, L’Amour Vainqueur (« Amor omnia vincit ») .
Les attributs de la science, de la musique et de la gloire militaire jonchent le sol et justifient la moitié du titre, le côté « vainqueur ».
Par ailleurs le double empennage, à gauche celui des flèches, à droite celui de l’aile qui vient caresser la cuisse du bel enfant , dirige le regard vers l’attribut qui justifie l’autre moitié du titre : l’Amour.
Un archer ambigu
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Les deux flèches méritent un examen minutieux. Celle de gauche est bien une flèche : au bout de son empennage rouge , on voit bien l’encoche pour la corde. Mais celle de droite possède un empennage noir et un bout rouge sans encoche, qui la rend rend visuellement identique à un porte-fusain : car très astucieusement, les plumes latérales blanches peuvent s’interpréter comme les mâchoires métalliques de l’instrument. Par cette ambiguïté visuelle, Caravage insinue que la victoire ici célébrée n’est pas tant celle de l’Amour, que celle de l’Artiste.
Remarquons d’ailleurs que la main droite tient non seulement les deux flèches, mais aussi l’arc, à peine visible sur le fond noir. Et que de cet arc la corde est brisée : étrange vainqueur dont l’arme est inutilisable… sauf si désormais le chasseur de coeurs se transforme en dessinateur.
Une citation indiscutable
Impossible de ne pas voir la parenté entre la corde brisée de l’arc sous le carquois, et celle de l’Amour victorieux : Cecco cire directement Caravage, la parenté entre les deux ouvres est prouvée.
Le témoignage de Symonds
Entre 1649 et 1651, un amateur d’art anglais, Richard Symonds, a visité le palais Giustiniani pour étudier ses tableaux. Concernant l’Amour Vainqueur, il précise que le modèle était un certain «Checco», «his owne boy or servant thait laid with him» : tout dépend évidemment de l’interpération de « coucher avec lui », la cohabitation entre un peintre, ses apprentis et ses modèles étant courante à l’époque.
Reste que ce « Checco » était bien un certain Francesco Boneri, dit encore « Cecco del Caravaggio » car il était à la fois l’élève et un des modèles favoris du maître : on le reconnaît d’ailleurs dans plusieurs de ses tableaux.
Pour une analyse détaillée des modèles de Caravage, voir http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Ce.html.
En mémoire d’une oeuvre commune
Une quinzaine d’années plus tard, Caravage est mort et le petit Cecco est devenu le peintre énigmatique auquel nous nous intéressons.
Pour lui-même ou pour un collectionneur averti, il a l’idée d’un tableau en hommage à L’Amour vainqueur. Ce sera l’Amour à la Source, le modèle est devenu peintre et le tableau lui-aussi est monté d’un cran, se transformant en tableau dans le tableau.
Un rideau protecteur
D’après Symonds, l’Amour vainqueur, au fond de la galerie Giustiniani, était protégé par un rideau de velours vert qu’on n’ouvrait que pour les spectateurs avertis. Pour Gianni Papi, le rideau rouge de Cecco pourrait signaler, là encore, un tableau aux fortes connotations homosexuelles.
Blessure d’un amour passé
Dans cette logique, le détail de la flèche suspendue serait à interpréter dans un sens autobiographique :
« La flèche qui, depuis le monde pour ainsi dire réel de l’atelier, pénètre dans le tableau, est devenue un objet représenté pour lui-même, une sorte de pont entre le présent et le passé, la matérialisation de la nostalgie d’un amour non encore endormi. » Gianni Papi, op.cit. p 137
Les deux flèches
Poussons plus loin le raisonnement : si la flèche du bord représente l’amour impossible que Cecco éprouve encore pour son maître disparu, que représente la flèche fichée dans le carquois ? Son amour à l’époque ? Et que faut-il comprendre : une flèche fichée dans un carquois représente-t-elle un coup réussi, ou un coup qui n’a pas été tiré ?
Les objets accouplés
Pour compliquer le problème, ajoutons aux deux flèches les deux pointes de flèche (une d’argent et une d’or) qui se font face sur le sol, entre la flèche et le carquois. Plus les deux colombes (une blanche et une noire) qui se frôlent du bec sur la gauche. Plus les deux escargots, animaux hermaphrodites restant cachés par temps hostile, mais célèbres pour leurs accouplements voluptueux. Et pourquoi pas, pour faire bonne mesure, les deux gros glands dorés du rideau…
Beaucoup de grain à moudre pour les tenants de l’interprétation homosexuelle ! Mais à part de recenser tous les couples d’objets plus ou moins connotés, y a t-il la possibilité de parvenir à une compréhension globale du tableau ? Avant d’en proposer une, il nous faut passer par la case Sceptique…
En réaction aux interprétations du tableau comme étant « peut-être l’image la plus éhontée que le temps et le milieu artistique [de Caravage] ont produit », Julian Kliemann a proposé une lecture moins scandaleuse mais tout aussi passionnante de l’oeuvre.
Nous suivons ici son argumentation (« Amor an der Quelle von Cecco del Caravaggio oder die Grenzen der Malerei », Bibliotheca Hertziana – Max-Planck-Institut für Kunstgeschichte, Rom,2006).
Un Amour Divin
Une flèche pas si exceptionnelle
L’idée d’un objet qui passe de l’extérieur à l’intérieur d’un tableau n’est pas une invention de Cecco. Par exemple, une fresque du Palais Farnèse montre une lance qui joue le même rôle que la flèche, mais dans un esprit purement décoratif : une astuce visuelle, un effet de virtuosité sans sens particulier.
Francesco Salviati, L’ancêtre mythique des Farnèse et la tapisserie avec la Forge de Vulcain
Autour de 1558, Rome, Palazzo FarneseL’étonnant est que cet argument peut facilement se retourner : car ce que la fresque nous montre, c’est l’ancêtre des Farnese pointant sa lance vers un espace plus ancien et plus sacré que le sien, celui des Dieux. Soit exactement le même rapport que chez Cecco, dont la flèche pointe vers son propre passé mythifié.
Une signature pas si originale
A l’appui de sa volonté de minimiser et désexualiser la flèche, Julian Kliemann fait remarquer que, dans tous les tableaux, il existe un élément qui fait lui-aussi communiquer l’extérieur avec l’intérieur : tout simplement la signature du peintre, un corps étranger, un hors-champ rentrant dans le champ. Souvent d’ailleurs la signature est doublée par un objet du métier : pot de peinture, palette, pinceau, appuie-main…
Le maître de Cecco lui même a d’ailleurs pratiqué ce procédé de collapse entre un objet du tableau et un objet en dehors du tableau : dans la Décollation de Saint Jean Baptiste de Malte, il assimile le sang du martyr à la peinture rouge de sa propre signature.
Ici, la flèche obéit au même procédé consistant à extraire un objet du tableau pour en faire un objet du peintre : assimilée à un appui-main ou à un pinceau, il ne faut voir dans la flèche rien d’autre que la signature de Cecco.
Mais là encore, l’argument de Kliemann est réversible. Car justement le pinceau n’est pas un objet anodin : presque autant que la flèche, il peut être un symbole viril, la métaphore de l’artiste qui déflore la virginité de la toile. Sortez le sexe par la porte et il revient par la fenêtre.
Un thème banal
Il n’existe dans toute la littérature classique et toute l’iconographie aucun autre exemple de l’« Amour buvant à une source ». En revanche, il existe de nombreux « Saint Jean Baptiste à la Fontaine ».
Dans la version par Caravage de la collection Bonello à Malte, Saint Jean tient à la main une petite croix en bambou, qui aurait pu donner à Cecco l’idée de son robinet.
Cecco lui même a peint plusieurs fois Saint Jean Baptiste à la source : un tableau où figure exactement le même nu masculin, avec un agneau à ses pieds, se trouve à la cathédrale de Plaisance. Un autre, où le saint est identifié seulement par son auréole, se trouve à Venise, dans la Collection Pizzi.
Une allégorie de l’Amour Divin
La thèse de Kliemann est que, si Cecco a choisi le même modèle masculin pour l’Amour que pour ses différents Saint Jean Baptiste, c’est que, en profondeur, pour lui, le sujet était le même : à savoir la Soif de Dieu.
Une métaphore à triple bande
Un texte du poète baroque Giovanni Battista Marino, intitulé « La Pittura », explique que le Saint Suaire de Turin fut la plus parfaite des peintures, puisque faite par Jésus lui-même : en ce sens, les clous de la Passion peuvent être assimilés à des pinceaux. Par ailleurs, Marino nomme Amour le Premier Peintre, d’après une légende antique selon laquelle l’Invention de la Peinture résulterait du souhait de garder le souvenir d’un amour passé.
Ainsi le tableau pourrait être basé sur une triple métaphore : clous = flèches de l’Amour = pinceau, qui expliquerait le détail des deux pointes de flèche semblables à des clous.
Ceci n’explique nénamoins pas pourquoi il n’y en a que deux, une d’or et une d’argent.
Le titulus blanc
Dans la même logique explicative, le panneau de bois avec son papier blanc, accroché à un clou au dessus de la source, ne peut manquer de faire penser au Titulus accroché en haut de la Croix. Position d’autant plus logique que les derniers mots de Jésus furent « J’ai soif ».
Par ailleurs la mise en abyme du panneau à l’intérieur du tableau suggère que le tableau dans son ensemble est lui-aussi « vide » d’une certaine manière, lui-aussi frappé d’impuissance à signifier. Cecco nous ferait ainsi toucher les limites de la peinture, qui ne peut figurer que des objets du monde réel. Ici, le panneau laissé vide serait la marque, l’appel de sens de quelque chose de transcendant et qui ne peut pas être montré directement : à savoir l’Amour Divin.
L’interprétation des blancs est toujours périlleuse : à ce stade, un forcené de l’interprétation homosexuelle pourrait tout aussi bien prétendre que ce panneau censuré représente ce qui ne peut être dit explicitement : à savoir l’Amour des Garçons.
L’interprétation religieuse est brillante, mais elle fait l’impasse sur le lien avec l’Amour Vainqueur qui, quant à lui, n’avait rien de très catholique. Et elle n’explique pas les deux colombes, les deux escargots et de manière générale la prolifération des couples d’objets. De plus rien ne prouve que Cecco avait des tendances mystiques et qu’il avait lu Marino.
L‘interprétation biographique se trouve renforcée par un fait remarquable : la flèche/pinceau de L’Amour a la Fontaine reprend le même procédé de collapse visuel que la flèche/porte-fusain de l’Amour vainqueur, comme si Cecco se souvenait du message subliminal de Caravage. Si l’on ajoute le détail de l’arc à la corde brisée, on pourrait se risquer à traduire comme suit ce message strictement personnel : « pour être mon élève, fini les amourettes ! ». Cependant l’interprétation homosexuelle se heurte au silence définitif de l’Histoire : on n’en saura sans doute jamais plus sur les aventures de jeunesse de Cecco.
Des interprétations aussi radicalement opposées sont impossibles à réconcilier. Mais on peut en imaginer une troisième, qui conserverait de l’une les éléments biographiques (sans impliquer nécessairement la composante homosexuelle) et de l’autre la soif de transcendance (sans impliquer qu’elle soit religieuse).
Un autoportrait rétrospectif
L’âge du modèle
Supposons, selon l’interprétation homosexuelle, que le nu soit bien Cecco lui-même, et que l’idée du tableau soit bien de se replacer au temps où il était le modèle de Caravage. Le point crucial est qu’il n’a pas cherché à se représenter tel qu’il était à l’époque de l’ Amour Vainqueur, mais bien dans la vérité de son corps de maintenant, dix ou quinze ans plus tard.
On ne peut donc pas dire, comme Gianni Papi, que le rideau et la flèche représentent le présent, tandis que le tableau dans le tableau représenterait le passé : les deux partagent la même temporalité.
Un rapport d’introspection
Si le rapport entre ces deux mondes n’est pas un rapport temporel, de quoi peut-il s’agir ? Reprenons l’idée de Kliemann selon laquelle la flèche est un objet égotiste, la signature du peintre. Et si tout, dans le tableau, était égotiste ?
Les objets du dehors, le rideau et la flèche, représentent Cecco physiquement, tel qu’il est devant son chevalet, avec ses vêtements et son pinceau (ou avec ses bourses et son sexe, pour ceux qui préfèrent).
Mais les autres objets, ceux du tableau dans le tableau, représentent eux-aussi Cecco, tel qu’il se représente à lui-même.
Ainsi le titre le plus adéquat pour cette oeuvre déconcertante ne serait ni Mon aventure avec Caravage, ni La soif de Dieu mais Autoportrait à la source.
Les couples d’objets
Avec cette nouvelle grille, les couples d’objets ne sont plus forcés d’être les avatars balourds d’un couple homosexuel disparu. Mais simplement la mise en balance, le bilan de ce que Cecco était alors avec ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Voyons point par point ce que cela donne.
Les arcs coupés
La corde de l’arc est coupée, comme elle l’était déjà du temps de l’Amour vainqueur (il y a longtemps que Cecco a renoncé aux amourettes). De même la source est coupée : mais peut-être l’arc du filet d’eau va-t-il jaillir à nouveau ? Il n’est ici question ni de soif de sexe, ni de soif de Dieu : mais simplement d’un retour à la source qui jaillissait autrefois, celle de l’inspiration artistique.
La colombe noire et la colombe blanche
Ah, revenir aussi à l’innocence et à la candeur de la jeunesse !
L’escargot par terre et l’escargot sur le rocher
Socialement j’ai grimpé, mais lentement, et pas tant que çà.
La flèche d’argent et la flèche d’or
Je promettais, j’ai tenu.
Le panneau blanc et le tableau dans le tableau
A l’époque, je ne savais pas peindre. Maintenant, je sais, et même des sujets compliqués
Le noeud vert et le rideau rouge
J’étais simple et léger, maintenant je suis complexe et lourd.
La flèche dans le carquois et la flèche devant le tableau
J’avais une flèche à tirer. Je l’ai tirée.