Que vient faire au premier plan, dans le coin en bas à droite, cette barre de fer verticale qui crève les yeux dès qu’on l’a remarquée, mais sur lesquels les commentateurs gardent en général un silence prudent ?
Article précédent : 5.3 Des sales gosses
Quelques rares propositions
Une signature cryptique
Pour Enrico Guidoni [1], la barre serait à lire comme un I majuscule, complétant les formes en L et V des bras aux deux extrémités : l’ensemble formerait la signature LIonardI VIncI
Un bâton de commandement
Cette identification astucieuse a été proposée par David L. Clark [2]. Le bâton joue même un rôle important dans son argumentation, dont voici la conclusion :
« … les panisques dans Vénus et Mars avertissent le dieu de la guerre d’une menace imminente, l’encourageant à saisir de sa main gauche le bâton de commandement, de crainte qu’il ne tombe sur le champ de bataille en signe de défaite. Le tableau illustre le moment de vérité pour Mars, celui où il doit choisir entre reprendre les armes ou laisser les panisques continuer à le ridiculiser par leur jeu à haute charge sexuelle, le combat entre une lance phallique et une conque vaginale ».
David L. Clark, « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms », Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
Quelques bâtons de commandement
Il est vrai que certaines statues antiques de Mars le représentent tenant un bâton d’apparat, assez court, du genre de celui de nos modernes maréchaux. Quant à l’Italie de la Renaissance, elle nous a laissé plusieurs tableaux ou statues de condottieres : mais leur bâton de commandement est assez long, de manière à être facilement maniable et visible dans la bataille.
On a retrouvé en 1969, das sa chapelle funéraire à Bergame, le cercueil du célèbre condottiere de Venise, Bartolomeo Colleoni, avec son béret, son épée et son bâton de commandement en métal, long d’une cinquantaine de centimètres.
La Force
Botticelli 1470, Offices, Florence
L ‘Allégorie de la Force, par Botticelli lui-même, tient entre ses mains un bâton de commandement ouvragé, en forme de massue.
Concluons que le bâton de fer du tableau est trop court pour être un bâton de commandement de l’époque de Botticelli : or, pour les autres armes de Mars, il a pris le parti de représenter des armes de son temps. De plus, le fait qu’il soit placé à côté de la main gauche semble rédhibitoire : c’est toujours la main droite qui brandit le bâton.
Premier mystère : un objet sans ombre
C’est encore David L. Clark qui a remarqué ce détail :
« l’absence d’ombre pour le bâton de commandement qui se tient mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars, confirme que le soleil est au zénith ».
Si l’absence de l’ombre est exacte, l’explication par la position du soleil ne tient pas : car d’autres éléments ont des ombres portées bien visibles (la main droite de Mars sur sa cuisse, sa main gauche sur la cuirasse).
Un emblème homosexuel
Stéphane Toussaint a eu le grand mérite de réfléchir sur cette épée impossible, pour l’enrôler aussitôt dans son interprétation univoque :
« L’axe de l’épée se glisse sous la pomme demi-nue du derrière de manière si intime que Botticelli semble restituer à Mars son arme pour en priver Vénus… Le Mars de Botticelli, lui aussi, a trouvé l’épée qu’il cherche, le stocco, terme alors courant pour désigner le vit…. De manière analogue, pomo, terme italien pour le pommeau de l’épée, est le jumeau de pome, qui signifie la pomme des fesses…. Mars serait un passif, un pathicus disaient les Latins, confronté à une Vénus délirante et frustrée… De tout son corps, l’homme confisque son arme et la refuse à la femme. » ([3] p 68)
Il me semble qu’une autre explication est envisageable. Mais il nous faut auparavant prendre un peu de recul pour considérer le panneau dans son ensemble.
Un équilibre rompu
Si on pouvait peser les différents éléments, on aurait un équilibre presque parfait : Vénus et Mars se font contrepoids, le panisque au casque fait pendant au panisque à la conque, tous deux équidistants du panisque central qui tient la lance par son milieu, comme le fléau d’une balance.
Seule fait exception à cette belle symétrie la zone en bas à droite : au coussin léger, côté Vénus, elle oppose, côté Mars, une concentration d’objets lourds de sens.
Le coin inférieur droit
Cette étroite zone carrée est comme isolée du reste du panneau, à gauche par la tige de fer verticale en continuité avec la main de Mars, en haut par son avant-bras.
C’est le domaine du quatrième panisque, le plus intrigant, le plus grimaçant. Il semble y avoir dans ce quartier comme un problème de surpopulation : le panisque s’est retranché dans la cuirasse, l’épée s’est rangée le long de celle-ci, et le fruit mystérieux se cache sous la main gauche.
Cette zone a en général peu intéressé les commentateurs : c’est pourtant, dans le sens de la lecture, l’emplacement privilégié pour une conclusion, une synthèse.
Quant à la barre de fer, elle a fait l’objet d’une occultation quasi générale, alors qu’elle pose un problème majeur d’identification.
Une erreur de perspective ?
Certains auteurs ont ressenti la haute densité de ce coin droit comme traduisant l’embarras du peintre dans le maniement de la perspective : la barre de fer ne serait rien d’autre que la garde de l’épée, mal dessinée.
Il est difficile de penser que Botticelli se soit contenté, dans cet emplacement-clé, d’empiler à la va-vite des objets, à la manière d’un enlumineur coincé par une marge. Et qu’il ait représenté la garde de l’épée cinquante centimètres en avant de sa poignée. Et que cette garde se présente comme une tige uniforme, sans aucune marque d’un dispositif permettant de l’assembler avec la lame.
Second mystère : un objet en apesanteur
A première vue, on pense que le bâton est maintenu en position verticale par le majeur (et non l’index) de Mars. C’est une illusion perspective, exactement comme ces photos où on voit un touriste soutenant du doigt la tour de Pise. En fait, la position du coude, appuyé sur la cuirasse derrière la tête du panisque, prouve que la barre est largement en avant de la main, tout comme la supposée garde se trouverait largement en avant de la lame de l »épée. La remarque de D.L.Clark « mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars » serait donc à reformuler plus exactement ainsi :
« tenant debout toute seule cinquante centimètres devant la main de Mars. »
Un pilon (SCOOP !)
Si ce n’est pas un bâton de commandement, on voit bien que c’est un objet destiné à être tenu en main : il comporte deux têtes arrondies, symétriques, autour d’une tige qui s’amincit vers le milieu, de manière à ce que le poids se concentre sur les extrémités. Par comparaison avec le pied de Vénus, qui se trouve dans le même plan, on peut estimer sa longueur à une vingtaine de centimètres.
L’objet qui correspond le mieux à cette description est un pilon.
Boutique de pharmacien,Maître Colin,1489-1502,
Fresque du chateau d’Issogne, Val d’Aoste
Une arme parlante ?
Le pilon est un objet rarement représenté : on le rencontre parfois en héraldique, dans le blason de quelques familles toscanes. Serait-il ici, comme les guêpes faisant allusion aux Vespucci, l’arme parlante d’un second commanditaire ?
Le pilon florentin
La symbolique sexuelle du pilon était-elle parlante pour le spectateur florentin ? En 1482, juste avant ce tableau, Botticelli avait illustré dans une série de quatre fresques l’histoire de Nastagio degli Onesti, d’après le Décaméron de Boccace (journée 5, nouvelle 8). S’il a profité de la commande pour poursuivre un peu plus loin sa lecture, il a pu s’amuser de la manière dont le curé de Varlungo s’y prend pour coucher avec Monna Belcolore, en lui proposant un manteau . Voici la fin de l’histoire, où le curé rusé récupère son manteau contre un mortier, qu’il avait emprunté à la Belcolore sous prétexte de faire une sauce :
« La Belcolore se leva en grommelant, alla à son coffre, en tira le manteau et le donna au clerc en disant : « – Tu diras à messer le curé ceci de ma part : la Belcolore a dit qu’elle fait voeu à Dieu que vous ne ferez jamais plus de sauce dans son mortier ; car vous ne lui avez pas fait si bel honneur pour cette fois. Le clerc s’en alla avec le manteau et fit la commission au curé ; à quoi celui-ci dit en riant : « – Tu lui diras, quand tu la verras, que si elle ne me prête plus son mortier, je ne lui prêterai plus mon pilon ; l’un vaut l’autre. » Décaméron, journée 8, nouvelle 2.
Un jeu de mot ?
Traduisons pilon en latin : il s’agit du mot « pilum » qui signifie à la fois le pilon du cuisinier ou du pharmacien, et le javelot du légionnaire.
Le pilon : une arme suggérée ?
Voici qui fait revenir le pilon/pilum dans le domaine de Mars : remarquons que si la lance vise la conque, la barre de fer verticale est placée exactement sous celle-ci : ainsi le symbole sexuel féminin le plus évident du tableau se trouve-t-il doublement mis en joue, sous les trajectoires croisées de la lance réelle et du javelot-calembour.
Une épée déconstruite
Schéma brevesmedievales.files.wordpress
Dans la fabrication d’une épée, on emmanche la garde autour de la partie terminale de la lame ‘la « soie », puis on emmanche la fusée, puis on fixe au bout le pommeau (petit contrepoids pour équilibrer la lame).
La garde sans orifice que nous présente Botticelli n’est donc pas une pièce détachée, mais une garde reforgée.
Un autre anomalie est que le pommeau n’est pas dans le plan horizontal de la lame.
Ce que le panisque masque de sa petite main, c’est une épée déboîtée, déconstruite : une arme noble subvertie en pilon mécanique.
Le pilon de Vulcain
Vulcain, fin XVIème, Venise, MET
Les représentations de Vulcain unijambiste sont très rares : sans doute pour éviter la contradiction avec l’image du robuste forgeron, et la confusion avec un autre dieu boiteux, Saturne, plus volontiers représenté estropié.
Le Mois de Septembre – Le Triomphe de Vulcain (détail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare |
Giovanni Bonsignori, Ovidio methamorphoseos vulgare, 1497, Venise, .BSB-Ink O-141 – GW M28952 fol 32 |
A l’époque de Botticelli, c’est l’image de Vulcain forgeron qui domine. Et les artistes ne sont pas encore sortis de la représentation médiévale et pudique de Vénus et Mars côte à côte dans un grand lit matrimonial, éclairés par Apollon sous le grand rire des divinités de l’Olympe.
Vénus, Mars et Vulcain
Attribué à Johann Rottenhammer the Elder (1565-1625), RCIN 402726, Royal Collection
Il faudra du temps pour maîtriser le mélange de comique et d’érotique qui caractérise le thème. On remarquera ici, à l’opposé du pilon de Vulcain, un Cupidon qui met la main sur le manche de l’épée de Mars, dans une vaine tentative de cacher le corps du délit sous le lit.
Le retour de Vulcain
Voilà qui éclaire rétrospectivement la composition botticellienne : puisque Vulcain avait forgé les armes de Mars, n’était-il pas fondé à envoyer un émissaire détruire cette fâcheuse épée et lui substituer son propre pilon/pilum ?
La conque de Vénus, ratée par la lance de Mars, est désormais mise en joue par le pilon vulcanien.
Un dernier élément significatif est le prolongement quelque peu artificiel du pagne vers la droite, en plis raides, quasi amidonnés. Ces plis horizontaux ont pour finalités :
- de bien faire ressortir la barre, dont le noir se confondrait sinon avec le vert profond de la pelouse, et de souligner sa verticalité ;
- de créer une continuité visuelle entre le phallus flapi de l’amant incapable, et la verge d’acier du mari vengeur.
Un objet extraterritorial
Par son métal, par la double signification de son nom en latin, le pilon fait bien partie des armes martiales, et donc du champ sémantique du tableau. Mais d’un point de vue narratif, sa présence est hors texte.
En nous le montrant en lévitation, sans ombre portée, sans contact avec la main du dieu, Botticelli nous fait comprendre que ce n’est pas un objet matériel : c’est un pilon théorique, emblématique : un organe viril statufié, magnifié, fantasmé.
En synthèse
Le pilon est un élément-clé du tableau qui a été délibérément camouflé par Botticelli, et passé sous silence par les commentateurs candides :
- au spectateur qui se satisfait de la première explication venue, Botticelli laisse croire qu’il s’agit de la garde de l’épée ;
- pour le spectateur plus perspicace, il le pose en ostension sur le linge blanc du pagne : ainsi surgit l’idée d’une verge de fer, érigée devant la main gauche de Mars en pendant à la verge de chair, cachée derrière sa main droite ;
- le spectateur latiniste connaît l’homonymie pilum/pilon/javelot. Si de plus il a lu le Décaméron, il n’a pas de peine à imaginer le va-et-vient vertical du pilon sous la conque, tandis que les panisques font de même, horizontalement, avec la lance.
Objet « hors texte », sans ombre, sans réalité physique, de qui le pilon est-il le fantasme ? D’un Mars plongé dans un sommeil homophile, ou d’une Vénus nymphomane ?
De cette dernière bien sûr, car, si nous replions le tableau en deux, nous verrons la verge du forgeron revenir dans la main de son épouse légitime, qui n’aurait pas dû la lâcher. Et le sourire entendu du quatrième panisque remplace le rire homérique qui secouerait l’Assemblée des Dieux, si l’adultère avait réussi.
A la fois calembour verbal, visuel et mythologique, , l’invention de Botticelli a un statut quasi-unique dans l’histoire de l’art occidental, raison pour laquelle elle n’a pas été repérée.
L’objet qui s’en rapprocherait le plus serait la fameuse anamorphose du crâne, au premier plan des Ambassadeurs de Holbein :
à la fois dans le tableau et en dehors du tableau, évident et masqué, trivial et sophistiqué.
Article suivant : 7 Le mystère du fruit vert
Références :
[0]. Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Enrico Guidoni (2003) cité par Paoli [0], p 53
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023