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5.1 La diseuse de Régnier

20 octobre 2012

 

La version de 1625 de Nicolas Régnier nous propose, trente ans après l’introduction du thème à deux voix par Caravage, et en même temps que la version à quatre voix de Valentin, un autre quatuor particulièrement sophistiqué.

La diseuse de bonne aventure

1625, Nicolas Régnier , Louvre, Paris

Regnier_La diseuse de bonne aventure

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Un quatuor

Nous retouvons presque les mêmes personnages que dans le tableau de Valentin : une belle gitane, un homme à plumet, une vielle gitane voleuse qui est sans doute la mère de l’autre. Sauf que le quatrième personnage, le naïf, est ici une belle dame, contrairement à ce voudrait la logique de l’alternance hommes-femmes. Et c’est tout ce qui fait l’intérêt de cette très exceptionnelle version.


Le rapport de force

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Composition
L’analyse du rapport de force confirme le caractère très original du tableau, et renvoie des conclusions contradictoires.

D’un côté, la naïve, par sa position assise, se trouve bien en position d’infériorité par rapport aux trois autres comparses. Mais cette infériorité est contrariée par sa présence massive,  qui occupe exactement la moitié de la surface du tableau, sous la diagonale montante. Fermement appuyée du coude contre la table, elle ne donne guère l’impression d’être menacée : c’est plutôt elle qui compresse les trois autres dans le coin supérieur gauche du tableau.


Intérieur ou extérieur

Le décor est ambigu  : la colonne suggère une scène d’extérieur, le tapis et la table une scène d’intérieur. Disons que nous sommes sous un portique.

Lignes de fuite

Le socle de la colonne et l’arête du tapis permettent de construire une perspective (le point de fuite se trouve sur le bord gauche du tableau, un peu au dessus de la médiane horizontale). Mais il n’en résulte aucune sensation de profondeur : la lecture reste frontale.

Le véritable rôle de ces lignes de fuite est autre : focaliser l’oeil du spectateur sur le sujet officiel – la main de la diseuse – en laissant à l’écart le sujet occulte : la main de sa mère, dans l’ombre, qui soulève délicatement le cordon de la bourse.

La composition déséquilibrée, la posture de la « naïve » qui loin de se trouver en retrait semble au contraire dominer la situation, donne une impression d’incorfort sémantique. Nous sentons que le sujet officiel – une jeune femme riche dépouillée par deux gitanesn’épuise pas les significations du tableau.

Campée dans son bouillonnement de velours et de tulles, la « naïve » est bien plus que le prétexte à une splendide étude de tissus :

c’est une star !

En déplaçant la bonne vieille opposition – fille rusée contre garçon immature, sur le terrain d’un duel de dames, Régnier introduit un élément d’incertitude qui renouvelle puissamment le thème : le combat n’est pas gagné d’avance, la victoire n’est peut être pas du côté que l’on croit.

Un schéma résume ce que nous savons pour l’instant du tableau :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 1

5.2 Le renard et la poule

20 octobre 2012

Nous avons jusqu’ici laissé dans l’ombre le dernier acteur de la scène : l’homme au plumet, dont  l’oeil seul apparaît en pleine lumière et nous fixe avec intensité, comme pour nous prendre à témoin de ce qu’il nous faut voir maintenant : un premier retournement de situation.


Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Voleur
Le double larcin

Dans sa main droite, en marge du tableau, l’homme brandit une tête de poule.

Nous avons vu que les lignes de fuite découpent, à la manière d’un spot, un triangle qui attire l’oeil vers ce que nous devons voir en premier.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 2

Juste à l’extérieur de ce triangle d’intérêt, comme la main de la voleuse, la main de l’homme accomplit un deuxième geste occulte : nous comprenons que lui-aussi est un voleur.


Marchand-doiseau-1615-20-Pensionante-de-Saraceni-Prado-Madrid.jpg

Marchand d’oiseau,  Pensionante de Saraceni, 1615-20, Prado, Madrid

L’idée du voleur de  poule à la main liminaire avait déjà été exploitée dix ans plus tôt par le Pensionante de Sareceni, dans ce tableau où un marchand, obnubilé par les deux pièces en paiement de deux poules, se fait dérober une troisième. Et donc proprement plumer, comme le souligne le croupion du quatrième volatile.

Le voleur chez Valentin

 

Un autre tableau de Valentin prolongera la même idée dix ans après Régnier, en explicitant ce que celui-ci montrait encore de manière allusive.

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure_CompositionCe tableau est divisé en six bandes verticale, avec un personnage féminin dans la bande  centrale de chaque moitié. Les deux bandes de droite montrent une scène musicale secondaire (une guitariste, un harpiste).

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure

Valentin de Boulogne, 1635, Louvre, Paris

A l’extrême-gauche, un homme enveloppé dans une cape, armé d’une dague, le visage dissimulé sous un chapeau à plume – véritable traître de série B – se penche pour tirer par le cou une poule que la gitane cachait dans une poche dorsale de sa robe.

 


Le voleur chez Manfredi

 Mais le véritable inventeur du thème du double larcin, celui dont Régnier s’est directement inspiré, est Bartolomeo Manfredi.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure

Diseuse de bonne aventure,

Manfredi,1616-17, Detroit Institute of Arts

Les quatre personnages de Régnier sont  déjà présents, mais de droite à gauche :  l’homme à la plume, la jeune gitane avec son collier de corail, la vieille – sosie exact de celle de  Régnier, et enfin le naïf.

Malheureusement, l’assombrissement du tableau permet à peine de deviner la main de l’homme subtilisant la poule.

La voleuse de poules

Qui vole des poules ? La gitane. Pourquoi les vole-t-elle ? Pour les manger, sans doute, mais aussi pour jeter des sorts. De nombreux rituels magiques font appel à des coqs ou de poules noires, dont la couleur fait accointance avec le diable. En particulier, le rituel appelé le « jeûne noir »,  consiste, en cas de vol, à jeûner strictement pendant 9 vendredis, en compagnie d’une poule noire : ensuite, soit le voleur rend son butin, soit il meurt !  ( Leland, Charles G., Gypsy Sorcery & Fortune Telling, 1891, p 137)

Paradoxe que la poule de notre tableau, volée puis revolée sous nos yeux, puisse également être une parade contre le vol !

L’homme-renard

Qui également vole des poules ? Comme le confirment le regard rusé et le plumet-queue, trophée qui orne son chapeau : l’homme dans l’ombre est un renard. Mais ici c’est un super-prédateur, un voleur de voleuse de poules.

Le collier de corail

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Collier_Corail
Le collier de corail au cou de la gitane apparaît comme singulièrement ironique : le corail, sensé être une protection contre le mauvais oeil, ne protège visiblement pas contre les mauvais coups.

La gitane est ainsi doublement ridiculisée : en tant que voleuse volée, et en tant que propagatrice de superstitions dont elle démontre elle-même la vanité.

Deux coquins

Regnier_La diseuse de bonne aventure

La composition symétrique du tableau de Régnier nous saute maintenant aux yeux : il nous présente non pas un, mais deux larcins simultanés.

Au fond dans l’ombre, les prédateurs, l’homme et la mère, réduits aux visages et aux mains, rapprochent  leurs têtes, dans une sorte de solidarité de coquins ; mais leurs regards divergent, chacun concentré sur sa proie : à gauche la gitane, à droite la naïve.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Têtes_coquins


Prédateurs et proies

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_VoleurRegnier_La diseuse de bonne aventure_Main_GitaneRemarquons une certaine similitude de posture entre voleur et  victime : à gauche la main de l’homme se referme autour du cou de la poule un peu comme celle de la gitane dans la paume de la naïve.



A droite, la delicatesse du geste  de la mère semble mimer celui de sa victime : la main qui soulève la bourse ressemble à celle qui froisse le tulle.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive
Et la main qui désigne accompagne le mouvement de la main tendue.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive_2

Au summum d’une empathie maligne, chacun des voleurs synchronise son attitude sur celle de sa victime : pour mieux l’influencer, l’envelopper, se fondre avec elle.

Le tableau nous démontre visuellement que, dans une captation réussie, le prédateur devient sa proie.

Représentons en bleu, dans le schéma, le nouveau thème qui vient de s’introduire : celui de la  Voleuse Volée.

 Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 2

5.3 Le coq et la poule

20 octobre 2012

A ce stade de l’analyse, il nous faut revenir  au personnage principal que nous n’avons pas cessé d’appeler la « naïve ». Qui est véritablement la belle dame aux riches soieries ?

Un tableau de Vouet va nous donner la clé de son identification, et nous mener à un deuxième retournement de situation : la naïve est, elle-aussi, une voleuse !

La diseuse de bonne aventure

Vouet , 1618 à 1620, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Vouet La diseuse de bonne aventure

 

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Vouet nous montre une gitane volée pendant qu’elle dit la bonne aventure.  Le larcin secondaire (sur la gitane) a complètement remplacé le larcin primaire (commis par la gitane).

Mais ce qui nous intéresse  surtout, c’est que pour la première fois, non seulement le client de la gitane n’est pas un naïf  (il ne se fait pas voler), mais en plus, comme dans le tableau de Régnier, le client est une cliente !


Le rapport de force

Ici encore, un quatuor alterné : femme, homme, gitane, homme.

L’homme de droite plonge sa main dans la poche dorsale de la gitane (on ne voit pas ce qu’il lui vole) tout en levant un index de connivence à l’intention de l’homme au chapeau à plume. Celui-ci, dans un geste très semblable à celui de la mère dans le tableau de Régnier, présente à la gitane une nouvelle cliente. Son côté « renard » est souligné par sa toque en fourrure, sa plume, et sa grimace entendue, qui s’adresse par dessus le visage suspicieux de la gitane, au comparse en train d’agir.


L’instant ironique

L’instant saisi est, comme La Tour le reprendra quinze ans plus tard, celui où la diseuse va poser la pièce dans la paume du sujet : mais ici, l’idée est exploitée à l’envers, c’est parce que la gitane se concentre sur la pièce qu’elle est vulnérable pour le pickpocket.


La dame en rose

C’est le quatrième personnage, la dame à gauche du tableau, qui nous intéresse particulièrement.  Ses pommettes roses, son sourire vulgaire, peut être un peu éméché, ainsi que la patte de son compagnon posée sur son épaule, indiquent clairement que, malgré son riche vêtement, ce n’est pas une dame de qualité  : d’ailleurs, que viendrait-elle faire dans le bouge ?

La dame en rose n’est autre qu’une courtisane, et l’homme à la plume est son souteneur.


L’admonitrice

La dame en rose joue un double rôle : côté scène, à l’intérieur du tableau, elle est la complice dans le piège tendu à la gitane. Côté parterre, vers l’extérieur du tableau, elle est le témoin parlant, l’admonitrice qui en aparté, en off,  explique la scène au spectateur : son sourire, le geste de sa main droite qui montre la plaisanterie, c’est à nous qu’elle les adresse

 

Vouet apporte une évolution au thème de la gitane volée inventé par Manfredi, en faisant  entrer une courtisane dans le rôle de la complice, premier quatuor où s’introduit   le thème de la prostitution.

Il ne restera plus à Régnier, pour boucler la boucle, qu’à attribuer à la courtisane  le rôle de la victime.

Le schéma complet

 

Armés de cette idée que la dame est une courtisane, revenons au tableau de Régnier


La femme vénale

Nous aurions pu y penser plus tôt : une femme qui se promène avec une bourse cachée sous sa robe n’est pas une dame de qualité : c’est bien une femme vénale.


La troisième tromperie

La main gauche de la dame relève le tulle doré qui couvre sa robe de velours. Geste incongru pour une naïve, mais qui trouve maintenant toute sa place dans l’économie du tableau : le geste machinal de séduction trahit la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Jupe_Relevee

Toujours en dehors du triangle d’intérêt, après la main de la mère et celle du voleur, nous venons de découvrir un troisième geste de tromperie : celui de la séductrice professionnelle.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 3


Les deux voleuses volées

La courtisane est le  pendant exact de la gitane : car toutes les deux, à leur manière, sont des voleuses volées. Et les deux sont vulnérables au vol, justement parce que ce sont des voleuses :

  • la gitane a jeté son butin dans une poche dorsale, commode pour dissimuler, mais aussi facile à visiter par celui qui connaît le truc ;
  • quant à la courtisane, en relevant son voile d’un côté, de l’autre elle découvre sa robe, ouvrant ainsi le chemin vers sa bourse.

Bourse et poule

Les butins, poule et bourse, sont également symétriques  : ce que l’on dérobe aux  voleuses, dans les deux cas, c’est justement le fruit de leurs rapines. Les deux sont punies par où elles ont péché  :

  •  la gitane vole des poules,
  •  la courtisane vole des bourses, puisqu’elle remplit la sienne en vidant celles des hommes.

L’admonitrice

Ici, comme chez Vouet, la belle dame est un personnage-off, qui prend le spectateur à témoin :

  • au sens propre, en soulevant son voile, elle déclare le rôle qu’elle joue dans la scène, celui de la courtisane ;
  • au sens figuré, pour le spectateur, elle « lève le voile »  et l’invite à chercher plus loin, dans le double jeu de dupes du tableau.

La  plume du coq


L’homme est lui-aussi un admoniteur en ce sens qu’il délivre un message au spectateur. Mais ici, le message doit se lire au sens figuré, par une sorte de double calembour visuel :

  • par la plume de son couvre-chef, il nous précise son statut dominant : « c’est moi le coq« 
  • par son larcin, il nous explique très exactement en quoi consiste sa  profession de souteneur/renard : « voleur de poules »

 

 

Une fois admise la complicité entre la dame et le souteneur, la composition « tourne rond », et révèle une structure parfaitement symétrique, qui semble bien être l’invention de Régnier :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 3

5.4 Fusion et juxtaposition

20 octobre 2012

Maintenant que nous avons remis en place tous les éléments de la composition, prenons un peu de recul afin de comprendre le cheminement qui a pu amener Régnier à cette combinaison brillante.

La fusion de deux thèmes


Comment combiner deux thèmes

Régnier aurait pu peindre deux scènes de genre, très proches de tableaux que nous avons rencontrés :

  • tableau 1 : « Le naïf attiré par une diseuse de bonne aventure et plumé par sa mère » (cf La diseuse de Bonne Aventure de Georges de la Tour, sinon que le vol est commis par les filles et non par la mère)
  • tableau 2 : « Le naïf attiré par une courtisane et plumé par le souteneur » (cf Réunion dans un cabaret de Valentin, sinon que le vol est commis par une gitane complice)

La combinaison  des deux thèmes conduit au schéma suivant (tableau 1 en rose, tableau 2 en bleu) :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 4


Escamotage du naïf

L’idée géniale de Régnier est d’avoir escamoté le Naïf  en tant que personnage séparé, et de l’avoir fusionné avec l’un des personnages de l’autre tableau. Plus précisément, celui qui joue le rôle de la victime dans un tableau sert de complice dans l’autre, et réciproquement :

Ainsi :

  • la victime du tableau 1 est fusionnée avec la complice du tableau 2 (la courtisane)
  • la victime du tableau 2 est fusionné avec la complice du tableau 1 (la gitane)

On obtient le schéma suivant :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 5


Attirance entre femmes

Conséquence de cette fusion : l’attirance de la victime pour la complice, qui dans les thèmes de base était renforcée par une attraction sexuelle implicite, devient ici par la force des choses une attirance entre femmes. D’où peut être l’impression de malaise que provoque d’emblée la composition.

Bien que pondérée par la présence des autres personnages, nous ressentons intensément l’étrangeté de la relation de séduction entre ces deux éclatantes beautés, égales par la splendeur de leur mise mais rivales par la couleur de leur peau et les armes de leur profession (robe de voleuse contre voiles d’entraîneuse) : deux gladiatrices affrontées.


Un quatuor de coquins

L’escamotage du naïf  a permis de faire  apparaître deux personnages  paradoxaux, à la fois victime et complice. Du coup au larcin primaire  « la courtisane victime, la gitane complice » se superpose un larcin secondaire : « la courtisane complice, la gitane victime ».

Dans ce quatuor de coquins, c’est un peu comme si l’alto et le violon (i.e. la courtisane et la gitane) jouaient alternativement,  l’une le thème (la victime) et l’autre le thème renversé (la complice). Tandis que le violoncelle et la contrebasse (i.e. la mère et le souteneur) entonnaient, successivement, le thème unique du voleur.

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 6


La voleuse volée

Elément de complexité supplémentaire : chacune des victimes/complices est elle-même une voleuse notoire, mais dans un vol antérieur (celui de la poule et celui de la bourse) qui nous est suggéré, mais pas montré.

Le thème du « voleur volé », renversement du thème du voleur, est donc également présent dans le tableau, mais de manière allusive.

Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si le violon et l’alto, de temps à autre, jouaient pianissimo le thème renversé du violoncelle et de la contrebasse.

Un contrepoint pictural

Comme dans toute construction basée sur des symétries rigoureuses, apparaissent  de manière quasi automatique de nouveaux types de relations :

  •  s’il y a complicité entre chaque voleur et la victime de l’autre larcin, il y a duplicité entre le voleur et la victime  de son propre larcin : c’est ce que nous avons appelé l' »empathie maligne », cette manière qu’à le prédateur de synchroniser ses gestes avec ceux de sa victime ;
  • s’il y a attirance entre la victime et le complice du larcin, il y a réciproquement répulsion entre les deux voleurs : en effet, le système ne peut fonctionner que si chacun des voleurs ignore ce que fait l’autre (sinon il préviendrait son complice/victime).

 

Complicité /Duplicité

 

Ces relations que la réflexion nous a livrées, nous pouvons les retrouver visuellement, inscrites dans la composition spatiale du tableau. Supposons que :

  • les deux relations de duplicité correspondent au regard de chaque voleur vers sa victime,
  • les deux relations de complicité lient la poitrine du voleur et celle de son complice

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Duplicite_Complicite

Alors se révèle la recette simple et géniale que Régnier a utilisée pour fusionner  les deux larcins : tout simplement il les a croisés, c’est-à-dire qu’il a représentés le premier larcin dans le plan du tableau, et l’autre dans la profondeur.


Attirance / Répulsion

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Attirance_Repulsion

La relation d’attirance entre les deux victimes se prête également à une traduction visuelle : la gitane attire la main de la courtisane, tandis que celle-ci attire la gitane par son regard dominateur.

Enfin, la relation de répulsion entre les deux voleurs se traduit également de manière subtile et paradoxale :  la proximité spatiale entre leurs deux visages donne une impression factice de rapprochement,  car le mouvement de chacun obéit en fait à des logiques inverses :

  • la mère se penche en avant pour accéder à la bourse,
  • le voleur se penche en arrière pour extraire la poule de sa cachette.

La composition que Régnier a conçue est à la fois picturale et théorique. Le message moralisateur qui pouvait servir de prétexte dans les thèmes de base (« jeune homme, méfie-toi des maîtresses et des devineresses »), se trouve ici anihilé, au profit d’un exercice de virtuosité pure, choral plutôt que moral.

Le double larcin que nous voyons se commettre sous nos nos yeux n’est en rien une réparation, mais au contraire un accroissement du vol initial : la poule n’est pas retournée à son propriétaire, la bourse n’est pas restituée à l’amoureux dupé : les butins ne sont pas rendus, mais sur-volés. Au final, chacun des voleurs gagne et perd équitablement.

Le tableau de Régnier est donc parfaitement amoral, en ce sens qu’il ne cherche pas à se placer sur le terrain de la dénonciation édifiante,  mais seulement de la démonstration bluffante. A l’apogée du caravagisme, il termine un cycle d’enrichissement permanent  du sujet par la forme, et de la forme par le sujet. Chatoiement des étoffes, jeux d’ombres et de mains, postures théâtrales, vêtements typés, ambiguïtés sexuelles, sont ici exploités comme les ingrédients d’une combinatoire complexe, où les relations spatiales et formelles entre les personnages importent autant que le rendu d’une vérité psychologique.

La juxtaposition de thèmes

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest

Joueurs de carte et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier  1620-23, Budapest

Un peu avant le tableau du Louvre, Régnier avait déjà testé les quatre personnages, mais sans penser encore au thème du double vol.

La brillante composition à neuf personnages du musée de Budapest constitue plutôt une juxtaposition qu’une fusion : on peut y distinguer deux tableaux quasiment disjoints :

  • le  tableau principal est consacré au thème du Jeu, avec un naïf à droite (le jeune homme au plumet jaune) confronté à quatre tricheurs : une courtisane qui nous montre son jeu, une autre qui essaie de lire dans celui du naïf, et deux soldats dont un tient dans sa main une carte supplémentaire.
  • sur les marges en haut et à droite s’introduit le thème secondaire de la gitane, de la mère et du naïf.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest_composition

L’homme de l’ombre est déjà là, mais trop éloigné de la gitane pour pouvoir lui voler quoi que ce soit. Sa position, au-dessus des joueurs mais regardant vers la gitane, en fait l’un des pivots qui fait communiquer les deux scènes.
L’autre pivot est le jeune joueur qui se retourne en direction du naïf, ce qui donne à sa voisine la possibilité de regarder son jeu.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence
Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier , 1627, Florence, Offices

Un peu après le tableau du Louvre, Régnier développe à nouveau une de ces compositions combinant plusieurs thèmes dont il est coutumier  (on en trouvera d’autres exemples dans le livre de Annick Lemoine, Nicolas Régnier, Arthena, 2007).

Dans la moitié gauche du tableau, il reprend à l’identique le quatuor du double vol, maintenant  parfaitement bouclé . Et dans la  moitié droite il lui juxtapose une scène de jeu  à quatre joueurs, un jeune homme et trois vieux renards.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence_composition

Ici il n’y a plus qu’un seul pivot entre les deux scènes : la courtisane.  Tournée vers la gauche, elle fait presque entièrement partie de la scène du double vol : seule sa main, posée sur la table, prouve qu’elle participe également à la partie de dés.

Depuis le duo simple de Caravage, le thème de la Diseuse de Bonne Aventure, tout en s’étoffant et en se complexifiant, a connu un glissement complet du centre d’intérêt :  la méfiance envers la Bohémienne s’est peu à peu transformée en apologie de la vie de Bohème.

« Ce qui est visualisé dans ces scènes de taverne, ce n’est plus une Bohémienne que l’on conduit à l’auberge et que l’on fait poser de manière fictive, mais la représentation d’un mode de vie, l’autopromotion d’un entre-soi, un reflet mythifiant aussi  des aléas de la vie de tous les jours ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 133

5.5 Vol simple, vol en réunion

20 octobre 2012

Chez Régnier, le vol est ternaire, impliquant les rôles du voleur, de la victime, et du complice qui fait diversion : c’est ce qui permet, en combinant deux larcins et en fusionnant deux rôles, d’obtenir le quatuor de voleurs que nous venons d’analyser.

Mais que se passe-t-il  on simplifie le thème en supprimant le complice ?

L’effet Ripolin

 

Lorsqu’il s’agit de représenter deux larcins dans un seul tableau, la fusion des rôles ne peut plus s’opérer qu’entre voleur et victime. Au lieu d’un carré, on obtient  un enchaînement linéaire à la Ripolin : le voleur qui vole le voleur qui vole le voleur. Ou encore : la victime qui est la victime qui est la victime…

Combinaison purement théorique ? Elle a été réalisée au moins une fois par Valentin, peintre plus direct  et plus binaire que Régnier, sans doute peu de temps après le double larcin de Manfredi.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo

La Diseuse de Bonne Aventure
Valentin de Boulogne, vers 1620, Toledo Museum of Art

 

Le voleur au béret rouge

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo BonnetOn trouve dans plusieurs tableaux de Valentin ce type de béret, particulièrement indiqué dans notre cas pour évoquer la crête du coq !






La fille de la gitane

tin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo détail panierAfin de renouveler le thème des gitanes en famille, Valentin a remplacé la vieille mère de Manfredi par une invention de son cru : une petite fille, qui porte dans un panier trop grand pour elle une grille et un trépied métalliques.


Les gitanes, peut-être  voleuses, sont aussi de redoutables ferrailleuses.



 

 L’effet Ripolin

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo double vol
Tandis que le voleur déleste la gitane de sa poule, la fille de celle-ci déleste le voleur de sa bourse. Les deux larcins simultanés se produisent sur la même horizontale, mais restent pourtant complètement déconnectés dans la logique de l’histoire :  la petite fille ne cherche pas à venger sa mère puisqu’elle ne voit pas que celle-ci est en train de se faire voler.

Valentin_Ripolin

C’est le principe même de la chaîne Ripolin (et du poisson d’Avril) : aucun peintre ne voit plus loin que le dos du suivant, et aucun ne voit son propre dos.


Le comique souligné

A l’extrême droite, à l’opposé de la scène du double vol, un des soldats se retourne vers nous, dans le rôle désormais bien connu du commentateur, et porte un toast à la malignité des choses. A moins qu’il ne se prépare à faire boire un peu plus son jeune collègue naïf, entrepris par la gitane.

Toutes ces scènes de taverne où se côtoient soldats, voleurs, et voleurs de voleurs, devaient avoir pour les contemporains un effet comique qui ne nous est plus perceptible :

sous le nez des flics éméchés, leurs clients habituels, gitanes et voleurs, s’entrevolent en toute impunité.

Vol simple et vol en réunion

A l’issue de cette analyse, récapitulons les étapes qui ont, en quelques années, abouti à des compositions aussi sophistiquées.


Manfredi

C’est Manfredi qui semble-t-il a conçu l’idée de montrer simultanément deux vols en réunion, impliquant donc chacun un voleur, un complice et une victime.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure
Synthese_Manfredi

En fusionnant  la victime de chaque vol avec  la complice de l’autre (cases encadrées en rouge), Manfredi invente ce quatuor si particulier que nous nommerons désormais « les victimes complices ». Comme par ailleurs l’une des deux victimes est elle-même une voleuse notoire, s’introduit par la bande le thème du « voleur volé » (case bleu sombre).


Vouet

Vouet, peu après, reprend uniquement  le second vol en réunion, en lui rajoutant pour fermer le quatuor un nouveau personnage, le souteneur, qui introduit  le  thème de la prostitution.

Vouet La diseuse de bonne aventure


Valentin

Valentin est le seul à avoir fusionné deux vols simples, vers 1620, juste après les deux vols en réunion de Manfredi. Ce tableau est également le seul à illustrer directement et doublement, le thème renversé : le voleur volé et la voleuse volée.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo
Par la suite, il ne traitera plus que des vols en réunion :  fusionné avec le thème de la prostitution en 1625, juxtaposé avec des musiciens en 1635.

 Synthese_Valentin


Régnier

Terminons par Régnier, le virtuose. Dans son premier tableau, celui de Budapest, il reprend la structure de Vouet  : un vol en réunion, plus l’idée de prostitution, en lui juxtaposant un jeu de cartes.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest
Dans celui du Louvre,  il reprend le double vol en réunion de Manfredi, les « victimes complices »,  tout en conservant le thème de la prostitution, ce qui parachève la symétrie du motif manfrédien en rajoutant à la gitane une seconde « voleuse volée », la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure
Enfin dans le tableau de Florence, il juxtapose un jeu de dés à cette réussite absolue.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence

Synthese_Regnier

Ce parcours parmi quelques Diseuses de Bonne Aventure montre comment, durant une trentaine d’années à partir du motif du inventé par Caravage, ses successeurs se sont livrés à une exploration systématique de tous les développements possibles  : la voleuse volée, le vol en réunion, le double vol  simple, le double vol en réunion,  puis  la juxtaposition d’une seconde scène, jusqu’à l’épuisement de la combinatoire et la saturation du public.