Monthly Archives: décembre 2012

Arches en harmonies

15 décembre 2012

Hopper est un spécialiste des ponts vu de dessous : en voici deux exemples, un parisien et un new-yorkais, basés sur la même astuce de composition.

Le Pont du Carrousel dans la brume

1907, Whitney Museum

Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog

Une composition carrée

La composition est très simple ; le tablier divise le tableau en deux bandes horizontales, et la pile du pont en deux bandes verticales : une arche de chaque côté.


Une harmonie d’arches

Les deux arches du pont font résonner une première harmonique dans les arches des deux tas de sable, et une seconde dans les jambes des deux chevaux à l’arrêt.



Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog_synthese
Du coup le regard est invité à remonter en diagonale jusqu’au quart supérieur droit du tableau, où il ne rencontre que le vide.  La brume grise qui voile la masse  du Louvre vient contrebalancer  la fumée blanche et bien délimitée qui s’élève dans la partie gauche.


Une illusion de locomotive

Le brouillard aurait-il le pouvoir de métamorphoser le pont du Carrousel en un pont de chemin de fer ?
Très probablement, la fumée vient de la grue à vapeur qui décharge les tas de sable.

ancienne-grue-a-vapeur-saint-louis

En cachant derrière les tas de  sable les charrettes, les ouvriers et les péniches,  Hopper recourt une fois encore au procédé de subtilisation, qui accorde les vertus du mystère à toute réalité prosaïque.

Queensborough Bridge

1913, Whitney Museum

Hopper 1913 Queensborough Bridge
Pas de brouillard à New-York, mais un splendide effet de perspective atmosphérique qui enfonce dans la profondeur le gigantisme de ce pont.

La maison-miniature

Le point d’attention du spectateur est bien sûr la maison sur l’île, minuscule sous l’immense tablier. Elle semble entretenir avec le pont une sorte de relation symbiotique, comme le rémora sous la baleine.  Et une affinité formelle : les trois pointes de son toit font écho aux trois pointes de l’armature.

Hopper 1913 Queensborough Bridge_synthese


Une harmonie de pointes

Les trois arbres sombres de l’ile reprennent le même motif. Hopper réitère ici le  procédé d’harmoniques déjà utilisé pour le Pont du Carrousel, mais en l’étendant de deux arches à trois.

1910

1910 Queensborough Bridge

1913

Hopper 1913 Queensborough Bridge

La simplification des formes est une redoutable magie : car le peintre s’est contenté de calquer le réel…  et peut-être même une simple carte postale.

A l'entrée du tunnel

15 décembre 2012

 

Bridge in Paris

1905, Whitney Museum, New York

 Hopper 1905 Bridge in Paris

Le pont-rempart

Cette vue rapprochée du Pont Neuf matérialise un triple blocage :

  • le piéton du quai est bloqué par l’arbre ;
  • l’arche centrale est interdite par le panneau ;
  • l’arche de droite est barrée par le bord du tableau.

Grâce au point de vue très latéral qu’il a choisi, Hopper réussit à transformer un  pont en un rempart triplement infranchissable, et l’arche en un tunnel obscur.


Sens interdit

Un cercle rouge sang démesuré, interdisant  l’accès à un demi-cercle sombre, donne du grain à moudre aux sympathiques interprétations vaginales. Hopper le francophile  pouvait-il manquer d’interpréter « sens interdit » en terme de restriction sexuelle ? Ce tableau ne révèle-t-il pas les affres du jeune puritain ? La « péniche » qui ne passe pas par ce trou ne serait-elle pas un calembour révélateur ?

 

L’anomalie des arches inégales

Commençons par une question plus terre-à-terre : pourquoi l’arche de gauche est-elle en arc de cercle, alors que celle de droite présente  une arête verticale ?

Hopper 1905 Bridge in Paris_aujourd'hui

Une photographie d’aujourd’hui révèle l’astuce de Hopper : c’est en restant totalement fidèle à la réalité,  mais en gommant les contours de l’avancée triangulaire, qu’il crée cette fausse anomalie.


Subtilisations

L’impression d’étrangeté est délibérément construite par le cadrage : un pont dont on ne voit pas l’eau et un quai qui ne mène à rien, puisque l’arbre cache l’arche la plus à gauche.

Un dernier point d’interrogation subsiste : à quoi correspondent les deux barres grises, avec un liseré blanc que l’on voit sous la deuxième arche : à une péniche qui passe ?


L’écluse de la Monnaie

L’arche que Hopper a choisi de représenter n’est pas n’importe laquelle : elle servait d’entrée ou de sortie à l’écluse de la Monnaie, qui se trouvait juste derrière, et qui a été démolie quelques années après le tableau,  en 1923.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie 1

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Neuf.

 

Hopper 1909 Le Pont Neuf

Le Pont Neuf, 1909, Whitney Museum

En 1909, il reviendra d’ailleurs peindre le Pont Neuf vu de l’écluse, sans oublier la guérite en forme de poivrière de l’éclusier.


Le vrai passage interdit

Du coup la réalité  contredit totalement  l’illusion savamment organisée par Hopper  : l’arche soit- disant interdite se révèle être le véritable passage. Tandis que la seconde arche ne mène qu’à un cul de sac : et la péniche dont on voit un petit bout est vraisemblablement au garage.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_2

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Des Arts

 

Un panneau bien réel

Le panneau existait bel et bien et interdisait aux péniches de s’engager dans l’écluse lorsqu’une s’y trouvait déjà.

Hopper 1905 Bridge in Paris_detail panneau

Hopper a représenté  avec précision le grand cercle rouge, pour le jour, et petite lanterne juste en dessous, pour la nuit.

Il ne reste  pas de photographie de ce panneau. Mais nous en avons du panneau symétrique, situé de l’autre côté de l’écluse, prises pendant la grande inondation de 1910.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau1

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau2

 


Ce petit tableau est typique du côté mystificateur de Hopper : lorsqu’il manipule ouvertement sous notre nez un symbole par trop évident, c’est à coup sûr  pour nous  faire tomber dans le panneau.


Bridge in Paris

1905

Hopper 1905 Bridge in Paris

Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Deux ans plus tard, Hopper revient sur le même quai, traverse le tunnel, et nous montre ce qu’il y a derrière : après la masse moyenâgeuse du Pont Neuf, la silhouette arachnéenne du Pont des Arts. Comme une feuille que l’hiver aurait réduite à ses nervures.

Les passages qui étaient  bloqués se sont ouverts : le long du quai pour les piétons sous la première arche, le long du fleuvepour les péniches sous la seconde. Deux sont à quai au Port Saint-Nicolas, le Port du Louvre, où l’on décharge du charbon et des pommes de terre.

Le regard s’enfonce vers un autre pont – celui du Carrousel – qui invite à s’enfoncer encore plus avant dans une régression à l’infini.

Le tableau s’est aussi ouvert vers le ciel  : et les badauds qui circulent dans les deux sens sur le tablier exaltent la simplicité de la communication retrouvée.


Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Le Pont des Arts

Aujourd’hui

Hopper 1907 Le Pont des Arts Aujourd hui



Boy and Moon

1906-1907

Hopper 1906 Boy and Moon

Summer interior

1909

Hopper 1909 Summer interior

Deux autres oeuvres que tout oppose : aquarelle contre huile, couleurs froides contre couleurs chaudes, dessin précis contre empâtements mal définis, garçon habillé vu de dos contre fille demi-nue vue de face.  Illustration pour livre d’enfant contre scène pour chambre à coucher.


Un lit très symbolique

Le lit est très semblable, avec son échancrure circulaire bien reconnaissable :  dans l’aquarelle, c’est un bateau prêt à prendre le large, une invitation au départ ; dans la peinture, une chaloupe dont il  n’aurait pas fallu tomber.

Les petits garçons rêvent de fracturer les cloisons pour voguer dans de vastes paysages lunaires.

Les jeunes filles feraient mieux de fermer les persiennes et de ne pas quitter leur lit.


Le sens de lecture

Dans quel sens faut-il lire cette scène énigmatique ? De l’avant vers l’arrière, comme si le lit  essayait de sortir par l’ouverture trop étroite de la cheminée ?

Plutôt l’inverse, de l’arrière vers l’avant : le lit tente de faire rempart contre ce qui vient par la cheminée, de même que les persiennes font écran à la  chaleur d’un jour incandescent.  Remarquons que ces barricades sont vaines : puisque la lumière passe quand même et tombe, d’un vasistas, sur le bout du pied de la fille.


La fille-lit

Pied de chair contre pied de bois, chemise retroussée contre drap défait, tête ronde contre tête ronde : la fille semble ici réduite à l’objet sur lequel on se couche.

 Si Boy and Moon illustre l’appel d’air de l’aventure dans les chambres des petits garçons, Summer interior semble bien avoir pour thème l’intrusion irrésistible de la chaleur et de la lumière dans les chambres des jeunes filles.


Le débouché du tunnel

Hopper 1909 Summer interior fille

En hoppérien, summer signifie la plupart du temps sexeSummer interior c’est L’ Intérieur du sexe, ou mieux, « Le sexe  vu de l’intérieur.

Ici, la cheminée-tunnel traduit toute l’ambivalence  du symbole pour Hopper :

le passage obscur ne conduit pas toujours à la  grâce aérienne du Pont des Arts, à la révélation  d’un au-delà  lumineux  :

il peut tout aussi bien déboucher sur la déréliction d’une fille violée.


 The Locomotive

1922, Whitney Museum, New York

Hopper 1922 The Locomotive

Ici le sens de lecture est univoque, et donné par la direction de la locomotive : trop mastoc, trop hérissé de cheminées et de pistons, le gros objet phallique est en panne à l’entrée du tunnel .

Deux techniciens en casquette et un badaud en canotier s’interrogent sur ce dysfonctionnement que l’on espère temporaire.


Après ces tableaux d’approche, nous voici armés pour nous attaquer à une des oeuvres les plus insolites dans la production de Hopper, une des seules où il nous montre des personnages en mouvement et un lieu facilement localisable.

Bridle Path

 1939, Collection privée

Hopper 1939 bridle-path

Le lieu

Cette piste cavalière existe vraiment, dans Central Park, à hauteur de la 72ème rue, et passe non pas dans le tunnel sombre représenté par Hopper, mais sous un petit pont mégalithique en schiste de Manhattan, construit sans aucun ciment .

Hopper 1939 bridle-path_aujour d hui

Riftstone Arch, dans Central Park

L’immeuble à l’arrière, avec ses allures de château-fort, est le célèbre Dakota, devant lequel fut assassiné John Lennon.


L’interprétation vaginale

Hopper 1939 bridle-path-porche

Elle s’impose pour de nombreux commentateurs, d’autant qu’une seconde arche tout aussi suspecte  lui fait écho  en haut à gauche, sur la façade du Dakota.

Arche que malheureusement Hopper n’a pas inventée…

Hiopper 1939 bridle-path_dakota

Le tableau pourrait même évoquer une scène biblique bien connue, accommodée à la sauce new-yorkaise :

« Pensant à l’intrépidité d’Eve et à la réticence d’Adam lorsqu’ils commirent le Péché Originel (dans un jardin de surcroît, que Central Park évoque facilement), je suis également tenté de voir dans Bridle Path une allusion à la Chute« . Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.


L’interprétation vaginale (variante)

Plus subtilement, certains s’interrogent sur la réticence du cavalier :

 « Celui-ci tire sur la bride pour retenir son destrier blanc. Il ne renonce certainement pas à pénétrer dans le tunnel, mais il est vraisemblable qu’il veut éviter – par courtoisie ? – de précéder la jeune femme blonde. La symbolique équine est trop évidente pour qu’il soit besoin d’insister sur la suggestion d’un désir sexuel impétueux mais différé, suggestion rendue encore plus évidente par l’obscurité de l’entrée du tunnel – analogon de la « petite mort ». Alain Cueff, Edward Hopper, Entractes, Flammarion  2012

 

 

L’interprétation historique

Selon une théorie récente  (*), ce tableau ferait partie des trois oeuvres majeures de 1939  travaillées par l’angoisse du conflit mondial. Tandis que Roosevelt multipliait  les programmes d’aide à l’Angleterre, une grande partie des Américains – dont Hopper, demandaient  à  brider ces initiatives pour éviter d’être entraînés dans le nouveau conflit européen. Ce tableau  représenterait   la résistance à entrer  en guerre, symbolisée par les chevaux qui rechignent à s’engouffrer dans le tunnel sombre.

 (*) Alexander Nemerov,  2007, Wyeth Lecture in American Art at the National Gallery of Art in Washington “Ground Swell: Edward Hopper in 1939.”

 

L’interprétation biographique

« Il se trouve que « Bridle » et « bridal » se prononcent exactement de la même façon : le premier terme (aussi bien substantif, verbe ou adjectif) désigne la bride, le second terme, sous cette forme adjectivale, se traduit par « nuptial » . « Bridal Path » peut ainsi se traduire par « chemin nuptial » ou, avec une inflexion plus duchampienne, « passage de la mariée ». Et, si Hopper a élaboré son jeu de mots sur l’homophonie des deux termes, le motif sous-jacent obtenu par le redoublement du premier serait la « bride de la mariée » ou, mieux encore, la « bride nuptiale ». «   Alain Cueff, op.cit.


Les références possibles

Toutes ces interprétations nous laissant sur notre faim, il est tentant de rechercher ailleurs : mais parmi les mythes, fables ou récits classiques, on n’en trouve aucun qui mette en scène deux cavalières et un cavalier,  deux centauresses et un centaure, deux déesses et un dieu équins.

Les références artistiques sont tout aussi rares : le thème des chevaux pénétrant dans un tunnel n’a été traité que par Géricault :

Gericault 1821 Entrance To The Adelphi Wharf,

Géricault, 1821, Entrance To The Adelphi Wharf

L’explication de Bridle Path, s’il y en a une, ne sera pas trouvée dans une référence externe.

 

Les trois personnages

Hopper 1939 bridle-path_trio

A ce stade, un examen détaillé des personnages s’impose :

  • la cavalière de gauche, blonde, monte un cheval roux (alezan) ;
  • la cavalière du centre, rousse, monte un cheval blond (champagne, ou palomino) ;
  • le cavalier de droite, chapeauté, monte un cheval gris (flancs blancs, marques noires aux pattes).

Remarquons que Hopper a pris soin de varier les robes des chevaux de manière à illustrer les trois types les plus courants (sauf le cheval noir) : on sait par le journal de Jo qu’il a  trimé pour les représenter, et s’est inspiré d’un livre d’anatomie chevaline.


Deux femmes-chevaux

Les deux femmes, la blonde et la rousse, illustrent les deux types hoppériens les plus courants. Et les chevaux qu’elles montent ont des robes de couleur inversée.

Supposons que chaque cavalière représente un type complet de femme, la partie humaine faisant référence à la tête, et la partie équine au corps, ou plus précisément à l’attitude vis-à-vis de la sexualité : alors la cavalière de gauche est une cérébrale montée sur un corps de feu, tandis que celle du centre a la tête chaude, mais le corps froid.

Nous reconnaissons dans cette dernière un portrait à charge de sa femme Jo, tandis que la blonde platinée émarge au registre du fantasme hoppérien (et hitchcockien) bien connu.

 

L’homme-cheval

Hopper tenait beaucoup à son couvre-chef : ainsi peut-on considérer le dessin ci-dessous comme une sorte d’autoportrait en nature morte :

Hopper hat on his etching press

Le chapeau de Hopper sur sa presse à gravure  

A fortiori le cavalier de Bridle Path peut lui-aussi passer pour un autoportait : d’autant que le cheval blanc aux pattes noires représente assez bien la culpabilité du puritain vis à vis de la sexualité.

 

Le trio hoppérien

Si le cavalier était en position centrale, tout le monde reconnaîtrait sans peine le trio hoppérien déjà rencontré dans Two on the Aisle et Hotel Lobby  (voir Avant la division) : un homme soumis aux attractions contraires d’une rousse et d’une blonde. Sauf qu’ici, il ne se trouve pas en position centrale entre les deux soeurs ennemies, mais expulsé latéralement.

 

Les arbres de Central Park

Comme à son habitude, Hopper a multiplié les croquis préparatoires, se rendant plusieurs fois sur le motif.

Hopper 1939 bridle-path Etude

Bridle Path, étude préparatoire

On voit que, dans la réalité, de nombreux arbres se trouvaient sur le côté gauche au-dessus des rochers : fidèle à son procédé de simplification, Hopper les a impitoyablement élagués, sans doute pour rendre  plus lisible la façade du Dakota.

Au fait, combien d’arbres a-t-il conservés ?

Hopper 1939 bridle-path_arbres

 

Au galop dans le tunnel

Armé de son livre sur les chevaux, Hopper a pris soin de les représenter au galop. Or le Riftstone Arch est plutôt bas de plafond. Peut-être un cavalier unique, en se tenant bien au centre, peut-il passer en galopant ; mais certainement pas trois de front.

L’arbre planté au milieu de la voûte illustre ce cavalier téméraire capable de traverser à toute vitesse : autrement-dit l’écuyère blonde.

Les deux arbres plantés sur le bord, aux troncs entremêlés en X, expliquent précisément l’action qui se déroule sur la droite de la piste cavalière  : l’amazone rousse est en train de faire une queue de poisson au centaure en chapeau, pour le séparer de sa rivale blonde et le stopper à l’entrée du tunnel.

 

Dans ce tableau finalement plutôt limpide, Hopper nous livre la raison, irritante mais acceptée, qui l’empêche de s’engouffrer dans le tunnel de ses fantasmes et le protège de tout risque.

Le jeu de mot sur Bridle Path est justifié, mais  ironique :

le «passage de la Mariée», c’est justement celui par où Jo jamais ne le laissera passer !   

Approaching a city

1946, The Phillips Collection, Washington

Hopper 1946 approaching a city

En 1946, Hopper revient une dernière fois sur le thème du tunnel, épuré de tout personnage.

Il faut une grande confiance dans la persévérance des fantasmes pour invoquer encore une fois la bonne vieille interprétation, s’agissant d’un homme de 64 ans qui a peint son premier tunnel quelque quarante ans plus tôt :

“Le tunnel d’ Approaching a city, vers lequel tout, dans le tableau, se dirige, évoque autant un vagin que ceux de Bridle path, Bridge In Paris et The locomotive ». Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.

Il les évoque autant, c’est-à-dire tout aussi peu

 

Le point de vue d’Edward

Comme souvent, Hopper a jeté en pâture aux exégètes une indication parcimonieuse, qui botte en touche et ne dit rien de l’élément essentiel, le tunnel.

«J’ai toujours été intéressé par l’approche d’une grande ville en train ; je ne parviens pas à en décrire exactement les sensations. […] Il y a une certaine peur et une angoisse, et un puissant intérêt visuel dans les choses que l’on voit en arrivant dans une ville »


Le point de vue de Jo

Comme souvent, Jo s’attache à un point de détail, qui reflète sans doute une suggestion personnelle que son mari a repoussée :

 « Pourquoi ne veut-il pas de fines lueurs sur ses rails qui courent dans le tunnel ? Parce qu’il veut que le ballast des rails se trouve tout en bas du tableau.  Sentiment de creux, d’enfoncement profond sous des falaises abruptes, mur des constructions. Des lueurs sur les rails les auraient soulevés. Ils vont droit dans les tunnels pour au moins 100 miles. »

Des lueurs sur les rails auraient surtout créé une continuité entre l’extérieur et l’intérieur, ce dont Hopper ne veut pas : il faut que cette bouche sombre soit un attracteur dont on ne ressort pas.

 

L’approche de la ville

D’une certaine manière, le tableau confirme le titre : pour cette dernière entrée en piste du tunnel, Hopper nous le présente du point de vue de la locomotive, et rien de prévisible ne s’oppose à ce qu’elle s’y engouffre.

D’une autre manière, le tableau infirme le titre avec une ironie souveraine : plus nous nous approchons du tunnel, plus nous nous éloignons de la ville, puisque nous allons justement perdre  la vue sur ses maisons et ses rues.

Et en rentrant dans le tunnel, nous allons sortir du tableau : puisque les rails qui nous portent convergent en hors champ, à gauche.

Ce tunnel angoissant qui s’enfonce sous la terre, loin de la ville et hors de la peinture – les deux mondes dans lesquels Hopper vit – chacun sait vers quoi il nous mène…

Soir bleu

2 décembre 2012

Soir bleu

1914, Whitney Museum, New York

 

Hopper 1914_Soir_bleu.jpg

Un tableau-manifeste

Réalisé à 32 ans, peu après son retour  d’Europe,  ce tableau très ambitieux représentait, dans l’esprit de Hopper, un manifeste esthétique,  la synthèse des influences reçues  :

  • composition insolite à  la Degas (format panoramique, poteau qui coupe la vue)
  • scène de café à la Manet,
  • simplification des formes à la Vallotton,
  • symbolisme à la Rimbaud (le titre en français, Soir bleu,  est tiré d’un poème de ce dernier),
  • clin d’oeil parisien (le célèbre parfum « L’Heure Bleue » de Guerlain est sorti en 1912).


Un tableau maudit

Les critiques américains restèrent hermétiques à cette esthétique jugée trop datée et européenne,  et se limitèrent à une lecture moraliste : alcool et cocottes, un condensé de la décadence parisienne,  comparé à la  vitalité   et au modernisme américain.

Stoppé net par cette incompréhension, Hopper roula  le tableau  dans un coin de son atelier et n’en dit plus un mot jusqu’à sa mort.


Un panoramique parisien

La scène se situe sur  la terrasse du parc de Saint Cloud, où Hopper allait souvent, et qui surplombe la vallée de la Seine : d’où  la balustrade à l’arrière.

Le  format, exactement deux fois plus large que haut, se prête bien à cette représentation panoramique. Panorama non pas de Paris, dont on ne voit rien, mais des Parisiens : il faudra lire les personnages non pas comme des figurants anonymes, mais comme des types.

Une lecture frontale

La ligne qui divise le tableau en deux bandes horizontales passe par les yeux des deux personnages barbus  et pourrait donc faire office de ligne d’horizon. Mais la scène, avec ses tables rondes, ne contient aucune indication  de profondeur, ni de lignes permettant de situer le point de fuite.  Tout est fait  pour que le spectateur puisse se placer latéralement où il veut, faisant défiler à son gré les personnages.

Les deux barbus

Le poteau attire l’oeil sur celui qui se cache derrière : un barbu vu de profil, en béret et en manteau noir. Son uniforme de rapin et son oeil qui, comme nous l’avons remarqué, indique la ligne d’horizon, permettent de l’identifier comme un Peintre. Mais aussi comme le guide, l’admoniteur qui, de gauche à droite, va nous aider à lire  le panorama.

Hopper 1914_Soir_bleu_Bourgeois-Boheme
A l’extrémité droite de la ligne horizontale, notre regard rebondit sur un personnage symétrique.  Barbe noire contre barbe rousse, smoking et noeud papillon contre béret et mégot, nous reconnaissons l’ennemi héréditaire et le partenaire incontournable  du Peintre-type : le  Bourgeois-type, qui commence par se scandaliser, mais qui un jour finit par acheter.

Remarquons d’ailleurs que Hopper, avec son Peintre à l’Oreille Coupée (par le poteau), nous fait  avec son humour habituel un magnifique  clin-d’oeil :  ce dont il est question  ici, c’est du Peintre de type Van Gogh.
van-gogh L'homme à l'oreille coupée


Le maquereau

De l’autre côté du poteau, étranger à ce conflit bourgeois-bohème qui ne l’intéresse ni ne le concerne aucunement, un moustachu à casquette est attablé face à une chaise vide.

Hopper 1914_Soir_bleu_Etude_Preparatoire_Inversee

Etude préparatoire (retournée de gauche à droite)

Un étude préparatoire montre clairement qu’il s’agit d’un Maquereau. Reste à savoir si la Prostituée est attablée à gauche, en hors champ du tableau, ou s’il faut l’identifier avec la Femme Fatale qui vient de traverser la frontière, matérialisée par le poteau,   entre le Demi-monde et le Monde.

Hopper 1914_Soir_bleu_Monde-Demi-monde

Le Peintre étant – comme chacun sait, à cheval entre les deux.


La femme-lampion

La moitié supérieure du tableau est pratiquement vide. Elle contient le ciel, la colline et la femme outrageusement maquillée qui fait irruption entre les lampions, dont elle capture les couleurs vives  ;   sa coiffure  ronde, d’un noir intense, fait écho à leurs couvercles noirs.

Aux lampions la femme emprunte le clinquant et l’éphémère : elle domine, par sa taille et par sa  beauté  artificieuse, une fête qui ne  durera pas.

Un triptyque

Le poteau se justifie comme support des lampions, mais surtout comme une clé de lecture, invitant à reconnaître une  composition  en  triptyque.  Le panneau droit est d’ailleurs marqué, de manière plus discrète, par  l’unique balustre visible.

Hopper 1914_Soir_bleu_Triptyque


Le panneau  gauche

Hopper 1914_Soir_bleu_Gauche

Le marlou relégué à une table isolée,  regardant en hors champ comme pour protéger ses arrières, est le seul personnage  dont on peut voir les mains : tous les autres sont  amputés de leurs gestes, procédé  de sous-détermination qui  contribue efficacement à rendre le tableau indéchiffrable.

Sur la table devant lui, un pot à allumettes et un siphon, autrement dit un outil pour allumer la flamme et un autre  pour l’éteindre.  Cet homme qui manie le feu et l’eau et qui tire les ficelles de son propre jeu, à l’insu des autres, nous l’appelerons le Manipulateur.


Le panneau  central

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

La femme se dirige vers les trois fumeurs attablés autour d’une carafe vide : le Peintre, le  Militaire et le Clown. Son bras  coupé  net autorise toutes les reconstitutions (en supposant qu’elle soit gauchère). Il se peut qu’elle tende la main pour  :

  • apporter une nouvelle carafe  (c’est une Serveuse) ;
  • demander du feu (c’est une Allumeuse)  ;
  • décharger son pistolet sur le Peintre ou le Militaire (c’est une Jalouse) ;
  • pervertir l’innocent Clown blanc (c’est une Femme Fatale).

Dans l’économie du tableau , nous l’appelerons l’Intruse.

En l’absence de mains, les trois fumeurs sont tout aussi indéchiffrables : peut être discutent-ils (bouche fermées ?), peut-être jouent-ils aux cartes ou aux dés ? Nous les appellerons les Joueurs : et celui des trois qui s’isole du groupe à la fois par sa position et son costume, se rendant ainsi plus vulnérable  – le Clown Blanc – nous l’appellerons le Pigeon.


Les malheurs de Pierrot

Depuis le célèbre tableau de Gérôme, on sait que le costume de Pierrot porte malheur.

Gerome_Suite-dun-bal-masqué-1857.jpg

Suite d’un bal masqué
Gérôme, 1857, Musée Condé, Chantilly

La poésie un peu frelatée qui colle à la collerette du personnage trouve son apothéose, quelques années avant Hopper, dans une aquarelle de cet autre symboliste contrarié qu’est Gustav-Adolf Mossa .

Mossa_Pierrot s'en va 1906

Adolphe Mossa, Pierrot s’en va, 1906

On voit que, lorsqu’il n’est pas perforé par autrui, Pierrot est tout à fait capable de se débrouiller par lui-même.

A remarquer également les lampions et le couple bourgeois-cocotte,  probablement une coïncidence car il est très improbable que Hopper, bien qu’étant de la même génération, ait eu connaissance des oeuvres de l’artiste niçois.

De plus le Pierrot de Hopper, fumeur et baraqué, a peu à voir avec le freluquet chlorotique de Mossa qui retourne contre lui-même ses angoisses de castration.

Reste le rouge du maquillage, qui nous rappelle que le destin des clowns blancs est sanglant.

Et le fait que la  seule chose qu’Hopper ait dite sur ce tableau, c’est que le Pierrot, c’était lui…


Le panneau  droit

Hopper 1914_Soir_bleu_Panneau droit

La femme assise porte un chignon sage, qui peut faire contraste avec la coiffure à la garçonne de l’Intruse. Mais en est-on si sûr ?  Le couple ne fume pas  mais boit du vin rouge. Du moins voit-on deux verres, l’un vide et l’autre plein. Cependant ils sont tous deux posés devant la femme, comme si l’homme venait de glisser le sien à une compagne portée sur la boisson.

Autre détail incongru : elle est emmitouflée dans une sorte de couverture bicolore, marron et or, qui n’a rien d’une robe de soirée. Serait-elle une seconde Allumeuse envoyée par le Manipulateur pour faire boire le Bourgeois ? Une Acrobate qui fait une pause, venue du même cirque que le Clown ? Un Modèle habitué à se dévêtir, qui a accompagné le Peintre  ? Ou bien une Bourgeoise en manteau de fourrure posé à la va-vite, proie ordinaire du Militaire ?

C’est en tout cas une femme blanche, une femme-joker, que l’on peut au choix associer  aux cinq rôles  masculins du tableau.

Les deux personnages du panneau droit observent, sans  participer, la scène qui se déroule au centre : nous les appellerons les Témoins.

Les deux pigeons

Hopper 1920 two pigeons
En 1920, Hopper  a repris le lieu et certains des personnages de Soir bleu dans un gravure intitulée   Les deux pigeons.  La Seine est bien visible et le paysage  occupe la moitié du tableau, repoussant les personnages en tas dans la partie gauche.

Cette fois Hopper a appris la leçon : de manière à ce que le thème soit directement accessible  même à un Américain,  il a mis en position centrale le couple de tourtereaux qui justifie le titre.   Il  a passé à  l’as le clown  énigmatique et supprimé habilement les personnages  scandaleux, en les fusionnant en un seul : le serveur qui apporte une carafe, moustachu comme le Maquereau et debout comme la Prostituée.


1914_Soir_bleu_Deux pigeons
C’est en retournant de gauche à droite la gravure que l’on comprend mieux comment Hopper a simplifié son triptyque en diptyque, et édulcoré son  sujet.


La valse des lampions

Mais ce sujet justement, peut-on se risquer  à le décrypter  ? Certains ont vu dans Soir bleu l’éloge funèbre de la Belle Epoque, le crépuscule d’une société sur le point  de plonger dans la nuit  des  années de guerre, le dernier moment de quiétude sur la passerelle, avant le naufrage.

C’est oublier le caractère profondément autarcique de la peinture de Hopper : si ses tableaux font parfois allusion à l’actualité, c’est de manière oblique, collatérale. Ici le sujet principal ne peut être que le clown blanc, autrement dit un autoportrait symbolique.

Remarquons que, comme souvent chez Hopper, le personnage en qui il se projette se trouve placé en position instable, soumis à des attractions contraires (voir Avant la division). Ici le clown blanc est attablé avec le couple d’aventuriers, le Peintre et le Militaire, mais il se trouve spatialement à mi-distance du couple de la table voisine. Comme s’il aspirait à quitter les bohèmes pour passer définitivement  dans le panneau de droite : celui de l’embourgeoisement.

1914_Soir_bleu_Lampions

Les trois lampions traduisent bien cette valse-hésitation : en se balançant à la frontière entre le panneau central et le panneau de droite, ils semblent  vouloir  détacher  le clown-peintre du  trio à la carafe  vide, et le faire passer  à  la table de ceux qui boivent… et qui achètent.

De même que, dans le panneau de gauche, les deux lampions constituent une sorte de force de rappel qui ramène la prostituée vers son lieu naturel, la table de son souteneur.

Une autre manière d’aborder une oeuvre aussi ambitieuse que Soir Bleu  est de rechercher les modèles que Hopper  a pu voir lors de ses séjours à Paris.

Valentin Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, vers 1628, Musée du Louvre, Paris

Voici une gitane qui fait irruption dans un bouge, pour dire la bonne aventure à un  Pigeon attablé avec un jeune compagnon. A  gauche du tableau, un voleur met la main dans sa poche dorsale  pour subtiliser la poule qu’elle y cache : nous reconnaissons le Manipulateur. Et  à droite, dans  le rôle des Témoins, un couple de  musiciens (sur ce thème, voir La bonne aventure).

Dans Soir Bleu, les lampions n’éclairent pas encore, les personnages et les objets n’ont pas d’ombres :  ambiance lumineuse singulière que justifie l’Heure Bleue, entre chien et loup.

On peut y reconnaître néanmoins une composition caravagesque, transposée en extérieur, dont les contrastes de lumière ont été retirés et dont les personnages ont eu  les mains coupées.

Supprimons les panneaux latéraux du triptyque et concentrons-nous sur la scène centrale.

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

Une femme debout, deux hommes côte à côte attablés en face d’un  personnage singulier, blafard comme une apparition. Cela ne vous rappelle rien ?


Leon-Augustin-Lhermitte-Le Repas d'Emmaus_ inverseLe repas à Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Léon Augustin Lhermitte, 1892, Museum of Fine Arts, Boston

Henry-Ossawa-Tanner-Les pelerins d'Emmaus_inversé

Les Pélerins d’Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Henry Ossawa Tanner, 1905, Musée d’Orsay, Paris

Hopper a  pu voir ces deux tableaux : le premier en reproduction, le second au Musée du Luxembourg.  Il était en tout cas dans l’air du temps  de moderniser le vieux thème, où le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en rompant le pain avec eux.

L’idée n’était pas absurde de transposer les Pélerins d’Emmaüs sous les espèces de ces deux errants que sont le Peintre  en pèlerine et le Dragon en tenue de campagne.

1914 Dragon

Tandis que le clown blanc constituait un cryptique  auto-portrait christique,   avec sa couronne d’épine métamorphosée  en collerette et ses trois plaies sanguinolentes en forme de croix sur sa face blanche.

1914_Soir_bleu_Clown

Le malentendu de Soir Bleu, l’insatisfaction que sa contemplation nous laisse, viennent du fait que tout nous pousse à l’interpréter comme une scène de genre… alors que c’est – peut être – le seul tableau religieux de Hopper.