1 Sous le pont d'Asnières : les Charbonniers
Dans sa vieillesse à Giverny, Monet peindra 45 fois son fameux petit pont japonais. Mais son goût pour les arches remonte à bien avant. Dès les années 1875, alors qu’il habite Argenteuil, l’artiste de trente cinq ans en peint une série, où le pont importe moins que ce qui se passe dessous.
Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon
Claude Monet, 1875, Paris musée d’Orsay
Cliquer pour agrandir
L’emplacement
En allant à Paris depuis Argenteuil, où il habite alors, Monet pouvait voir depuis le pont de chemin de fer le pont routier d’Asnières, à sa gauche.
Sa dernière arche allait servir de cadre à un tableau très exceptionnel : le seul où l’artiste amoureux de la lumière semble vouloir esquisser une critique sociale.
L’arche sous l’arche
On devine au loin un troisième pont : le pont routier de Clichy, dont les trois travées enjambent alors les îles de Robinson et des Ravageurs.
Carte London Letts Son and Co 1884Par son cadrage étroit, Monet retrouve le thème de l’arche sous l’arche inauguré par Piranèse (voir Arches de triomphe), et l’effet de profondeur qui en découle.
L’impression de profondeur
Elle est renforcée par deux multitudes de tailles décroissantes : à droite les silhouettes d’hommes, grouillantes comme des fourmis ; à gauche la file ininterrompue des bateaux à l’arrêt. Et ces verticales qui scandent la profondeur, silhouettes noires et mâts, semblent destinées à fusionner, à l’horizon, dans les cheminées des usines.
Bateaux et hommes servent le même maître lointain : l’industrie et son appétit insatiable.
Les forçats du charbon
Les déchargeurs ou « coltineurs » de charbon : un travail harassant sous le poids des corbeilles portées à l’épaule ; et dangereux à cause des longues poutres sur lesquelles il fallait remonter à pleine charge.
Dans les péniches
A peine distincts du charbon qu’ils viennent charger, quatre ou cinq silhouettes réduites à des zigzags sales se devinent dans la première péniche. Des planches courbées sont empilées en deux tas : ce sont les éléments du pont amovible qui protégeait de la pluie le précieux matériau.
Les poutres
Monet nous montre cinq poutres menant à la première péniche. Malgré le schématisme des silhouettes, il a pris soin de différencier les coltineurs qui descendent et ceux qui montent. Ainsi, de la poutre du premier plan à la cinquième, les sens de parcours alternent : trois coltineurs descendent, trois remontent, une poutre vide ; puis deux coltineurs descendent, et deux remontent. Ainsi les poids s’équilibrent et les hommes réduits à des signes semblent obéir à un rythme imposé, comme des notes de musique fichées sur les cinq lignes de la portée.
Nous retrouvons là l’intérêt de Monet pour la logique du travail en commun, que nous avions déjà remarqué dans Les hommes de l’estran.
Les cordes
Depuis chaque péniche, un trait de couleur claire descend vers l’eau. Il s’agit sans doute non pas d’une planches, mais du cordage qui les arrime à ce port de pauvre, sans quai, improvisé à même la terre. Graphiquement, les cordes s’entrecroisent avec les poutres , et les ombres des cordes les recroisent à leur tour, selon un motif en X qui a dû attirer l’oeil du peintre.
Les mâts
En plus des poutres et des cordes, les mâts des deux péniches, qui visuellement heurtent le tablier du pont, accentuent l’impression d’immobilisation, d’ancrage dans une réalité implacable : ne peuvent lui échapper ni les bateaux assujettis à la berge, ni les hommes qui s’y épuisent.
Un monde bidimentionnel
Le paradoxe voulu du tableau, c’est qu’il combine une magnifique échappée dans la profondeur avec des mouvements qui ne peuvent s’effectuer que dans le plan du tableau, comme si toutes ces figurines humaines étaient contraintes à vivre dans un monde bidimentionnel.
En haut, piétons et attelages circulent dans les deux sens : ce pont est un vrai pont, qui mène vraiment à une autre rive.
En bas, les coltineurs montent et descendent le long des poutres, ces faux ponts qui ne font que les ramener, indéfiniment, d’une réalité fangeuse à une réalité charbonnière, du lourd au vide, comme des sysiphes modernes.
Le Coltineur de charbon
Henri Gervex, 1882, Musée des Beaux Arts, Lille
En 1882, Gervex donnera une vision officielle, aseptisée, d’une de ces fourmis tragiques que Monet ne nous montrait que de loin.
Nous sommes au Bassin de la Villette, en plein Paris, un vrai quai en pierre taillée. Le tableau est construit avec didactisme.
Premièrement, à l’arrière-plan à droite, une péniche pleine arrive, avec son pont couvert au ras de l’eau ; deuxièmement, l’oeil passe à la péniche vide derrière l’homme ; puis troisièmement à la corbeille pleine sur son épaule, jusqu’à la corbeille vide du premier plan. Au fond, les cheminées fumantes expliquent à quoi sert le charbon.
Ainsi le bateau et l’homme se complètent harmonieusement dans ce transport profitable de l’Or Noir de l’époque, depuis les mines jusqu’à la capitale, et il semble que le déchargement ne soit guère plus fatiguant que la navigation sur les canaux.
Le travailleur, pantalon de velours, torse immaculé et moustache virile, descend d’un air grave, insouciant du poids de sa charge et pénétré par l’importance de sa tâche. Notons que sept ans après Monet, la condition ouvrière s’est grandement améliorée : on a enfin songé à mettre le quai plus bas que le bateau. En outre, on a supprimé le côté ingrat de la tâche : le moment où il faut plonger dans le charbon.
Le coltinage selon Gervex, c’est porter avec dignité un panier qui ne salit pas et qui se remplit tout seul.
Retour-arrière à Asnières
(Pour toutes les précisions historiques qui suivent, merci à http://autourduperetanguy.blogspirit.com)
Flash-back en 1870 : le pont d’Asnière a brûlé, bombardé par les Prussiens.
Le 16 avril 1871, en pleine guerre civile, les gardes nationaux partent de Montmartre dans le but de repousser les Versaillais qui viennent de s’emparer du château de Bécon. Pour traverser la Seine à Asnières, le seul passage est un pont de bateaux.
Mais le lendemain, sous les tirs des Versaillais, ils doivent abandonner la rive gauche et se replier vers Paris.
Le général Landowski, après s’être hâté de repasser la Seine en premier, ordonne de couper le pont de bateaux, afin d’obliger ses hommes à combattre. Bilan de cet épisode désastreux : des dizaines de morts, des centaines de prisonniers.
Les allers-retours des coltineurs sur les péniches pourraient-ils évoquer ceux des soldats qui, cinq ans plus tôt, passaient et repassaient le fragile pont de bateaux ?
Si nous ajoutons que le Pont d’Argenteuil au premier plan, était flambant neuf… et que le pont de Clichy à l’arrière-plan, lui aussi détruit par la guerre, venait lui aussi d’être reconstruit à l’identique, le tableau de Monet prend une tonalité tout autre.
A la dénonciation misérabiliste des damnés de ce monde que nous y voyons trop facilement, le soupçon d’une signification très inattendue pour nos regards modernes vient se superposer : et s’il s’agissait là d’un tableau de revanche, la revanche de la paix sur la guerre, de l’industrie humaine sur les forces destructrices, des cheminées d’usines sur les canons fumants, des péniches chargées sur les barques vides ?
Les Charbonniers de Monet se seraient finalement pas si éloignés du Coltineur de Gervex :
une image patriote, un hymne au charbon, à la fonte, et à la reconstruction !
Les ponts d’Asnières et de Clichy de nos jours, encore une fois reconstruits…