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Trois mariages et un enterrement

23 mars 2014

De 1883 à 1887, un mariage malheureux passionna l’Angleterre : celui que mit en scène le peintre écossais Orchardson,  dans une série de trois tableaux révélateurs de l’esthétique et de la morale victorienne.

1 : Mariage de Convenance

 Sir William Quiller Orchardson, 1883, Glasgow Museums

Orchardson_Mariage de convenance


Toutes les douceurs du monde

Orchardson_Mariage de convenance_table
Une table interminable sépare l’épouse et l’époux. Depuis les luxueuses bananes jusqu’aux soucoupes débordantes d’abricots et de raisins , toutes les douceurs du monde sont mises à l’étalage, comme dégorgées du jabot du vieux beau.


Orchardson_Mariage de convenance_mari

Orchardson_Mariage de convenance_marabout


Occuper le centre

Dans une composition plus tardive,  Orchardson reprendra les mêmes principe d’élongation et de symétrie autour d’un centre vide.

orchardson_sainte-helene
« Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte  Las Cases le récit de ses campagnes »
Sir William Quiller Orchardson, 1892 ,National Museums Liverpool

Avec peut-être, également, une métaphore animale…



napoleon_orchardson_pingoin



Quoiqu’il en soit, dans une bataille, l’important est d’occuper le centre, même lorsque les troupes sont de papier et que la guerre est perdue. Dans l’affrontement entre l’Empereur et son Secrétaire incrédule des deux côtés de la porte close, Napoléon croit encore imposer son point de vue  en posant son pied et son épée sur la carte.

orchardson_sainte helene comparaison
De même, dans l’affrontement entre le Maître et sa Moitié, la main posée sur la nappe tente d’affirmer la possession.


Un équilibre armé

Toute la composition s’organise autour d’une mise en balance finement réglée : le Maître penché vers l’avant  touche la table, secondé par le domestique qui  rajoute du vin dans son verre.

Orchardson_Mariage de convenance_perspective
A l’autre extrémité, la jeune femme ne touche ni à son verre plein ni à la nappe : ce n’est pas en rajoutant de la nourriture ou de la boisson qu’elle fait contrepoids, mais en se rejetant en arrière ; en outre, elle-aussi bénéficie d’une aide : la présence virtuelle du spectateur assis juste derrière ce verre…


Le lustre et son reflet

Le point de fuite rassemble bien toutes les fuyantes du tableau, sauf une : le reflet du lustre devrait être situé bien plus bas, hors du champ du miroir : si Orchardson s’est permis cette liberté avec la perspective, c’est au nom d’une raison supérieure…


Orchardson_Mariage de convenance_balance
Qui est bien entendu de nous faire voir la balance, avec ses deux plateaux en équilibre



Fresque Jugement Dernier
Au final, l’ambiance de ce dîner victorien n’est pas si éloignée de celle d’un jugement dernier médiéval, où le démon tente de faire pencher la balance. Reste à savoir de quel côté il se trouve…

Trois ans plus tard, Orchardson saute directement à la fin de l’histoire et nous  montre son triste résultat.

2 : Mariage à la Mode – After!

Sir William Quiller Orchardson, 1886, Aberdeen Art Gallery

Orchardson_Mariage à la Mode - After!_1886

 


La table vide

Au fond de la table, du côté où s’assoit le maître pour manger seul, on ne distingue guère que  la carafe de vin pas encore débouchée : le seul réconfort qui lui reste. Du festin tout à disparu, hormis le bouquet de fleurs dérisoire, qui renforce encore le vide de la nappe à l’autre bout.

La seule présence féminine se trouve emprisonnée dans le cadre qui, au centre,  remplace le miroir  et rend le lustre à son unicité.


Le décor pivoté

Tout le décor a pivoté mais nous sommes bien dans la même pièce : la table est vue par la tranche ;  la cheminée se trouve maintenant sur le mur gauche et les colonnes sur la cloison du fond : sans doute une cloison amovible qui vient fermer, l’hiver, une  pièce  trop difficile à chauffer.


Le pare-feu

Cependant la cheminée est éteinte, le pare-feu est rangé au fond. Sans doute faut-il comprendre que, dans cette maison désertée par l’amour, il n’y a plus de flammes à craindre : c’est toute l’année l’hiver.


Le point de fuite

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Tout près du foyer vide, l’artiste a placé son chevalet et s’est assis à la hauteur du  vieil homme pour observer, sans la partager, sa solitude. Les pieds joints, les mains vides, le regard éteint, c’est déjà un cadavre en sursis.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle, exceptionnellement, il y a quelqu’un au centre du tableau…


« Exposé en 1887, Le Premier Nuage fut un énorme succès. Un critique le déclara « bien plus fin » que les deux autres tableaux du Mariage de Convenance, ajoutant que « la manière de raconter l’histoire ne pouvait être surpassée »… Il fut tout de suite vendu à la National Gallery de Victoria, et Sir Heny Tate l’apprécia tant qu’il persuada Orchardson d’en faire une version plus petite juste pour lui. » [1],  p 135

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887

National Gallery of Victoria, Melbourne,1,35 m X  1,94 m

Orchardson_First_cloud 1887

Pour cette troisième et très attendue itération du thème, Orchardson réutilise les mêmes éléments scéniques :  le coin de mur, les colonnes, le tapis, le parquet,  la cheminée – mais agencés dans un ordre différent.



Orchardson_cheminees
La cheminée avec son miroir et son horloge a tourné sur les trois murs :

  • au fond dans Le Mariage de Convenance :  l’horloge est à peine visible : c’est le miroir qui est l’élément dominant, donnant à voir l’image de la balance ;
  • à gauche dans Après : l’horloge et le miroir sont à peine évoqués, puisque le temps est interminable et qu’il n’y a plus de vie à refléter ;
  • à droite dans le troisième tableau : on pressent qu’ici, l’horloge et le miroir,  montrés dans tous les détails, vont avoir un rôle à jouer.


Changements de décor

Orchardson_trilogie_plan
La table longue qui meublait les deux premiers tableaux se trouve ici scindée en deux, de part et d’autre du portique. Sur l’une des tables nous reconnaissons l’abat-jour, ici monté en lampe, tandis qu’un lustre en cristal, éteint, fait son apparition dans la pièce au delà des colonnes.

Il est à remarquer que dans les trois tableaux, le décor tourne ou s’inverse, mais deux éléments restent inamovibles :

  • l’homme est toujours placé à droite, toujours regardant vers la gauche ;
  • de même, Orchardson se situe toujours plus à gauche que lui, ce qui contribue à sa mise à distance.

Orchardson_First Cloud 1887_cloison invisible
C’est dans le troisième opus que ce procédé trouve son aboutissement, puisque le point de fuite se situe juste à côté de  l’épouse, entre sa tête et son reflet dans le miroir obscur. Elle quitte la scène par le fond,   dans un mouvement orthogonal au regard masculin, lequel contrarie quant à lui le sens normal de la lecture : d’où un effet mécanique de solidarité entre le spectateur et la femme, et l’impression d’une cloison invisible posée à la limite du tapis, isolant le mari sur son île au bord du parquet.

Situation en cul de sac, sans issue, comme le souligne le miroir en renvoyant notre regard vers la gauche :

une cheminée n’est pas une porte.


L’effet centrifuge

Le centre du tableau se trouve ainsi déserté, traduisant la brouille temporaire du couple, ce « premier nuage » dont la cause reste à déterminer : le tableau s’inscrit clairement dans le genre des problem pictures qui a passionné, pour un temps, les victoriens.


La fente dans le luth

Le catalogue du Salon de 1887 fournissait un indice supplémentaire sous forme de deux vers de Tennyson :

« It is the little rift within the lute
That by-and-by will make the music mute. »

Il vaut la peine de traduire l’ensemble du passage :

« Dans l’amour, si l’amour est vraiment l’amour, si nous sommes possédés de l’amour, la foi et la défiance ne peuvent jamis avoir une puissance égale : la défiance en un point est un manque de foi en tout. C’est la petite fente dans le luth, qui rendra bientôt la musique muette, et qui sans cesse s’augmentant peu à peu mettra partout le silence. » [2]

Pour Toril Moi, c’est cette réference littéraire qui explique la composition, réduisant

« le vide audacieux entre les époux à une simple métaphore de la « fente dans le luth », laquelle est à son tour une métaphore de la « défiance » qui va finalement réduire l’amour au silence. [1], p 135


La cause du nuage

Toujours à la lumière de la citation de Tennyson,   Toril Moi étudie la compréhension de l’oeuvre par les contemporains :

« La plupart des spectateurs du « Premier Nuage » savaient que le passage en question est tiré d’un poème dans lequel une rusée tentatrice, Viviane, prend au piège l’enchanteur Merlin, dans une intrigue traditionnellement interprétée comme la victoire des sens (la femme) sur l’intellect (l’homme)…. Le texte du catalogue d’Orchardson incitait donc les spectateurs à comprendre, sans trop d’hésitation, que le tableau représentait le premier pas vers la destruction finale du mariage par l’adultère de la femme (interprétation soutenue également par les termes foi et défiance dans le passage qui avait retenu l’attention d’Orchardson). « 

Orchardson_First Cloud 1887_detail_fauteuil
D’autres indices, visuels cette fois, permettent de préciser la nature du problème. La femme a jeté sur le fauteuil rouge son manteau rouge, ses gants et son ombrelle : elle vient juste de rentrer.



Orchardson_First Cloud 1887_detail_horloge
Son mari l’attend depuis un moment : peut-être est-il un de ces maniaques de l’heure et de la mise sous cloche, comme le suggère le dessus de la cheminée.



Orchardson_First Cloud 1887_detail_homme
Sans doute vient-il de montrer rageusement à sa femme sa montre de poche, au bout de sa chaîne en or.

La fente dans dans le luth, traduite dans le tableau par une plage vide

dans l’espace, est donc aussi  une plage vide dans le temps.


Conflit privé, guerre publique

Le mystère du Premier Nuage » n’était donc pas si opaque pour les spectateurs ayant acheté le catalogue et munis d’une loupe. Mais le tableau restait néanmoins suffisamment elliptique pour prétendre à une portée plus générale, qui lui a valu son succès.

« Si on le regarde sans le texte qui l’accompagne, « Le Premier Nuage » n’est pas une illustration évidente de la tromperie féminine. Il incarne plutôt un terrifiant sentiment de distance, de défiance et même de haine entre les sexes. La détresse d’un couple particulier devient la représentation de la guerre des sexes qui domine la fin du XIXème siècle, et place « Le premier nuage » au centre des préoccupations toutes récentes  sur le sexe, la sexualité, le genre et le mariage ».[1], p 135

Orchardson_First Cloud 1887_silhouettes
Dimorphisme que traduit la sortie serpentine de la belle femme au cou droit, à la taille fine, et à la traîne époustouflante,  laissant planté là son bel homme au cou penché, au torse avantageux, et à la queue de pie atrophiée.


Vers la symétrie

Orchardson_First Cloud 1887 etudeEtude pour Le premier nuage
Sir William Quiller Orchardson, 1887, Collection privée

Il nous reste une étude représentant sans doute le décor réel dont Orchardson s’est inspiré :  le portique, le paravent à sa gauche, la petite table à sa droite,  la cheminée au miroir avec son tapis. On constate que dans le tableau final,  le pan de mur du fond a été élargi et épuré de ses accessoires (le tableau, le porte-fleur d’angle) pour  ménager le vide central.

Par ailleurs, une deuxième table avec deux chaises a fait son apparition, tandis que le canapé rose s’est  scindé en deux fauteuils cramoisis, traduisant une évolution notable vers plus de symétrie.


Les sexes mélangés

Orchardson_First Cloud 1887_melange
Une première lecture des éléments symétriques permet de sauver les apparences : les deux chaises, les deux fauteuils, les deux tables sont destinés à Monsieur ET à Madame.

De même, les colonnes du portique, les montants de la cheminée, matérialisent la solidité de leur couple.



Orchardson_First Cloud 1887_table_gauche
Sur la table côté Madame se mêlent des objets féminins/affectifs (le bouquet) et rationnels/masculins (les livres, le journal).



Orchardson_First Cloud 1887_table_droite
Sur la table côté Monsieur, la lampe rationnelle trône au milieu de petites fleurs, d’un carnet et d’une photographie encadrée.

Peut-être même l’écran opaque du paravent et l’écran translucide de l’abat-jour sont-ils à inscrire au crédit de ce mélange des sexes, entre les deux moitiés de la composition.

Les sexes séparés

Orchardson_First Cloud 1887_separation
Mais il suffit de regarder d’un peu plus loin pour que les deux chaises, la table et le bouquet de Madame s’opposent aux deux fauteuils, à la table et à la lampe de Monsieur.

Pour que le portique ouvert vers le monde contredise la cheminée du foyer.

Et pour que le miroir clair, qui réfléchit l’horloge du temps compté, s’affronte au miroir sombre où se brouille le visage de l’aventureuse.

La morale à méditer par Monsieur :
une Femme n’est pas une Horloge.

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887, Tate Gallery, Londres
0, 83 m x 1,21 m

The First Cloud 1887 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910



La copie de taille réduite faite pour Tate présente des différences minimes, qui militent plutôt dans le sens de la séparation des sexes : les deux fauteuils et le tapis font masse autour de l’homme, les fleurs et la photographie ont déserté sa table pour sauter sur celle de gauche.

L’année d’après la fin de sa trilogie, Orchardson a peint un dernier tableau dans la même veine du « couple dans ses meubles« .

Le décor est cette fois la pièce de réception du somptueux atelier que le peintre à succès venait de se faire construire, à Portland Place [3].

La voix de sa mère (Her Mother’s Voice)

Sir William Quiller Orchardson, 1888, Tate Gallery, Londres

Her Mother's Voice exhibited 1888 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910


L’effet centrifuge

Il est  à nouveau utilisé pour traduire, dans l’espace, un gap temporel : non plus celui de la défiance entre mari et femme, mais celui de la séparation irréparable.

Le père interrompt la lecture de son journal en reconnaissant  la voix de son épouse disparue, tandis qu’à l’autre bout de la pièce sa fille, insouciante de ces souvenirs,  inaugure une nouvelle idylle.

Le thème de la fente qui crée le silence est ici inversé :

c’est la musique qui crée le lien de part et d’autre de la mort.


Le format « théâtre »

Orchardson_Her mother's voice 1888_composition
Le tableau est construit selon le format allongé qu’Orchardson cultive pour ses scènes de théâtre à domicile :

  • un carré, à gauche du lustre, délimite le lieu de l’ancien couple ; 
  • un rectangle, à droite, isole le nouveau couple derrière la double protection du piano et des partitions.


L’effet balance

En s’accoutumant au « vide » entre le veuf et les jeunes gens, notre oeil rencontre un fauteuil vide, une tasse  vide et un rideau dont le lien est dénoué. Le répulseur central se révèle en fait saturé par la  présence de la disparue, et rend palpable la voix qui le  traverse.


Orchardson_Her mother's voice 1888_balance

C’est alors que dans les deux globes jointifs de la lampe – celui qui est à l’intérieur de la pièce et son reflet dans le jardin d’hiver  – nous reconnaissons la métaphore du conjoint resté dans ses meuble et de sa conjointe disparue au  royaume des palmes.

La table centrale, avec ses deux tasses accolées et ses quatre jambes fragiles, se transforme sous nos yeux  en un symbole du couple dissous,  furtivement  reconstitué  par cette réminiscence vocale.  Tandis que le piano, qui sort du cadre sur la droite,  montre la force  et la rayonnement du jeune couple en devenir.


Références
[1] : « Henrik Ibsen and the Birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy », Toril Moi, Oxford University Press, 2006, p 134 et suiv.
[2] Alfred  Tennyson, Viviane, traduction de Francisque Michel, Hachette 1868
[3] The art of William Quiller Orchardson, Walter Armstrong,  Director of the National Gallery of Ireland, LONDON, SEELEY AND CO, 1895

Pénitences

22 mars 2014

Ce tableau recèle deux mystères : celui de l’église inversée et celui du curé inversé.

Le mystère de l’église inversée

segantini_1885_La premiere messe

A la première messe (A messa prima)
Giovanni Segantini, 1885, Collection privée

Segantini a vécu et travaillé durant un an dans le village de Veduggio, dont l’église est desservie par un escalier bien reconnaissable.
veduggio_eglise


La façade escamotée

On voit immédiatement que l’église, qui devrait être vue de face, est ici vue de profil, comme s’il s’agissait d’un escalier latéral. Or la façade est bien celle de l’église de Veduggio, avec sa porte et sa niche de droite, surplombées par des frontons demi-circulaires. Segantini l’a donc fait délibérément pivoter d’un quart de tour, afin d’ouvrir tout le haut du tableau sur un panorama céleste  :

« Ainsi l’escalier de l’église devient une échelle vers le ciel ». [1]


L’église inversée

Grâce au titre du tableau,   l’ombre longue, qui s’étire devant le curé nous donne la  direction du lever du soleil : la façade de l’église est donc tournée vers l’Est, ce qui est contraire à l’orientation traditionnelle.segantini_plan_veduggio

Or l’église de Veduggio est correctement orientée. Segantini a donc pris deux libertés avec la topographie : désolidariser l’escalier et la façade, et inverser globalement l’orientation de l’édifice

Si la façade, avec la structure nette de ses lignes, symbolise l’Eglise en tant qu’institution, alors cette inversion délibérée peut être interprétée comme une critique voilée :

l’Eglise tourne le dos à la lumière du Christ.


La position de la Lune

Lorsque la lune est pleine, elle se trouve à l’opposé du soleil par rapport à la Terre : au moment où  celui-ci se lève à l’Est, elle se couche donc à l’Ouest. Sa position correcte, à gauche du tableau, montre que Segantini a bien tenu compte de l’orientation pour mettre au point sa composition. Même si, en toute logique, la lune ne peut pas être  totalement pleine lorsqu’on la voit encore après le lever du soleil.

Sa présence juste à côté de la vieille façade pourrait donc elle-aussi se prêter à une interprétation anti-cléricale   :

« la lumière de l’Eglise n’était qu’une lumière réfléchie, qui s’efface  lorsqu’une nouvelle lumière se lève ».

Reste à apprécier le degré de la critique : s’agit-il d’un appel à remplacer, ou à renouveler seulement la vieille lumière affaiblie ?

Sous la version du 1885 se trouve une première version, encore visible aux rayons X et dont il nous reste  une photographie en noir et blanc. Elle avait connu un succès public et critique lors de son exposition à Turin en 1883, et Segantini n’a laissé aucun texte expliquant pourquoi il a décidé de la repeindre en modifiant si profondément le sujet.

Le mystère du curé inversé

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La Pénitente ou « Sans absolution » (Non assolta)
Segantini, 1883, photographie d’époque


La Pénitente

Il s’agit d’une jeune feSegantini_1883_La_penitente_mainsmme à laquelle on vient de refuser l’absolution. La nature de son péché nous est discrètement mais clairement indiqué : elle tient son livre dans sa main droite, laquelle est soutenue par la main gauche, laquelle est posée sur la rotondité du ventre. La jeune femme attend un enfant hors  mariage.

Situation qui justement était celle de la compagne de Segantini, enceinte cette année-là de leur premier enfant, dans un petit village en proie aux commérages.


Une fille pieuse

 

Elle est habillée en blanc et noir, la tête couverte d’un voile, et un livre pieux à la main.

« Il est remarquable que, tout en s’éloignant, elle garde ses mains respectueusement réunies pour tenir sous ses yeux le bréviaire ou le manuel de confession. On comprend que son regard n’est pas désespéré, mais étonnamment frais et recueilli. Plutôt que dans les prêtres, c’est peut-être  dans la prière qu’elle cherche le pardon, dans une immédiateté avec Dieu, hors de toute discipline. » [1]


La descente

Rejetée par l’église, est-elle au début d’une chute inéluctable, est-elle condamnée à s’engloutir dans l’ombre ? Il est vrai qu’elle se trouve à la frontière  entre la partie éclairée de l’escalier et l’ombre du mur : mais s’il en est ainsi, c’est justement parce qu’elle est tournée vers la lumière.


Le chien

Le chien est le compagnon fidèle, l’animal qui aime et ne juge pas. Il est assorti à sa maîtresse, blanc avec des tâches noires, comme toutes les consciences ici-bas.

En l’accompagnant dans sa descente, peut-être lui montre -t-il, comme le propose Philipp Stoellger, la voie d’une morale personnelle, hors du conformisme de la religion  :

« Il semble y avoir un chemin menant des lignes claires et des contours nets offerts par la façade de l’église, jusqu’aux formes naturelles des pierres à droite de l’image ; d’une culture vieillie jusqu’ à une nature renouvelée… Une nature dans laquelle le chien pourrait montrer la vérité que l’Eglise a perdu en refusant son pardon, une nature dans laquelle une nouvelle vie va naître. » [1]


Les trois Médisants

Segantini_1883_La_penitente_medisants

Les trois personnages en robe et capuche qui se profilent au bout de la rambarde, dans le dos  de la Pénitente, peuvent être trois vieilles femmes ou trois frères mineurs : en tout cas des personnes statutairement incapables de se trouver dans sa pénible situation.

Le rempart de la bigoterie masque  le manque de compassion.

Segantini_1884_Benediction des moutons

La bénédiction des moutons (Benedizione delle pecore)
Segantini, 1884, Museum Segantini, St.Moritz

Réalisé l’année suivante, ce tableau « pastoral » revêt, à la lumière disparue de La Pénitente, la même tonalité polémique.

Les trois enfants de choeur oeuvrant à des tâches indistinctes font peut être écho aux trois médisants.  L’église-bâtiment, l’église-institution  a été totalement escamotée, réduite à un escalier qui ne mène nulle part.

Réfugiées tout en haut, les silhouettes en contre-jour du  curé, de ses acolytes et du livre porté à bout de bras comme pour l’éloigner du courant,  font penser à une sorte de digue que contourne la mer animale des moutons.

Lesquels nous montrent ostensiblement leur derrière, manière de signifier que le temps du respect est passé.

Nous pouvons maintenant revenir à la version définitive, et essayer de comprendre pourquoi le même escalier, qui faisait sortir de confesse, mène maintenant à la messe.


L’escalier du cimetière

Segantini_1885_Etude d'escalier

Etude d’escalier
Segantini, 1885, Bünnder Kunstmuseum Chur

Cette  étude montre un escalier latéral qui se situe sur le flanc Sud de l’église de Veduggio, menant du cimetière à l’esplanade.
veduggio escalier cote Sud
Segantini a pu avoir l’intention initiale d’utiliser ce décor pour sa seconde version : l’escalier qui remonte du monde des morts à l’Eglise aurait pu faire un contrepoint logique à celui qui précipitait la Pénitente de l’Eglise au monde des vivants.

Peut-être a-t-il trouvé dans cette étude l’idée de faire pivoter la façade afin de développer le ciel, ici gris et fermé comme un volet métallique.

En concurrence avec l’église minimisée par le cadrage, un jeune arbre à gauche s’échappe de ce monde artificiel et figé, introduisant le thème du renouvellement.

Une étude révélatrice

segantini_1885_Etude pour La premiere messe

Etude pour la première messe,
Segantini, 1885, Collection privée

 

Cette autre étude révèle encore mieux les intentions qui conduiront à l’élaboration de A la première messe.

On y voit un vieux curé, les mains dans le dos, prêt à pénétrer dans un des rares rais de lumière que laisse passer la barrière de cyprès, tout en bas d’un escalier montant vers une chapelle  indistincte. Cet escalier dans l’ombre apparaît comme un cul-de-sac et une tranchée provisoire, sous la double menace de l’éboulement minéral et de l’envahissement végétal. Le brun du chemin et le vert des haies occupent tout l’espace : la présence du ciel est à peine visible, sous forme de langues bleues aussi  rares que les rais de lumière. Et le curé voûté, tête baissée, contribue à cette impression d’écrasement.

Toute la composition dit la petitesse de la religion humaine dans le Temple de la Nature.


L’escalier à deux volées

L’escalier se compose de deux volées : une partie large,  et une partie plus longue,  plus raide et plus abrupte, qui  grimpe jusqu’à la chapelle. On comprend que notre vieux curé risque fort de s’arrêter à la terrasse intermédiaire.
veduggio escalier face Ouest
Or il se trouve que  l’escalier baroque de Veduggio est également composé d’une partie facile, aux marches basses, larges et convexes, sur laquelle est placé le curé, et d’une partie abrupte, aux marches hautes, étroites et concaves.


Un secret de fabrication

vedduggio escalier face Ouest recadre
Le point de vue choisi par Segantini est justement celui où le piéton (ou le spectateur du tableau) ne voit qu’un escalier unique : comme si l’artiste avait voulu conserver pour lui son secret de fabrication.

Segantini_1883_La_penitente_livreLa Pénitente se trouve sur la partie en pente douce car pour elle le plus dur est fait : la sortie de l’église n’est pas une chute interminable comme le prédisent les médisants. Et le Livre, qu’elle tient  exactement au niveau de la ligne d’horizon,  reste un moyen valable de communication  entre la Terre et le Ciel : à condition de le lire par soi-même.

segantini_1885_La premiere messe_livreA l’inverse, le vieux curé de A la première messe se trouve en haut de la partie « facile ». Et son livre qu’il ne lit plus est entièrement  englobé, pétrifié par l’escalier.




L’invention du monoptyque

Les deux versions ne sont finalement que deux versants de la même réflexion. En décidant de réutiliser non seulement le décor, mais le support lui-même, Segantini a inventé un mode d’expression unique, un diptyque en un seul panneau : l’unique « monoptyque«  de l’Histoire de l’Art.

La montée se superpose à la descente,  le Curé à la Pénitente :

en nous cachant la première, la seconde image nous révèle ce que celle-ci ne montrait pas :

le juge, à la place de sa victime.


Une revanche

Et celle-ci continue de subsister, par la force de l’antithèse,  couche profonde contaminant la couche visible :

  • elle descendait vers un monde sombre,  il monte vers un ciel vide ;
  • la jeune femme était  vue de face, le vieil homme est vu de dos ;
  • enceinte, elle se tenait bien droite malgré le poids de son ventre, quand le  prêtre sans progéniture courbe  l’échine ;
  • elle lisait le livre que l’autre garde fermé ;
  • elle s’était brulée dans l’amour, quand l’autre se consume dans la chasteté ;
  • elle était accompagnée – par le chien, par son enfant à naître, l’autre est seul ;
  • certes on la moquait, mais lui on l’ignore.

Dans cette première lecture, la Pénitente est en quelque sorte vengée par la figure chenue du vieux Curé :

l’Eglise qui l’a rejetée hors de son monde se voit elle-même rejetée par le monde.


Une fraternité

D’un autre point de vue, les deux personnages ne sont pas si opposés qu’il y paraît :

  • tous deux portent  la robe et sont respectueux du divin (ils se couvent la tête, avec un châle ou un chapeau) ;
  • ils connaissent la même infortune, celle  des célibataires forcés ;
  • et ils trouvent leur inspiration dans le Livre : l’une le lit, l’autre le tient entr’ouvert avec son doigt, à la  page sur laquelle il médite.

Au final, la seconde version serait moins une antithèse qu’une synthèse :  le Curé en  Pénitent, sa soutane régénérée par la robe qu’elle a recouverte.

La Pénitente comme le Curé vont leur chemin sous un ciel vide,  que la façade baroque construite par l’esprit humain ne dissimule plus.

Abattu le village Potemkine des dogmes, 

reste l’univers dans son immensité.


Segantini_synthese

Au terme de cette analyse, les intentions de Segantini restent bien évidemment inconnues. Le spectateur aura le choix entre quatre  interprétations graduées.


1) L’interprétation « noir et noir »

Segantini_noir_noirLes deux versions sont aussi radicales l’une que l’autre : la Pénitente et le Curé sont deux victimes équivalentes de la religion constituée, deux passants sur un escalier qui ne conduit nulle part.

Le prêtre regarde ses pieds. Il ne croit plus ni au Livre, ni au Ciel,  ni à la lumière factice de la lune :  mais trop tard pour se retourner vers la lumière qui se lève et va faire diminuer les ombres.

Le titre A la première messe est  à lire au second degré, comme une antiphrase ironique.


2) L’interprétation « blanc et blanc »

Segantini_blanc_blancA l’inverse, Philipp Stoellger est sensible au côté positif des deux personnages. Ils illustreraient la même attitude de libre examen et de recherche individuelle, qui consiste à prier Dieu où il se trouve : sous la voûte du ciel et pas sous celle des églises.

Le prêtre « ne médite pas  sur un chemin de croix, dans une nef, devant les Ecritures, mais en pensée sous le ciel libre. Le première messe n’a pas lieu dans l’église, mais dans la prière du solitaire, pour ses péchés, sous le firmament. » [1]

« La Pénitente comme le Curé sont, dans leur fondu-enchaîné,  dans le même camp d’une piété héroïque ».[1]


3) L’interprétation « noir et blanc »

Segantini_noir_blancCependant la majorité des commentateurs voient plutôt ce qui oppose les deux versions : la radicalité anti-cléricale de la première se serait pacifiée dans la seconde, au profit d’une vision plus large de la religion. Evolution qui correspond également à une maturation de l’esthétique de Segantini, abandonnant la peinture de genre au profit de paysages symbolistes, dans lesquelles Dieu se révèle par la Nature.

« Née comme l’image-type d’un anti-cléricalisme agressif, la toile… fut transformée quelques années plus tard par Segantini en un paysage lyrique, au grand souffle, chargé d’une spiritualité panthéiste qui en balaye toute préoccupation satirique ou anecdotique… La figure (du prêtre) transmet un sentiment de profonde solitude, comme pour signifier que la réponse aux questions essentielles de la vie ne peut venir de la religion officielle. » [2], p 26

Plusieurs citations de Segantini viennent à l’appui de cette conception religieuse de la Nature et de l’Art :

« Jamais je n’ai cherché un dieu en dehors de moi-même, car j’étais convaincu que Dieu est en nous, que chacun de nous peut en posséder ou en gagner une parcelle au travers d’oeuvres belles, bonnes et nobles ; que même chacun de nous est une partie de Dieu, comme un atome et une partie de l’univers ». Segantini, Oeuvres complètes, cité par [1]


4) L’interprétation « terre à terre »

Segantini_terre_terreSelon une tradition orale invérifiable, un prêtre aurait accepté de donner le baptême à son premier enfant – né hors mariage…

… à condition qu’en pénitence, il repeigne La Pénitente ! [1]

Références :
[1] Philipp Stoellger, « Giovanni Segantinis Frühmesse », p16 et suivantes, dans « Moral als Gift oder Gabe ? : zur Ambivalenz von Moral und Religion », publié par Brigitte Boothe, Philipp Stoellger, Königshausen & Neumann, 2004
[2] Annie-Paule Quinsac, Segantini, Giunti Editore, 2002, p 23

1 Sainte face : La ligne sans pareille

9 mars 2014

La Sainte Face

Claude Mellan, 1649

de_Mellan_-_Face_of_Christ

En aparté : la plus fine ligne

Pline raconte que le peintre Apelle rendit visite au peintre Protogène, un jour où celui-ci était absent de son atelier.  En signe de son passage, il traça « au travers du tableau une ligne de couleur d’un délié extrême« . A son retour, Protogène « dès qu’il eut contemplé cette finesse, dit que le visiteur était Apelle et que personne d’autre n’était capable de rien faire d’aussi achevé ; puis il traça lui même avec une autre couleur une ligne encore plus fine que la première. »… »Apelle revint et, rougissant de se voir surpassé, il refendit les lignes avec une troisième couleur, ne laissant aucune place pour un trait plus fin« .

Logo Valentin CurioLogo de l’imprimeur Valentin Curio,
 Holbein le Jeune, 1521.

Ce tableau existait encore du temps de Pline  :

« sur une grande surface, il ne contenait que des lignes échappant presque à la vue et , semblant vide au milieu des chefs d’oeuvre de nombreux artistes, il attirait l’attention par lui-même et était plus renommé que tous les autres ouvrages ». Pline (Pline, L’Histoire Naturelle, XXXV)

Mellan lignes


Non Alter

Mellan non alter

Nul doute que la gravure de Mellan ne se place dans la lignée de cette concurrence entre artistes, à la recherche de la plus fine ligne. Ainsi peut-on comprendre l’énigmatique devise « Non alter » , « Pas un autre », placée à côté de la signature, comme une double revendication de la singularité de l’artiste et de l’oeuvre :

  • « Personne d’autre que moi n’aurait pu le faire »
  •  « Aucun autre trait ne peut s’intercaler entre les miens »

Le truc du buriniste

Dans la technique du burin,

« l’outil doit rester dans la même position. C’est la plaque qui tourne et à cet effet, elle sera posée soit sur un coussin, soit sur une planchette en bois » (Wikipedia).

Mellan burin
Remarquons que le copeau s’élève en spirale, d’autant plus parfaite que le mouvement est régulier.

Mellan detail spirale

Dans la gravure, la spirale s’enroule dans le sens des aiguilles de la montre. Donc la spirale tracée sur la plaque de suivre tournait en sens inverse. Ce qui est le sens normal lorsque la pointe du burin, tenue fixement par la main droite, attaque la plaque mise en rotation par la main gauche (ce qui prouve par ailleurs que Mellan était droitier).

Ainsi la spirale est l’emblème du buriniste, puisqu’elle se produit naturellement lorsque celui-ci maîtrise parfaitement son art : à la fois dans la forme du copeau, et dans le tracé qui résulte de la rotation de la plaque.

L’épaisseur du trait

La gravure porte à son apogée la technique de la « taille claire » inventée par Mellan, dans laquelle les noirs sont obtenus, non par le croisement avec d’autres lignes, mais par engraissement du trait.

Bien sûr, cet engraissement se faisait dans un second temps, en repassant sur le tracé. Mais la spirale unique et son  fil  ininterrompu suggèrent  que la main de Mellan était si sûre qu’elle  était capable de contrôler, en un seule passe,  la position et la profondeur du tracé.

 « Un burin en diamant, monté sur un stylet chauffant grave un sillon hélicoïdal. Le stylet est couplé à un système électromagnétique, la tête de gravure, qui le fait vibrer. Au microscope, on peut voir les ondulations des sillons qui ne doivent jamais se toucher. Lors de la gravure, le burin fait un copeau qui, idéalement ne doit pas se briser. »  Wikipedia, notice Disque microsillon

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C’est ainsi que la main de Mellan, plus sûre que celle d’Apelle,

inventa le microsillon.


Plus fin qu’un cheveu

Mellan engraissement
Les cheveux ne sont pas représentés par un trait  »dans le sens du poil ». Bien au contraire, ils apparaissent comme un effet secondaire  du fil infiniment plus fin tracé par la main prodigieuse, avec la virtualité d’une moire.

Nous touchons ici au paradoxe de la spirale de Mellan : parfaite, elle ne créerait rien d’autre qu’une surface uniforme ; ce sont ses irrégularités qui font émerger une forme, laquelle se révèle ensuite être la représentation d’un cheveu.

Ainsi le problème canonique de la figuration  : « comment transcrire en deux dimensions notre monde tri-dimensionnel » est ici poussé  à son comble : « comment montrer tout l’univers à partir d’une seule ligne« .

Il est temps d’en venir à ce que la gravure représente : le voile de Sainte Véronique.

Sublimes ambiguités


Un objet-espace

Nous est-il présenté à plat ou mystérieusement suspendu ? Aucun pli, aucune main, aucun clou ne nous l’indique. Mellan n’a pas cherché  à inscrire le voile dans l’espace, à en faire l’occasion d’un trompe-l’oeil ou d’un exercice de virtuosité sur le rendu des tissus et des plumes.

DURER_VeroniqueDürer, La Véronique, 1513

Le projet de Dürer est de nous montrer une Sainte Face tellement tridimendionnelle qu’elle sort du voile et se trouve en lévitation devant lui,  telle la tête coupée de Saint Jean Baptiste. Tandis que la plaque carrée de la signature lévite à son imitation, pour la plus grande gloire du graveur.

A l’inverse, le projet de Mellan  est celui d’un collapse entre le sujet et l’objet qui le représente : aplatir  le voile sur la surface du papier,  le circonscrire à son cadre,  en faire une sorte d’objet-espace qui se suffise à lui-même.

Mellan detail signature
Et sa signature minuscule, absorbée dans les fluctuations de cet unique champ,

semble à la limite de se dissimuler derrière lui.


Le support et le voile

Mellan_Voile_Support
La partie « support » se réduit à un triangle minuscule en haut à droite, et à une étroite bande tout en bas,  où se  trouve la signature :

C.MELLAN G(allus). P(inxit). ET F(ecit).  1649   IN AEDIBUS REG(i) .

NON ALTER
C.MELLAN Français, Peignit et fit. 1649. Au palais du Roi
(Mellan habitait depuis 1642 dans les galeries du Louvre).

Les mots « Non alter », qui s’appliquent donc  au monde du support, de l’artiste, du temps présent.

La partie « image », quant à elle, porte une autre devise :  « formatur unus unica » (un Unique fait d’une Unique) qui concerne donc  le voile de Véronique.

« Le voile est contigu à la taille de la feuille de papier de manière que, tout comme la nature double du sujet, elle est à la fois dans ce monde et hors de lui. Le voile qui porte l’image et les mots dont elle est synonyme s’incurve en sa partie inférieure, alors que la signature et la devise de l’artiste sont partie intégrale du support » [1], p 387

Pour comprendre cette « nature double du sujet », voici donc l’histoire de Véronique.


La Véronique

« Il s’agit d’une femme pieuse de Jérusalem qui, poussée par la compassion lorsque Jésus-Christ portait sa croix au Golgotha, lui a donné son voile pour qu’il pût essuyer son front. Jésus accepta et, après s’en être servi, le lui rendit avec l’image de son visage qui s’y était miraculeusement imprimée. »  (wikipedia, article Véronique (christianisme))

Cette histoire, construite au cours des siècles, semble fusionner  au moins deux traditions :

  • celle d’une femme, appelée Véronique (Bérénice en grec), qui aurait peint un portrait du Christ au pouvoir de guérison miraculeux (Actes de Pilate),
  • celle selon laquelle il subsisterait une image authentique  de Jésus (Vera Icon) .


Un sujet double, donc singulier

Toute la singularité du sujet choisi par Mellan  est son pouvoir agglomérant, sa capacité à faire fusionner des notions habituellement distinctes ou contraires :

  • l’instrument et l’agent (au point que « La Véronique (Vera Icon) désigne à la fois l’image et la sainte femme) ;
  • l’humain et le divin (le tissu et l’empreinte miraculeuse) ;
  • l’image et le sujet de l’image (puisque la Sainte Face reproduit directement le visage du Christ)
  • le révélé et le caché (l’objet qui nous dévoile le véritable  visage de Jésus était justement celui qui voilait le front de Véronique).


Une figure paradoxale

Mais la spirale  elle-aussi possède une nature double  :

  • elle est partout visible, mais n’est pas destinée à être vue ;
  • elle est une ligne qui, à la limite du regard, se transforme en surface ;
  • en tant que ligne elle est dessin, en tant que surface elle est support  (préfigurant en quelque sorte la dualité moderne de la trajectoire  et du champ)

En somme elle est à la fois forme et fond.

Comme Irving Lavin l’exprime d’une autre manière :

« L’un des effets mystérieux de la ligne universelle de Mellan tient à ce que l’image est de fait tissée dans la matière métaphorique qui est à la fois toile et papier. De plus les girations sont parallèles et, puisqu’elles ne se croisent jamais, aucune surface n’est établie : la ligne et le « fond » sont toujours visibles et tous les deux indéfiniment extensibles dans toutes les directions. Avec cet effet que l’image est transparente et que la ligne révèle ce qu’elle voile. » [1], p 388


Rien d’autre que la forme

La Sainte Face de Mellan n’est pas unique seulement par sa virtuosité  technique. Mais surtout en tant que singularité esthétique, dans laquelle  la forme choisie par l’artiste possède exactement les mêmes caractéristiques que le sujet de l’oeuvre :  la Spirale  et la Véronique partagent la même « nature double », étant à la fois « sous le regard » et « hors du regard ».

Mellan_Tableau_Sous le regardJPG

Formatur unus unica

Aussi la devise brodée sur le bas du voile, « Un Unique fait d’une Unique », s’applique simultanément au sujet et à la forme  :

  • le visage miraculeux imprimé par la chair unique de Jésus (ou par la main de Dieu) ;
  • le visage merveilleux tracé par une unique spirale (ou par la main de Mellan).

Dans un autre sens, la devise décrit aussi la propriété proliférante de cette spirale, qui déborde de la partie « voile » pour envahir la partie « support » :

  • le champ dans son entier est constitué d’une seule ligne.

Ainsi la devise de la spirale vient visuellement annexer la devise de l’artiste, la transformant en son simple corrolaire : « Non alter » : pas d’autre trait que la spirale.

Mellan_Tableau_Non Alter

L’unique et le « pas d’autre »

Prise isolément, chacune des deux devises présente une « sublime ambiguité », selon la formule de Irving Lavin.

Mais prises simultanément, les deux ambiguités se renforcent l’une l’autre, puisque  le terme « unique » de la première renvoie au « pas d’autre » de la seconde :  l’Unique est défini d’abord par sa filiation à partir d’un autre Unique, ensuite par l’impossibilité  de le reproduire autrement.

C’est ainsi qu’un ami et collectionneur de Mellan joint les deux devises dans la même explication :

« Formatur unicus una, faisant allusion à la beauté du Fils unique du Père Eternel, né d’une Vierge, et à la seule ligne spirale, dont le peintre artiste a si bien dessiné le portrait, avec cet autre mot écrit encore au dessous, Non alter, parce qu’il n’y a personne qui ressemble à ce premier des Presdestinez, et que le graveur de cette image en a tellement fait un chef d’oeuvre, qu’un autre auroit de la peine à l’imiter pour en faire autant. » Michel de Marolles, ami de Mellan, 1656


Les correspondances verbales

Sous la plume de Marolles, l’idée de  beauté (forma en latin) s’introduit naturellement à partir du mot formatur.

Mellan detail spirale

Mais d’autres correspondances devaient venir à l’esprit du spectateur lettré :

  • la spirale (spira) commence au bout du nez, qui évoque le terme spiro (je respire) ;
  • le visage (vultus) évoque la volute (voluta),  ornement constitué par un enroulement en forme de spirales.

En synthèse, voici la liste (sans doute non exhaustive) des interprétations que l’on peut trouver pour la première devise.

Mellan_Tableau_Unicus


virgil-finlay-eyes

Illustration de Virgil Finlay pour « The Reaper’s Image » de Stephen King,

Startling Mystery Stories N°12, printemps 1969

 

2 Sainte Face : Discrètes constructions

9 mars 2014

 

Discrètes constructions

 

Deux centres organisateurs

Mellan_Construction_Pythagoricien

La gravure est de format 4  X 3, autrement dit les proportions du triangle pythagoricien (l’hypothénuse mesure exactement 5).

Remarquons que ce rectangle fait mécaniquement apparaître une croix virtuelle derrière le visage du Christ (en blanc). Son centre donne le point de départ de la spirale, à la pointe du nez de Jésus (en vert).

Par ailleurs, le centre du carré 3×3 du haut donne le centre de l’auréole, qui se situe en haut du nez de Jésus (en bleu).

La construction de Jean Sgard

Mellan_Construction_Jean_Sgard
Le graveur  Jean Sgard a remarqué que le haut de la chevelure forme un demi-cercle, concentrique avec l’auréole.  Ce cercle épouse  également la courbe du bas des lèvres. (en bleu).

Si on trace un cercle de même rayon autour du second centre (en vert), celui-ci est tangent en haut à la couronne d’épines, et en bas au cercle de l’auréole.

Ces deux cercles sont très convaincants. Mais de manière quelque peu artificielle, Jean Sgard propose de tracer entre les deux cercles un troisième de même rayon (en jaune). Si l’on y inscrit une étoile à cinq branches, sa ligne horizontale tombe à peu près au milieu du carré.

Des étoiles naturelles

Mellan_Construction_Philippe_Bousquet
Si on souhaite faire apparaître plus naturellement une étoile à cinq branches, il suffit d’utiliser une propriété remarquable du rectangle pythagoricien :  l’angle entre ses diagonales correspond (à 1% près) à l‘angle de l’étoile à cinq branches (72°).

De ce fait, on peut tracer autour du centre de ce rectangle autant d’étoiles que l’on veut, elle seront toujours exactement positionnées par rapport aux diagonales du rectangle.

L’étoile qui s’inscrit dans le cercle du bas est assez remarquable (en vert) : sa branche horizontale tombe à la jonction entre les deux cercles, et donne la position des yeux ; en bas elle donne la position de la bouche.

On peut aussi tracer l’étoile de même taille que l’auréole  (en jaune) : elle donne en haut  la position de la chevelure, en bas celle des  deux  boucles. Au lecteur de juger si elle ajoute, ou pas, à l’harmonie de la composition.

Un prédécesseur remarquable

Mellan_Construction_Van_EyckLa Sainte Face,
Van Eyck, 1438, Staatliche Museen, Berlin-Dahlem

La Sainte Face de Van Eyck, peinte deux siècles plus tôt, est construite à peu près selon  le même rectangle 4×3 (un peu plus allongé),  et  utilise les deux mêmes centres (celui du carré et celui du rectangle) pour délimiter  les extrémités du nez. Le cercle du bas (en vert) est tangent en haut à la chevelure, et en bas à l’encolure.

Si on applique la même construction que celle de Mellan, on obtient une étoile à cinq branches assez convainquante, qui donne la position des yeux et délimite le haut de la barbe.


Tradition ou invention  ?

Cette construction exploite deux propriétés simples du rectangle pythagoricien 4 X 3 :

  • il renferme un carré 3×3, ce qui fait automatiquement apparaître un autre centre organisateur que celui du rectangle ;
  • ses diagonales permettent de tracer facilement des étoiles à cinq branches.

Son utilisation pour répresenter la Sainte Face  se réfère-t-elle  à un schéma d’atelier oublié ?  Ou bien a-t-elle été inventée indépendamment par deux artistes de génie ?  La seconde hypothèse n’est pas absurde car, du moins dans le cas de Mellan, la présence des deux centres organisateurs  « colle » parfaitement à la symbolique du sujet.


Les deux natures

Mellan_Construction_Deux_Natures
Le centre supérieur (en bleu) définit les deux cercles concentriques de l’auréole et du sommet du crâne, la  partie de l’homme la plus proche du ciel. Appelons-le le centre « divin ».

Le centre inférieur (en vert) se situe  à la pointe du nez, là où l’air d’ici-bas pénètre dans la Sainte Face. Ce second centre, pourrait donc représenter la nature humaine de Jésus. D’autant plus si nous lui ajoutons l’étoile à cinq branches, qui unit le point culminant, céleste, et les pointes  basses, terrestres, de la chevelure.

Pentagram_and_human_body_(Agrippa)
Car depuis au moins Agrippa de Netelsheim, tout le monde sait que cette étoile est l’emblème de  l’homme debout,  en équilibre entre  le macrocosme et le microcosme.

Mais il est possible que Mellan ait voulu rajeunir  cette vieille figure en lui superposant, autour du même centre, sa spirale universelle : symbole de la précision mécanique de l’homme moderne, et de sa capacité à embrasser tout le chemin qui mène de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

La gravure de Mellan révèle donc une grande ambition. à la fois théologique et théorique.

En tant que « Sainte Face », elle se construit autour de deux centres qui organisent l’un les aspects divins, l’autre les aspects humains du sujet.

En tant que « Chef d’oeuvre absolu de Mellan », elle substitue au symbolisme de l’homme en équilibre celui de l’homme en expansion, à l’ingéniosité sans limite.


La double  gloire


De l’auréole à la couronne

Mellan_Construction_Aureole_Couronne
La gravure montre comment l’auréole divine se contracte dans  le cercle de la chevelure (en bleu),  lequel descend ensuite jusqu’à la base du nez pour former un second cercle (en vert), que nous n’avons pas interprété jusqu’ici.

Il se trouve que ce cercle vient se poser en bas sur la partie cachée de l’auréole, et tangenter en haut la couronne d’épine, comblant l’espace entre ces deux objets circulaires.

Ainsi la couronne d’épines, emblème de la Royauté terrestre de Jésus,

se trouve  mise en relation géométrique

avec l’Auréole, emblème de sa Royauté dans le ciel.


Deux impressions parallèles

Nous avons vu que la composition de Mellan tend à identifier la gravure et le voile, le papier et le tissu. Il n’est pas difficile de mettre en parallèle leurs deux histoires similaires, qui n’est rien d’autre  qu’un processus d’impression mettant en jeu un support, un marqueur et l’image qui en résulte :

  • le papier imprégné d’encre expose une image ;
  • le tissu  imprégné de sang expose une image.


Deux travaux parallèles

Une seconde métaphore met en parallèle ces deux pointes blessantes que sont le burin et les épines. Il s’agit ici d’un travail dans lequel un matériau est soumis à un instrument en suivant un plan :

  • le cuivre est travaillé par le burin selon la spirale ;
  • la chair du Christ est travaillée par les épines  selon  la couronne.

On comprend bien la première partie : la spirale est le projet de Mellan, la contrainte qu’il se donne pour contrôler son burin.

La seconde partie rappelle que la Passion de Jésus faisait partie du plan divin : elle a été voulue pour rendre manifeste, à ceux qui savent voir, la royauté réelle cachée derrière l’objet de dérision :

l’auréole derrière la couronne d’épines.


Du dessin au dessein

Nous pouvons maintenant tisser  et enchaîner ces deux réseaux de métaphores :

Le papier imprégné d’encre expose une image
qui reproduit (mécaniquement)
le cuivre travaillé par le burin selon la spirale
qui reproduit (artistiquement)
le tissu  imprégné de sang qui expose l’image
qui reproduit (miraculeusement)
la chair travaillée par les épines selon la couronne.

Entre deux processus de reproduction mécanique (celle de la presse d’impression) et miraculeuse (celle de la main de Dieu), vient s’insérer la main à la fois mécanique et miraculeuse de l’Artiste.

Ainsi son chef d’oeuvre constitue une sorte de syllogisme visuel qui nous conduit, en partant de l’image imprimée et en remontant la chaîne des représentations, par l’intelligence des métaphores :

  • du dessin de l’Artiste jusqu’au dessein du Créateur ;
  • de la Gloire de Mellan à L’Auréole du Christ.

 Mellan_Tableau_DoubleGloire

References

  • [1] Irving Lavin, La Sainte Face de Claude Mellan, dans République des lettres, République des arts: mélanges offerts à Marc Fumaroli, de l’Académie Française. Dirigé par Christian Mouchel, Colette Nativel, Librairie Droz, 2008
  • [2] Jean Sgard La Sainte Face de Claude Mellan, 1957, Etudes picardes