Daily Archives: 30 décembre 2014

Nourrir l’oiseau

30 décembre 2014

Celles qui donnent à manger à un oiseau peuvent, au choix,  se comporter en mère ou en maîtresse-femme.



La mère nourricière : à la cuillère

Une Jeune fille de Raoux

Jean Raoux 1717

Jeune fille nourrissant des oiseaux
Jean Raoux, 1717, Collection privée

Des procédés théâtraux

Comme souvent chez Raoult, la simplicité apparente est soutenue par des procédés théâtraux élaborés.

La scène  est cadrée  par le rideau vert et la margelle de pierre, les deux éléments minimaux  que Diderot relèvera dans ses conseils aux comédiens :

« Soit donc que vous composiez, soit donc que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas » Denis Diderot, Discours de la poésie dramatique (in Œuvres esthétiques , Paris, Ed. Paul Vernière, 1966,p.231)

L’éclairage venant du haut à droite contrairement à la convention courante, met en valeur le visage et les mains, laissant en suspens dans la pénombre un  décolleté  époustouflant.



Jean Raoux 1717 schema
Enfin, des formes circulaires construisent la douceur de la scène.


Des oisillons voraces

La cage pour la main gauche, la baguette pour la main droite, protègent la belle dame du  contact charnel et tiennent en respect la gent aviaire, aigüe, exigeante, batailleuse, impulsive :  toutes les caractéristiques d’une virilité agressive.


sb-line

A_woman_feeding_a_nest_of_baby_birds._Engraving_by_F.A._Moilte

Femme nourrissant des oisillons.
Gravure de F.A. Moilte d’après J.B. Greuze, 1765-90

Cette gravure reprend, mais en contrepied,  la composition de Raoult. Coincé dans le corsage, l’oisillon a pour double fonction d’attirer l’oeil sur le décolleté et, par ce contact charnel, de suggérer un nourrisson-miniature.

De même, la famille nombreuse, dans le nid, tire le thème du jeu de la féminité vers celui  de la maternité.


sb-line

Boucher 1749 Alexandrine_Lenormand_d'Etiolles_with_a_bird

Alexandrine Lenormand d’Etiolles jouant avec un chardonneret
Boucher,  1749, Collection privée

C’est le même registre mignard qu’exploite Boucher dans ce portrait de la fille de Mme de Pompadour, ici âgée de cinq ans, jouant  à la petite mère.


La mère nourricière :  la becquée

Ce  thème  présente une intéressante variante, dans laquelle l’oiseau et la femme se bécotent dans une intimité troublante.

1869 Ange Francois Futterung des Papageis

Fille nourrissant son  perroquet
François Ange, milieu XIXème, Collection privée

Le cornet rose posé sur la cuisse explique ce que la jeune femme propose entre ses lèvres à son favori : un bonbon, pour changer du maïs ordinaire. L’église à l’arrière-plan bénit ce baiser contre-nature.

sb-line

leighton mother_and_child-huge

Femme et enfant (Mother and Child)
Lord Frederick Leighton, 1865, Blackburn Museum and Art Gallery

Deux petits chaussons  au premier plan, deux  petites chaussettes blanches rangées à côté par maman, le tout à peine plus grands que les cerises : ce tableau, qui  semble patauger dans le sentimentalisme victorien le plus gnangnan, s’en dégage par une sorte d’envol dans l’inventivité et la magnificence graphique.

Nous voici allongés sur le tapis surchargé de fleurs et de fruits, partageant l’intimité de la mère et de la fille. Sur le vase chinois, nous remarquons les deux moineaux posés sur une branche, si réels qu’ils semblent se préparer à piquer sur les cerises ; sur le paravent doré, notre regard s’élève le long des pattes entrecroisées de deux grandes cigognes hiératiques.

Comprenons que la mère et la fille, réunies dans ce moment de transgression ludique (maman couchée sur le tapis, c’est moi qui lui donne la becquée) sont toutes deux des Femmes : à la fois ces petits moineaux qui s’amusent à becqueter,  et ces hautes prédatrices qui, une fois relevées ou élevées, du haut de leurs longues pattes, daignent pencher le bec vers nous.


sb-line

Elizabeth_Jane_Gardner_Bouguereau__La_Becquee

La Becquée
Elizabeth Jane Gardner Bouguereau, fin XIXème, Collection privée

Comme d’habitude, l’épouse de Bougereau s’ingénie à  pasteuriser les sujets scabreux : la petite fille s’intéresse à la cerise, la grand fille au bec, annonciateur  d’autres bécôts.


sb-line

auguste-toulmouche

Femme au perroquet
Auguste Toulmouche, 1877, Kunsthalle, Hamburg

A l’époque des faux-culs, que penser de la feuille en forme de coeur qui, tandis que le perroquet fait diversion,  frôle la croupe de la dame, comme pour extérioriser ses charmes cachés ?


auguste-toulmouche-caladium

Il semble que Toulmouche a inversé le couleurs de la feuille de caladium, pour la rendre moins provocante.


sb-line

Robert Hope Lady with an exotic birdFemme avec un oiseau exotique
Robert Hope, début XXème, Collection privée
Femme au perroquet 1930sFemme au perroquet, Carte postale, vers 1930

Ces maîtresses-femme, en revanche, narguent leur perroquet de loin.


sb-line

Icart vers 1930 femme avec oiseau et grappe

Femme avec oiseau et grappe
Icart vers 1930

Ici au contraire la femme et la colombe communient dans la même ivresse.


Nourrir du bout des doigts

En l’absence du contact buccal – qui impliquait une forme d’intimité –  le thème de la gâterie aviaire illustre le pur rapport de séduction ou de domination.

853px-Caspar_Netscher_-_A_Lady_with_a_Parrot_and_a_Gentleman_with_a_Monkey_(1664) Columbus_Museum_of_Art.

Femme nourrissant un perroquet, homme nourrissant un singe
Caspar Netscher, 1664, Columbus Museum of Art

Cette composition ironique montre une double malice, à l’égard des deux animaux qui ressemblent le plus à l’homme :

  • au perroquet, connu pour la force de son bec, la dame tend une huitre molle ;
  • au singe, réputé gourmand, l’homme offre une noix qu’il refuse (depuis le Moyen-Age, la noix est le symbole de la paresse du singe, voir 2 Thèmes médiévaux connexes).

Mais la scène amusante se prête aussi à une lecture grivoise :

  • avec son décolleté et son plumet provocants, la femme est clairement de mauvaise vie ; en donnant une huitre, aliment aphrodisiaque, à son perroquet, oiseau réputé luxurieux (voir – Le symbolisme du perroquet), elle surenchérit dans l’excès ;
  • en offrant une noix, symbole de la virginité coriace, au singe réputé paillard, l’homme se réserve l’usage de la féminité facile.


sb-line

Poynter et ses petites romaines

 

Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens

Chloe, Poynter, 1893, Collection privée

Le sous-titre du tableau renseigne le spectateur latiniste : Chloe… dulces docta modos et citharae sciens

Chloé me gouverne à présent,
Chloé, savante au luth, habile en l’art du chant ;
Le doux son de sa voix de volupté m’enivre.
Je suis prêt à cesser de vivre
Si, pour la préserver, les dieux voulaient mon sang.

Horace Ode III. 9 À LYDIE


Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens cage Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens table

Chloé offre deux cerises au bouvreuil  qu’elle vient de sortir de sa cage (un  sommet de la reconstitution gréco-romaine). Mais quel intérêt, pour une musicienne, de s’encombrer d’un passereau peu réputé pour son chant ? A voir la réserve de cerises sur la table, devant la baie grande ouverte sur la mer, on comprend que le bouvreuil-poète préfère la gourmandise  à la liberté  : « Chloé me gouverne à présent ».


Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens pied panthere Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens pied

Maîtresse dont la nature féline est révélée par la peau de panthère et par la patte de lion.


Entre le tragique et le comique, l’esthétique marmoréenne des victoriens s’accommode d’un rien de masochisme.


Sir_Edward_John_Poynter_lesbia_and_her_sparrow 1907 CPLesbia et son moineau
Sir Edward John Poynter, 1907, Collection privée

Quatorze ans plus tard, Poynter récidive avec une autre romaine dédaigneuse. Lesbia est le plus souvent représentée pleurant son moineau mort, selon le poème de Catulle. Mais elle sert aussi d’alibi littéraire pour montrer simplement une jeune fille flirtant avec un oiseau : fasciné par les lèvres roses, il en oublie les grappes purpurines.


Sir_Edward_John_Poynter_lesbia_and_her_sparrow 1907 CP detail

La tête d’Hermès, sous les roses, représente tous les barbons subjugués par la Beauté.


sb-line

renaissance it vogue 1909 5074426759_c17cf4f3c5_o

Couverture de Vogue, 1909

Pour ce numéro consacré aux tissus, la robe de la femme rivalise de splendeur avec le plumage du paon. La symétrie des couleurs et du  décor en arrière-plan renforce cet affrontement de deux vanités,  dans laquelle la femme a manifestement le dessus : d’une main elle tend un fruit à l’oiseau, de l’autre elle désigne le cadran solaire horizontal qui les sépare. Or le paon, à cause de sa roue, a toujours été associé au soleil.

Il faut comprendre que le bras tendu submerge  l’aiguille dans son ombre. Ainsi la femme prend doublement le contrôle du paon : en le menant par la gourmandise,  et en le coupant du soleil.


sb-line

POSTCARD - CHICAGO - EXHIBIT SUPPLY COMPANY - ARCADE CARD - PIN-UP - WOMAN STANDING FEEDING LARGE BIRD - TINTED SERIES - 1920s

Carte postale pour Thanksgiving

Cette enfant tire de son petit panier un symbole sexuel tonitruant : de quoi déconcerter le gallinacé !


KimbleLadyWHatNManEatCake11457

Un piètre substitut (an unsatisfactory substitute)
Alonzo Kimball, carte postale de 1910

Cette illustration  explicite le thème du nourrissage de l’oiseau mâle, tel qu’il va fleurir au début du XXème siècle  : donné du bout de la pince, le morceau de sucre sert de substitut au bécot.


Nu au perroquet, George Bellows, 1915, Collection priveeNu au perroquet
George Bellows, 1915, Collection privée
Reid_Robert_Tempting_SweetsDes bonbons tentants
Robert Lewis Reid,  1924, Collection privée

A gauche, un érotisme de bon aloi exploite le contraste entre la peau blanche et les plumes chatoyantes.

A droite, une certaine hypocrisie hésite entre la bretelle qui tombe et la chevelure  nouée,  entre l’abandon et la maîtrise,  entre la scène chaude et la publicité pour le chocolat.


POSTCARD - CHICAGO - EXHIBIT SUPPLY COMPANY - ARCADE CARD - PIN-UP - WOMAN STANDING FEEDING LARGE BIRD - TINTED SERIES - 1920s

Carte postale aviaire, Chicago, vers 1920

Naïvement sexy, cette carte postale  prouve que l’image de l’oiseau mené par le bout du bec était également comprise dans  les milieux populaires. Là encore le bandeau bleu dans les cheveux signale que la fille garde toute sa tête, même quand elle montre ses jambes.


Bradshaw Crandell A Dinner Date 1938 Calendrier Hoff Man Dry CleaningA Dinner bradshaw crandell what are you waiting forWhat are you waiting for ?
Bradshaw Crandell Lucky BirdLucky Bird bradshaw crandell

Bradshaw Crandell , 1938, Calendrier Hoff Man Dry Cleaning (les trois premiers)

Le thème de la gâterie promise au perroquet permet d’intéressantes variations sur l’attitude et  la robe  de la dame, celles du perroquet restant les mêmes. Sur le caractère à la fois gourmand et galant de l’oiseau, voir  Le symbolisme du perroquet.


L’homme nourricier

Pieter van Noort, L’étourneau apprivoisé, Musée provincial d’Overijssels, Zwolle

Selon l’analyse de E. de Jongh dans son étude classique sur le symbolisme aviaire [1], faire sortir l’oiseau de la cage est ici une métaphore de la perte de la virginité. L' »étourneau » fait allusion à la jeune fille sans cervelle, qui ouvre sa cage à la légère ; mais son sourire moins niais qu’il n’y paraît semble impliquer une certaine collaboration avec le garçon emplumé, qui pince les lèvres pour apprivoiser l’oiseau.


Retrospectivement, cette toile jette une lueur louche sur toutes ces jeunes filles sérieuses que nous avons vues, au début de cet article, titiller l’appétit de leur oiseau : l’instinct maternel ne servirait-il pas de paravent à l’auto-érotisme juvénile ?

 

Lesbia c.1786 by Sir Joshua Reynolds 1723-1792Lesbia, Reynolds, 1786, Tate Gallery

C’est ainsi que cette Lolita donne rêveusement sa pulpe à picorer, en gardant de l’autre main, bien close, la porte de sa cage.


sb-line

(c) Paintings Collection; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Ganymède et  l’Aigle
Richard Evans, 1822, Victoria and Albert Museum

Le thème nourrit ici une intention homosexuelle assumée. Le beau Ganymède, avantageusement dénudé, tend sa coupe au bec de Jupiter. Discrètement sculptée sur la colonne de marbre, une tête de bélier préside à cette brûlante libation.


sb-line

Cupid_and_Psyche1876 chromolithographie_(Boston_Public_Library)

Cupidon et Psyché
1876, chromolithographie, Boston Public Library

Becquée originale, servie en brochette par un Cupidon tout attendri de cette utilisation inattendue de son dard.  Psyché semble envier l’oisillon, pour des raisons qui lui sont propres.


Références :
[1] E. de Jongh « Erotica in vogelperspectief. De dubbelzinnigheid van een reeks zeventiende-eeuwse genrevoorstellingen'(1968-1969) » https://www.dbnl.org/tekst/jong076erot01_01/jong076erot01_01_0001.php

Nourrir des oiseaux

30 décembre 2014

Nourrir des oiseaux, c’est prendre le risque du groupe : on trouvera dans cette  activité des femmes dominantes : beautés aristocratiques, prêtresses,  fermières, ou des petites dames délurées qui ne font pas dans le détail !

Noblement

bourdon_charite_romaine_bayeuxLa charité romaine
Sébastien Bourdon, XVIIème siècle, Bayeux, Musée d’Art et d’Histoire
allegorie-de-la-charite-et-de-lavarice-paulus-moreelse-1620-collection-priveeAllégorie de la charité et de l’avarice
Paulus Moreelse, 1620, Collection privée

Dans une histoire antique, dite de « La charité romaine », une jeune fille allaite secrètement en prison son père, condamné à mourir de faim.
D’où l’allégorie de la Charité, avec son doux sein, et de l’Avarice qui, telle Eve, ne propose qu’une pomme dure.



paulus-moreelse-venus-nourrissant-ses-colombes
Vénus nourrissant ses colombes
Paulus Moreelse, debut XVIIeme, Collection privée

Cette iconographie, propice à exposer des mamelles généreuses, se transpose aisément du vieillard à l’enfant, puis au volatile... auquel le spectateur s’identifie goulument.


sb-line

leighton a-girl-feeding-peacocks

 Une femme nourrissant des paons
Lord Frederick Leighton, 1862-1863, Collection privée

Ce tableau, manifestement conçu pour mettre en valeur la magnificence des plumages comparés à celle de la robe, s’inscrit dans la nouvelle esthétique des années  1860 en Angleterre : les paons étaient alors très appréciés aussi bien dans les beaux-arts, dans les arts décoratifs que dans la mode.


Le problème de la queue du paon

Il est possible que cet intérêt ait été réveillé par les discussions sur la sélection sexuelle théorisée quelques années plus tôt par Darwin   : la beauté de la queue du paon s’expliquant par une préférence accrue de la part des femelles (voir Darwin and Theories of Aesthetics and Cultural History, publié par Barbara Larson,Sabine Flach p 45 et ss).
Du coup ce tableau très esthétisant pourrait trouver sa place dans le contexte intellectuel de l’époque : en nourrissant de préférence le paon blanc, la femelle humaine semble faire un pied de nez à la théorie de la sélection sexuelle : la seule queue visible est la blanche, toutes les queues multicolores sont hors champ.

Les pigeons blancs et noirs, qui se servent directement et égalitairement dans le plat, pourraient également ironiser sur la notion de sélection.


La femme maîtresse

Quoiqu’il en soit, un message parfaitement clair du tableau est que l’Homme, par son Art et son Industrie Textile, surpasse les merveilles de la nature ; et que la Femme éclipse tous ces beaux mâles,  qu’elle tient par l’appétit et qu’elle domine par la taille.


sb-line

alfred-stevens-femme-nourissant-des-oiseaux-1859-coll-privee
Femme nourrissant des moineaux
Alfred Stevens, 1859, Collection  privée

Situation inversée dans cette scène toute aussi élégante : il s’agit ici seulement de mettre en valeur l’esprit de charité de la belle dame qui donne de sa brioche aux petits mendiants, tout en se cachant derrière le voilage de la fenêtre pour ne pas les effrayer. Un moineau plus audacieux que les autres, tombé de la rambarde, refait le trajet de la miette, de la main au plancher.

La différence de taille (et de classe) exclut ici toute métaphore amoureuse.


fantaisie d'automne Emile Auguste Pinchart 1874 Coll part

Fantaisie d’automne
Emile Auguste Pinchart, 1874, Collection particulière

La  charité féminine ne craint pas, lorsque l’automne menace, de se transporter dans les bois. On remarque au pied nu et à la gorge découverte sans véritable nécessité, qu’il ne fait pas encore si froid que çà. La délectable hypocrisie de la peinture académique taquine ici ouvertement la métaphore : tandis que deux becs attaquent la donzelle  par la paume, deux autres ont pénétré dans son petit panier, obligeamment suspendu au niveau pertinent de son anatomie.


Moritz Stifter Feeding the birds coll part

Femme nourrissant des oiseaux, Moritz Stifter, collection particulière

Le même idée est ici développée plus largement.


sb-line

carl-probst-austrian-1854-1924Femme vénitienne,
Carl Probst, 1887, Collection privée
salome-a-la-colonne-gustave-moreauSalomé à la colonne,
Gustave Moreau, 1885-1890, Collection privée

Le sous-entendu est en revanche très édulcoré dans cette belle nourrisseuse, qui combine avec élégance les iconographies vénéneuses de Salomé et de la Courtisane Vénitienne.


sb-line

Ray C. Strang Untitled 1930 Coll privee

Jeune fille avec les pigeons de Saint Marc
Ray C. Strang, 1930, Collection privée

Gracieuse harmonie en blanc pour cette jeune fille extatique qui offre aux pigeons rien moins  à becquetter que sa chair virginale sur le marbre, dans cette première  expérience des frémissements  de la chair.


sb-line

Chaplin_Charles_Feeding_Doves
 
Une fille nourrissant des colombes
Charles Chaplin, vers 1870, Collection privée

 Par contraste, voici une manière plus modeste de nourrir des oiseaux.  La jeune fille laisse tomber un filet de grains qu’elle tire de son panier. Du coup, on ne comprend pas l’intérêt pratique de ce léger relèvement de la robe, sinon pour montrer ses deux mignons petons aussi blancs que les colombes : zeste de galanterie XVIIIème  qui était le fond de commerce de Chaplin.


Antiquement

sir-edward-john-poynter-feeding-the-sacred-iris-halls-of-karnac
La nourriture des Ibis sacrés dans le temple de Carnac
Edward Poynter, 1871, Collection privée

Ce tableau constitue un des premiers essais d’acclimatation du nu orientaliste français au puritanisme  des des Iles Britanniques.

Tandis que les fumées d’encens montent vers les statuettes du Dieu à tête d’ibis, les vers tombent vers les oiseaux au long bec qui  grouillent aux pieds de la jeune fille, semblables aux lombrics plutôt qu’à Thot.

Moins ragoutant que le nourrissage des paons, celui des ibis avait au moins l’avantage, sous couvert d’égyptologie, de justifier l’étude d’une intéressante poitrine.


sb-line

Edwin Long_Alethe_Attendant_of_the_Sacred_Ibis_in_the_Temple_of_Isis_f

Alethe, servante de l’Ibis Sacré
dans le grand temple d’Isis à Memphis
Edwin Long, 1888, Collection privée, fin XIXème

Ce sujet très précis est tiré d’un poème et d’un roman de Thomas Moore (The Epicurean) : un jeune philosophe grec voyageant en Egypte vers 255 après JC à la recherche de la vie éternelle, rencontre la prêtresse Alethe, qui se convertit au christianisme et finit martyrisée, tandis que le philosophe finit à la mine.



Edwin Long_Alethe_Attendant_of_the_Sacred_Ibis_in_the_Temple_of_Isis_schema

Presque vingt ans après Poynter, Long se montre moins audacieux en cachant les vers et les seins. En revanche il exploite l’extension des longs becs  pointus de part et d’autre du cache-sexe de la future martyre.


sb-line

Feeding_the_Flamingos_window1_537_759_s

Une femme nourrissant des flamants
Louis Comfort Tiffany, 1892, Vitrail,   Living room, Laurelton Hall, Long Island, New York

Dans cette oeuvre très esthétisante, le jet d’eau trace sa  verticale entre le lustre et la main nourricière, attirant le regard sur celle-ci.



Feeding_the_Flamingos_window1_537_759_s schema
De part et d’autre, les verticales des deux colonnes massives se répondent par symétrie, ainsi que la forme en S des flamants et  de la jeune femme accroupie.


A l’opposé des courbures sensuelles de Tiffany, Frederick Stuart Church redresse simultanément les cous des flamants et la posture de la jeune femme.

Standing Woman with Three Pink Flamingos, Frederick Stuart Church 1916

Femme nourrissant trois flamants

Frederick Stuart Church, 1916, Collection privée

L’idée intéressante  est la fragmentation progressive du rouge, depuis la branche en haut à droite puis à celle que tient la jeune fille, puis aux flamants, jusqu’à sa dissolution dans les reflets : comme si la diagonale descendante illustrait le trajet même de la couleur, de la pointe du pinceau à la toile.


sb-line

Après ces oiseaux exotiques, passons à ceux qui sont l’emblème de Vénus depuis l’Antiquité : les colombes blanches.

sb-line

Lord Frederic Leighton Cupid_and_Doves arc

Cupidon et les colombes
Lord Frederick Leighton, Frise pour la salle de bal
de Stewart Hodgson, Collection privée

Le mieux placé pour les nourrir est bien sûr Cupidon, sensibilisé par sa mère et par ses ailes aux thèmes jumeaux de l’Amour et de la Volatilité.

Le voici quelque peu embarrassé, entrepris de la bouche et de la cuisse par une gent ailée particulièrement frénétique – tel la  rock-star serrée par ses  groupies.


sb-line

The corner of the villa, by Edward John Poynter

Le coin de la villa
(the corner of the villa)
Edward Poynter, 1889, Collection privée
 

Le coin en question, véritable catalogue de  la marbrerie gréco-romaine est réservé aux femmes, aux enfants et aux poissons rouges. Et dédié aux volatiles : les mosaïques du fond sont ornées en haut d’une  divinité ailée ; en bas de  perdrix ou de canards (dont l’un mange un escargot). La seule présence masculine est la statue de bronze à l’extrême gauche, tenant une corne d’abondance de laquelle sortent des raisins véritables, sans doute pour être picorés.

Un  pigeon gris se baigne dans la vasque ; une colombe vient de se poser au bord du plat que la très belle jeune fille tient posée sur ses genoux ;  à droite, quatre autres pigeons observent la scène.

On comprend que seule l‘immobilité sculpturale  de cette beauté à la peau d’ivoire a pu rassurer la colombe blanche. Le seul mouvement perceptible est celui de la petite fille nue, qui désigne du doigt l’arrivante.

Dans un vase d’argent est posée une branche d’olivier, symbole de la paix qui règne en ce lieu  protégé.


sb-line

Albert_Tschautsch_füttern_der_tauben
Une femme nourrissant des colombes  dans un Atrium
1900, Albert Tschautsch
 

Dix ans plus tard, cette imitation germanique n’a plus rien du hiératisme luxueux qui faisait tout  le charme de la composition de Poynter. Colombes et pigeons se précipitent sur la nourriture, par terre ou dans le plat que tient gauchement la jeune fille. Le garçon qui domine la scène sur la gauche semble attendre son tour pour attaquer le plat de résistance.



Albert_Tschautsch_füttern_der_tauben fresque
Cette intention est clarifiée par la fresque du fond, qui sépare le garçon et la fille : on y devine une divinité nue debout derrière une vasque,  au jet d’eau péniblement éloquent.


sb-line

Sabatini Feeding-The-Doves

Une femme nourrissant des colombes
Sabatini, fin XIXème, Collection privée

Autre resucée, à l’italienne cette fois, et sans grande subtilité. Le brasero qui fume est là pour faire antique, ou pour indiquer le sens du courant d’air.  La tête de tigre rugissant coincée sous le canapé fait partie des accessoires obligés des productions bas-de-gamme,  signe distinctif de la femme fatale.

Ce n’est guère l’impression que produit cette bonne fille,  qui tend en souriant une soucoupe aux pigeons comme un bol de cacahuètes pour l’apéro.


Rustiquement

Les paons, les ibis et les colombes tirent le nourrissage vers  le mystique et le sophistiqué. A l’inverse, la becquée des oisillons exalte l’instinct maternel.

Jean-Francois_Millet_-_Spring_Daphnis_and_Chloe_1865 National Museum of Western Art, Tokyo

 Le printemps (Daphnis et Chloë)
Millet, 1865, National Museum of Western Art, Tokyo

Ce panneau fait partie des quatre qui  furent commandés à Millet pour orner la salle à manger du banquier Tomas, à Colmar. Le Printemps justifie le nid, et l’histoire  de Daphnis et Chloë – deux orphelins recueillis dans la même ferme – donne un sens édifiant à la becquée des oisillons : un prêté pour un rendu.



Des détails souriants allègent la charge morale, et ajoutent à cette Pastorale les accents bacchiques qui siéent à un décor de festin :

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail offrandes

  • la statue goguenarde, le sexe voilé par un bouquet de fleurs, se goberge d‘oeufs – autant qui ne feront pas d’oisillons – et de fromages – autant de lait volé au chevreau qui tête

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail oiseaux

  • les deux parents légitimes rappliquent à tire d’aile

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail oisillons

  • les deux enfants-amants font de drôles de binette, à voir l’érection synchronisé des cinq gosiers surexcités.


sb-line

Lille_PdBA_millet_la_becquee
La becquée
Millet, 1870, Musée des Beaux Arts, Lille

La maternité magnifiée dans ce tableau de Millet a pour modèle caché l’instinct aviaire :

« Je voudrais que dans la « Femme faisant déjeuner ses enfants », on imagine une nichée d’oiseaux à qui leur mère donne la becquée. L’homme travaille pour nourrir ces êtres là. » Millet, Lettre à un ami.


sb-line

feathered-friends-carl-heinrich-hoff-the-elder

Les Amis ailés
Carl Heinrich Hoff l’Ancien, fin XIXèeme, Collection privée

On renoue ici clairement avec le thème de L’oiseau chéri : encore innocente, la jeune fille fait avec ses pigeons ce qu’elle fera plus tard avec ses amoureux : donner la préférence au plus noble (la blancheur) et au plus hardi (posé sur l’épaule).


sb-line

Passons maintenant à la catégorie d’oiseaux la moins noble :  la volaille.

sb-line

Millet La provende des poules 1853-56 Kofu Yamanashi Prefectoral museumLa provende des poules, Millet 1853-56,Kofu Yamanashi Prefectoral museum Lille_PdBA_millet_la_becqueeLa becquée,Millet, 1870,Musée des Beaux Arts, Lille

C’est en reprenant cette composition  que Millet, 20 ans plus tard, réalisera la Becquée : même mur orné d’un cep de vigne, même courette en longueur hébergeant la volaille et la marmaille, qui est le domaine de la mère.

Au fond, derrière la porte fermé, le père nourricier trime au verger.


sb-line

The Farmer's Daughter by William Quilled Orchardson, 1881

La fille du fermier
William Quilled Orchardson, 1881, Collection privée

Cette fille de fermier fait son entrée dans la basse-cour comme sur une scène d’opéra, soulevant sa jupe à la Marie-Antoinette et donnant le bras à son favori, prête à  attaquer son grand air.

Le trajet du grain, de la jupe  à la main, ne nous est pas montré. On ne croirait pas que les pigeons picorent : on dirait qu’ils s’inclinent devant la diva.


sb-line

The-Farmers-Daughter-by-Elizabeth-Jane-Gardner-Bouguereau

 La fille du fermier
Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1887, Collection privée

La seconde épouse de Bouguereau nous livre ici une version plus conventionnelle, et moralement irréprochable : les volatiles au long cou sont relégués sur la marge : et le coq, situé juste sous le filet de grains qui tombe de la main virginale,  est entouré de ses poules en toute sécurité symbolique.

Derrière, la charrette emplie de foin et le toit couvert de chaume rappellent que le bétail, et même les fermiers, dépendent des dons de la nature. Le tronc d’arbre qui, derrière la chute des grains, monte de la terre au toit, matérialise la solidarité des trois règnes.

Cette représentation idyllique de la Nature, relayée par l’Industrie Humaine, répandant sa générosité sur la volaille, fut présentée à l’Exposition universelle de 1889.


sb-line

fermiere pinup
« C’est du maïs mais ils aiment çà »
Pinup de Zoë Mozert, vers 1950

Même posture, mêmes couleurs bleu blanc rouge, mais costume plus décontracté chez cette jeune fille moderne, qui apprécie visiblement de n’être entourée que de coqs. Elle sait s’y prendre avec eux pour les garder à ses pieds, en leur donnant le peu qu’ils réclament.


sb-line

Edward Runci - “Worth Scratching For

« Ca vaut le coup de gratter »
(Worth scratching for)
Pinup de Edward Runci, vers 1950

Même domination souriante, mais du point de vue des coqs cette fois : ça vaut le coup de se démener  pour plaire à la belle fermière. Celle-ci économise  les grains dans sa jupe relevée, et les lâche au compte-gouttes,  quand et pour quel coq il lui plait.

A noter que le puritanisme autorise à exhiber les jambes, mais pas les cous suggestifs des volatiles : tous ont la tête vers le sol.


Edward Runci pinup annees 1950

Pinup de Edward Runci, vers 1950

Dans ce sommet de transgression candide, une mariée de rêve offre un grain de riz au  pigeon blanc qui fait la roue, tandis que dame Pigeonne regarde ailleurs. Attention, briseuse de couple en action !


sb-line

Feeding the Chickens, Antonina Dolinina 1965 coll part

Nourrir les poules
Antonina Dolinina, 1965 , collection particulière

De l’autre côté du monde, le nourrisseuse ne s’abaisse pas vers ses ouailles : elle s’élève au contraire parmi elles, dans une prude communauté prolétarienne.


Le Poittevin, Eugene Charges et Decharges diaboliques. Par un concitoyen, Paris, Guerrier, 1830 extrait planche 12extrait planche 12 Le Poittevin, Eugene Charges et Decharges diaboliques. Par un concitoyen, Paris, Guerrier, 1830 extrait planche 8
extrait planche 8
Lithographies de Eugène Le Poittevin,
« Charges et Décharges diaboliques. Par un concitoyen », Paris, Guerrier, 1830

Tirée au clair depuis bien longtemps, la métaphore nourricière ressurgit ainsi  sporadiquement chez les artistes qui vivent du recyclage, aussi bien sur le Nouveau Continent que sur l’Ancien.


Icart-Le gouter 1927

Le goûter
Icart, 1927

En France, l’idéologie de la belle fermière est bien différente : elle montre beaucoup moins ses pattes,  et prend soin d’approvisionner égalitairement ses chéris. Lesquels tendent le cou avec un ensemble parfait  vers la main – ou vers la jupe relevée – qui les nourrit.


Icart Le gouter bis

Le goûter, Icart

Version plus explicite de cet intérêt, dans le cas où la jupe a disparu au cours d’un accident de transport. Ces canards très anthropomorphes s’intéressent au fruit défendu, plutôt qu’aux pêches fessues répandues sur le sol.


Icart-Petit dejeuner 1927

Le petit dejeuner, Icart, 1927

A la ville, les belles femmes captivent plus volontiers les petits chiens.


Icart-elephants 1925

Les éléphants, Icart, 1925

…voire des admirateurs improbables.


Icart-Les voleurs

Les voleurs, Icart

Encore un incident de transport. Les pillards se divisent clairement en deux groupes :  ceux qui  se jettent sur le contenu de la corbeille, ceux qui préfèrent celui du corsage.

 
Icart Les cerises 1

Les cerises, Icart, 1928

Le message est ici plus subtil : tandis que les moineaux se jettent sur les cerises  rouges du chapeau, un autre genre d’oiseau risque d’avoir l’oeil attiré par le second accessoire de protection et de séduction de la dame  :  l’ombrelle japonaise aux couleurs rutilantes.


Icart Les cerises 2

Les cerises, Icart

Dans ce dernier cas, la femme propose simultanément tous ses fruits à l’avidité aviaire.


 sb-line

Dernier type d’oiseau pouvant être nourri par une main féminine : l’oiseau sauvage.

sb-line

Margaret W. Tarrant Seagulls

Les mouettes (Seagulls)
Margaret W. Tarrant , carte postale, début XXème

On pratique cette activité enfantine sur les plages de la blanche Albion, dès le début du siècle.

Feeding the seagulls in Florida

Femme nourrissant les mouettes en Floride (Feeding the seagulls in Florida)

On la poursuit innocemment au milieu du siècle sur les plages de Floride (avant l’invention du bikini).

Hitchcock the birds

Affiche pour le film « The birds » de Hitchcock, 1963

Après 1963, on ne s’y risquera plus guère, suite à la révélation mondiale du scandale :

Seagulls warning

OUI, les oiseaux peuvent être vicieux !