L’intérêt de ce vieux couple, le chien et le perroquet, est qu’il se présente tantôt fortuitement, à l’occasion d’une rencontre involontaire ; tantôt délibérément : et c’est alors pour des raisons très variées. Car il n’existe aucune référence ancienne, ni dans l’histoire naturelle, ni dans les métaphores, ni dans les fables, qui établisse un lien entre les deux : chaque artiste réinventera donc leur appariement symbolique.
Nous allons décrire dans ce chapitre sept occurrences de cette rencontre : tantôt explicable en quelques mots, tantôt nécessitant une analyse en profondeur : deux notamment des oeuvres où ils apparaissent sont des casse-têtes célèbres de l’Histoire de l’Art.
Deux perroquets.
Bateleur faisant danser un chien.
Femme avec un chien et tenant un perroquet
Carnet de Villard de Honnecourt, XIIIe siècle, BNF, Paris
A gauche un troubadour fait danser un chien , à droite une dame tient de la main droite un objet long et porte un perroquet sur sa main gauche. On pensait à l’époque que les perroquets ne supportaient que le contact du sexe opposé : il doit donc s’agir d’un mâle.
Vu la très grande symétrie, il est probable qu’il faille lire ce feuillet dans son ensemble [1] :
- les deux Inséparables, en haut, donnent l’image du couple idéal ;
- à gauche, l’homme nu joue de la vielle, instrument populaire et emblème de la Musique ;
- à droite, la femme en belle robe exhibe son perroquet ou papegay, objet de luxe ostentatoire et emblème de la Parole ;
- en bas, les chiens obéissent.
Chien et perroquet sont deux images de la Fidélité, et même de la Haute Fidélité pour ce dernier, étant sensé reproduire avec exactitude la Parole de son maître ou de sa maîtresse.
Ainsi, sur cette page, les animaux semblent donner aux hommes une leçon de morale : autant les deux Inséparables sont assortis et les chiens fidèles, autant le couple humain discorde sous tous les aspects.
Si l’objet que la Dame tient dans sa droite est un peigne à dents stylisé, alors l’image se décompose en deux histoires :
- en haut, la Dame est absorbée dans un dialogue bec à bouche avec son favori, seulement préoccupée de sa Beauté ;
- en bas, le chien fidèle jappe contre l’animal exotique, qu’il considère une menace.
Nous allons retrouver tout au long des siècles, exploitée plus ou moins intensément, cette tension entre poil et plume, couleurs ternes et couleurs flamboyantes, humilité et luxe, chasse et salon, plancher et perchoir, jappements et parole, qui caractérise l’iconographe mouvante du chien et du perroquet.
Les Jardins d’Amour
Le grand Jardin d’Amour (détail)
Vers 1450, Maître des Jardins d’Amour
Cliquer pour voir l’ensemble.
Le chien qui dort roulé en boule sur la pelouse et le perroquet attaché à la barrière du jardin voisinent ici par pur accident, et n’entretiennent aucun rapport apparent avec le couple étendu juste à côté. A remarquer la licorne qui vient boire juste au dessus.Le grand Jardin d’Amour
Dans cette représentation encore très naïve et courtoise du thème, les plaisirs de la table et du vin (voir les gourdes mises au frais dans le ruisseau) priment sur ceux de la galanterie.
Deux amoureux à la fontaine
1460-67 Maître E.S.
Avec cet artiste très original qu’on a surnommé le Maître ES, l’ironie et le sous-entendu font leur apparition. L’idéal courtois va être ici largement écorné, au profit soit d’un discours moralisateur contreles faiblesses de la chair, soit d’une intention érotique, voire les deux simultanément.
Les amoureux se regardent de loin, en tout bien tout honneur. La dame montre son perroquet, le damoiseau tripote le manche de sa dague. La gourde mise à refroidir dans la fontaine, en l’absence de toute autre victuaille, fait manifestement allusion à l‘ivresse des sens qui s’échauffent.
Au centre un fou joue de la cornemuse – métaphore en ce temps des parties viriles.
Deux amoureux à la fontaine
1465-1500, Israel van Meckenem, Bristish Museum
Dans cette copie de la gravure de son maître, Israel van Meckenem a rajouté deux chiens : un petit (une chienne ?) du côté de la dame et un grand du côté de l’homme, tout en supprimant la dague trop explicite : on peut en conclure que le couple canin fait voir le côté animal du désir que les humains dissimulent.
Musiciens a la fontaine
Israel van Meckenem
Le jeune homme a retrouvé sa dague et perdu son grand chien (ce qui confirme qu’un seul symbole suffit). Les deux communiquent non plus par le regard, mais par la musique. Juste devant la traditionnelle gourde, le perroquet se dirige de la harpe vers le luth, en émissaire de la dame ; et semble ne pas trouver à son goût l’eau de la fontaine.
C’est l’occasion de rappeler son petit faible pour le vin et son aversion pour l’eau, signalés dès l’Antiquité (voir Le symbolisme du perroquet ).
Deux amoureux sur une banquette fleurie
1460-67 Maître E.S.
Les deux amoureux se sont fait des couronnes, l’une de fleurs, l’autre de brindilles tressés. La lame s’aventurant sous la robe, la socque de bois perdue et retournée, sont autant de signes d’excitation croissante.
Tandis que la maîtresse repousse mollement la main qui tâte son téton, le petit chien s’aventure en avant-garde vers les parties intéressantes du jeune homme. Le perroquet est perché sur le gant d’oiseleur que la dame a posé sur un poteau, en premier signe d’abandon.
La Luxure et le Fou
vers 1460, Maître E.S.
Dans cette adaptation grivoise du thème de la Jeune Fille et la Mort, le Fou, tout en perdant son pantalon s’autorise des attouchements qu’un squelette s’interdirait. Son crâne rasé, traditionnel dans les représentations du Fou au XVème siècle, s’inscrit exactement dans le miroir à la place du visage de la jeune fille, démontrant ainsi brillamment l’équation : Luxure = Folie. [2], p 132
Le grand Jardin d’Amour
vers 1460, Maître ES
Dans cette oeuvre conclusive, le Jardin d’Amour s’est transporté au cabaret. Nous retrouvons les protagonistes habituels : le cornemuseux passe la porte, le chien se dresse sur l’herbe à côté du couple debout, un perroquet se penche sur la palissade au dessus du couple qui boit, un autre surplombe le couple qui se lutine : chien et perroquets sont devenus strictement équivalents pour signifier les instincts animaux.
Le fou a laissé tomber ses attributs de cour (le tambour et la flûte) et encourage sa compagne à dévoiler ses attributs plus intimes :
« En s’exhibant ainsi au spectateur, le fou semble littéralement s’exclure des conventions sociales du Jardin d’Amour, pour démontrer la réalité sexuelle qui se cache derrière » .[2], p 131
Laissons la conclusion à Keith P. F. Moxey :
« Les gravures du Jardins d’Amour du Maître ES étaient comprises non seulement comme une satire des traditions iconographiques auxquelles elles appartenaient, une moquerie de l’idéal de la romance chevaleresque – mais aussi comme un avertissement contre les tentations de la luxure. » [2].
Le Philtre d’Amour
(Der Liebeszauber)
Vers 1480, Meister des Bonner Diptychons , Museum der Bildenden Künste, Leipzig
Nous suivons et complétons ici l’étude de référence de Brigitte Lymant [3].
Cinq sorts effacés ?
On a très longtemps pensé que ce petit tableau était un témoignage unique sur les pratiques de sorcellerie amoureuse. Les cinq phylactères, malheureusement effacés, auraient pu être des sorts, à tout jamais disparus. Par leur position, ils nous donnent néanmoins une indication précieuse sur les éléments significatifs de la composition : ce sont la femme, le garçon à la porte, le chien blanc couché par terre sur le coussin, le perroquet, et le coffre posé sur le tabouret.
Le coeur du sujet
Dans sa main gauche, la femme tient un briquet (une simple lame en acier), avec laquelle elle vient de frapper le rognon de silex qu’elle tient dans l’autre main, et d’où jaillit une gerbe d’étincelles. Cette même main tient aussi une éponge, d’où s’échappent des gouttes. Ainsi le feu et l’eau tombent simultanément sur le coeur rougeoyant, posé dans le coffre sur un voile blanc. Voile blanc de même nature que celui qui s’enroule autour de la jeune fille, les liant dans une communauté de destin.
Malgré le caractère paradoxal et complexe de ce dispositif, Brigitte Lymant a montré qu’il n’est pas besoin d’invoquer un mystérieux rituel magique pour l’expliquer : le coeur tout à la fois embrasé et refroidi fait partie de la rhétorique courtoise de l’époque, et d’autres images montrent des coeurs soumis à bien d’autres tortures.
Le jeune homme à la porte
Brigitte Lymant fait bien remarquer que le jeune homme n’est pas en train d’entrer dans la chambre, mais qu’il reste appuyé sur le seuil.
Ajoutons que cette situation « à la porte » crée une analogie formelle entre le coeur sous le couvercle et le jeune homme devant le battant : le coeur échauffé et transi qui nous est présenté a donc toutes les chances d’être le sien.
Une belle fille
Le fait que la jeune fille tourne le dos à la porte sauve les apparences : sa nudité n’est pas une exhibition, elle s’est dévêtue près de la cheminée flambante, dans l’intimité de ses deux petits compagnons que sont le chien et le perroquet.
Elle a gardé aux pieds ses poulaines à pointe, mal vues par l’Eglise à cause des titillations toujours possibles sous les nappes. Accessoire érotique donc, mais qui n’implique pas une sexualité particulière : tous les jeunes gens, hommes ou femmes, en portaient à l’époque ; et la longueur de la pointe était signe du statut social.
Sur le mur de droite, un miroir et un éventail en plume de paon disent sa coquetterie. Le meuble sous la fenêtre est probablement un meuble de toilette, avec son broc en cuivre et sa serviette blanche.
Van Eyck, Jeune fille à sa toilette
Cette oeuvre perdue de Van Eyck montre une composition très similaire, sinon que le meuble de toilette, avec son peigne et son miroir, se trouve à gauche. La servante presse une orange sur le col d’une fiole remplie d’eau, la jeune fille s’humecte avec une éponge et se sèche avec une serviette blanche. En bas à gauche, un tabouret pliant.
Le perroquet sur le drageoir
Brigitte Lymant pense que le récipient contient des perles, dont l’une a été agrippée par le perroquet : ce qui introduit une possible référence mariale et complique l’interprétation.
Le caractère gourmand du perroquet milite plus simplement en faveur de dragées (nous en verrons un autre exemple plus loin). Si l’on rajoute les fleurs répandues sur le plancher et les quatre coussins sur les bancs, nous comprenons que la jeune fille aime recevoir dans sa chambre, pour manger des friandises et se faire des couronnes de fleur, comme dans les Jardins d’Amour.
Trois détails à noter concernant l’oiseau :
- l’objet noir tacheté de blanc posé sur la serviette est probablement un gant d’oiseleur ;
- un verre à vin est posé à côté ;
- il tourne ostensiblement son regard vers sa maîtresse.
Nous avons maintenant en main tous les éléments pour suivre l’argumentation de Brigitte Lymant.
Le chien et le perroquet
« Dans une acception positive, ils dénoteraient la fidélité et la chasteté de la Belle courtisée. Comme il n’existe aucun exemple de la perruche comme symbole de chasteté dans un contexte laïque, cette interprétation est peu probable. En revanche, une interprétation négative des animaux comme symboles d’impudeur pourrait correspondre à l’image, toute chargée d’allusions érotiques autour de l’accomplissement du désir amoureux. Cependant, une telle interprétation, qui accuse la femme de prostitution, ne correspond pas au contexte littéraire et à la métaphore du coeur qui se consume et s’éteint. Ce symbole est toujours utilisé comme une mise en valeur. Les avantages de la bien-aimée sont loués, on se plaint parfois de sa dureté de cœur, mais en aucun cas elle ne sera dépréciée. De plus, cela ne correspondrait pas à la logique interne de la métaphore, car la femme qui cède à l’homme trop rapidement et facilement ne lui donne pas la possibilité de brûler. « [4]
Un oiseau pochard et voyeur
Il faut maintenant rappeler ce qu’il était dit du perroquet, dans un Bestiaire en langue allemande largement diffusé quelques années auparavant :
Konrad von Megenberg, Psittacus, Das Buch der Natur, 1442-1448,c. 63:
« Aristote dit le perroquet aime boire du vin et est lui-même un oiseau impur, ce qui est pas étonnant, car le vin est une cause de l’impudicité. Aristote dit aussi que si l’oiseau devient ivre à cause du vin, il aime regarder les jeunes vierges et la convoitise parle dans ses yeux. »
D’où la « solution » de Brigitte Lymant :
« C’est la tradition de l’histoire naturelle qui nous offre une troisième solution. Si l’on prend les sources littéralement, elles désignent le perroquet comme un amateur de femmes : le nôtre pourrait dont être en train de reluquer la demoiselle, certes en situation de provoquer le désir masculin. Dans la signification d’ensemble de l’image, il serait à rapprocher du jeune homme, dont le désir sensuel est dirigé vers la jeune fille. » [5]
Fidélité et désir
Laissons la conclusion à Brigitte Lymant :
« L’aveu du désir et le vœu de fidélité apparaissent comme des composants courants de l’amour courtois médiéval. En appliquant cette iconographie au « Philtre d’Amour « , le chien blanc aux pieds de la jeune fille apparaît comme le symbole de la loyauté du jeune homme, et l’oiseau comme le signe de son désir. » [6]
Le Goût (détail)
Tapisserie de la Dame à la Licorne, vers 1500, Musée de Cluny, Paris
Portant un gant d’oiseleur à sa main gauche, la Dame offre de la main droite une dragée à son perroquet. Nous verrons de nombreux exemples de la gourmandise des psittacidés, qui acceptent plus communément les cerises et les raisins.
Assis sur la robe, l’autre favori, le petit bichon avec son collier à clochette, voit avec dépit cette faveur lui passer sous le nez.
Deux dames vénitiennes
Carpaccio, vers 1490, musée Correr, Venise
Bien différente est cette représentation prosaïque, dépourvue de tout idéalisation. Parmi les dizaines d’interprétations disponibles, nous suivrons l’étude de référence de Simona Cohen [7], selon laquelle le tableau est un cadeau de mariage et les femmes deux nobles dames.
Image Google Art Project : https://www.google.com/culturalinstitute/u/0/asset-viewer/due-dame-veneziane/5QEssF9uMskmLA?projectId=art-project
Pour un aperçu général : https://en.wikipedia.org/wiki/Two_Venetian_Ladies
La femme en rouge et les deux chiens
La femme de devant a quitté ses vertigineux sabots à semelle compensée (calcagneti) , et s’amuse distraitement avec ses chiens : au petit elle fait donner la patte, au grand elle tend une baguette à ronger.
Certains disent qu’elle retient le chien par une laisse, mais on voit bien le prolongement de la baguette dans la paume. A noter le gros anneau doré au pouce droit. A son début de double menton, on comprend qu’il s’agit d’une femme mûre.
La femme en jaune et les deux oiseaux
La femme de derrière a gardé ses chaussures et tient un mouchoir blanc (fazzoletto) , qui ferait allusion au rituel du mariage. Vers elle se dirigent deux oiseaux : un perroquet et une paonne (certains disent une perdrix).
Sur la rambarde à côté d’elle, deux pigeons sont posés, à côté d’une pomme ou d’une orange et d’un vase contenant une tige de lys.
Pour tous ces oiseaux, S.Cohen propose une interprétation cohérente avec un contexte nuptial :
- les pigeons à côté du lys blanc pourraient représenter les vertus maternelles ;
- le perroquet annonce une grossesse ;
- la paonne est un symbole de fertilité ; vu sa position à côté des chaussures acrobatiques, elle serait également une incitation à la prudence ;
- la perdrix (si c’en est une) est plus ambivalente : en négatif, elle peut représenter la tromperie ou la ruse (car elle est capable de d’approprier les oeufs d’autrui) ; en positif, elle jouit d’une réputation de fertilité exceptionnelle : entendre le chant du mâle suffit à la féconder.
Le jeune garçon
Si la femme mûre est la mère ou une soeur plus âgée, il pourrait s’agir d’un jeune frère de la future mariée. Voire même la figure imaginaire de son souhait le plus cher : un enfant mâle. Ce qui expliquerait cette position bizarre, à l’extérieur de la balustrade.
On peut aussi penser à un jeune page, car l’harmonie en rouge et vert de son costume rappelle les couleurs de la femme mûre.
La scène nautique
La chasse sur la lagune
Carpaccio, 1490, Musée Getty, Malibu
Image Google Art Project : https://www.google.com/culturalinstitute/u/0/asset-viewer/hunting-on-the-lagoon-recto-letter-rack-verso/tQHyOayJN0upaw?projectId=art-project
Grâce à la tige de lys, on a pu retrouver en 1963 la partie supérieure du panneau, qui offre un contraste surprenant :
- lagune immense contre balcon étroit,
- animaux sauvages contre animaux domestiques,
- activités sociales masculines contre oisiveté d’un couple de femmes avec enfant.
Une compétition de chasse
Les sept embarcations (« fisolera« ) sont toutes identiques : un barreur, un cormoran factice (une sorte d’enseigne fixée à bâbord), deux rameurs, un archer à l’avant, avec à ses pieds un panier contenant des pelotes d’argile.
On en voit une tout près d’assommer l’oiseau du premier plan (dans le but probablement de ne pas abimer le plumage). Il s’agirait d’un oiseau courant dans la lagune, le Fisolo (Podiceps nigricollis)
Sur le plat-bord de la barque du fond, douze cadavres blancs sont alignés, comme pour indiquer le score. Cette barque semble quitter le terrain de la compétition délimité par la barrière mobile, laquelle sert peut être à concentrer les poissons, qui eux même attirent les oiseaux que l’on relâche depuis la volière visible à l’arrière-plan : une sorte de tir au pigeon pour les riches vénitiens du club du Cormoran (interprétation personnelle).
Cette compétition nautique apparemment bien codifiée reste en partie énigmatique (voir [8]). S. Cohen fait très justement remarquer que la scène valorise l’esprit d’équipe : le V des oies sauvages dans le ciel (modèles de la fidélité au groupe) fait écho au V des deux barques qui convergent.
Un sujet indécidable
Revers du panneau du Getty
Pour compliquer encore la situation, il se trouve que le panneau du haut porte sur son revers une série de papiers ou de lettres, dans lesquelles S.Cohen voit les actes notariés liés au futur mariage.
Résumons-nous :
- une compétition nautique peu documentée ;
- le tout premier double-portrait de la peinture italienne ;
- ainsi que son tout premier trompe-l’oeil…
… le tout pour un artiste aussi original que Carpaccio et pour une oeuvre dont il ne nous reste que la moitié !
L’ennui des deux vénitiennes, imaginé par Edouard Dor [9]
On comprend que toutes les interprétations soient ouvertes ! [10]
Une logique interne sous-estimée
Sans rentrer dans le jeu d’une reconstitution illusoire, il est possible néanmoins d’aller un peu plus loin dans l’analyse (ce qui suit est une interprétation personnelle).
Les couples du panneau du bas
Beaucoup d’éléments vont par deux : il est donc tentant de les distribuer entre les deux femmes.
Puisque les chaussures appartiennent à la femme mûre, attribuons-lui les éléments voisins : la paonne, le pot de lys, le pigeon de gauche et le jeune garçon. Du coup, la femme jeune hérite d’une série de quatre éléments similaires : le perroquet, le pot de myrte, le pigeon de droite et la pomme. Si la logique de Carpaccio est rigoureuse, voici une première découverte :
le jeune garçon est le « fruit » de la femme mûre.
Le perroquet et le petit chien
Pour finir de répartir équitablement les objets, il faut que le petit chien, bien que donnant la patte à la mère, appartienne en fait à la jeune fille ; tandis que le grand chien serait à la mère.
Ceci admis, une seconde évidence apparaît : notre couple favori, le perroquet et le petit chien avec son collier rouge à clochettes, autrement dit les animaux petits et faciles à dresser, sont affectés à la jeune fille.
On remarque d’ailleurs que le perroquet lève la patte à l’imitation du petit chien, et tout comme lui prend à témoin le spectateur (la combinaison perroquet vert-collier rouge reprend celle des habits de l’enfant et de la mère).
La paonne et le grand chien
Ces deux-là, qui ressortissent de la thématique du gibier et du chasseur plutôt que de la compétition gentillette entre deux favoris, sont contrôlés par la mère :
- d’une part, en s’interposant entre la balustrade et la paonne, l’enfant la rabat vers le balcon et l’empêche de rejoindre ses congénères sauvages ;
- d’autre part, le chien de chasse, en déchiquetant la baguette, croit dominer alors qu’il est dominé.
Domestication contre prédation
La logique du panneau du bas pourrait bien être celle de la domestication : le petit chien qui donne la patte montre ce qui va advenir du grand chien, qui se croit encore libre de mordre ; et le perroquet qui se dandine pour amuser sa maîtresse préfigure le destin du bel oiseau, empêché de retraverser la balustrade.
Si les parois de la lagune sont un piège pour les oiseaux,
le balcon apparaît également comme un piège, qui retient tous ceux qui s’y risquent.
Au sport de prédation futile auquel s’adonnent les petits hommes dans le panneau du haut, s’oppose le grand jeu de la séduction féminine qui règne dans le panneau du bas.
Deux maîtresses-femmes
Courtisanes vénitiennes
Pierto Bertelli. Diversarum Nationum Habitus , 1591
Il serait fastidieux de reprendre un à un tous les symboles, et de montrer comment l’interprétation nuptiale peut se retourner, comme un gant, en l’interprétation vénale qui prévalait auparavant.
Par exemple, la fleur de lys immense, posée en réclame sur le balcon, pourrait être une parodie de pureté, sachant que la mère est tout sauf vierge. Et le mouchoir blanc un appât pour attirer les clients.
On peut considérer comme un dédain stratégique le fait que les deux femmes ne regardent ni les animaux du balcon – leurs proies déjà domestiquée ou en voie de l’être – ni les jeunes nobles de la lagune – leur futur gibier, occupé à chasser d’insignifiantes proies blanches.
Enfin, qui dit que les lettres du revers ne sont pas des mots d’amour, un trophée de cette chasse aux hommes ?
La Cité des femmes
L’ironie et les double-sens qui caractérisent Carpaccio laissent le spectateur libre de placer le curseur où il veut, entre deux patriciennes hautaines et deux courtisanes à l’étalage. Pourvu que soit reconnue, depuis ce balcon qui surplombe la lagune, la domination des femmes sur le monde des hommes.
En conclusion, nous proposerons quand même une reconstitution du panneau de gauche à partir de deux autres oeuvres de Carpaccio, par raison de symétrie :
-
en bas deux jeunes hommes se sont laissé piéger par le balcon,
-
en haut une flottille de gondoliers fessus promène dans leur cité les femmes où elles veulent.
La Vierge entourée d’Animaux
Albrecht Dürer, aquarelle, vers 1503, Albertina, Vienne
Le perroquet était considéré comme ayant annoncé la venue de la Vierge en articulant le mot Ave, ce qui explique sa présence dans un contexte marial (voir Le symbolisme du perroquet ).
Ici le couple perroquet /pic sur le montant de gauche, au dessus du chien, fait système avec le couple hibou/chouette dans le tronc de l’arbre et dans l’anfractuosité du banc, à droite au dessus du renard.
L’association avec le chien tire ici les oiseaux « sur le bois » vers le registre de la Fidélité et de l’Obéissance (« Je suis la servante du Seigneur« ), tandis que les oiseaux « dans le bois », associés au renard lui même attaché à un tronc d’arbre, illustrent l’Ignorance et la Malignité vaincues.
La cigogne en face de Saint Joseph est sans doute le symbole du soin apporté aux enfants :
« la cigogne assure les soins à ses parents pendant la même durée que ceux-ci l’ont nourrie pendant son enfance : aussi les anciens admiraient la cigogne comm un symbole de piété filiale. » [7], p 71
Cette image totale contient bien d’autres animaux : je vous laisse chercher le crabe, l’escargot, le scarabée, la libellule, le couple de cygnes, le papillon, le rouge-gorge, la bergeronnette et le bélier qui charge.
Sans parler de l’Annonce aux Bergers et de l’arrivée des Rois Mages.
Allégorie de la Fidélité
Jacopo Guarana, Milieu XVIIIème, collection privée
Sans doute involontairement, le perroquet bipède , l’amour ailé, et le chien relevé sur ses pattes arrières avec sa queue de coq, convergent tous trois vers sa propre chimère de l’oiseau et du mammifère.
Références :
[2] « Master E. S. and the Folly of Love », Keith P. F. Moxey, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 11, No. 3/4 (1980), pp. 125-148
[3]
« Entflammen und Löschen. Zur Ikonographie des Liebeszaubers vom Meister des Bonner Diptychons », Brigitte Lymant, Zeitschrift für Kunstgeschichte, 57. Bd., H. 1 (1994), pp. 111-122
http://www.jstor.org/stable/1482693
[4] « Bei einer positiven Auslegung würden sie Treue und Keuschheit der umworbenen Schönen bezeichnen. Da sich der Sittich als Keuschheitssymbol in profanem Zusammenhang nicht nachweisen läßt, ist eine solche Deutung unwahrscheinlich. Dagegen scheint eine negative Auslegung der Tiere als Sinnbilder der Schamlosigkeit zu einem Bild zu passen, das voller erotischer Anspielungen steckt und bei dem es auch um die Erfüllung der Liebessehnsüchte geht. Gerade eine solche Deutung, die die Frau der Dirnenhaftigkeit bezichtigt, stimmt aber nicht mit dem literarischen Kontext, aus dem die Metapher vom Brennen und Löschen des Herzens stammt, überein. Das Sinnbild wird immer im Verlauf einer Werbung eingesetzt. Dabei werden die begehrenswerten Eigenschaften der Geliebten gepriesen, gelegentlich wird ihre Hartherzigkeit beklagt, sie wird aber nicht herabgesetzt. Darüber hinaus würde dies auch nicht zur inneren Logik der Metapher passen, da die Frau, die sich dem Mann schnell und leicht hingibt, ihm erst gar keine Gelegenheit zum Brennen gibt. »
[5] « Nach der naturwissenschaftlichen Tradition bietet sich eine dritte Lösung an. Nimmt man die Quellen beim Wort, die den Sittich als Frauenliebhaber bezeichnen, könnte sich dieser allenfalls insofern auf das Mädchen beziehen, als dieses imstande ist, männliche Lust zu provozieren. Er wäre in unserem Bildzusammenhang viel eher dem Jüngling zuzuordnen, dessen sinnliches Begehren sich auf das Mädchen richtet. »
[6] « Das Eingeständnis der Lust und das Treuegelöbnis scheinen also als geläufige Bestandteile zur mittelalterlichen Liebeswerbung zu gehören. Wendet man diese Ikonographie auf den Liebeszauber an, so wäre das weiße Hündchen als die Treue des Jünglings zu erklären, die dieser dem Mädchen zu Füßen legt und der Vogel als Zeichen seiner Lust »
[7] Simona Cohen,
« Animals as Disguised Symbols in Renaissance Art », p 95-134
Simona Cohen,
The Enigma of Carpaccio’s Venetian Ladies, Renaissance Studies · April 2005, Vol. 19, No. 2,
https://www.jstor.org/stable/24428217
[9] L’ennui des deux vénitiennes – Edouard Dor – Sens & Tonka, 2006