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2.1 Le Corridor : effets spéciaux

1 mai 2016

Un départ d’escalier sur la droite, le couloir de la porte d’entrée, une antichambre et, tout au fond, un grand salon dont on voit juste la cheminée monumentale… Cette enfilade spectaculaire de pièces et d’objets est en fait une très grande peinture (260 x 135 cm), un panneau décoratif conçu comme un effet spécial.



Vue d’un Corridor

Samuel van Hoogstraten, 1662,  National Trust, Dyrham ParkHoogstraten_corridor

Nous avons la chance de connaître non seulement son premier propriétaire (Thomas Povey) mais aussi, grâce au Journal de Samuel Pepys (janvier 1663), la manière très particulière qu’il avait de présenter à ses visiteurs cette sensationnelle nouveauté  :

« Mais plus que tout je dois admirer son chef d’oeuvre de perspective, en particulier comment, lorsqu’il ouvrit la porte du réduit, je me rendis compte qu’il n’y avait là qu’une peinture plate, accrochée au mur ». [1], p 201


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Le Corridor, présentation actuelle à  Dyrham Park Mansion


L’effet de seuil

Dans son article consacré au motif du seuil dans la peinture hollandaise, G.Cole a bien montré comment les conditions d’exposition très particulière impliquent le spectateur et son guide dans le même entre-deux pictural :

« Dans « Vue d’un corridor », l’effet de seuil n’est pas limité au seul espace. Il affecte aussi la relation entre le spectateur et l’oeuvre. Présent physiquement dans l’espace-limite que la peinture de Hoogstraten fabrique, et soumis à ses illusions, le spectateur devant le tableau peut être décrit comme oscillant entre deux mondes, celui des objets et celui de l’image. Le propriétaire du tableau lui-aussi se trouve sur le seuil, complice du trompe-l’oeil. De ce fait, prenant part au rite du dévoilement, le spectateur est momentanément « liminarisé ». Appartenant simultanément à notre monde et à celui de l’image,  le seuil, porte physique, dissout la distance et le détachement ordinaires du spectateur devant l’oeuvre et suspend,   pour un temps, son caractère fictif. »  [2]


Le point de fuite

Hoogstraten_corridor_perspective

Le point de fuite se situe à l’angle en haut à droite de l’âtre, sur la partie gauche du tableau. Le visiteur se trouvait donc à gauche de Thomas Povey lorsque celui-ci ouvrait, pour son coup de théâtre, la porte du réduit dans lequel se trouvait la peinture.  La perspective était calculée pour produire son plein effet depuis le seuil du réduit, qui devait donc faire (d’après l’écartement des points de fuites latéraux) environ 1,90 m de profondeur.

L’effet de montée

La ligne d’horizon se situe 20 à 30 cm en dessous du niveau de l’oeil d’un personnage qui,  dans le tableau,  se trouverait debout sur le carrelage. Il est donc probable que le panneau était présenté surélevé et non posé sur le sol du réduit, peut-être y avait-il à l’intérieur une ou deux vraies marches donnant l’impression que l’on pouvait monter vers le seuil fictif, entre les deux colonnes.


L’effet « 3D »

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Levait-il les yeux, le visiteur de Povey’s House voyait une cage suspendue quasiment au-dessus de sa tête, puisque située largement en avant des colonnes.

L’effet « ironie »

La cage à la porte battante et l’oiseau hésitant à passer par l’ouverture imitent ironiquement la situation d’incertitude du spectateur, au seuil du réduit, devant la porte à la fois ouverte et interdite.


L’effet « énigme »

Hoogstraten_corridor_lettreRegardant à droite, le spectateur voyait sur la première marche de l’escalier un billet plié, si proche qu’il invitait la main à le ramasser. Billet qui porte la date et la signature de Hoogstraten, ce qui suffit (peut être) à justifier sa présence.


Hoogstraten_corridor_cleMoins explicable et encore plus proche de la main du visiteur, dans l’ombre derrière la colonne, une clé est suspendue : juste à hauteur de la ligne d’horizon, donc littéralement « sous son nez ».

Qui dit clé dit « énigme » : reste juste à trouver laquelle.






L’effet de renversement

Hoogstraten_corridor_chien_balaiBaissant les yeux, le visiteur se heurtait au chien et au balai,  barrant sa route et le dissuadant d’avancer.

Théoricien de l’art, Hoogstraten soutenait qu’un tableau doit surprendre. Aussi, dans ses grandes perspectives difficiles à rendre vivantes, mettait-il toujours en pratique ce procédé de renversement, mis en évidence par Jan Blanc :

« Dans ces oeuvres, il joue surtout sur le renversement des habitudes visuelles des spectateurs. Alors que ceux-ci sont généralement habitués à trouver à l’avant des tableaux leurs figures et leurs motifs  principaux, ils trouvent, dans ces perspectives, des premiers plans pratiquement vides, ou uniquement constitués de figures déictiques – surtout des animaux, dont la petite taille évite d’occuper une grande place, comme des véritables figures-repoussoirs – qui les regardent, les amènent à explorer la surface du tableau à la recherche de ce qu’ils s’attendaient à trouver immédiatement au premier plan. » [3]


L’effet d’instantané

Hoogstraten_corridor_chatAprès la perruche et le chien, le spectateur remarquait un troisième animal, un chat,  braquant son regard sur lui, comme alerté par l’ouverture soudaine de la porte [A], p 203





L’effet « aspirateur »

Hoogstraten_corridor_trioAyant traversé le premier-plan et ses figures-repoussoirs, le regard du spectateur s’aventurait dans la profondeur du tableau, et  découvrait que cette enfilade de pièces, inaccessibles au visiteur en chair et en os,   n’était pas vide de toute présence humaine. En effet, dans l’antichambre, un homme en robe d’intérieur et une femme recevaient un visiteur en habit de ville, jacquette et chapeau noir.

Qui plus est, un miroir renvoyait, minuscule et non-identifiable, le visage anonyme du visiteur : autrement-dit, après la perruche perchée sur le seuil, un second équivalent du spectateur, projeté cette fois dans la profondeur de cet espace virtuel.

L’effet « indices »

Hoogstraten_corridor_verreHoogstraten_corridor_CarteAJouerEncore plus petits et moins discernables dans l’immensité du tableau, deux détails classiques des scènes légères se répondent : une carte à jouer oubliée sur le sol, sur un carreau noir du pavement, dans l’ombre de la table, évoque les ceux du jeu (c’est une cinq de trèfle ou de pique).

A l’opposé, un verre de vin rouge posé sur le  coin droit de la table dans la lumière de la fenêtre, évoque les plaisirs de la boisson.

Remarquons que ces détails sont étrangers à la scène à laquelle nous assistons :   le verre de vin n’est pas celui du visiteur (trop éloigné de lui) et les trois personnages ne sont visiblement pas là pour s’amuser : verre et carte sont donc les indices qu’une autre scène, plus légère, a eu lieu au même endroit la veille au soir.  Il se peut même que l’opposition entre le rouge du verre et le noir de la carte tombée par terre recèle un sens moral : les plaisirs finissent mal.

Une anecdote qui se dégage

Une certaine logique de la situation commence à apparaître : la servante, qui a abandonné son balai pour faire entrer le visiteur, n’a pas eu le temps de finir de ranger les reliefs de la fête : verre de vin, carte par terre, auxquels il faut sans doute rajouter le billet tombé dans l’escalier.



Soumis à un double-bind, à  la fois barré dans son avancée (le chien, le balai) et incité à tendre la main (la clé, la lettre),  le spectateur se voit placé dans la situation inconfortable de la perruche, hésitant à quitter un monde pour un autre.

Tel un rasoir à double action, le trompe-l’oeil est conçu pour agir sur lui en deux temps :

  • d’abord, au moment où la porte s’ouvre, le clouer sur place par l’illusion époustouflante de la profondeur ;
  • puis au fur et à mesure que son oeil s’accommode et jouit des délices de la désillusion, lui suggérer une autre profondeur, celle d’une énigme à déchiffrer depuis le seuil.



Références :
[1] Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati
[2] : »Wavering Between Two Worlds : The Doorway in Seventeenth Century Dutch Genre Painting » Georgina Cole, Philament : an online journal of the arts and culture – December 2006
[3] Jan Blanc, Peindre et penser la peinture au XVIIème siècle, p 235

2.2 Le Corridor : scène à quatre

1 mai 2016

Les trois personnages humains sont-ils aussi secondaires que leur taille semble l’indiquer ? Il est probable au contraire que cette miniaturisation participe du fonctionnement en deux temps du panneau : d’abord couper le souffle au spectateur, puis agacer sa perspicacité.



Une scène à deviner

Quel est donc  l’objet de cette réception en petit comité, dans l’antichambre tendue de cuir de Cordoue ? C’est un lieu plus familial, moins formel que la grande salle froide, avec sa cheminée vide : il s’agit donc plutôt de ce genre d’affaire qui se traite dans l’intimité.   Ce n’est pas non plus une affaire d’homme, puisqu’une femme y assiste,  assise sur le côté.



Hoogstraten_corridor_trioLa scène est minuscule, ce n’est pas en la regardant à la loupe que nous allons l’élucider. Si la devinette est  déchiffrable, ce ne peut être qu’en prenant du recul et en considérant la composition dans son ensemble : l’intrigue se joue, aussi,  dans le décor.



Trios classiques

La lettre, élément de perturbation placé bien en évidence sur la marche, appelle immédiatement à l’esprit deux classiques des scènes de genre : Mari/Epouse/Amant ou Père/Fille/prétendant.

Est-elle un mot doux tombé par inadvertance de la robe et qui va déclencher la catastrophe ?  Ou au contraire une demande en bonne et due forme, qui annonce la félicité ?

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Le trio de sculptures

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Les bustes d’homme et de femme,  en évidence au-dessus de la porte et de la cloison grillagée, confirment que l’histoire à deviner est bien une affaire de couple. Et même d’amour, si  nous ajoutons aux bustes un troisième élément sculpté, les deux têtes d’angelots ailés qui sourient dans les écoinçons.

Mari/Epouse ou Père/Fille ? La deuxième solution est déjà la plus probable : le buste masculin, barbu, semble nettement plus âgé que le buste féminin.


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Le trio d’animaux : chien, perruche et chat

Le chien, la perruche et le chat entretiennent des relations bien connues (voir Le chat et l’oiseau)

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Le chien garde la maison et n’aime pas les chats, qui rodent et s’insinuent partout.



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Le chat, lui, a une dilection particulière pour les perruches, surtout lorsque leur cage s’ouvre.



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La cloison losangée à travers laquelle nous voyons la femme et le visiteur suggère que celle-ci était dans une sorte de cage, cage dans laquelle l’homme en noir vient d’être admis à pénétrer. Si les trois animaux domestiques forment une métaphore des trois êtres humains,  la perruche représente évidemment la femme. Mais qui sont les deux autres membres du trio ?

Assimiler le trio chien/perruche/chat au couple Mari/Epouse/Amant n’est guère convaincant (même s’il la désire, l’amant ne mange pas l’épouse).

En revanche, la métaphore animale cadre bien avec le trio Père/Fille/Prétendant : le Père protège sa perruche précieuse, son trésor le plus cher, l’ornement de sa maison, la joie de ses vieux jours, contre tous les matous qui veulent la croquer.



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Le trio d’ustensiles : balai, cage et clé.

A chacun des trois animaux domestiques, on peut associer un ustensile.

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Balai et chien

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Ils  vont bien ensemble : tous deux barrent le seuil, tous deux sont capables de chasser un intrus : ils participent de la figure tutélaire du Gardien, qui est aussi celle du Père.

Cage/perruche

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La cage va avec la perruche : ses barreaux légers, sa porte ouverte, ajoutent à l’idée de fragilité, de vulnérabilité, et prolongent la métaphore perruche/Fille.

Clé et chat

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Enfin, la clé et le chat sont compères :  deux experts en matière d’intrusion, l’un qui se faufile par les gouttières et les chatières, l’autre qui finit toujours dans la serrure à laquelle elle est destinée, partageant en cela l’état d’esprit du Prétendant.

Les trois ustensiles commentent donc assez nettement, dans la tonalité grivoise qui sied à leur nature d’objets triviaux, le motif de la scène principale.

Dans le rôle des deux représentants du sexe viril, le balai balourd appuyé à une absence de colonne, et la clé habile dissimulée derrière un fût de bonne taille.

Dans le rôle féminin, la cage dont la porte s’ouvre et laisse sortir le petit oiseau : image assez explicite de la virginité sur le point de se faire la malle (voir L’oiseau envolé ) .



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Le trio d’instruments : carte, miroir, lettre

Ces trois objets ont en commun d’être des  instruments de connaissance : la carte  renseigne sur le monde, le miroir reproduit la pièce telle qu’elle est, la lettre apporte une nouvelle.

Ce ne sont pas des objets qui agissent : puisqu’ils construisent une représentation à partir de la réalité, on pourrait dire que ce sont des objets « qui pensent ». Si le trio des ustensiles (balai/cage/clé) nous renseignait sur les actions des protagonistes humains, peut-être ce trio plus abstrait nous indique-t-il, discrètement, leurs intentions.

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La Carte

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Sa position en bonne place dans l’entrée, au-dessus de la chaise destinée aux visiteurs ou solliciteurs, est une manière pour le propriétaire du lieu d’afficher une volonté de contrôle, d’emprise, de possession : décoration d’armateur ou de commerçant, pas d’aventurier. S’il faut l’attribuer à un personnage, ce ne peut être qu’au Père.

Comme le dit le cartographe de Louis XIV, Joan Blaeu en 1663 [3],  « la Géographie est l’oeil et la lumière de l’histoire » :  en ce sens, la Carte peut être également vue comme une mémoire, l’archive des connaissances accumulées, des explorations accomplies, une figure de la Possession, mais aussi du Passé.


Le Miroir

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Le miroir, objet féminin, est ici doublement inséré dans un environnement  masculin : il est accroché derrière  le père, mais il reflète le visage du visiteur. Bien sûr, cette disposition très particulière a été voulue par Hoogstraten (elle suppose, vu la position du point de fuite, que le miroir ne soit pas parallèle au mur, mais penché vers l’avant).

Le miroir donne une bonne métaphore de l’esprit de la jeune fille : encore respectueux de son père, mais déjà obnubilé en totalité par celui qui va prendre dans sa vie une importance cruciale.

Par ailleurs, le miroir renvoie  en continu, instantanément, l’image exacte du monde : en ce sens, il est une figure de la Fidélité, et du Présent.

La Lettre

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Mot doux ou lettre annonçant la visite ? Sa position sous le regard du chat et à l’insu du chien indique clairement qui l’a écrite, et qui ne devait  pas en prendre connaissance. Oubliée sur la première marche de l’escalier comme si elle venait de tomber de la cage, son aspect froissé montre qu’elle a été lue et relue. Tout suggère qu’il s’agit d’un message intime que la fille a laissé tomber en dévalant l’escalier.

Mot d’amour ou annonce d’une rencontre, c’est en tous cas une figure de l’Espérance, et du Futur.


Ces trois objets ne sont pas évidents à enrôler sous la même bannière.  Leur trio,  qui semble plus artificiel que celui des trois ustensiles prosaïques, a  finalement une grande cohérence interne : il représente à la fois les intentions des trois protagonistes (volonté de possession chez le père, désir de l’être aimé chez la fille, espoir de la rencontre chez le prétendant) et le registre temporel dans lequel chacun se situe : le Père loge déjà dans le Passé, la Fille vit dans le Présent, le Prétendant se projette dans le Futur.
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Le trio mobilier  : trois chaises

Le panneau nous dévoile trois pièces en enfilade : l’entrée, l’antichambre et le salon. Dans chacune de ces pièces, une chaise vide est mise en évidence,  comme si les chaises avaient pour fonction d’attirer l’attention sur l’identité particulière de chaque pièce.

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La chaise de l’entrée

Nous avons déjà dit que, vu sa position dans l’entrée, elle est destinée aux visiteurs qui  attendent d’être admis dans l’intimité de l’habitation. Cette chaise, ainsi que la pièce elle-même, représente donc assez bien la situation du Prétendant : déjà dans la place, mais pas encore dans la famille.

La chaise de l’antichambre

Cette chaise isolée, dans une pièce confortable (tableaux, cuir de Cordoue) mais néanmoins grillagée, évoque la situation intermédiaire de la Fille : encore dans la maison, mais dans l’antichambre du départ.

La chaise du fond

Tandis que les chaises de l’entrée et de l’antichambre sont assorties au tapis qui couvre la table, celle-ci est plus austère, avec un simple coussin rouge. Une chaise vide à côté d’un foyer éteint, tout au fond d’une demeure trop grande, au centre d’un tableau  quasiment expurgé de toute présence humaine, voici un résumé saisissant de l’isolement qui attend le Père, une fois sa fille partie  pour fonder ailleurs sa propre famille.

Les trois chaises ne disent  rien par elle-même, c’est leur emplacement qui parle, qui sert de révélateur à une construction finalement évidente : les trois pièces de l’enfilade constituent, elles-aussi un trio.



Une histoire sans paroles

Pour découvrir l’histoire sans parole qui se joue entre les protagonistes humains, essayons d’associer trois par trois l’ensemble des éléments de la composition :

  • le trio sculptural nous suggère qu’il s’agit bien d’une histoire entre un vieil homme, une jeune femme, et un tiers ;
  • le trio animal  (chien/perruche/chat) nous invite à opter pour la situation familiale Père/Fille/Prétendant ;
  • le trio d’objets triviaux (balai/cage/clé) redonde le trio animal, en ajoutant  une indication sur les rôles respectifs : protéger, s’ouvrir, s’introduire.
  • le trio des instruments (carte/miroir/lettre) apporte un éclairage sur les intentions des personnages, et souligne leur inscription dans des registres temporels différents : le Passé, le Présent, le Futur.
  • le trio des   chaises vides se déploie non pas en largeur, mais dans la profondeur du tableau : de l’arrière vers l’avant, l’enfilade des pièces obéit à la même tripartition Père/Fille/Prétendant.

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Un coup de théâtre !

Au terme de cette analyse, nous avons compris que Hoogstraten a conçu l’ensemble de la composition pour suggérer une identification des personnages comme des types théâtraux : la Père, la Fille et le Prétendant.

Mais, en regardant mieux, d’autres indices que nous n’avons pas totalement exploités jusqu’ici, vont nous conduire à une  interprétation encore plus précise, et inattendue, de la scène.


La carte à jouer

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La carte est un 5 de trèfle ou un 5 de pique.

Le 5 de trèfle, en cartomancie,  évoque un cadeau important et agréable : la dot promise par le père correspond bien à cette situation.

Mais le  5 de pique est néfaste : évènement déplaisant, contrariété, déception provoquée par le comportement d’une personne, aggravation d’une situation.

L’ambiguïté de la carte à jouer suggère l’ambivalence de la situation : un don qui apporte des ennuis.

La carte de géographie

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Mappemonde de Hondius (1641) : la Terre

Il s’agit  d’une mappemonde terrestre :  on voit nettement le cercle polaire et le tropique. Dans l’écoinçon en bas à droite, une femme est assise, gardée par un lion et tenant sur ses genoux une corne d’abondance tournée vers le bas : elle représente  la Terre, comme dans la mappemonde de Hondius, l’Air, le Feu et l’Eau occupant les autres angles.


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Mais cette mappemonde-ci semble bien être une invention de Hoogstraten, qui a rajouté dans le bandeau de droite les scènes de l’Histoire du Monde, en commençant par la Genèse. Astucieusement, la figure de l’élément Terre, avec sa corne d’abondance et ses animaux pacifiés, sert également à représenter le Paradis dont Adam et Eve, juste à côté, sont chassés, quittant définitivement la Géographie  pour l’Histoire.

Le globe de bois

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L’idée vient assez rapidement de rapprocher le globe de papier, au mur, et le globe de bois, sur l’escalier, avec son équateur bien marqué. D’autant plus qu’il crève les yeux au premier plan, à la verticale de la signature d’Hoogstraten, et à l’horizontale de la clé : comme si le peintre voulait que nous lisions : la clé, c’est le globe.

Or que nous montre la mappemonde ? L’Abondance comparée au Péché et à l’Expulsion.


Regards éplorés

Il faut une reproduction agrandie pour voir le regard grave de la jeune fille, à la limite de la tristesse : elle ne regarde pas son père à sa droite, ni son futur époux en face d’elle : surtout, elle détourne les yeux de la fenêtre.



Hoogstraten_corridor_Quatuor
Et, sur cette reproduction agrandie, nous percevons alors le détail qui explique tout : derrière la fenêtre, dans la rue, un jeune homme, la main sur la grille, jette sur la scène qui se déroule à l’intérieur un regard éperdu.

C.Brusati insiste sur la simultanéité entre  l’apparition de cet intrus et l’irruption du spectateur dans le réduit :

« Van Hoogstraten nous présente ainsi… le moment liminal où les animaux viennent d’apercevoir le spectateur et où le reflet de celui-ci est sur le point d’être relayé, par le miroir, à la société sans méfiance assise à la table. La fragilité de ce moment est matérialisée par la figure d’un homme, debout à l’extérieur de la fenêtre près de la table, en  train de lever la main pour taper à la vitre. Tout comme le spectateur, il menace d’interrompre l’intimité de cette réunion dans l’espace domestique. Dans son rôle de voyeur, il explicite et redonde, à l’intérieur du tableau,  la situation du spectateur.«  [1]

Cette justification théorique n’empêche pas que l’intrus puisse également jouer un rôle bien précis dans la scène qui se joue devant nous…


Une scène à quatre

La scène de genre est un classique à quatre personnages : le Père, la Fille, le futur  Mari et l’Amant de coeur. De sorte que tous les trios de la composition vont se compléter, eux-aussi, d’un quatrième terme :

  • dans le quatuor des sculptures, il faut compter pour deux les deux amours ailés : celui côté jour, au dessus du buste féminin, correspond à l’Amant de coeur choisi par la Fille ; celui côté maison, au dessus du buste Masculin, au Mari choisi par le Père ;
  • dans le quatuor trivial, le verre de vin complète la clé, qui prend désormais une valeur positive : le vin est l’instrument des séducteurs, celui qui  ouvre les coeurs ; la clé est l’instrument des maris, qui font bien de fermer leur logis ;
  • dans le quatuor des instruments, la carte à jouer oubliée par terre fait pendant à la lettre oubliée sur la marche : le caractère hasardeux du jeu et des plaisirs est à mettre en balance avec le sérieux de la lettre d’amour ;
  • dans le quatuors des animaux,  le chat, prédateur toujours prêt à croquer la perruche, illustre l’Amant qui traîne dans les rues et dans les maisons ; tandis que le lion, félin autrement  plus présentable, figure le Mari montant la garde auprès de sa future Epouse.

Hoogstraten_corridor quatuors

Hoogstraten_corridor_synthese_quatuor


Adam et Eve

La Genèse met elle-aussi en scène un quatuor : autour du couple d’Adam et d’Eve, deux autres protagonistes s’affrontent : le Père et le Tentateur.

Les figurines de la mappemonde nous permettent désormais  de conclure : le  Paradis,  l’abondance, correspond à toute la partie gauche du tableau, où le Père règne en maître sur les richesses accumulées dans la Maison. Pour rester au Paradis avec son nouvel Adam, la Fille doit se garder des Tentateurs. La perruche hésitant à la porte de la cage, est l’image de toute jeune fille au moment de quitter son foyer : cage mais aussi protection contre le chat qui rode.

Le sous-titre du tableau pourrait donc être complété en « Le Corridor ou L’envol de la perruche ».


Ainsi le « Corridor » est doublement un trompe-l’oeil : dans un premier temps, il se présente comme un pur jeu de perspective où les personnages miniatures jouent un rôle anecdotique, à la manière des figurants qui peuplent les tableaux d’architectures.

Dans un deuxième temps, les priorités se retournent et l’on comprend que le décor est conçu pour mettre en scène une pièce de théâtre à trois personnages… plus un quatrième, l’intrus, qui regarde la scène de l’extérieur : l’amoureux, exclu du tableau autant que nous-même, les spectateurs.



Une série de tableaux de perspective, moins ambitieux, confirment  le côté théâtral et spectaculaire des décors conçus par Hoogstraten.

Hoogstratten a perspertive view of a courtyard of a house

Perspective  de la Cour d’une Maison
Samuel van Hoogstraten, vers 1664, National Trust, Dyrham Park

On suppose qu’il s’agit là de la « Grande Perspective » (263 x 277 cm) composée par Hoogstraten pour Thomas Povey, le propriétaire du « Corridor ».

Sur la balustrade du fond, un cacatoès et un singe disent la richesse de la Maison, au blason entouré de deux géants prosternés.

Un chien dort en contrebas, un chat risque sa tête derrière une colonne : l’homme assis sur son manteau, occupé à lire comme dans le tableau précédent, n’est donc pas un intrus. Il a laissé son bâton de marche quelques degrés plus bas. Sans doute faut-il y voir un promeneur, un amateur d’architecture attiré par la magnificence de la demeure.

Hoogstratten a perspertive view of a courtyard of a house detail
Le point de fuite se situe un peu à droite de l’oeil du cacatoès : nous sommes donc assis sur la terrasse d’en face, mais qui ne comporte pas de balustres : probablement le prolongement de la colonnade. Sous nos pieds s’ouvre, presque à la verticale, une volée de marches sur laquelle Hoogstraten a laissé, pour accentuer l’effet vertigineux,  un de ses trompe-l’oeil habituels : une carte à jouer.



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hoogstraten mauritshuis young woman with a letter

Jeune femme lisant une lettre
Samuel van Hoogstraten, 1662-67, Mauritshuis, La Haye, 241 x 179 cm

Bacchus

Ce  tableau est truffé de références au vin   :

  • à gauche la statue de Bacchus,
  • au-dessus de celle-ci le triomphe de Bacchus peint sur le plafond de la galerie,
  • en bas la cave aux multiples barriques.

Le personnage assis

Près du point de fuite mais les yeux cachés par la rambarde, un homme est assis à une table, la tête dans la main. En reliant ce geste typiquement mélancolique aux références au vin, sensé combattre cette humeur, et en remarquant que le blason au dessus du personnage porte les armes de Hoogstraten, C.Brusati identifie celui-ci au peintre lui-même, écrivant le mot d’amour que la jeune femme est en train de lire. [2]

Mais par comparaison avec « Le Corridor », une autre interprétation est possible.

Le lieu

L’escalier se trouve être, ici encore,  le lieu tranquille où on lit les lettres d’amour. Nous retrouvons l’arcade avec les deux têtes d’angelots, dont nous savons maintenant qu’ils peuvent symboliser côté extérieur l’amour galant, côté maison l’amour marital.

Entre parc et maison

Latéralement, la jeune femme se trouve positionnée à égale distance du Dieu nu – qui invite à la fête et à la promenade dans le parc, et de la silhouette assise à sa table et qui veille sur elle de loin :  s’il s’agit de son Père, la composition serait alors une invitation à l’équilibre entre loisir et travail, entre plaisirs et sagesse.

Entre chat et chien

Dans la profondeur, elle se place entre le chat, qui l’épie dans son dos, et le chien, qui monte la garde devant elle : intrus inconstant contre compagnon fidèle, à elle de faire preuve de discernement entre ses familiers.

La cave bien tenue

Symbole de la richesse et de la bonne tenue de la maison, la cave avec ses barriques bien rangées est paradoxale : pour les besoins de la vue en enfilade, ses portes sont grandes ouvertes ; mais son oculus grillagé, juste derrière la jeune femme, attire immanquablement le regard.



hoogstraten mauritshuis young woman with a letter_Oculus
La plus grande richesse de la maison n’est pas la cave, mais la jeune fille : sous la patte du chat, l’oculus grillagé joue un peu le même rôle que la cage dans le « Corridor » : une image de la virginité bien gardée.


hoogstraten mauritshuis young woman with a letterJeune femme lisant une lettre, Mauritshuis, La Haye, 241 x 179 cm  Hoogstraten 1670 ca Perspective View of a Courtyard with a Young Man Reading loc inconnue 238x175Jeune homme lisant un livre Localisation inconnue, 238 x 175 cm

Le tableau a probablement été conçu en pendant d’une autre de dimension presque identique, inspiré quant à lui, de la Grande Perspective »  réalisée pour Thomas Povey, Mis côte à côte, les  deux tableaux mettent en scène un jeu cohérent d’oppositions :

  • jeune fille et chien debout, jeune homme et chien assis
  • écoinçons avec des amours, écoinçons avec des armes ;
  • lettre (l’amour) opposée au livre (la science) ;
  • jardin d’agrément, jardin botanique ;
  • cave à vin, laboratoire (à en juger par la cheminée allumée) ;
  • colonne corinthiennes et plafond plat, colonnes ioniques et plafond à ogives.

Hoogstraten Perspective portrait of a young man and a young woman
Les lignes d’horizon ne sont pas tout à fait à la même hauteur. A noter côté masculin le truc de la clé suspendue dans l’épaisseur du mur, qui crée le même effet de « trompe-la-main » que dans le Corridor.


Hoogstraten 1670 ca Perspective View of a Courtyard with a Young Man Reading loc inconnue 238x175Jeune homme lisant un livre Localisation inconnue, 238 x 175 cm
Hoogstraten Perspective portrait of a young man reading in the Courtyard Salisbury private collectionJeune homme lisant un livre Christie-Miller collection, Clarendon Park, Salisbury, 231 x 165 cm

Dans la seconde variante, le peintre  a supprimé la clé, rajouté le chat, et remplacé les colonnes ioniques par  des corinthiennes.

Toutes ces variantes  n’ont pas la complexité narrative du  « Corridor », le prototype de la série ; et témoignent que les riches patrons anglais de Hoogstraten   appréciaient ses perspective plus pour leur caractère tape-à-l’oeil et décoratif que pour leur subtilité narrative.



Références :
[1] « Van Hoogstraten presents thus for our view… the liminal moment in which the animals have just caught sight of the viewer and te viewer’s reflection is about to be relayed by the mirror to the unsuspecting company seated at table. The fragility of the moment is captured in the figure of a man… standing outside the window by the table and raising his hand to rap on the glass pane. Like the beholder, he threatens to interrupt the privcay of the intimate gathering in the domestic space before him. In his role as voyeur he defines and duplicates within the painting the position of the viewer. » Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati p 203
[2] « This identifies the figure’s eye with the determining eye of the artificer, while suggesting, through its head-in-hand pose, the melancholic temperament that befits a painter-poet » Celeste Brusati, p 209
[3] Arasse, l’Ambition de Vermeer, p 126

2.3 Du Corridor aux Pantoufles

1 mai 2016

Sans texte explicatif, sans témoignage d’époque, un tel tableau offre des possibilités de gloses infinies.

Heureusement, nous avons désormais un point de départ, celui du « Corridor », et une première idée des intentions de Hoogstraten : à la fois maître es perspective et metteur en scène de théâtres de marionnettes.



Les pantoufles

Samuel van Hoogstraten, entre 1654 et 1662, Louvre, Paris

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

Tout ce que nous savons sur « Le corridor », nous l’ignorons pour « Les pantoufles » : pas de date précise, pas d’indication sur le commanditaire, ni sur la manière dont le tableau était exposé. Même l’attribution à Hoogstraten a été laborieuse, en passant par Vermeer et Pieter de Hooch. Sans parler des ajouts intempestifs (un chien, un petite fille) commandés au fil des siècles par des propriétaires saisis par l’horreur du vide.

Car si « Le corridor » sacrifiait encore à la présence d’êtres animées,  toute présence vivante a été ici complètement évacuée :  la nature morte a supplanté la nature vivante, le décor a définitivement pris le contrôle du sujet. C’est pourquoi, faute de mieux, on a choisi pour titre du tableau l’objet le plus rassurant, ces fameuses pantoufles auxquelles l’oeil s’accroche avec espoir, comme à un esquif au milieu d’un océan de sens.

Car on sent vite que ce désert de figures gronde de significations, que l’étude de perspective est gorgée de psychologie. Comme l’analyse du « Corridor » nous l’a fait pressentir,  si l’esthétique d’Hoogstraten consiste à disperser un vrai sujet dans des détails anecdotiques (personnages miniatures, animaux et objets domestiques), alors nous ne sommes pas ici devant un tableau mineur, mais face à un aboutissement, celui d’une démarche délibérée de subtilisation.



La décoration



 

Hoogstraten_corridor  

 

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Trois pièces

Le « Corridor » montrait trois pièces en enfilade : Entrée/Antichambre/Salon.

Dans « Les Pantoufles », l’oeil traverse également trois pièces : une cuisine reconnaissable à ses plinthes en carreau de Delft, un couloir, et une pièce meublée confortablement, que nous appellerons provisoirement le séjour.

L’entrée à droite

Dans le « Corridor », la porte d’entrée de la maison est située à droite, derrière l’escalier. Ici, elle est également à droite, dans le couloir, et certainement ouverte, comme le montre la lumière abondante qui inonde le sol. Dans les deux cas, un élément mobile signale la position de l’issue : le chat qui vient d’entrer, et les pantoufles qui pointent en direction de la porte.

L‘entrée latérale introduit un second parcours possible, en largeur, orthogonal par rapport au parcours en enfilade. Nous verrons qui rentre et sort par ces issues au chapitre 2.2 Le Corridor : scène à quatre »

Les revêtements de sol

Les carrelages sont similaires :  dans le « Corridor » ce sont, de l’avant vers l’arrière, des damiers blancs et noirs, puis rouge et noir pour le salon du fond. Dans les « Pantoufles » se sont des losanges, blancs et noirs dans le séjour, rouge et noir dans la cuisine.

De plus, les « Pantoufles » introduisent un troisième revêtement de sol, plus modeste, sans équivalent dans le « Corridor » : le plancher du couloir.

Les décorations murales

Elles sont plus riches dans le « Corridor » : antichambre revêtue de cuirs,  cheminée monumentale, deux  tableaux (un au dessus de la porte, un au dessus de la cheminée).

Dans les « Pantoufles », les murs sont nus, un seul tableau est visible dans le séjour.

Au porche monumental du « Corridor » avec ses colonnes, ses bustes et ses écoinçons sculptés, la maison des « Pantoufles » ne peut opposer que la  moulure en pierre de la porte de la cuisine, décorée d’un simple feston, et la plinthe en carreaux de Delft. Ces carreaux ne sont pas un indice de richesse (ils étaient si bon marché qu’on s’en servait pour lester les bateaux) mais un signe de propreté (ils évitent de salir le bas des murs lorsqu’on nettoie le sol avec la serpillère).


« Le Corridor » nous introduisait dans l’intimité d’une famille riche, en harmonie avec la maison luxueuse dans laquelle l’oeuvre était exposée. Avec  « Les Pantoufles », nous jetons un oeil dans une habitation d’un standing moins ostentatoire  :  une habitation où les objets précieux se concentrent dans la meilleure pièce, le séjour où l’on reçoit.

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_decoration



Les objets et les personnages



Le balai hollandais

Le thème du balai oublié, fréquent dans la peinture hollandaise, donne lieu à  deux interprétations contradictoires : l’emblème du labeur et de la propreté, vertu cardinale en Hollande ; celui de la négligence, la balayeuse ayant abandonné son travail pour une autre activité plus pressante ; voire celui de l’appétit sexuel,  le manche à balai évoquant  l’objet du délit tout autant que la juste punition de la coupable.

De la propreté à la luxure, du membre adultérin au gardien du logis, du labeur à l’oisiveté, large est la tessiture  symbolique du balai hollandais !

Hogstratten_Corridor_BalaiHogstratten_Pantoufles_BalaiDans « Le Corridor », en raison de sa position (barrant le seuil) et de sa proximité avec le chien, il est naturel de  l’interpréter comme le gardien du logis.

Dans « Les Pantoufles », il n’est pas abandonné, mais tout à fait à sa place, à l’entrée de la cuisine, sous une étagère en bois à laquelle est  accrochée une serpillère. Ce balai-là semble donc tout à fait innocent : le ménage est fait, la serpillère est en train de sécher, l’ordre règne dans la cuisine.







Le miroir

Hoogstraten_corridor_miroirHogstratten_Pantoufles_MiroirLe miroir du « Corridor » était suspendu dans l’antichambre, au dessus de la table. Si nous regardons sur le mur  des « Pantoufles », l’objet au cadre noir très large, coupé opportunément par le chambranle pour créer une ambiguïté, n’est pas un tableau comme son voisin, mais bien un miroir.

Le miroir peut être un symbole de l’introspection, ou au contraire de la vanité. Celui-ci, vide et situé au dessus de la table, pouvait servir pour le maquillage. Il nous inciterait  donc plutôt à la lecture négative : coquetterie, absence de profondeur.

La chaise

Hoogstraten_corridor_trois_chaisesHogstratten_Pantoufles_ChaiseDans « Le Corridor », nous avions trois chaises vides : deux assorties avec la table de l’antichambre, et une isolée dans le salon du fond. Nous avons vu qu’elles faisaient écho, de manière marginale, avec les trois personnages du tableau : les chaises de l’antichambre avec la Fille et le Soupirant, la chaise isolée avec le Père.

Dans « Les Pantoufles », une seul chaise est visible.  Son tissu jaune, avec ses franges noires et jaunes, est assorti avec la nappe de la table. On pressent que cette unique chaise joue ici un rôle central : sa vacuité appelle une présence.


De qui cette chaise est-elle le siège ? De la dame du tableau, suspendu juste au-dessus ? Ou des visiteurs de cette dame ?

La table

Hogstratten_Pantoufles_TableDans « Le Corridor », ce qu’on voit du plateau de la table est vide, sauf  le verre de vin qu’on devine, à droite,  à travers le vitrail. L’important n’est pas la table elle-même, mais les trois humains qui conversent autour.

Dans « Les Pantoufles », faute de convives, l’accent se met naturellement sur les objets posés, ou plutôt exposés sur le plateau : telle une île aux falaises jaunes , la table offre à l’oeil déconcerté deux témoignages d’une présence humaine : un livre et une bougie , comme un bâtiment couché au pied d’un phare.


L’Ecrit

Hoogstraten_corridor_lettreDans « Le Corridor », une lettre était oubliée sur une marche de l’escalier : mot doux ou invitation, en tout cas  investi d’une charge émotionnelle ou sensuelle.

Pantoufles_livre

Dans « Les Pantoufles », un carnet est posé sur une étoffe noire, sur la table, sous la bougie. La couverture légère  milite en faveur d’un manuscrit : recueil de chansons ou de poèmes, lecture pour le soir et les plaisirs, non pour l’étude.


Les objets qui manquent

La carte géographique du « Corridor » n’a pas d’équivalent dans les « Pantoufles » : la carte est un objet masculin, abstrait, synonyme de possession et de puissance intellectuelle, qui n’a pas sa place dans la maison d’une dame.


Les objets supplémentaires

Il y a dans les « Pantoufles » trois objets qui n’ont pas d’équivalent dans le « Corridor » : les pantoufles, le torchon et la bougie.


Les pantoufles dans la peinture hollandaise

Les chaussures féminines abandonnées ont en général une signification licencieuse. Elles témoignent du dernier acte du déshabillage et suggèrent la nudité, le désordre, le relâchement, l’abandon sensuel.  Dans un sens très péjoratif, les femmes de mauvaise vie étaient comparées à de vieilles pantoufles, tout juste bonnes à être abandonnées n’importe où.

Les pantoufles dans les  « Pantoufles »

Hogstratten_Pantoufles_Pantoufles
Ici, ce ne sont pas les mules d’une courtisane : ce sont les chaussures d’intérieur d’une servante, celles qu’elle met pour faire le ménage. Elles ne sont pas jetées à la va-vite, mais ordonnées l’une derrière l’autre, sur le bord d’un petit paillasson ovale qui protège l’entrée de la chambre.

Il semble qu’Hoogstraten s’amuse ici à déjouer les interprétations faciles : son balai n’est pas phallique, ses pantoufles ne sont pas érotiques.

Le torchon

Le torchon complète le balai et les plinthes protège-mur : il est donc à sa place logique. Un linge blanc en plein soleil donnerait une image indiscutable de pureté, de propreté. Une serpillière qui sèche dans la pénombre laisse une impression ambigüe. Tout comme les pantoufles évoquent mécaniquement la nudité, la serpillière, objet de propreté, évoque mécaniquement son contraire : de quelle saleté s’agit-il, quelle souillure est-il question de nettoyer ?


La bougie éteinte

Hogstratten_Pantoufles_BougieEncore un objet ambigu : elle peut évoquer l’étude, la méditation. Mais ici, elle suggère l’inverse : les plaisirs nocturnes,  les excès (elle est presque entièrement consumée),  voire la débauche (penchée et raccourcie, elle caricature le sexe fort après la bataille).

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_objets

Les personnages humains

Hogstratten_Pantoufles_TableauTrois personnages habitent le « Corridor » , tandis que nulle présence humaine n’anime les « Pantoufles », sauf les deux personnages du tableau dans le tableau.

Mais la différence est-elle si grande ?  Les personnages du « Corridor » sont minuscules : l’un est encadré dans le miroir, les autres sont vus à travers les boiseries de l’antichambre au point que le trio semble en voie de désincarnation avancée : laquelle est simplement arrivée à son terme dans les « Pantoufles ».



Les animaux

Le chien, le chat, la perruche et sa cage n’ont aucun équivalent dans les « Pantoufles », ce qui est logique dans la cas d’une maison plus modeste. Malheureusement, donc, pas de métaphore animale pour nous mettre sur la voie.

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_personnages



L’analyse des objets nous laisse sur notre faim.

Dans ceux qui sont communs aux deux oeuvres, certains sont employés dans une symbolique différente : balai-gardien ou balai-propreté ; miroir plein ou miroir vide. D’autres semblent relever d’une intention commune : sous-entendu galant dans la lettre de l’escalier ou dans le cahier de musique.

Les trois objets spécifiques aux « Pantoufles » sont tous chargés d’un message ambigu :

  • pantoufles – propreté ou nudité,
  • torchon – pureté ou souillure ;
  • bougie – intellect ou sexe.

En prenant les objets globalement, il est possible néanmoins de déceler quelques tendances.

  • Les objets spécifiquement masculins (la carte géographique) sont absents. Les deux personnages montrés dans le « tableau dans le tableau », une dame et un enfant, nous orientent  vers un univers féminin.
  • Les quatre objets attribuables à  la Servante (balai/torchon et pantoufles/paillassons) se regroupent par paire, et tirent plutôt vers l’interprétation « propreté ».
  • Par contraste, les trois objets adjacents à la table, qui appartiennent visiblement à la maîtresse de maison, ont plutôt une connotation galante  : le miroir vide (coquetterie),  le carnet abandonné (plaisirs de la musique) et la bougie (activités nocturnes, désir assouvi).

L’impression d’ensemble est que les « Pantoufles » ne montrent pas un intérieur hollandais standard : la décoration,  le choix des objets, indiquent que nous sommes dans une maison d’un certain standing, probablement occupée par une Dame et sa Servante. A ce stade de l’analyse :

la Dame serait plutôt un oiseau de nuit porté à la coquetterie,

tandis que sa Servante fait régner l’ordre.



2.4 Les Pantoufles : effets optiques

1 mai 2016

Le « Corridor », avec sa taille grandeur nature et son intégration dans la décoration murale, était avant tout un jeu de trompe-l’oeil, qui de manière secondaire héberge une histoire.

Le statut des « Pantoufles » est plus ambigu : de dimension moyenne, il tient du tableau de genre ; mais un tableau de genre dans lequel les personnages se sont évaporés, sans pour autant laisser totalement place à la perspective comme sujet principal de l’oeuvre.

Après avoir énuméré dans le chapitre précédent ce qui rapproche les deux oeuvres, nous allons nous concentrer  ici sur trois aspects par lesquels elles se différencient  : les effets optiques (perspective, mise au point), le thème des portes, et celui des clés.



Effets optiques




Pantoufles_petit_pied

Desargues, Extrait de la planche 28 [1]

Jan Blanc [2] pense que Hoogstraten a pu utiliser une méthode nouvelle de perspective publiée en 1648 par Desargues : celle dite du « petit pied ».
Il suffit de se donner ce point de fuite C, et un pas horizontal (segment blanc). En traçant sur le bord du tableau le triangle CSl  ayant pour base ce pas on peut, par une suite de zig-zags à l’intérieur de ce triangle, déterminer l’étagement en profondeur.

A noter que si Hoogstraten a utilisé cette méthode, il est étrange que ce pas corresponde au cinquième de la largeur d’un carreau.


Pantoufles_perspective

Il a pu tout aussi bien utiliser la méthode des points de distance :  il suffit de se donner un carreau rectangulaire (4 fois plus long que large) pour qu’ils apparaissent à distance raisonnable du tableau  ( les points de distance pour un carré se trouvent à 3,60 m du point de fuite).



Pantoufles_plan
C’est en traçant le plan de la pièce qu’on se rend compte du caractère exceptionnel du point de vue choisi :

une fente très étroite sur une réalité très profonde.


La pièce de service

Pour apprécier les deux tableaux, il faut donc tenir compte d’une pièce supplémentaire, à l’entrée de laquelle le spectateur est sensé se trouver :

  • dans le cas du « Corridor », c’est un petit réduit fortement éclairé par la gauche (d’après la direction de l’ombre du chien) – une sorte de vestibule  ;
  • dans le cas des « Pantoufles », c’est un espace vaste et obscur (puisque le battant du premier plan à droite est totalement dans le noir) : il ne s’agit donc pas d’une cour intérieure, mais d’une pièce de service attenante à la cuisine : cave, réserve ou souillarde.


Quatre pièces en enfilade

 

Si nous tenons compte des deux sas, la pièce de service dont nous venons de déduire l’existence, et le réduit dans lequel était exposé le « Corridor », la comparaison porte en fait sur une enfilade de quatre pièces :

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_enfilades

Deux pièces « sociales » ou la maîtresse reçoit : le « séjour » et le couloir ; et en symétrie, deux pièces « domestiques » où la servante travaille.


Des effets optiques inverses

Hoogstraten_corridor  

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Dans « Le Corridor », le spectateur est placé à l’entrée du réduit qui héberge la peinture, deux marches en contrebas du porche qui ouvre la demeure fictive : si près qu’il pourrait en un pas s’emparer de la clé ou du balai. En terme de photographie, on pourrait parler d’un effet « grand angle ».

Dans « Les Pantoufles », la reconstruction perspective montre que le spectateur se tient au fond d’une pièce obscure : le loquet et la poignée du premier plan à droite ne sont pas du tout à portée de sa main, mais au moins à 2,5 m. Le cadrage du tableau ne correspond donc qu’à une toute petite partie de son champ visuel : il s’agit d’un effet de « zoom ».


Une focalisation inverse

Dans « Le Corridor », le point est fait sur les objets proches : clé, balai, chien, cage sont montrés dans tous leurs détails, tandis que les personnages et les tableaux du fond  sont esquissés.

Dans  « Les Pantoufles », le parti-pris est inverse : les détails du premier plan sont indistincts (les carreaux de Delft),  tandis que les objets de l’arrière plan -clés, objets sur la table, tableau  – sont rendus avec précision.



Des portes et des clés



Le parcours du regard

Pantoufles_Corridor_parcours_regard

Dans « Le Corridor », rien ne s’oppose à la progression du regard : un vaste porche entre les colonnes nous accueille,  un large seuil ouvre l’antichambre, la seule porte visible est celle de la pièce du fond, grande ouverte sur la droite.

Dans « Les pantoufles », chacun des trois seuils possède sa propre porte. S’ouvrant alternativement à droite et à gauche, elles produisent une sorte d’effet de chicane qui complexifie la lecture.


En aparté : les chicanes d’Hammershoi

1901 vilhelm-hammershoi-interior-strandgade-30 Staedel Museum Francfort schema

Interior Strandgade 30
Vilhelm Hammershoi, 1901, Städel Museum, Francfort 
 

Hammershoi, qui n’a pas pu voir le tableau (il n’était pas encore entré au Louvre) retrouvera une mise en scène étonnament similaire, avec les mêmes ingrédients (chaise vide, portes en chicane, femme vue de dos), mais le décalage entre le point de fuite et  le fenêtre du fond piège l’oeil dans une oscillation symboliste ( s’échapper vers la lumière ou s’attarder sur le mystère de femme dans l’ombre), quand les ricochets de Hoogstraten ne le conduisent qu’à percuter la cloison.

Strandgade 30

On trouve rapidement l’endroit de l’appartement qui présente une telle enfilade  : l’effet de chicane est donc fortuit, même si Hammershoi l’a délibérément accentué


1909 vilhelm-hammershoi-interior with stove Collection privee

Interior with stove
Vilhelm Hammershoi, 1909, collection privée

Dans cet autre tableau pris du même point, une seule porte subsiste et l’effet visuel recherché est complètement différent (confronter la femme et le poêle).


Chez Hoogstraten, nous allons voir que ces sens alternés d’ouverture ne sont pas  un pur procédé graphique, mais qu’ils répondent à une logique d’aménagement pratique des lieux.


La première porteHoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte1

On n’en voit que le bord, avec une poignée en fer forgé et un loquet à clenche. Vu l’obscurité et le fait qu’une clenche ne constituerait pas une protection suffisante, elle en donne pas dans une courette extérieure, mais dans une pièce fermée.

Si la porte s’ouvrait vers l’intérieur de la cuisine, la poignée devrait être éclairée, et non apparaître en ombre chinoise. La reconstruction perspective confirme ce fait : nous sommes dans une pièce à laquelle on n’accède que depuis la cuisine.

aujourd’hui, la servante  a oublié de la refermer,

permettant aux courants d’air et à notre regard de s’immiscer dans le logis.


La seconde porte

Hoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte2
Elle sépare la cuisine du couloir, et présente un simple anneau permettant de la tirer. Il n’y a pas d’autre ferronnerie apparente, mais il est possible qu’elle possède une serrure sur la face invisible, afin que la maîtresse de maison puisse isoler son espace privé des pièces où vit et travaille l

La porte s’ouvre vers l’extérieur de la cuisine, ce qui facilite l’accès de la partie service à la partie séjour (pour apporter les plats).

La reconstruction perspective montre que la porte ouverte occupe la moitié du couloir : c’est pourquoi elle s’ouvre à gauche, afin de ne pas bloquer le passage depuis la porte d’entrée, à droite du couloir.

La troisième porte

 

Hoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte3
En face de la porte de la cuisine, elle nous donne un aperçu du côté « noble » de ces deux portes, décoré de dix bossages rectangulaires. Elle s’ouvre vers l’intérieur de la chambre afin de ne pas heurter la porte de la cuisine. Il n’y a pas de logique d’aménagement au fait qu’elle s’ouvre à droite plutôt qu’à gauche, mais il  y en a deux du point de vue de la composition :

  • d’une part,  le trousseau de clé se place ainsi en position stratégique, juste au-dessous du tableau dans le tableau, se découpant parfaitement sur le mur blanc et le dossier de la chaise vide ;
  • d’autre part,une association visuelle s’établit entre le trousseau et le loquet, invitant à une réflexion symbolique.


La clé : symbole joker

P.L.Donhauser a étudié le thème de la clé dans plusieurs tableaux hollandais, et montré qu’il s’agit d’un symbole très  versatile,  mais plutôt lié au monde des femmes  :

« En général, les clés suggèrent le devoir, la responsabilité, la fidélité, en relation avec l’idée d’un accès réservé : par exemple la clé de Saint Pierre gardien du paradis, la clé de la maîtresse de maison assistant son mari ou  de la servante du logis ; ou bien, en contrepartie masculine, celle de l’homme politique dans ses obligations publiques. Mais la clé peut également avoir des connotations sexuelles, signifiant soit un comportement licencieux, soit la virginité ; peut être  à cause de sa forme phallique, de son association mediévale avec la chasteté, et de la notion d’accès à un domaine privé, comme dans l’hortus conclusus, symbole de la virginité de Marie.  Ces tendances thématiques – devoir, fidélité, sexe ou amour conjugal, sont toutes en interrelation, et se réfèrent à ce que l’on reconnaissait, au XVIIème siècle, comme des aspects centraux du comportement féminin ». [3]


Les quatre serrures

Par rapport au « Corridor », la difficulté d’interprétation est multipliée par quatre : qui dit quatre clés dit quatre serrures : or nous  avons justement quatre portes dans le tableau : trois visibles, plus la porte d’entrée cachée, ce qui correspond justement à la répartition des clés : trois libres plus une engagée.

Cependant, cette piste trop facile est à abandonner aussitôt, puisque Hoogstraten a bien pris soin de nous montrer que, sur les trois portes, une seulement est équipée d’une serrure.

Quatre personnages sur les carreaux

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Sur la plinthe, quatre personnages peints sur les carreaux, encadrant l’entrée de la cuisine, rappellentles indices sculptés (les bustes et les deux angelots), qui, encadrant le porche du « Corridor », nous incitaient à entrer dans l’histoire. Mais ici, le jeu est plus ouvert, les carreaux sont sciemment  indéchiffrables : on voit seulement quatre silhouettes qui marchent, hommes ou femmes.



Deux décors contrastés



De l’utilité d’un sas

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Hoogstraten a conçu les décors des deux tableaux selon le même principe de trois pièces en enfilade.

Il s’est préoccupé de la place du spectateur, en prolongeant discrètement le décor en avant du plan du tableau dans une quatrième pièce : un réduit, révélé par la cage suspendue ; une pièce de service, révélée par le bord de sa porte.

Ces deux sas assurent la transition vers l’univers du tableau, mais de manière totalement différente.

  • Dans « Le Corridor », il s’agit d’un effet de surprise où le spectateur se trouve projeté au pied d’un porche majestueux,  incité à pénétrer dans la magnificence de la riche demeure, et arrêté tout aussitôt par la prise de conscience du trompe-l’oeil.
  • Dans « Les Pantoufles », il s’agit d’un effet de suspens : pas question de pénétrer dans la petite maison, seulement de l’observer de loin comme à travers une lorgnette, en réglant la focale sur le tableau du fond.


Deux esthétiques tranchées

L’esthétique du « Corridor » est une esthétique théâtrale : l’arcade somptueuse et la cage en surplomb, transforment le réduit en une sorte de théâtre privé, avec son fronton ostentatoire et son lustre, à l’usage  de Thomas Povey et de ses invités.

Les « Pantoufles » ressortissent plutôt de l’esthétique du « judas », d’une vue sur un espace intime, volée à travers la fente d’une porte restée ouverte.

Ces deux conceptions radicalement différentes illustrent l’intérêt de Hoogstraten pour les théories de la représentation : l’effet de grand angle du « Corridor » appelle l‘implication du spectateur ; l’effet de zoom des « Pantoufles » le repousse dans une observation distanciée. L’un provoque une aspiration physique, l’autre un éloignement métaphysique. Le balai du « Corridor » barre la route et incite la main à s’en saisir ; celui des « Pantoufles« , placé presque au même endroit dans la composition mais statufié dans la pénombre, laisse subodorer le mystère d’une présence évanouie.

Deux principes narratifs

Dans  « Le Corridor », par une circulation sans obstacle au travers de larges embrasures, le regard est aspiré jusqu’à la cheminée du fond comme par un appel d’air : le problème que le tableau résout, c’est comment assurer un bon tirage.

Dans les « Pantoufles », il suit un trajet plus complexe, au travers de portes en chicane, pour se heurter à un mur, dans une pièce sans issue, entre un miroir noir et un tableau polysémique : ici, la machinerie interne de l’oeuvre fonctionnerait plutôt comme une pompe à clapet,  comprimant progressivement le regard jusqu’au  troisième compartiment, à haute pression symbolique.

« Le Corridor » apparait ainsi comme un prototype simplifié, à une seule porte et une seule clé, celle-ci assez facile  à trouver derrière la colonne : manière de dire que la devinette joue  ici un rôle marginal,  et qu’une seule solution est possible.

Dans « Les Pantoufles », les portes et les clés ont été multipliées par quatre : en agitant le trousseau sous notre nez, Hoogstraten nous invite à imaginer une intrigue nettement plus corsée :

quatre histoires, ou une seule histoire à quatre personnages ?  



Références :
[1] Desargues, Girard. Manière universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied, comme le géométral, ensemble les places et proportions des fortes et foibles touches, teintes ou couleurs, par A. Bosse,…. 1648
[2] Jan Blanc, conférence «Peut–on interpréter Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten ?» dans Le Sens de l’œuvre – Le sens à l’œuvre. De l’interprétation dans les arts visuels, Paris, musée du Louvre, 2012
[3] « A Key to Vermeer? », Peter L. Donhauser,, Artibus et Historiae, Vol. 14, No. 27, (1993), pp. 85-101 www.jstor.org/stable/1483446

2.5 Les Pantoufles : curiosités

1 mai 2016

La complexité des Pantoufles tient au fait que l’oeuvre se rattache à trois curiosités que Hoogstraten, toujours à l’affût des nouveautés artistiques , était susceptible de proposer à ses riches amateurs :

  • la boîte optique,
  • l’histoire elliptique,
  • la suggestion érotique.



Une boîte optique



Boîte à perspective

Hoogstraten, 1655-60, National Gallery, Londres

Peepshow Hoogstraten National Gallery

Cet objet hors du commun est ouvert sur un des côtés afin de laisser entre la lumière, les cinq autres faces étant peintes. Deux trous dans les parois latérales permettent de regarder les neuf pièces composant l’intérieur de la maison, plus des aperçus sur l’extérieur :

« Le fantasme d’ubiquité oculaire offert par la boîte à perspective charme le spectateur, mais également le désarme et le désincarne, car les séductions et possessions de la boîte ne sont pas mises à disposition de son corps, mais seulement de son oeil fixé au judas. »  [2]



Peepshow Hoogstraten National Gallery faces
Voici les cinq côtés développés. Nous retrouvons bien des objets familiers  : le paillasson, le balai, le chien,  la carte de géographie,  des tableaux, des chaises, un mot adressé au peintre, un  peigne  et un collier de perles sur la chaise devant le miroir de toilette, posés « à portée de main ».

C.Brusati ([1], p 117)  a bien relevé l’exhibitionnisme ostentatoire d’Hoogstraten : car ce qu’il nous montre c’est l’intérieur de sa propre maison, ornée de ses propres armoiries et de celles de sa femme (tableau à gauche de la porte de la chambre, dans laquelle une femme dort) .



Peepshow Hoogstraten National Gallery face droite
Si l’on regarde, par le trou de gauche on se trouve face à un effet d’« éviction » qui rappelle beaucoup celui des « Pantoufles » :

« Van Hoogstraten apporte un soin particulier à ce que le spectateur se sente simultanément exclu et absorbé optiquement dans le monde peint, et ce de plusieurs façons. Le spectateur qui regarde dans la boîte depuis  la gauche contemple des variantes de son propre espionnage,  à savoir l’homme qui, l’œil collé à la fenêtre, regarde secrètement une femme absorbée dans sa lecture,  et la  deuxième femme sans méfiance endormie dans la chambre adjacente ». [3]



Peepshow Hoogstraten National Gallery face gauche
Si l’on regarde maintenant par le trou de droite, on se trouve face à un effet d’« inclusion » qui rappelle beaucoup celui du « Corridor »   :

« La vue depuis l’ouverture de droite séduit à nouveau, mais cette fois selon une stratégie différente, qui par l’imagination place le spectateur au centre de la boîte, en tant qu’objet invisible du regard du chien. De ce point de vue, au lieu de chercher à espionner des figures féminines encadrées par des passages étanches et des fenêtres fermées, le spectateur regarde le monde au-delà de la maison.  Il est ainsi flatté, mis dans la position de l’artiste ou du maître des lieux. Ses ornements aristocratiques – manteau , chapeau, épée, sautoir – pendent devant lui sur le mur » [4]


Hoogstraten_corridor Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Dans ses jeux avec la perspective, Hoogstraten réutilise les mêmes éléments dans une logique similaire. C’est ainsi que la  vue qui nous « aspire«  à l’intérieur est amorcée par un chien tout à fait  semblable à celui du  « Corridor » ; tandis que la vue dont le décor est très similaire aux « Pantoufles » ( même encadrement de porte, même position du balai, même alternance de sols carrelés et boisés accentuant l’effet de profondeur) est celle qui, esthétiquement, produit elle-aussi  un effet d’éviction.


Une autre boîte à perspective ?

Jan Blanc [5] a relevé certaines particularités des Pantoufles qui en feraient un tableau très inhabituel, dans le cas d’un accrochage classique :

  • la position de la ligne d’horizon suppose que le tableau soit accroché assez bas (environ 70 cm au dessus du sol) ;
  • les objets principaux sont situés près du point de fuite (le tableau, la table, le miroir) ;
  • le premier plan, très sombre, fait hiatus avec le mur environnant.

Une première hypothèse est que le tableau était accroché derrière une fausse porte, avec un vantail fixe en bas et un vantail ouvrant en haut. S’opposent à ce dispositif la trop faible hauteur du vantail bas (70 cm) et le fait que les portes à deux vantaux étaient uniquement utilisées en extérieur.

Jan Blanc propose donc que « Les Pantoufles » aient constitué le fond d’une sorte de boîte à perspective, avec un éclairage latéral venant de la droite, et un trou fixant le regard  au niveau du point de fuite. La difficulté est que la boîte devrait être très longue (3,60 m) pour respecter la diminution rapide du quadrillage.

Pantoufles_accrochage_normal
En s’ouvrant vers nous, la porte de la cave projette la poignée en avant de la surface picturale : illusion qui est cassée par la présence du cadre.


Pantoufles_loupe
Le dispositif le plus satisfaisant est donc celui proposé par Jan Blanc d’un compartiment fermé éclairé latéralement, mais muni d’une lentille à courte focale pour obtenir l’effet d’éloignement.



Une histoire elliptique




Hendrik-van-der-Burgh-Interieur-avec-une-veste-sur-une-chaise-Gemaldegalerie-Berlin

Intérieur avec une veste sur une chaise
Hendrik van der Burgh, date inconnue, Gemäldegalerie, Berlin

Le paillasson sur le seuil, la porte ouverte vers le vestibule, nous placent dans la situation de celui qui vient  de pénétrer dans la pièce.
La veste bordée d’hermine s’ajoute aux souliers pour suggérer une compagnie galante,  et échauffée.
On devine sur la droite la spirale de marbre d’une desserte : la nature morte au homard nous montre le festin que le cadrage dissimule.
Dans un plan de cinéma, nous entendrions déjà les rires et les bruits des convives, en attendant que commence le travelling vers la droite.

Les Eléments et leurs filtres

Ce goût raffiné pour l’ellipse  autorise une lecture plus abstraite des Pantoufles, selon l’esthétique de la disparition.



Pantoufles_cles
L’insistance sur les quatre clés invite à rechercher, au moins comme hypothèse de travail, la présence des quatre Elements. Nous les trouvons facilement :

  • l’Eau est évoquée par le torchon,
  • la Terre par le paillasson,
  • l’Air par son flux au travers des trois portes ouvertes,
  • le Feu par la Bougie.

Plus subtilement, les Elements ne sont pas montrés directement , mais évoqués par des objets qui jouent par rapport à eux le rôle d’un dispositif de filtrage. C’est ainsi que, de l’avant vers l’arrière, on perd successivement :

  1. l’Eau dans le torchon de la cuisine
  2. la Terre dans le paillasson du couloir
  3. l’Air dans la nappe de la chambre
  4. le Feu dans la bougie éteinte.



Hogstratten_Pantoufles_MiroirComme par une suppression progressive des couleurs, l’abolition des Elements se conclut dans le miroir noir.




Le Corps recomposé

De la même manière, quatre objets sont liés à des  parties bien précises du corps:

  1. le balai aux  mains ;
  2. les pantoufles aux pieds ;
  3. le dossier de la chaise, au dos ;
  4.  le carnet à la tête.

C’est ainsi que, dans le trajet qui mène de la cave sombre aux  raffinements de la chambre à coucher, on gagne successivement :

  1. les mains dans la cuisine
  2. les pieds dans le couloir
  3. le dos dans la chambre
  4. la tête sur la table (livre)

 



Pantoufles_tableau
Cette recomposition s’accomplit dans les deux personnages du tableau  : le jeune messager (résumé par des pieds et des mains) et la maîtresse (réduite à un dos et une nuque).

Une double abstraction

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Disparitions

Ainsi « Les Pantoufles » ne présentent pas la vacuité comme atteinte, mais comme construite à l’issue d’un double processus d’abstraction : tandis que les Elements du décor disparaissent dans le miroir noir, les personnages se désincarnent  dans le tableau. [6]

Les deux seuls éléments de mobilier visibles dans la pièce, la chaise et la table, immédiatement situés sous le tableau, figurent également à l’intérieur de celui, assurant une forme de continuité entre la pièce et l’image.

La singulière impression de présence que procure la contemplation des « Pantoufles » tient au fait que, si abolir le réel est aussi simple que d‘avancer vers le fond du logis, alors le reflux de notre regard va peut être faire apparaître la Maîtresse dans la chambre et la Servante dans la cuisine, comme par la magie d’un lever de rideau.

 



La suggestion  érotique

 

Une jeune femme nous tourne le dos au fond d’une enfilade de pièces vide : si ce tableau dans le tableau donne la clé de l’énigme, c’est  à l’inverse de la lettre volée de Poe. Car dans cette raréfaction des sens qui caractérise les Pantoufles, l’étincelle blanche  de sa robe et le vermillon de son lit ne passent pas inaperçus.



ter Borch Admonestation paternelle
L’Admonestation paternelle ou la Conversation galante

Gerard ter Borch, 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau a fait l’objet d’un malentendu séculaire [7]. Voici comment Goethe le décrit :

« Qui ne connaît la splendide gravure qu’en a fait notre Wille ? Un père, noble chevalier, assis jambes croisées, semble s’adresser à la conscience de sa fille debout devant lui. Celle-ci, une magnifique silhouette au vêtement de satin blanc à plis,  n’est vue, il est vrai, que de dos, mais tout son être semble indiquer qu’elle fait effort pour se dominer. Mais on voit à la mine et au geste du père que la remontrance n’est pas violente et humiliante ; quant à la mère, elle paraît dissimuler un léger embarras en regardant le contenu d’un verre de vin qu’elle est sur le point de vider » Goethe, Les Affinités électives, livre II, 5 1809 (traduction de J.F Angelioz, Gonthier-Flammarion)


Caspar Netscher Admonestation paternelle

Admonestation paternelle,
Casper Netscher, 1655, Schlossmuseum, Gotha

Cette copie par Netscher montre le détail qui s’est effacé dans l’original : la pièce de monnaie que l’homme tend entre ses doigts.
Le « noble chevalier » se révèle un soldat en goguette, la mère une entremetteuse finissant de siffler son verre et la fille, une fille de joie en fourreau de satin [8].

1658-60 Netscher Dame a sa toilette Musee des BA Bale detail

Dame à sa toilette
Netscher, 1658-60 , Musée des Beaux Arts, Bâle
Cliquer pour voir l’ensemble

Le même détail suggestif de la bougie soufflée et penchée se trouve dans un autre tableau, plus anodin, de Netscher.


Ter Borch Woman in white sateen in front of a bed with red curtains c. 1655 Dresden, Gemaldegalerie, Alte MeisterFemme en satin blanc devant un lit aux rideaux rouges
Ter Borch, vers 1655, Dresde, Gemäldegalerie, Alte Meister
Le messager Ter Borch, 1654-58, Musee de l’Ermitage, Saint PetersburgLe messager
Ter Borch, 1654-58, Musée de l’Ermitage, Saint Petersburg

Ter Borch a réalisé plusieurs variantes de ce tableau à succès : tantôt la jeune femme est seule devant son miroir et son lit-tente ; tantôt elle lit une lettre en présence d’un jeune messager qui attend la réponse. La variante  qui figure dans « Les Pantoufles », avec à la fois le messager à gauche et le lit-tente à droite, soit n’a jamais existé, soit n’a pas été conservée.

Une citation ambigüe

Remarquons qu’Hoogstraten a choisi la version édulcorée du célèbre tableau : une jeune femme élégante recevant une messager près de son lit n’implique pas nécessairement une proposition vénale. Nous sommes peut être simplement en présence d’une Rückenfigur à la sauce hollandaise, avec tout le prestige et le mystère qu’implique la posture :

« La figure la plus typique de Ter Borch, celle qui sera le plus reprise par les contemporains, est celle de la jeune femme vue de dos, à l’expression nécessairement indéchiffrable. Par cette simple pose, l’intériorité de la figure est présentée au spectateur comme un secret du tableau dont il est, lui spectateur, le destinataire. »  (Arasse [9], p 167)

Le remplacement du soldat par un jeune messager fait rentrer le tableau dans la  catégorie des scènes de genre pour dames. Mais, éliminée dans l’explicite, la prostitution revient par l’implicite : car quel type de jeune femme seule peut se permettre de meubler sa chambre avec des éléments aussi coûteux qu’un lit-tente, un sol de marbre, un large miroir , un chandelier d’argent, une bougie de cire blanche et un Ter Borch ?


Des objets suspects

Dès lors, cette suspicion  contamine à son tour  les objets, par le biais des proverbes hollandais :

  • « Quand la bougie s’éteint, la honte aussi » [10]
  • « Il ne faut pas mettre la  clé de n’importe qui dans la serrure de quelqu’un d’autre »  [11]
  • « Se marier par dessus le balai » : se marier pour l’argent, en ayant un amant pour l’amour
  • « un torchon », « une vieille pantoufle » :  une femme de mauvaise vie

<cles>

Du coup, le trousseau avec ses quatre clés devient  l’enseigne sinon d’un maison close, du moins d’une serrure accueillante.



Références :
[1] Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati
[2] « The fantasy of ocular ubiquity offerd by the perspective box not only gratifies but also disarms and disembodies the viewer, for the box’s seductions and possesions are notr available to an embodied beholder, but only to the eye placed at the peephole. » [1], p 182
[3] « Van Hoogstraten calls special attention to the beholder’s simultaneous corporeal exclusion from and optical absorption into the painted world in a number of ways. The viewer looking into the box from the left sees a version of his or her own covert viewing represented by a man with his eye pressed to the window secretly watching a woman absorbed in her reading and on a second unsuspecting woman asleep in the adjacent bedroom. » [1] p 181
[4] « …the view through the right aperture seduces again, but this time by a different strategy, which places the beholder imaginatively at the center of the box as the invisible object of the dog’s gaze. From this vantage point, instead of looking in unseen at female figures framed by sealed-off passages and closes windows, the viewer looks out into the world beyond the house. The beholder is thus flattered, put into the position of the artist or the man of the house.His artistocratic trappings – coats, hat, sword, and sash – hang before him on the wall. » [1] p 182
[5] Jan Blanc, conférence «Peut–on interpréter Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten ?» dans Le Sens de l’œuvre – Le sens à l’œuvre. De l’interprétation dans les arts visuels, Paris, musée du Louvre, 2012
[6] Parcours en 3D dans Les Pantoufles : https://vimeo.com/70536536
[8]Adulterous Alliances: Home, State, and History in Early Modern European Drama and Painting, Richard Helgerson ,University of Chicago Press, 2000 p 79 http://books.google.fr/books?id=Gml5jSATe0cC&pg=PA79&dq=ter+borch+paternal+admonition&ei=IBtvSs6QKIayzgS9t43SDg
[9] L’ambition de Vermeer, D.Arasse
[10] « De Kaers uyt, de Shaemschoe uyt », Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste BrusatiBrusati, p 204
[11] « Maer men mach gheen vremde sleutel in een anders slot steken…. », d’après A. Bredero, « Klucht van den Meulenaer » (1622), cité par P.L.Donhauser »A Key to Vermeer? », ,, Artibus et Historiae, Vol. 14, No. 27, (1993), pp. 85-101 www.jstor.org/stable/1483446

2.6 Les Pantoufles : une fin ouverte

1 mai 2016

Et si l’objectif des « Pantoufles » n’était pas de nous faire deviner une histoire déjà écrite, mais plutôt de fournir à notre imaginaire un décor astucieux et polyvalent  ?

Pantoufles_servante_maitresse
Deux femmes cohabitent dans des secteurs clairement délimités :

  • la Servante occupe la cuisine et le couloir (par ses pantoufles sur le paillasson)
  • la Maîtresse occupe la pièce du fond.

 

On peut facilement imaginer quatre histoires, dans lesquelles  chacune des femmes se révèlera soit morale, soit immorale.



1) Moralité de la servante

Pantoufles_table_chaiseD’après l’ombre de la chaise, le soleil est haut : nous sommes dans l’après-midi. La maîtresse a fait la fête  hier soir (le carnet mal rangé, la bougie).

A maîtresse couche-tard, servante pressée : il faut bien que quelqu’un lave et range.

Elle a donc nettoyé  le sol et ouvert la porte d’entrée pour laisser entrer le soleil. Pour ne pas salir à nouveau, elle a laissé ses pantoufles de travail sur la paillasson. Pieds-nus ou avec des chaussures propres, sans doute est-elle à l’intérieur de la chambre, en train de ranger pendant que sa maîtresse se promène.

Du fond de la cave à la chambre, le trajet de la servante est orthogonal à celui des visiteurs dans le couloir :

le chemin des serviteurs et celui des maîtres se croisent en un seul point : les pantoufles.


cornelis_de_man_woman_sweeping

Servante balayant
Cornelis de Man, date inconnue, Collection privée

En choisissant le point de vue inverse, depuis l’intérieur de la chambre, Cornelis de Man illustre ici, sans équivoque, l’histoire de la servante morale (et de la maîtresse immorale).


sb-line

2) Immoralité de la servante

Eavesdropper on Two Lovers Nicolaes Maes, 1656-57, Apsley House

L’oreille indiscrète ou Le Sens de l’Ouïe (Eavesdropper on Two Lovers),
Nicolaes Maes, 1656-57, Apsley House, Londres  [1]

Il ne manque pas d’exemples où le balai abandonné signifie un peu plus que la négligence au travail. On voit ici une maîtresse de maison interrompre ses comptes pour écouter discrètement le couple de serviteurs qui se lutine dans la cuisine, derrière une porte à clenche et un balai bien mis en évidence (à noter également le paillasson qui marque la limite entre les pièces de service et les pièces d’habitation).

Pantoufles_balai_pantouflesLa servante a abandonné sa cuisine. Pieds-nus, elle a couru ouvrir la porte d’entrée à son amant (d’où la direction des pantoufles), a ouvert en hâte la chambre en oubliant les clés sur la serrure. C’est là qu’ils se trouvent maintenant, pour un cinq à sept scandaleux. Car la vraie immoralité n’est pas sexuelle, mais sociale :

quand la maîtresse n’est pas là, c’est la servante qui s’empare et des clés et du lit.



sb-line

3) Moralité de la maîtresse

Pantoufles_miroir_tableEn recopiant Ter Borch, Hoogstraten a supprimé les accessoires trop visibles de la coquetterie et des plaisirs (le ruban, la brosse, les deux peignes, la coupelle en argent). En devenant mural, le miroir de toilette, accessoire de vanité, s’est transformé en quasi-objet de piété, en instrument d‘introspection.

C’est une jeune fille sérieuse qui vit dans cette chambre,

elle étudie à la bougie et en reste aux échanges épistolaires.







sb-line

Immoralité de la maîtresse

Pantoufles_cle_filleLes métaphores sont à prendre au pied de la lettre. Dans cette maison

  • les balais embrochent les torchons,
  • les talons piétinent les paillassons,
  • les bougies détumescentes s’inclinent,
  • au point que le miroir se refuse à refléter ces indécences.

Juste à l’aplomb de la jeune femme, les clés se succèdent dans la serrure.

La porte du couloir est grande ouverte, le sol est en train de sécher.

Le petit messager du tableau amène la lettre d’un nouveau client.












Reprenons une dernière fois la comparaison entre « Le Corridor » et « Les Pantoufles » . Cette fois, non plus avec le regard du décorateur de théâtre soucieux d’organiser l’espace, mais avec celui du metteur en scène qui travaille le placement des personnages, leurs entrées et leurs sorties.



Une Histoire à quatre

Les quatre personnages

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Quatre personnages

Dans les tableaux de genre représentant une scène galante, l’homme est généralement assis, en posture avantageuse. D’où l’idée que la chaise vide serait non pas celle de la Maîtresse, mais celle destinée au client : disons à l’Amoureux, pour ne pas forcer le trait. De même, le carnet abandonné sur la table jouerait un rôle analogue à celui des magazines dans une salle d’attente. Du coup, le « dos » et la « tête » qu’ils évoquent ne sont pas ceux de la Maîtresse, fixés dans le tableau : mais ceux de l’Amoureux qui ne fait que passer dans la pièce.

Par ailleurs nous avons vu ( 2.5 Les Pantoufles : curiosités )  que le corps absent de la Servante est quant à lui évoqué par le balai et les pantoufles.

En nous montrant l’image peinte du Messager et de la Maîtresse, le tableau dans le tableau inverse, au choix, soit les conditions sociales, soit les sexes des deux personnages non peints dans le tableau : la Servante et l’Amoureux.

Ainsi, à côté de l’instrument de l’artifice – le miroir propice aux maquillages  –

l’objet d’Art fonctionne comme une sorte de miroir théorique

qui montre les absents, mais en les inversant.

Retenons que la pièce du fond n’est peut-être pas  le fond de la pièce !


Deux enfilades similaires

Si la pièce que nous voyons n’est finalement, comme dans les tombes égyptiennes, que l’antichambre d’une chambre secrète, nous pouvons maintenant comparer les deux décors d’une autre manière, en décalant celui des « Pantoufles » d’un pièce vers le bas.


Pantoufles_Corridor_plan-complet

Le parallélisme entre les deux décors devient flagrant :

  • le tableau et le miroir se situent au même niveau, entre la chambre et l’antichambre ;
  • les carrelages noir et rouge signalent les espaces privés ;
  • les carrelages noir et blanc signalent les espaces de réception ;
  • les entrées latérales se retrouvent au même niveau, en deuxième position  dans l’enfilade ;
  • les entrées frontales également : arcade et porte de la cuisine, signalées chacune par un balai.

 Nous avons ainsi deux décors qui, du point de vue des entrées en scène, obéissent au même schéma de conception. Reste à mettre en place les personnages.


L’argument du « Corridor »

Pantoufles_argument1

Soit un rapport de force existant  – le pouvoir du Père sur la Fille, et un fait nouveau – la demande faite par le Soupirant.

Résultat : la Fille va partir avec ce dernier,  abandonnant le Père dans sa maison et l’Amoureux dehors.

En  résumé : comment, par un contrat, remplacer un couple par un autre.


Les parcours dans « Le Corridor »Pantoufles_Corridor_plan-Corridor

Dans la mise en scène que le « Corridor » nous propose, nous avons le décor, les quatre personnages et l’argument. Reste à les mettre en mouvement, à régler les entrées et les sorties.

La pièce du Père est le Salon du fond. Pour  la demande en mariage, il se déplace dans l’antichambre. A la fin, lorsque sa fille aura quitté la maison, il retournera sur la chaise vide, près de la cheminée sans feu.

Le Soupirant entre par l’entrée latérale, la Fille par l’escalier. Les deux se retrouvent dans l’antichambre, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par l’entrée latérale.


Les parcours dans « Les Pantoufles »

Pantoufles_Corridor_plan-Pantoufles

Traçons les mêmes parcours dans ce nouveau décor, avec les quatre personnages qui sont, cette fois, la Maîtresse, sa Servante, l’Amoureux et le Messager.

La pièce de la Maîtresse est la Chambre du fond. Pour recevoir la lettre d’amour (ou son visiteur), elle se déplace dans l’antichambre. A l’issue, elle se retire dans sa chambre.

Le Messager entre par la porte latérale, la Servante par celle de la cuisine. Les deux se retrouvent dans le couloir, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par la porte latérale.


L’argument des « Pantoufles »

En combinant les deux personnages de la Maîtresse et de la Servante, nous avions construit quatre historiettes diversement morales ou immorales, selon l’imagination du spectateur.


Pantoufles_argument2

La comparaison avec le « Corridor » introduit une autre possibilité :

la Maîtresse ET la Servante sont toutes les deux immorales.

Tout comme dans le diptyque de Metsys (voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs) l’intrigue entre les épistoliers (la Maîtresse et l’Amoureux) se double d’une intrigue entre les serviteurs :

le Messager, venu porter la Lettre, est reparti avec la Servante.



Considérés isolément, « Le Corridor » et « Les Pantoufles » peuvent apparaître comme des exercices de style d’un peintre plus passionné par la perspective que par la psychologie. Et l’effet d’insatisfaction, d’incomplétude qu’ils provoquent, peut être attribué à cet excès de décoration et à ce déficit d’incarnation.

Considérés l’un par rapport à l’autre, l’un comme conçu avec l’autre, les deux oeuvres prennent un relief fascinant. « Le Corridor » montre une demeure où les portes sont ouvertes et  fermées conformément à la morale, autour du thème socialement balisé du départ de la fille de la maison. « Les Pantoufles« , par son vide post-nucléaire, toutes portes béantes, convoque des idées autrement dangereuses : une maison ouverte avec deux femmes invisibles, voilà qui autorise une prolifération de possibles et laisse la rêverie déborder toute convention.

Dans « Le Corridor », la fille de bonne famille s’envole de la cage, et  semble même prête, sous sa forme « perruche », à quitter la surface peinte, par la magie inverse de la perspective à grand angle. C’est un tableau rassurant, où les tentations négatives de l’existence sont minimisées et  marginalisées : Adam et Eve, la carte à jouer, le verre de vin, le chat, l’amoureux … Seule la minuscule cheminée vide évoque discrètement, dans la pièce du fond, la solitude et la mort du Père, conforme à l’ordre des choses.

Dans « Les Pantoufles »,  au contraire, la fille de mauvaise vie s’encage à perpétuité, projetée par l’effet de zoom dans le tableau dans le tableau. Sa présence se réduit à une silhouette en argent dans un écrin de velours rouge, prisonnière d’un cycle infini entre la chambre et l’antichambre, au rythme des lettres d’amour. Sautant de l’image vue de dos au miroir vide, le regard du spectateur expérimente l’inquiétante évanescence de la Beauté, l’évanouissement du Sujet dans l’Objet.

« Le Corridor » est une pièce de théâtre, « Les  Pantoufles » une Vanité.

Références :
[1] Pour une analyse de la série des six « Oreilles indiscrètes » peintes par Nicolas Maes, voir http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S2176-45732016000100228&script=sci_arttext&tlng=en