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Lune-soleil : dans l’art gréco-romain

31 décembre 2022

Le Soleil, luminaire principal et au nom masculin (en grec comme en latin), se trouve presque toujours à gauche, et la Lune à droite, en application de l’ordre héraldique qui vaut pour tous les couples réguliers (pour les exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).

Mais tout comme il existe des coquilles senestres, il existe des couples inversés Lune / Soleil . Ces cas n’ont pas été isolés et étudiés de manière systématique : ils offrent pourtant des pistes d’interprétation intéressantes, même si aucune explication unique n’est possible vu la rareté et la dispersion des exemples.

Ce premier article est consacré aux inversions Luna-Sol dans l’art gréco-romain classique.



Sol et Luna dans l’art monumental gréco-romain

En Grèce : le modèle du Parthénon

naissance athena parthenon 430 av JC_east_pediment_reconstruction2La Naissance d’Athéna, Reconstruction du fronton Est du Parthénon

Ce fronton n’a pu être reconstituée qu’approximativement, mais la présence d‘Hélios et de Séléné, dans les pointes, est certaine. Le fronton étant orientée à l’Est, ce n’est pas l’idée de lever du soleil qui a imposé son placement à gauche, mais des considérations structurales et narratives :

« La pointe de la corniche a été, en quelque sorte picturalisée : on peut la lire comme l’horizon – probablement maritime plutôt que terrestre – et le cadre architectural devient une fenêtre triangulaire sur un monde virtuel qui s’étend derrière, en dessous, et au-delà, un espace continu dans lequel descendent Séléné, son char et son attelage. De même, à l’autre angle du fronton, complétant le cadre céleste, maritime et temporel, s’élève le frais et fier quadrige d’Hélios… Le moment narratif est pour l’instant ambigu, la nature de l’action ( ou inaction) au centre disparu du fronton aurait pu le préciser. Si Athéna était représentée en mouvement, sortant de la tête de Zeus…, on pourrait imaginer qu’Hélios freinait ses chevaux juste au-dessus de l’horizon, arrêtant ainsi le temps et permettant à la déesse de retirer son équipement, comme le rapporte l’hymne homérique à Athéna. Si, au contraire, celle-ci se tenait immobile avec son casque et son armure déjà retirés …, alors la pause n’avait pas de raison d’être, et Hélios pouvait entamer le grand arc céleste que terminent Séléné et son équipage fatigué. » Jeffrey M. Hurwit [1]


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A Rome : le modèle Capitolin

 

Temple Jupiter Optimus Maximus Capitolinus dessin de Pierre Jacques 1576 d'apres un relief du forum de TrajanDessin de Pierre Jacques, 1576, d’après un relief perdu du Forum de Trajan Temple Jupiter Marc aurele Palais des conservateursMarc-Aurèle sacrifiant (détail), 177-80, Musée des conservateurs, Rome [2]

Fronton du quatrième temple de Jupiter Capitolin

Le temple de Jupiter capitolin été reconstruit plusieurs fois . De son quatrième état (après la reconstruction par Domitien), on conserve plusieurs témoignages assez contradictoires , en particulier sur le nombre de colonnes et la position des chars [3] :

  • Sol ascendant et Luna descendant (relief de l’époque de Trajan) ;
  • Luna descendant et Sol ascendant (relief de l’époque de Marc-Aurèle).

De plus, les chars étaient redoublés, au dessus du fronton, par deux autres chars (affrontés dans un cas, parallèles dans l’autre).

Dans les deux cas, la composition s’inspire du fronton Est du Parthénon, mais avec une anomalie iconographique majeure : soit chars affrontés, soit inversion Luna-Sol.


Plan_capitole
Plan du Capitole

La façade étant orientée au Sud, le char ascendant du Soleil aurait été contradictoire avec sa position côté Ouest. L’inversion Lune-Soleil est en revanche logique, avec une lecture continue de droite à gauche, du Soleil montant à la Lune descendante.

Cette inversion est si inattendue que personne n’en a parlé, sauf A.J.B.Wace [4] qui en revanche la voit partout, dans toutes les versions du fronton.


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En aparté : le problème du Temple de Jupiter Capitolin

 

Voici la chronologie détaillée concernant les troisième et quatrième temple [3] :

  • 70 : incendie du deuxième temple
  • 70-79 : sous Vespasien , construction du troisième temple (6 colonnes, d’après de nombreuses monnaies) ;
  • 80 : incendie du troisième temple ;
  • 81-82 : reconstruction sous Domitien ;

Plusieurs monnaies de cette époque de reconstruction montrent cependant un temple à quatre colonnes :

Temple Jupiter 80-81 Cistophore de Titus80-81 : Cistophore de Titus (quatrième temple en reconstruction) Temple Jupiter 82 Cistorphorus of Domitian82 : Cistophore de Domitien (quatrième temple achevé)

Les quatre colonnes sont expliquées par une licence artistique, par le caractère provincial des ateliers, et par le fait que les témoignages numismatiques sont souvent éloignés des bâtiments réels, notamment en ce qui concerne le nombre de colonnes [5]. On notera néanmoins le détail caractéristique des trois chars vus de face surplombant le fronton.

  • 98-117 : bas-relief du temps de Trajan (6 colonnes, deux chars affrontés au dessus du fronton) ;
  • 161-180 : bas-relief du temps de Marc-Aurèle (4 colonnes, trois chars vus de face) ;
  • 305 : monnaie de Constantin (4 colonnes).

On voit que toutes les « licences artistiques » concernant les quatre colonnes se produisent à partir de 80.
Une première manière de concilier ces éléments disparates serait de reculer avant 80 la date du bas-relief trouvé sur le forum de Trajan, en considérant qu’il s’agissait d’un remploi antérieur, montrant le troisième temple. Longtemps considéré comme un témoignage évident du temps de Trajan pour des raisons à la fois stylistiques et historiques (il serait signé du nom Marcus Ulpius Orestes) [4] , cette datation a été remise en cause dans une étude récente [6] pour des raisons iconographiques, mais qui conduisent au contraire à le retarder d’un siècle.

A noter deux « difficultés » numismatiques subsistantes, si le quatrième temple n’avait que quatre colonnes :

Temple Jupiter 95-96 Denier de Domitien British Museum95-96, Denier de Domitien, British Museum Temple Jupiter 103-111 Sesterce de Trajan103-111, Sesterce de Trajan

Sur le denier de Domitien, aucune inscription ne relie ce temple à celui de Jupiter Optimus

Le sesterce de Trajan porte bien l’expression OPTIMO, mais le nombre de colonnes est clairement une amplification graphique.


Temple Jupiter Reconstruction par Italo Gismondi,Temple de Jupiter capitolin, reconstruction par Italo Gismondi

Il n’y a pas de document précisant le nombre de colonnes du quatrième temple mais on sait qu’il a été reconstruit à l’identique et était plus somptueux notamment pour les matériaux (colonnes de marbre provant d’Athènes) [7] . Par ailleurs, sa grande caractéristique était la présence de trois portes en façade et il est probable que les colonnes n’étaient pas été équidistantes : quatre colonnes scandant les trois portes, puis deux colonnes intermédiaires à gauche et à droite, comme sur cette maquette.


Temple Jupiter Bas-relief du forum de trajan reconstitutionRelief du Forum de Trajan, reconstitution d’après les fragments du Louvre et les dessins Temple Jupiter Marc aurele Palais des conservateursMarc-Aurèle sacrifiant, 177-80, Musée des conservateurs, Rome

Si on laisse de côté le nombre de colonnes, nous avons finalement deux sources détaillées :

  • un relief difficilement datable, connu indirectement par plusieurs dessins qui se recopient les uns les autres, et qui ont peut être leur part d’imagination si la partie haute était très usée : les deux chars du Soleil et de Lune allant l’un vers l’autre – une iconographie sans aucun autre exemple à Rome – sont peut être une symétrisation imaginée par le dessinateur du XVIème siècle.
  • un relief très précis, comportant de nombreux personnages complémentaires, mais avec seulement quatre colonnes. Or on peut constater, comme Colini en 1925 ([8] , note 2), que l’étroit format vertical, qui plus est divisé en deux, imposait cette simplification : l’accent est mis sur le principal, les trois portes.

Je pense donc que ce second témoignage, avec son inversion Lune-Soleil logiquement justifiée, est de loin le plus fiable.


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A Rome : le modèle athénien

Sarcophage Mantoue,Palais Ducal.Palais Ducal, Mantoue

Mis à part le fronton capitolin, modifié pour raison d’orientation, toute une série de couvercles de sarcophages reprennent le modèle athénien. En voici la description générique par Cumont ([9] , p 78)

«Placés au-dessus de la scène terrestre figurée sur la cuve, ils nous transportent dans les régions supérieures de l’univers. Au milieu, se tiennent trois divinites, généralement celles de la triade capitoline: Jupiter, Junon et Minerve. A gauche, Phébus s’élève au dessus de l’Océan étendu et est précédé d’un des Dioscures; à droite, Séléné s’abaisse sur son bige; devant elle, descend Hesperos, son flambeau renversé ; derrière elle, l’autre Dioscure la suit. Cette double association est d’un symbolisme transparent : Ie Soleil sortant des flots, monte sur l’horizon en meme temps que l’hémisphère lumineux, tandis que la Lune descend au Couchant avec la moitié sombre du ciel».

Les deux luminaires, dont l’un ou l’autre est toujours visible dans le ciel, symbolisent ici l’éternité promise au défunt.


Sarcophage nuptial, dit du Cardinal Guglielmo Fieschi 210-220 Basilique de San Lorenzo Fuori le Mura

Sarcophage avec des scènes nuptiales, dit du Cardinal Guglielmo Fieschi,210-220, Basilique de San Lorenzo Fuori le Mura, Rome

La triade capitoline a été ici remplacée par un autre trio, dont l’interprétation est controversée. Un lien thématique entre le couvercle et la façade s’effectue peut être via les trois figures centrales, si on les interpréte comme CONCORDIA AETERNA (voir Albertini [10] ).De part et d’autre du couvercle, les acrotères portent, comme souvent, des masques de théâtre.


En aparté : les Dioscures et les Luminaires

 

Sur le sarcophage Fieschi, les Dioscures sont associés aux chars de la Lune et du Soleil, complétant leur signification cosmique :

« Le couple des Dioscures apparaît comme une personnification de l’Éternité… Ils sont dépouillés de leur caractère proprement mythologique, pour n’avoir plus qu’une valeur «cosmique ». Dispensateurs de l’immortalité, ils personnifient la révolution quotidienne du jour qui succède à la nuit, selon le mythe de l’alternance des saisons, chacun des Dioscures, alternativement dieu et mortel, devant passer six; mois aux Enfers et six mois dans l’Olympe. Représentant les deux portions opposées du ciel, les deux hémisphères, tour à tour sombre et lumineux, ils symbolisent la mort et la résurrection. C’est à ce titre qu’ils figurent sur des sarcophages, accompagnant le char de Phoebus et celui de la Nuit, la vie étant comparée à la journée qui naît avec le soleil et disparaît avec lui, ou encadrant le défunt, associés à une scène de mariage, parfois même, sur un sarcophage d’école arlésienne et d’époque chrétienne, à la double scène des fiançailles et des derniers adieux : ils sont alors représentés à l’image du défunt, aux deux âges de sa vie, tour à tour imberbe et barbu, selon une conception symbolique qui montre bien leur personnification du Temps infini. » F.Benoit [11]


Arles Sarcophage des DioscuresSarcophage chrétien des Dioscures, Arles

Selon une autre interprétation (Reekmans), la scène de gauche ne représente pas des fiançailles, mais un premier adieu durant la vie. Le faisceau de volumens aux pieds du coupla âgé montre qu’il s’agissait de lettrés. Le fait remarquable que l’homme, dans ses deux âges, s’assimile aux deux Dioscures, est peut être l’indice qu’il appartenait à la cavalerie romaine ou à l’ordre équestre [11a] .

 


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Acrotères SOL / LUNA

Louvre_Selene-and-Endymion_sarcophagus 280-90 ap JC caSarcophage de Séléné et Endymion, 280-90 après JC, Louvre

Un cas particulier est celui où ces acrotères en forme de masque absorbent l’idée qui était portée par les chars de SOL et LUNA. La scène de la façade montre Séléné au centre descendant de son char (qui va de droite à gauche) pour rejoindre le berger Endymion endormi.

Le sens de lecture de la façade, commune à plusieurs sarcophages de Séléné et Endymion, est indépendant du sens de lecture du couvercle, de gauche à droite entre Sol et Luna.


Musee de Langres Esperandieu Recueil general vol IV, No 3228Musée de Langres, Esperandieu « Recueil général » vol IV, No 3228

Le seul cas, , inexpliqué, d’inversion des acrotères est cette stèle aux mânes d’un certain Punlicus Sarasus.


Les arcs de triomphe orientés

RomaArcoCostantinoTondoEstSol au dessus de Tellus (petit côté Est) RomaArcoCostantinoTondoWEst photo rene seindalLuna au dessus d’Oceanus (petit côté Ouest)

Arc de Constantin, Rome

L’arc de triomphe de Constantin, au dessus d’une route Nord/Sud, présente sur ses petits cotés ces médaillons de Sol et Luna. Selon Robert Turcan [12] , ces deux tondis latéraux, réalisés par l’architecte chrétien, s’opposent même aux Dieux païens équivalents (Apollon et Diane), récupérés de l’époque d’Hadrien, qui figurent sur les tondis des faces Nord et Sud.

Cette association purement astronomique (Sol/Est et Luna/Ouest) existait déjà à l’époque païenne, puisqu’on la trouve sur deux autres arc orientés : celui d’Orange et l’arc municipal d’Arles.

En synthèse :

Dans les bâtiments (temple, arcs de triomphe) comme dans les sarcophages, on ne constate jamais d’inversion Luna Sol, sauf dans le cas du Temple de Jupiter Capitolin, où elle s’explique par l’orientation du fronton.


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En aparté : L’ordre marital romain

 

Dextera junctio sarcophage de Portonaccio (detail couvercle) vers180-90 Palazzo Massimo RomeDextera junctio, sarcophage de Portonaccio (détail couvercle), vers 180-90 Palazzo Massimo Rome Projecta casket 380 ca British museumProjecta casket, vers 380, British museum

Une première figuration des époux est celle de la « Dextera junctio », où ils sont vus en pied et de profil, se donnant la main droite, de part et d’autre d’une figure symbolisant leur union : ici Concordia, avec l’enfant Hymenaeus à ses pieds.

L’autre figuration est celle de l’imago clippeata, où ils sont vus en buste, de face, à l’intérieur d’un médaillon.

Païennes à l’origine, ces figurations sont reprises à l’identique dans les oeuvres chrétiennes [13] . Robert Couzin a récemment montré que, dans l’immense majorité des cas, l’épouse se trouve à gauche, à la place d’honneur, malgré son statut d’infériorité manifeste dans les textes païens ou paléochrétiens (et ce jusqu’au 6ème siècle environ). Robert Couzin l’explique par une sorte de courtoisie paradoxale :

« La position du mari était si fortement prééminente qu’il pouvait, et comme un principe moral et social devait, daigner placer sa femme à sa droite. Cet emplacement était un compliment à la vertu de sa conjointe, bien sûr, mais plus encore à la sienne, une expression, condescendante mais pas moins affectueuse pour autant, de respect conjugal et d’attachement sentimental. » ([14] , p 146)


Sarcophage des epoux 520-510 av. J.-C LouvreSarcophage des époux (détail), 520-510 av. J-C, Louvre

On peut aussi y déceler un souvenir de la manière étrusque de représenter les défunts allongés côte à côte : le mari passant son bras droit sur l’épaule de l’épouse, celle-ci se retrouve obligatoirement à gauche.


 

Stele Saturne Recueil des notices et memoires de la Societe archeologique de la province de Constantine 1876 Planche XV fig 2 gallica[15] Stele Ops Saturne Musee de Tebessa Catalogue Stephane Gsell p 16 planche I num 2 gallica[16] ([17] , p 353)

Stèles votives à Saturne trouvées dans la région de Tebessa, début IIIème siècle

L’ordre marital romain est illustré de manière frappante par la position inverse des luminaires dans ces deux stèles, où ils figurent en tant que symboles de l’Eternité, Saturne étant le dieu du Temps (Chronos).

Dans la première stèle, Saturne est seul, entre Sol et Luna au dessus des Dioscures. Dans le registre inférieur, le dédicant est accompagné de son propre bestiaire, un couple de bovins et un couple de caprins.

Dans la seconde stèle, Saturne (le grand dieu africain) est assimilé à Jupiter (le grand dieu romain), comme le précise l’inscription. Assis à droite sur un trône flanqué de deux béliers, il présente les deux gestes qui le caractérisent en Afrique du Nord : la main droite tient sa faucille et la main gauche écarte son voile (geste qui préfigure le geste qui sera plus tard celui de la Mélancolie, la main gauche tenant le menton). A sa droite, sa parèdre, la déesse Ops / Caelestis (héritière de la déesse cathaginoise Tanit), est assise sur un trône flanqué de deux taureaux, une patère dans la main droite et une fleur dans la gauche.

L’inversion de Sol et Luna accompagne ici clairement l’inversion maritale. A noter qu’il existe de rares cas de stèles africaines où l’inversion se présente alors que Saturne est seul ([17] , planche XIII fig 3)



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Sol et Luna comme figures du défunt

roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sunSarcophage avec Hélios et Séléné, 3ème siècle, provenant de la tombe D de la via Belluzzo, Musée National des Thermes, Rome

Parmi tous les sarcophage à strigilles, celui-ci est le seul présentant cette iconographie : au lieu d’être déportés sur les acrotères du couvercle, les bustes d’Hélios, avec son fouet, et de Séléné, avec sa torche et son voile, constituent le sujet principal. Il s’agit probablement d’une commande spéciale pour honorer la fillette d’une dizaine d’années dont on a retrouvé le squelette à l’intérieur [18] . Les visages très jeunes des deux luminaires sont probablement le portrait de l’enfant.

S’il n’est pas inhabituel de représenter Séléné avec une torche, la dissymétrie avec le fouet laisse penser qu’il s’agissait aussi d’évoquer la déesse Hécate, dont c’est l’attribut habituel : munie de sa torche, c’est elle qui guida Déméter, lorsque celle-ci se mit à la recherche de Perséphone, sa fille disparue.


roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun

Cippe funéraire de Julia Victorina, 70-90, Louvre

Déjà remarquable, ce sarcophage a un précédent extraordinaire avec cet autel funéraire qui contenait les cendres d’une autre fillette du même âge :

Aux mânes de Julia Victorina, qui vécut dix ans et cinq mois, Gaius Julius Saturninus et Lucilia Procula, parents de cette fille la plus douce, ont fait faire ce monument

D(is) M(anibus) IVLIAE VICTORINAE QVAE VIX(it) ANN(es) X MENS(ibus) V C(aius) IVLIVS SATVRNINVS ET LVCILIA PROCVLA PARENTES FILIAE DVLCISSIMAE FECERVNT (hoc monumentum)

Les faces latérales sont décorées d’un laurier florissant , l’arbre d’Apollon (portant deux oiseaux d’un côté, quatre de l’autre). Les faces avant et arrière présentent un double portrait de Julia Victorina :

  • sur la face avant, en Séléné, les cheveux non coiffés, telle qu’elle était au moment de sa mort ;
  • sur la face arrière, en Hélios, coiffée et portant la stola, retenue par une broche, de la matrone qu’elle serait devenue.

Les cadres floraux ainsi que les boucles d’oreille, identiques sur les deux bustes, permettent de comprendre qu’il s’agit bien d’une seule et même personne.


roman-funerary-altar-for-julia-victorina-end-c1-ad-louvre sun coloredPolychromie par Steve Chappell

Le buste en enfant est posé en applique sur le monument : jeune vierge portant le signe lunaire de Diane, et résumée par son épitaphe, elle est dans une position intermédiaire, sur sa pierre mais pas à l’intérieur. Le buste en femme, en revanche, est creusé dans l’épaisseur du cippe, indissociable de la couronne radiée qui souligne son immortalité.

Cumont ([9] p 243) a vu dans ce double portrait un témoignage de la croyance romaine selon laquelle l’âme des enfants morts devait séjourner dans un lieu intermédiaire jusqu’à avoir atteint l’âge mûr :
:

«Ainsi s’accomplissait malgré cet accident, la durée normale de leur existence, telle que l’ avait fixée le destin ». Tertullien, De anima, 53,4

Ce lieu aurait pu être la Lune, halte entre le monde du devenir et le monde immuable, avant de s’ élever vers le Soleil et d’ accéder au séjour des défunts.

Une seconde inversion Luna-Sol

Sarcophage Lege Feliciter 4eme s Crypte St Paul Serge NarbonneSarcophage Lege Feliciter, 4ème s, Crypte St Paul Serge, Narbonne

On voit sur le couvercle un couple dans l’ordre marital romain : la femme à gauche et l’homme à droite. C’est pour cette raison que le sculpteur a inversé la position conventionnelle des masques de Sol et de Luna, afin que les profils des défunts, en se projetant dans ceux des luminaires, acquièrent leur part d’immortalité.

La composition témoigne d’un mélange de motifs païens et chrétiens, qui permet de dater le sarcophage d’ avant l’officialisation du christianisme [19] :

  • le couple du haut ne semble pas représenter les défunts (le sarcophage ne contenant qu’un seule squelette) mas plutôt un couple d’initiés au culte d’Isis (à cause de leur volumen fermé et des noeuds en ankh des draps derrière eux) : les masques représenteraient donc plutôt Luna/Isis et Sol/Sérapis ;
  • les bergers portant un agneau, sur les angles, sont un motif typiquement paléochrétien ;

Sarcophage Lege Feliciter 4eme s Crypte St Paul Serge Narbonne detail

  • la petite niké centrale grave sur un bouclier l’inscription « lege feliciter » (« lis, pour te porter chance ») au dessous d’un X ambigu : comme dans les monnaies souhaitant des voeux de bonheur à l’empereur à l’occasion de chaque décennales, ce X peut être lu à la païenne, comme signifiant  ; ou à la chrétienne, comme un chrisme dissimulé.


Symbolique du Soleil et de la Lune à Rome : l‘Eternité

Nous avons déjà vu les luminaires exprimer cette notion en tant qu’attributs de Saturne, le Dieu du Temps. Mais on les retrouve également comme attributs d’une divinité plus spécifique, Aeternitas.


Aeternitas, Sol et Luna

Aeternitas Vespasien Aureus 76 BNF

Aeternitas, Aureus de Vespasien, 76, BNF

C’est sous les Flaviens qu’apparaît la personnification d’Aeternitas comme une déesse tenant le Soleil dans la main droite et la Lune dans la main gauche.


Aeternitas Silver denarius of Trajan 111Aeternitas, Denier d’argent de Trajan, 111

Durant les règnes successifs de Trajan puis d’Hadrien, la posture devient symétrique, avec les bras étendus des deux côtés.


Hadrien Aureus Oriens 117-mi 118Oriens, Aureus d’Hadrien, 117-mi 118

Au tout début de son règne, Hadrien modifie subtilement un type d’aureus créé par son prédécesseur :

« Cette même image du buste rayonnant de Sol était apparue pour la première fois sous Trajan, sans légende d’accompagnement. Avec le terme ORIENS, Hadrien précise l’allusion à l’empereur sauveur revenant triomphant de l’Orient (ou s’y levant, tel le soleil). Ce thème restera récurrent dans la propagande impériale des règnes suivants. » [20] p 38

Le type Oriens n’est plus frappé à partir du retour à Rome d’Hadrien, mi 118.


Aeternitas comme girouette (SCOOP ! )

Aeternitas Hadrien Denier mi118-mi 121 British Museum R.9719Denier d’argent d’Hadrien, mi 118- mi 121, British Museum R.9719

Reprise du modèle de Trajan, l’Eternité symétrisée prend probablement ici une signification personnelle, comme l’indique la disparition de la formule AET(ernitas) AUG(ustorum) au profit de la seule titulature P M TR P COS III (Pontifex Maximus Tribunitia Potestas Consul Tertium).

Les cartes romaines étaient orientées comme les nôtres : dans le seul exemple subsistant, la table de Peutinger, Rome est au centre et Constantinople à droite. Avec la même convention, Aeternitas dirigeant son regard vers le Soleil nous signale que l’Empereur, revenu d’Orient, se trouve désormais à l’Occident.


Aeternitas Hadrien Denier argent mi118-mi 121 British Museum 1989,1117.4Denier d’argent d’Hadrien, mi 118- mi 121, British Museum 1989,1117.4

Cette monnaie de la même période est le seul exemplaire connu présentant une inversion Luna-Sol. L’inversion simultanée de la tête (qui regarde toujours vers le Soleil) montre bien le caractère intentionnel de la modification : telle une divine girouette, Aeternitas porte son regard vers la région où se trouve l’Empereur voyageur, maintenant reparti vers l’Est.


Les Dieux éternels

Vergilius romanus 5eme s Cod. Vat. lat. 3867 fol 234v Minerve Mercure Jupiter Vulcain JunonMinerve, Mercure, Jupiter, Vulcain, Junon, fol 234v Vergilius romanus 5eme s Cod. Vat. lat. 3867 fol 235r Diane Apollon Neptune Venus MarsDiane, Apollon, Neptune, Vénus, Mars, fol 235r

Le Conseil des Dieux, Vergilius romanus, 5ème siècle, Cod. Vat. lat. 3867

Ce bifolium présente les dix dieux les plus fréquents dans l’Eneïde, sans lien avec un passage bien précis du texte. Leur identification a varié selon les présupposés des auteurs, j’ai repris ici celle de José Ruysschaert ([21] , p 50).

Pour ce qui nous concerne, l’intéressant est que les dieux sont présentés pour partie de manière symétrique :

  • les deux divinités centrales, Jupiter et Neptune, ont des gestes en miroir (le sceptre à la main droite, le trident à la main gauche) ;
  • les deux divinités casquées sont elles-aussi en miroir (lance dans la main droite de Minerve et dans la main gauche de Mars).

Au dessus de l’arc-en-ciel, en revanche, le Soleil et la Lune ne s’inversent pas : preuve que cette convention prédomine sur la liberté laissée au dessinateur.

Dans son acception d’Eternité, le couple Soleil-Lune n’est jamais inversé.



En conclusion, dans le grand art gréco-romain, les inversions Luna-Sol sont pratiquement inexistantes.

Nous allons voir qu’il n’en est pas de même dans un contexte particulier : celui d‘objets du quotidien où les luminaires sont évoqués par deux visages affrontés.

Article suivant : Lune-soleil : couples affrontés

Références :
[1] Jeffrey M. Hurwit « Helios Rising: The Sun, the Moon, and the Sea in the Sculptures of the Parthenon » American Journal of Archaeology Vol. 121, No. 4 (October 2017), pp. 527-558 https://www.jstor.org/stable/10.3764/aja.121.4.0527
[2] Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, p 904 https://dagr.univ-tlse2.fr/consulter/709/CAPITIUM/page_148
[4] A.J.B.Wace « Studies in roman historical reliefs », Papers of the British School at Rome https://archive.org/details/papersofbritishs04brit/page/227/mode/1up
[5] Melanie Dara Grunow, . « Architectural images in Roman state reliefs, coins, and medallions: Imperial ritual, ideology, and the topography of Rome » note 22
[6] Melanie Grunow Sobocinski and Elizabeth Wolfram Till « Dismembering a Sacred Cow : The Extispicium Relief in the Louvre » 2018 https://scholarworks.iupui.edu/bitstream/handle/1805/26013/SobocinskiEWThill.2018.pdf?sequence=1
[7] Ellen Perry, “The Same, But Different: The Temple of Jupiter Optimus Maximus through Time,” dans Architecture of the Sacred: Space, Ritual, and Experience from Classical Greece to Byzantium, édité par Bonna Wescoat et Robert Ousterhout (Cambridge: Cambridge University Press, 2012) https://archive.org/details/architecture_of_the_sacred/page/n199/mode/2up
[8] A. M. Colini, . “Indagini sui frontoni dei templi di Roma. Parte 2.” BullCom 53: 161-200, 1925, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/bcom1925/0200/image,info
[9] F.Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire chez les Romains
[10] E. Albertini « Note sur le sarcophage à scène nuptiale de Saint-Laurent-hors-les-Murs » Mélanges de l’école française de Rome Année 1904 24 pp. 491-512 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1904_num_24_1_6328
[11] F.Benoit « Fouilles du Vieux-Port à Marseille » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1947 p. 247 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4297
[11a] Gaggadis-Robin « Les sarcophages païens du musée de l’Arles antique » p 124
[12] Robert Turcan, « Les tondi d’Hadrien sur l’arc de Constantin », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1991 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1991_num_135_1_14938
[13] Mark D. Ellison « Visualizing Christian Marriage in the Roman World » https://core.ac.uk/download/pdf/216055347.pdf
[14] Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021
[15] Recueil des notices et mémoires de la Société archéologique de la province de Constantine, 1876, Planche XV fig 2, Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54569328/f709.item
[16] Musée de Tebessa, Catalogue Stephane Gsell p 16 planche I num 2
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62479284/f27.item.r=lune
[17] Leglay « Saturne Africain Monuments I. Afrique Proconsulaire » 1961
https://archive.org/details/Leglay1961SaturneAfricainMonumentsI.AfriqueProconsulaire/page/n176/mode/1up
[18] « Notizie degli scavi di antichità », 1990, p 130
« Life, Death and Representation: Some New Work on Roman Sarcophagi », publié par Jas Elsner, Janet Huskinson, p 161 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=pQjrqo62-IwC&q=161#v=snippet&q=161&f=false
[19] Jean Jannoray, « La nécropole paléochrétienne de Saint Paul à Narbonne », Congrès archéologique de France, Volume 112, p 497 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099993/f524.item.r=lune
[20] Richard Abdy, ‎Peter Mittag « Roman Imperial Coinage II.3: From AD 117 to AD 138 – Hadrian » https://books.google.fr/books?id=D8nYDwAAQBAJ&pg=PA38&dq=hadrian+aeternitas+sun+moon
[21] José Ruysschaert « Lectures des illustrations du « Virgile Vatican » et du « Virgile romain «  Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1991 73 pp. 25-51
https://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1991_num_73_1_1627

Lune-soleil : couples affrontés

31 décembre 2022

Cet article est dédié à une formule rare, peut-être parce que protocolairement sensible : celle où deux autorités sont côte à côte, soit de face, soit de profil et affrontées.

Se pose alors la question de celui ou celle qui occupe la place d’honneur, à gauche. Nous examinerons successivement le cas des couples impériaux, du couple Hélios / Séléné et enfin du couple Sérapis / Isis.

Remarques terminologiques :

  • dans tout l’article, « gauche » et « droite » ont leur signification habituelle du point de vue du spectateur, non leur signification numismatique ( la direction vers où regarde la figure).
  • « Formule maritale » désigne la configuration courtoise, où la femme est à la place d’honneur ;
  • « Formule impériale » désigne la configuration inverse, où l’homme proclame sa position de pouvoir.

Article précédent : Lune-soleil : dans l’art gréco-romain

En préambule : les couples accolés (ou jumelés)

La manière de loin la plus répandue de représenter un couple régnant est de superposer les profils : l’épouse vient s’ajouter à l’arrière-plan, sans perturber la composition habituelle des pièces.


Accole Isis Serapis Ptolemy IV Philopator Tetradrachm, Alexandria 221-203Tétradrachme de Ptolémée IV Philopator, 221-203 av JC, Alexandrie Accole Isis Serapis taureau Apis Thrace, Perinthos. 200_0 av JC Moushmov 4398Avec le taureau Apis, 200-0 av JC, Perinthos (Thrace)

Sérapis et Isis accolés

Les plus anciens exemples de cette formule concernent un couple mari et femme, celui de Sérapis et Isis. Sérapis est un Dieu syncrétique (son nom mélange Osiris et Apis) dont le culte est devenu officiel à l’époque ptolémaïque. La seconde pièce témoigne de la diffusion hors d’Egypte de ce motif, inventé à Alexandrie.


Accole 15 Hadrien Alexandria 117-138 Drachme coll partHélios et Séléné accolés
Hadrien, Drachme, 117-138, Alexandrie, collection particulière

Toujours à Alexandrie, la formule est appliquée à un couple frère et soeur, Hélios et Séléné, à partir du règne d’Hadrien.


Accole 34 Caracalla with Septimius Severus and Julia Domna, Gold Aureus. Mint of Rome, A.D. 202Caracalla , Septime Sévère et Julia Domna, Aureus, Rome, vers 202

La formule est reprise en Occident : âgé de 14 ans, le jeune Caracalla fait face au couple impérial régnant, ses parents divinisés sous la forme de Sol et de Luna.


La série des « conservatores » de Postumus

Accole Postumus Hercule aureus Claritas Augusti 266 Treves RIC 267

Postumus et Hercule, Sol et Luna
Aureus « Claritas Aug », 267, Trèves, ([1] N°370 et 379), RIC 260

Vers décembre 267, le monnayage de Trèves produit, pour une émission de fête, une extraordinaire série de bustes jumelés. A l’avers, Postumus, qualifié de « PIUS FELIX », se pare de la massue et de la peau de lion d’Hercule, et se superpose au profil du héros. Au revers, le couple Sol/Luna reprend clairement le modèle de Septime Sévère et Julia Domna.



Accole Postumus Hercule aureus Serie Conservatores
Six autres revers montrent différent couples, qui semblent tirés du panthéon personnel de Postumus ([1], p 136) :

  • Postumus en Hercule / Hercule, « Comiti Aug », ([1] N°371, RIC 261)
  • Apollon / Diane, « Conservatores Aug », ([1] N°372, RIC 263)
  • Postumus casqué (en Mars) / Victoire, « Conservatores Aug », ([1] N°373; RIC 262)
  • Postumus lauré / Jupiter, « Conservatori Aug », ([1] N°374; RIC 264)
  • Victoria (tenant une couronne) / Felicitas (tenant une branche d’olivier), « Felicitas Aug », ([1] N°375, RIC 267)
  • Postumus en Hercule / Mars, « Virtuti Aug » ([1] N°377, RIC 283)

Dans cette sorte d’apothéose, la formule « accolée » démontre tout son potentiel :

  • classiquement, présenter de manière condensée un couple de divinités (Sol / Luna, Apollon / Diane, Victoria / Felicitas) ;
  • spécifiquement, formuler des superpositions flatteuses de Postumus avec une divinité ou un héros qu’il déclare  comme sa protectrice (conservatori), ou son compagnon (comiti).


Auguste et Augusta affrontés

Sur les monnaies :

Marc-Antoine et Octavie

Le plus ancien exemple d’un couple régnant apparaissant sur une monnaie romaine est, à la toute fin de la République celui de Marc-Antoine et de son épouse Octavie, la soeur d’Octave (futur Auguste). Trois préfets de la flotte font frapper en Orient une série très novatrice [2] figurant toutes les valeurs possibles entre quatre as (sesterce) et un quart d’as (quadrans) :

FemmeHomme 0 Monnayage de L. Calpurnius Bibulus Ashmolean Museum RPC onlineMonnayage de L. Calpurnius Bibulus, vers 38-35, Ashmolean Museum, RPC online

Le buste d’Octavie apparaît dans les trois pièces de valeurs les plus élevées, l’unicité de la série étant assurée par le profil de Marc-Antoine tourné vers la droite, et le thème nautique côté pile.


Chez les Julio-claudiens, la formule maritale

FemmeHomme 5 Claude Messaline revers Britannicus Tralles, Lydia BMC 124Messaline et Claude (au revers, leur fils Britannicus), Tralles, Lydia (BMC 124)

Il faut attendre le cinquième empereur de la dynastie pour revoir un couple impérial affronté : Messaline, la troisième épouse de Claude est placée cette fois en position d’honneur.


FemmeHomme 6 Neron Statilia Messalina Hypaepa, Lydia RPC 2543Statilia Messalina et Néron, Hypaepa, Lydia (RPC 2543)

Même disposition courtoise pour Néron (l’assassin de Britannicus) et sa troisième épouse.


FemmeHomme 6 Nero and Agrippina Aureus 54 Rome RIC 3Néron et sa mère Agrippine, Aureus, 54 Rome (RIC 3)

Lorsqu’il est en revanche confronté avec sa mère, le jeune empereur reprend la position dominante.


Vitellius,_denarius,_69,_RIC_I_79Denier de Vitellius, avec son fils Germanicus et sa fille Vitellia, 69 (RIC I 79)

Cette monnaie de Vitellius avec ses deux enfants de dix ans, frappée dès sa prise de pouvoir, tente d’établir une nouvelle légitimité dynastique en présentant le père et le fils dans la même posture, le regard vers la droite. Cette tentative de remplacer les julio-claudiens finit tragiquement, puisque le père et les enfants furent éliminés par Vespasien en décembre de la même année.


La période mixte

FemmeHomme 12 Domitien Domitia Pergame Dyonisos RPC II, 920ADomitien et Domitia, (Dyonisos au revers), Pergame (RPC II, 920A) FemmeHomme 12 Domitien Domitia Pergame Temple auguste RPC II, 918Domitia et Domitien (le temple d’Auguste au revers), Pergame (RPC II, 918)

Domitien a fait frapper plusieurs portraits affrontés avec son épouse Domitia, dans lesquels il figure toujours à la place d’honneur, sauf dans le cas de la seconde monnaie. On voit que le choix ne dépend pas d’une préférence locale, puisque les deux formules coexistaient à Pergame.


FemmeHomme 12 Domitien Domitia Triade capitoline Laodicea ad Lycum Phrygie RPC II, 1282Domitien et Domitia (Triade capitoline au revers), Laodicea ad Lycum, Phrygie (RPC II, 1282)

Dans pratiquement toutes les monnaies comportant le couple Héra-Zeus, Héra se trouve à gauche. Il s’agit peut être d’une application de la règle maritale, mais surtout de l’influence du motif immuable de la triade capitoline : à gauche Héra et Zeus conversent l’un avec l’autre, tandis qu’Athéna à droite les regarde.

Cette monnaie prouve, a contrario, que les couples impériaux ne s’identifiaient pas au couple olympien, mais cherchaient bien au contraire à mettre en place leur proche logique.


FemmeHomme 15 Hadrien Sabina Cilbani Neikaia, Lydia RPC III 2033Hadrien et Sabina, Cilbani Neikaia, Lydie (RPC III 2033)

Chez Hadrien (avec Sabina) comme chez Marc-Aurèle (avec Faustina), on ne trouve que la formule impériale. Commode (avec Pristina) revient brièvement à la formule maritale, puis Septime-Sévère (avec Julia Domna) et Caracalla (avec Plautilla) pratiquent les deux formules, avec une nette prédominance de l’impériale.


Trajan Plotine Hadrien AureusHadrien, Trajan et Plotine, Aureus 136-38

C’est également la formule choisie, au revers du jeune Hadrien, pour ses parents adoptifs décédés ; le couple impérial est divinisé, comme le soulignent les étoiles ainsi que l’inscription DIVIS PARENTIBVS. Selon Hill, la monnaie date des premières semaines du règne du successeur d’Hadrien, Antoninus Pius, et Hadrien a été faussement rajeuni, avec une petite barbe, pour le faire ressembler à Diomède, le héros de la guerre de Troie.


Trajan et Plotine 136-138Trajan et Plotine, Aureus 136-138

Cette monnaie extrêmement rare appartient probablement à la même frappe posthume, comme le suggèrent les étoiles.


La période impériale exclusive

Viennent ensuite des règnes où seule est employée la formule impériale :

  • Héliogabale avec Julia Maesa (sa grand-mère), Markianopolis (Moushmov 678)
  • Héliogabale avec Julia Soaemias (sa mère) , Markianopolis (Moushmov 660)
  • Gordien III avec Tranquillina, Mesembria, (RPC VII.2 1233)
  • Philippe I avec Otacilia, 244, Mesembria, (RPC (VIII 48397)


Gordien Tranquillina Apollon Tyche BMC Cilicia planche XXIV 6Gordien et Tranquillina, Seleucia BMC (Cilicia planche XXIV 6)

Au revers du couple impérial figure même un couple divin dans la même position impériale, celui d’Apollon et Tyché.

La formule affrontée disparaît après Decius dans les monnaies, mas on la retrouve encore dans deux intailles de la toute fin du 3ème siècle, toujours en configuration impériale :

  • avec Carin et Magia Urbica (British Museum, N° inv 1867,0507.541) ;
  • avec Galère et Valeria (Ermitage).


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Couples de souverains à la guise du Soleil et à la Lune

FemmeHomme Helios 1 Auguste et Livie Seville 20-29 RPC I, 73Sesterce du Divin Auguste et Livie, frappée à Séville, 20-29 (RPC I, 73)

 

Avec la permission du divin Auguste la colonie de Romula
Julie Augusta mère du monde

PERM DIVI AVG COL ROM
IVLIA AVGVSTA GENETRIX ORBIS

Cette monnaie associe un soleil à Auguste divinisé en Hélios, portant la couronne radiée et précédé par un foudre ; au revers, Livie est divinisée en Séléné : son buste est posé sur le globe du Monde, justifiant la dédicace GENETRIX ORBIS.


Une inversion logique

FemmeHomme Helios 6 Nero and his first wife Octavia Cyrenaique et Crete 55-60 RPC 1006Avers : Néron. Revers : Octavia en Séléné et Néron en Hélios
Cyrénaïque et Crète, 55-60 (RPC 1006)

Néron et sa première épouse Octavie reprennent la même symbolique sexuée et divinisante, mais ici les profils sont affrontées, et l’épouse se trouve à la gauche de l’époux, selon l’ordre marital en vigueur chez les Julio-Claudiens.


FemmeHomme Helios 17 Marc Aurele (Helios) Faustina II 147-175 CILICIA. Hierapolis-CastabalaFaustina II en Séléné et Marc-Aurèle en Hélios, 147-175, Hierapolis-Castabala (Cilicie)

Ce second cas relève de la même préséance, atténuée puisqu’elle n’apparaît que lorsqu’on retourne la pièce.

De telles inversions Lune-Soleil, lorsque le couple planétaire est associé à un couple humain, devraient être nombreuses. En fait il n’en existe pas d’autres exemples :

  • seuls les couples impériaux méritaient cette « luminarisation » ;
  • encore fallait-il être dans la période maritale (cas de Néron) ou dans la période mixte (cas de Marc-Aurèle).


FemmeHomme Helios 34 Decius et Etruscilla, 249-251 Mésopotamie (RPC IX, 1594)Decius en Hélios et Etruscilla en Séléné, 249-251, Mésopotamie (RPC IX, 1594)

Ainsi, à la fin de la période « impériale exclusive », ce couple reprend une dernière fois les attributs des luminaires, cette fois sans inversion.


En synthèse sur les monnaies à profils affrontées :

Destinées à propager universellement l’autorité de l’empereur, il n’est pas étonnant que les monnaies le placent de manière privilégiée en position dominante par rapport à son épouse, enfreignant la règne maritale des couples ordinaires.

Malgré la rareté de la formule affrontée et son caractère sporadique, on peut se risquer à distinguer trois périodes :

  • jusqu’à Néron (68), la règle maritale ordinaire s’applique (mis à part le cas particulier de Marc-Antoine avec Octavie, dont la position à droite est imposée par la cohérence graphique de la série) ;
  • de Domitien à Caracalla (81 à 217), les deux formules coexistent, avec une nette prédominance de la formule impériale (l’empereur à gauche) ;
  • d’Héliogabale à Decius (218-251), seule la formule impériale subsiste.


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Sur les médailles

Dans ces émissions destinées à un public restreint, les exemples de figures affrontées commencent plus tard, et sont plus rares, mais s’inscrivent dans la même chronologie d’ensemble.

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FemmeHomme 19 Commodus Crispina 177-188 Gnecchi Vol II pl 91(Gnecchi [3], Vol II pl 91)

Dans la période mixte, le seul exemple est celui de Crispina et Commode, vers 177-80, qui suit la règle maritale.


FemmeHomme 26 Heliogabale Aquilia Severa Gnecchi Vol II pl 97 Alessandro Severe Giulia Mammea (mere)Médaille d’Heliogabale et Aquilia Severa ( Gnecchi [3], Vol II pl 97)

A partir d’Heliogabale commence la période impériale exclusive. On y trouve également :

  • une médaille de Sévère-Alexandre avec sa mère Giulia Mammea ( Gnecchi [3], Vol II pl 97)
  • une médaille de Sévère-Alexandre avec son épouse Orbiana ( Gnecchi [3], Vol II pl 98)

Gallien fait une exception terminale avec l’utilisation des deux formules :

FemmeHomme 36 Gallien Salonina CONCORDIA AUG Goebl 330Gallien et Salonina (CONCORDIA AUG) Goebl 330

Dans la formule impériale, l’empereur précède son épouse.


FemmeHomme 36 Gallien Salonina et Salonino .Gnecchi Vol I pl 27Salonina et Gallien, Saloninus et Galien (Gnecchi [3], Vol I pl 27)

Dans la formule maritale, Gallien cède la position d’honneur aussi bien à son épouse Salonina qu’à son fils Saloninus.


Femme homme 36 Valerien II Valerien Salonina Gallien Pierre Bastien vol 3 planche 104, 12Valérien II et Valérien Salonina et Gallien, (Pierre Bastien vol 3 planche 104, 12)

La même formule de préséance du plus faible se généralise dans ce médaillon familial de Valérien I , où d’un côté le petit-fils précède l’empereur en titre, et de l’autre sa belle-fille Salonina précède son fils Gallien, lauré car co-empereur.



Hélios et Séléné affrontés (SCOOP !)

Hélios et Séléné sont, dans la grande majorité des monnaies, représentés en profils accolés, selon la formule inventée sous Hadrien à Alexandrie. Ce paragraphe traite des rares cas où ils apparaissent affrontés (en buste ou en pied) (les cas où ils figurent un couple impérial ont été traités plus haut).

Hélios et Séléné dans les monnaies

L’origine, durant la période mixte

Helios Selene 16 Antonin le Pieux 139-144 Tralles RPC IV.2, 1599Séléné et Hélios, Antonin le Pieux, 139-144, Tralles, Lydie (RPC IV.2, 1599) .

Le couple est debout, tenant une torche dans chaque main :

  • Séléné à gauche tient baissée celle de sa main droite, levée celle de sa main gauche ;
  • Hélios à droite fait le geste symétrique.

Ce choix de la configuration maritale est d’autant plus étonnant :

  • qu’ils sont frère et soeur, non époux ;
  • que la logique astronomique imposerait l’inverse : dans le sens de la lumière et de la lecture, le soleil devrait être à gauche ;
  • qu’il s’oppose à la disposition standard des monuments romains (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain).


Zodiac Antoninus Pius Nicaea Bithynie RPC IV.1, 5867Séléné, Zeus et Hélios
Antoninus Pius, 138-161, Nicaea, Bithynie (RPC IV.1, 5867)

En contraste, sous le même Antonin est inventée cette scène de triomphe cosmique, où Zeus cosmocrator trône au centre du zodiaque (Bélier en haut, sens inverse des aiguilles de la montre) flanqué des chars d’Hélios et Séléné affrontés, au dessus de Gaia avec sa corne d’abondance et de Thalassa avec son gouvernail et ses rames.


Helios Selene 19 Commode Pergame 180-82 RPC IV.2, 3112Séléné et Hélios, Commode, 180-82, Pergame (RPC IV.2, 3112)

Sous Commode, comme c’est l’habitude, on préfère la disposition maritale, ce qui oblige à inverser également Thalassa et Gaïa, afin que chacune reste sous son luminaire de référence. L’incongruité du choix est d’autant plus frappant que Zeus, avec son foudre, donne l’impression de gouverner la Lune plutôt que le Soleil.

La convention maritale des couples impériaux dans les monnaies est donc, au départ, encore suffisamment vivante pour s’appliquer au couple Hélios / Séléné et inverser la disposition qui, depuis le Parthénon, régit le fronton des temples.


Le basculement sous Héliogabale

Helios Selene 26 Heliogabale Tripolis, Phoenicia 218-222 Rouvier 1761 Mionnet V, 457Hélios, Jupiter et Séléné
Héliogabale, 218-222, Tripolis, Phoenicia Rouvier 1761 Mionnet V, 457

Au tout début de la période « impériale exclusive », Héliogabale met en scène la même trilogie sous les colonnes d’un temple, mais en replaçant Hélios à sa place impériale, à la droite de Zeus représenté ici par son autel allumé.


Zodiac 26 Heliogabale Tium Bithynie RPC VI, 3570Hélios, Jupiter et Séléné
Héliogabale, Tium, Bithynie (RPC VI, 3570)

Sans surprise, on recopie le modèle zodiacal mis au point sous Antonin, en rajoutant seulement un croissant au dessus du biga de Séléné.


Zodiac 26 Heliogabale Julia maesa Hera Zeus Amastris, Paphlagonia, Bithynie RPC VI, 3627Julia Maesa (avers), Héra et Zeus (revers)
Héliogabale, Amastris, Paphlagonia, Bithynie (RPC VI, 3627)

Le même zodiaque entoure ici le couple Héra-Zeus dans son immuable configuration maritale.


Zodiac 26 Heliogabale Sidon Phenicie RPC VI, 8385Héliogabale, Sidon, Phénicie (RPC VI, 8385) Zodiac 37 Valerianus Aegeae AstarteValérien, Aegeae, Cilicie

Char d’Astarté dans le Zodiaque

Le zodiaque entoure ici le bétyle d’Astarté dans son char : le couple croissant / étoile n’a pas ici de rapport direct avec le couple Séléné-Hélios, mais constitue un décor courant pour les déesses orientales.

Ces deux exemples confirment :

  • qu’il n’y pas de contrainte entre le sens de rotation du zodiaque et les couples sacrés inclus à l’intérieur ;
  • que ce qui vaut pour les couples impériaux divinisés ou le couple Hélios/Séléné n’est pas universel :
    • la convention maritale régit le couple Héra-Zeus de manière pratiquement immuable ,
    • une convention beaucoup moins rigide, comme nous le verrons plus loin, concerne les « déesses orientales ».


Continuation de la configuration impériale

Helios Selene 27 Severe Alexandre Smyrne RPC VI, 4679Sévère-Alexandre, 222-235, Smyrne (RPC VI, 4679) Zodiac Helios Selene 32 Gordien III 242-43 Irenopolis RPC VII.2, 3219Gordien III, 242-43, Irenopolis (RPC VII.2, 3219)

Hélios et Séléné

Le point commun entre ces deux empereurs est d’avoir figuré dans des portraits affrontés (Sévère-Alexandre avec sa mère Giulia Mammea et avec son épouse Orbiana, Gordien III avec son épouse Tranquillina) mais jamais sous la forme « luminarisée » : on pourrait donc théoriquement envisager qu’il s’agisse ici d’un portrait du couple impérial « à la guise » d’Hélios et Séléné : mais rien ne le suggère, ni dans la ressemblance, ni dans les inscriptions. Il s’agit donc bien des premiers portraits affrontés des deux luminaires, selon la convention en vigueur dans cette période, à savoir « impériale exclusive ».

La monnaie de Gordien repend le modèle zodiacal d’Antonin, réduit au seul couple Hélios-Séléné.


Zodiac 27 Severe Alexandre Perinthus Thrace RPC VI, 1056 schemaHélios, Jupiter et Séléné
Severe-Alexandre, Perinthus, Thrace (RPC VI, 1056)

Sous Sévère-Alexandre, cette monnaie améliore spectaculairement le modèle de Zeus zodiacal. On rajoute une étoile à côté du croissant, pour figurer le firmament vers lequel montent les deux chars. Mais surtout, on inverse l’ordre du zodiaque, dans le sens des aiguilles de la montre, sans inverser le reste de la composition. Il en résulte une série de coïncidences graphiques bienvenues :

  • entre les boeufs du biga de Séléné et le signe du Taureau ;
  • entre les chevaux du quadrige d’Hélios et le signe du Capricorne ;
  • entre les pinces de crabe sur la tête de Thalassa et le signe du Cancer ;
  • entre ce crustacé, côté mer, et son équivalent terrestre, le Scorpion.
  • entre les personnifications allongés de Gaïa et de Thalassa, et les deux signes humanoïdes qu’elles surplombent, Balance et Vierge.

Nous verrons que certains bas-reliefs mithraïques exploitent également la coïncidence la plus marquante, celle entre les boeufs du biga et le Taureau (voir Lune-soleil : cultes orientaux) .


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Hélios et Séléné dans les lampes

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Helios Selene 2eme 3eme Alexandrie museum A1.55Hélios et Séléné, 2ème-3ième siècle, Alexandrie [4] figure A1.55

Dans cette lampe, les deux visages sont vus de face, ce dont il n’y a aucun exemple monétaire. Il semble que cette absence d’interaction facilite la configuration « impériale » (nous en verrons d’autres exemples avec Sérapis et Isis).


vHélios et Séléné, 2ème-3ième siècle, Egypte, British Museum, [4] figure A1.56

Cette lampe contemporaine suit la même configuration « impériale », justifié ici par le baiser : dans le sens de la lecture, il est logique de placer à gauche la personne active.

On remarquera que les deux profils accolés forment, vus de loin, un visage unique vu de face (une idée que Picasso aura aussi).


Helios Serapis baiser Tubingen, Archaologisches InstitutBaiser d’Hélios à Sérapis, Tübingen [4] figure A1.90

On connait une trentaine de lampes présentant cet autre baiser, où la personne embrassée par Hélios vu de profil est maintenant Sérapis vu de face. Ce motif très particulier, utilisé exclusivement à Alexandrie entre 150 et 250, pourrait décrire un rituel spécifique à cette cité ([4], p 825) ou un mécanisme du Sérapéion que décrit, à charge, le chrétien Ruffin :

« une statue du Soleil se mouvait, apparemment d’elle-même, pour embrasser Sérapis, tandis qu’un rayon de soleil, provenant d’une ouverture savamment aménagée, venait éclairer le visage de Sérapis » ([5], p 39).



Isis et Sérapis

En aparté : Isis lunaire, Sérapis solaire

« L’identification d’Isis avec Séléné est d’origine grecque, car les divinités égyptiennes proprement lunaires sont de sexe masculin. » Michel Malaise ([6], p 262).

Son époux Sérapis est introduit en Egypte à l’époque hellénistique (vers 200 av JC). Dans l’arétalogie de Maronée (hymne grec à Isis, entre 150 et 50 av JC) s’établit déjà l’association Isis/Lune Sérapis/Soleil) :

« tu as pris Sérapis comme compagnon, et, après que vous eûtes institue le mariage, le monde a resplendi sous vos visages, placé sous les regards d’Hélios et de Séléné » ([4], p 326)


Helios Sarapis Domitien 86-87 Alexandrie RPC II, 2519Domitien, 86-87, Alexandrie RPC II, 2519 Helios Sarapis Hadrien 120-21 Alexandrie RPC III, 5285Hadrien, 120-21, Alexandrie, RPC III, 5285

Hélios Sérapis

Mais les images de Sérapis assimilé à Hélios n’apparaissent que bien plus tard, à l’époque romaine : au tout début en pied, dans l’attitude habituelle d’Hélios saluant du bras droit, puis avec une couronne radiée et la corne en spirale d’Ammon.

Les représentations du couple Isis-Sérapis vont-elles suivre la configuration maritale (la Lune à gauche) ou la configuration impériale (le Soleil à gauche) ? Nous allons voir que la réponse n’est pas simple.


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 Isis et Sérapis en pied

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Isis et Sérapis en pied : configuration maritale

Isis Serapis Debout Hera Zeus Trajan 102-114 Tium Bithynie RPC III, 1185Hera et Zeus, Trajan, 102-114, Tium, Bithynie (RPC III, 1185) Isis Serapis Debout 14 Trajan Alexandria 112-13 RPC II 4740Isis et Sérapis, Trajan, 112-13, Alexandrie (RPC II 4740)

Dans ces deux monnaies de Trajan :

  • Hera, avec son sceptre, fait face à Zeus, avec son aigle et son sceptre.
  • Isis, avec un récipient (situla) et un sceptre, fait face à Sérapis, avec son chien Cerbère et un sceptre.

On voit que la configuration Isis-Sérapis, pratiquement immuable, rappelle beaucoup le cas Héra-Zeus que nous avons observé plus haut.

Cette configuration est hégémonique dans les monnaies :
⦁ Héliogabale, Hieropolis, Phrygie (RPC VI, 5611)
⦁ Alexandre Sévère, Magnesia ad Maeandrum, Ionie (RPC VI, 5164)
⦁ Maximinus et Maximus (235-238) Adrianeia, Mysie (RPC VI, 4155)
⦁ Philippe I (244-249) Nysa, Lydie (RPC VIII unassigned 20421)
⦁ Decius Mopsus Cilicie (RPC IX, 1444)


Isis Serapis Debout 1e s couteau musee cinquantenaire fig 33 IB7Deux faces du manche d’un couteau provenant de Cerveteri, 1e s, Musée du Cinquantenaire, Bruxelles, [7] fig 33 cat IB7 Isis sarapis debout 150 ca Trier Rheinisches LandesmuseumBas-relief, vers 150, Rheinisches Landesmuseum, Trèves

Isis et Sérapis

En dehors des monnaies, c’est également la configuration dominante pour le couple debout.


Isis Serapis Debout Plaquette Pompei IB 2 fig 30Plaquette de bronze, Antiquarium de Pompei, [7] fig 30 cat IB 2 Isis Serapis Debout lampe avec Harpocrate Tran 143a IVB 17Lampe du 3eme siècle, Romisch-germanisches Zentralmuseum zu Mainz, [7] fig 143a cat IVB 17.

Isis, Harpocrate et Sérapi

Elle se maintient lorsque l’enfant du couple, Harpocrate, se glisse entre les deux, à la place de Cerbère.


Isis et Sérapis en pied : deux exceptions

Isis Serapis Debout LMIC Isis 155 IQ 14 fig fig 14 Royal Ontario Museum, TorontoCerbère, Sérapis et Isis
Lampe du 2ème ou 3ème siècle, Royal Ontario Museum, Toronto [7] fig 14 cat IA 14

Cette lampe est le seul exemple d’une représentation du couple en pied (sur huit répertoriées dans le LMIC Isis et le LMIC Harpocrate) où les positions sont inversées. A noter qu’Isis, bien identifiée par le basileion qui la coiffe, porte une corne d’abondance dans sa main gauche : c’est cet attribut qui, pour cause d’encombrement graphique, impose de placer Isis à droite. Nous allons le retrouver dans d’autre cas où notre couple n’est plus seul, mais intégré dans une triade.


Isis Serapis Face Monument 140-60 CCID 386 Dolichenum de l'AventinBas-relief dolichénien, 140-60; Dolichenium de l’Aventin (CCID 386)

L’autre exemple est celui-ci, où Sérapis et Isis ne sont pas seuls, mais embarqués dans une polarisation immuable, celle de Jupiter et Junon dolichéniens (voir Lune-soleil : cultes orientaux) .


La triade égyptienne

Isis Serapis Debout triade avec athena Tran 19 IA 18bisIsis Sérapis et Athéna, intaille [7] fig 19, cat IA 18bis

Cette composition démarque la triade capitoline, en remplaçant le couple dialoguant de Héra et Zeus par celui d’Isis et Sérapis.


Isis Serapis Debout triade 109-110 14 Trajan Alexandria RPC III, 4393.1Isis, Sérapis et Déméter
Trajan, 109-110, Alexandrie (RPC III, 4393.1)

Dans cette composition, qui sera reprise plusieurs fois par le monnayage d’Alexandrie, Isis est à la proue, tenant de son pied une voile gonflée et dialoguant avec Sérapis au centre, la main droite vide et la gauche tenant un sceptre. Derrière lui, la seconde déesse est Déméter, tenant de la droite une torche et de la gauche une corne d’abondance, le coude posé sur une petite colonne.


La triade égyptienne « inversée »

Isis Serapis debout triade Dattari 1152 Planche XXX

Déméter, Sérapis et Isis
Trajan, 108-09, Alexandrie, [8] Dattari 1152 Planche XXX

Sous Trajan également apparaît, cette fois sous un temple, une triade dans laquelle les déesses sont interchangées : Déméter a pris la place d’honneur pour dialoguer avec Sérapis, qui trône en tenant maintenant sa main droite au dessus de Cerbère. Isis, en dernier, tient dans sa main gauche une corne d’abondance. On notera que la galère se trouve ici en miniature, au fronton du temple.


Isis Serapis Debout Trajan Serapis à la fontaine 109-10, RPC III, 4429Sérapis à la fontaine
Trajan, Alexandrie, 109-10 (RPC III, 4429)

Simultanément apparaît cette formule particulière, où Sérapis puise probablement de l’eau dans une fontaine, tandis qu’Isis élève le bras droit vers sa tête ; de l’autre, elle tient Harpocrate sur ses reins. Cette inversion de la position d’Isis se comprend par la nécessité graphique de porter Harpocrate du bras gauche (afin de saluer ou couronner Sérapis du bras droit).

Ces deux inversions contemporaines (dans le temple et à la fontaine) ont probablement la même cause graphique : mettre en évidence ce qu’Isis porte de son bras gauche (corne d’abondance ou Harpocrate).


Isis Serapis Debout triade demeter inversee antonin le Pieux An 1 Alexandrie Dattari 2859Déméter, Sérapis et Isis-Tyché
Antonin le Pieux, Alexandrie (RPC IV.4, 15357, Dattari 2859)

Sous Antonin, c’est maintenant dans la galère que les déesses sont inversées [9] :

  • Déméter passe à la proue ;
  • à la poupe une déesse, portant le basileion d’Isis, tient de la droite le gouvernail et de la gauche une corne d’abondance : il s’agit d’une forme syncrétique d’Isis très appréciée à Alexandrie depuis l’époque ptolémaïque : Isis-Tyché ([5], p 66).


Isis Serapis Debout 17 Marc Aurele Alexandrie RPC IV.4, 13791Sérapis à la fontaine, couronné par Isis-Tyché
Marc-Aurèle, An 12 (Dattari 3530, RPC IV.4 13791)

En l’an 5 de Marc-Aurèle, est repris le type de Sérapis à la fontaine, puisant de l’eau avec une louche (simpulum). En l’An 12, apparaît une variante où il est couronné par Isis-Tyché, qui figure donc à droite, dans une formule qui ne contredit pas le caractère immuable de la formule Isis-Sérapis : c’est seulement lorsqu’Isis prend les attributs de Tyché qu’elle perd la place d’honneur.



Isis Serapis debout triade schema
Ce schéma synthétise les différents éléments que nous venons de voir. On comprend la consistance de la formule Isis/Sérapis (en vert), transposée à partir de la triade capitoline en remplaçant Athéna par Déméter. Pourtant, sous Trajan, c’est la triade inversée (dans le temple) qui a précédé la triade standard (dans la galère). La formule Sérapis-Isis (en rouge) est apparue simultanément, dans l’iconographie particulière de Sérapis à la fontaine, qui sera reprise ensuite sous Marc-Aurèle (flèche rouge).

Les flèches en pointillé indiquent les influences possibles entre les trios et les duos.

Indépendamment de ces influences, trois causes concomitantes se dégagent :

  • lorsque Isis porte un objet dans son bras gauche (Harpocrate ou corne d’abondance), sa place est à droite ;
  • lorsqu’Isis-Tyché tient le gouvernail, sa place est à la poupe ;
  • lorsque Cerbère, le chien qui garde les Enfers, est présent, il se crée une connexion logique avec Déméter (belle-mère de Hadès), qui l’attire sur la gauche.

C’est ce dernier point que nous allons maintenant explorer.


La triade avec Cerbère (SCOOP !)

Dans sa toute première statue, sculptée par Bryaxis au 2ème siècle avant JC pour le Sarapéion d’Alexandrie, Sérapis était représenté étendant sa main droite au dessus de Cerbere.


Isis Serapis Debout triade demeter inversee antonin le Pieux An 1 Alexandrie Dattari 2859Isis, Sérapis et Déméter, bas-relief du Colisée, vers 150, Musée du Capitole.

Lorsque Sérapis adopte cette pose canonique, la présence de Cerbère entraîne automatiquement la moitié gauche dans le champ du mythe gréco-romain des Enfers (en bleu), tandis que la moitié droite relève de la triade égyptienne, nécessairement inversée (en rouge).

Dans son article dédié à la difficile question des liens entre Isis et Déméter, John Herrmann note que les deux déesses sont bien souvent identifiées l’une à l’autre dans les textes, mais séparées dans l’iconographie, non sans une forme de gémellité : c’est ainsi qu’ici le noeud en X typiquement isiaque orne la poitrine de Déméter (à la tête voilée), tandis que la déesse sans voile, à côté d’Harpocrate, serait à la fois sa mère Isis, en tant qu’épouse de Sérapis, et Koré, en tant qu’épouse d’Hadès ([10], p 84). Ce bas-relief réalisé à Rome tire très clairement le syncrétisme du côté gréco-latin, puisque tous les attributs égyptiens d’Isis ont été éludés.



Helios Serapis baiser Tubingen, Archaologisches Institut
Ce schéma montre le riche entrecroisement de relations familiales que ce contexte biculturel permettait d’exploiter.


Herrmann cat 104 schemaMédaillon de Philippe l’Arabe, 247, Byzie (Thrace) ([10], cat 104)

Comme le remarque Herrmann, l’ajout d’un sistre dans la main d’Isis et d’un jeune Anubis à tête de chien à gauche de Cerbère tire la même triade cette fois côté égyptien, et laisse soupçonner que Déméter pourrait fonctionner ici comme substitut non pas d’Isis, mais de sa soeur Nephthys.

Selon Herrmann, c’est la « triade inversée » Déméter/Sérapis/Isis qui est la forme nominale. Dans les quelques exemples qu’il donne ([10], p 83), Cerbère est présent dans quatre cas (cat 86, 93, 102 et 104) et absent dans deux cas (cat 92 et 94), que voici :


Isis Serapis debout triade 0-50 Benaki Herrmann cat 92 fig 13Poignée de lampe, 0-50, Collection Benaki, Musée national, Athènes, ([10], cat 92 fig 13)

Ce fragment est le seul contre-exemple, parmi les figures en pied, à la « règle » selon laquelle Déméter figure à gauche lorsque Cerbère est présent. Dans cette iconographie très spéciale, c’est Harpocrate qui a pris la place du chien des Enfers. La déesse voilée qui s’occupe de lui dans un geste mal défini, isolée du couple Sarapis/Isis-Tyché, est probablement Déméter ([7], p 249), attirée à cette place non par son lien avec les Enfers, mais en tant que tante ou grand-mère de l’enfant (si on identifie Sérapis à Hadès).

L’autre exception (cat 94) est composée de trois bustes, formule beaucoup moins contrainte, comme nous allons le voir.


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Isis et Sérapis en bustes (vus de face)

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En analysant le corpus fourni par les LIMC [10a], on trouve quatre cas où Isis est à droite (LIMC Isis 133, Harpocrate 164, 173, 380) contre huit cas où elle est à gauche (LIMC Isis 131, 132, 134, 143, 199, Harpocrate 383, 384, 385).

Cette relative équivalence entre les deux formules est facilitée, dans le cas des bustes vus de face, par l’absence d’interaction entre les deux divinités, et l’absence des attributs qui, dans la vue en pied, imposaient des contraintes de placement (Cerbère, corne d’abondance).


Isis Serapis Face buste LMIC 199 triade 150-250 Herrmann cat 94. fig 14Déméter, Sérapis, Isis (LMIC Isis 199, [10] cat 94 fig 14) Isis Serapis Face buste LMIC 133 Lampe ISIS ET SERAPIS SE REGARDANT Louvre fig 25Sérapis, Isis, Louvre (LMIC ISIS 133, [11] fig 25)

Voici deux exemples, plutôt rustiques, de la configuration minoritaire (Isis à droite).


Isis Serapis Lampe Face medaillon Coupe hellenistique cat 189 fig 43Coupe hellénistique (2eme-1er s av JC), Centuripe, Sicile [12] cat 189 fig 43

Cette coupe est le plus ancien exemple de la configuration majoritaire (Isis à gauche) : bien avant que l’image solaire de Sérapis se soit largement répandue, on y voit une des toutes premières images de Sérapis radié, vu de face. Isis à gauche tourne légèrement son regard vers lui. Tous deux portent le basileion.


Isis Serapis Podvin planche 37-3Sérapis-Isis [13] planche 37-3 Isis Serapis Podvin planche 40-5Isis- Sérapis [13] planche 40-5

Dans le cas particulier des anses de lampe où le couple figure côte à côte, c’est en revanche la configuration Sérapis / Isis qui est majoritaire (26 contre 18, [13] p 75)


Isis Serapis Face buste LIMC 143 vers 200 av JC Brooklin museumMédaillon, vers 200 av JC, Brooklin museum (LIMC Isis 143) Isis Serapis Face buste Lampe L4016 Corinth MuseumLampe L4016, Musée de Corinthe (hors LIMC, [14], fig 3)

Dans ces deux cas Isis-Sérapis, on note une amorce d’inclinaison des deux visages l’un vers l’autre. L’un des couple sort du même calice, l’autre est fusionné par ses vêtements : images véritablement conjugales formant presque une divinité bicéphale.

Dans d’autres cas au contraire, les divinités se séparent pour encadrer une architecture.


Aux bornes d’une architecture

Isis Serapis face buste Cadran solaire Musee de Silistra Tacheva-Hitova No 8Isis et Sérapis
Cadran solaire avec Orphée charmant les animaux, Musée de Silistra, Tacheva-Hitova No 8 [15]

C. Vendries [16] note que la lyre d’Orphée, dont les cordes imagent l’harmonie des planètes, est placée juste sous le gnomon, au centre organisateur du cadran. Un lion à gauche et un âne renversé à droite, marquent les extrêmes du désordre et de l’ordre, sans qu’on sache s’ils sont en lien avec la couple Isis / Sérapis. C’est clairement pour leur signification lunaire et solaire qu’ils sont présents dans la décoration du cadran.

On peut noter que le regard, en explorant la scène orphique, passe d’Isis à Sérapis ; tandis que l’ombre du gnomon parcourt le cadran dans l’autre sens. Cet objet étant unique, il est impossible de faire la part, dans le choix Isis / Sérapis, du poids de la configuration dominante et d’une réflexion liée à la fonction cultuelle de l’objet (il a peut être décoré un temple isiaque).


Isis Serapis Face buste Monument 164-180 Autel provenant de Stockstadt Musee Romerkastell SaalburgAutel votif provenant de Stockstadt, 164-180, Musée Römerkastelln, Saalburg Isis Serapis 150 ap JC Prusa (Brousse) BithynieAutel votif provenant de Pursa (Brousse) Bythinie, vers 150 photo Thomas Corsten [17]

L’autel germain porte une dédicace à Jupiter (Jovi Optimo Maximo) et à tous les dieux et déesses, parmi lesquels seuls Isis et Sérapis sont nommés. Inversant la convention romaine pour les temples (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain), Isis lunaire figure à gauche (à la droite de Jupiter), et Sérapis solaire à droite.

L’autel d’Asie mineure suit le même configuration (avec Jupiter en haut), bien que le texte en dessous du bas-relief nomme les dieux dans l’autre sens :

« Ceci est une action de grâces pour Sérapis et Isis » [17].


Isis et Sérapis en bustes (vus de face) : en synthèse

Tandis que les objets domestiques (lampes et bijoux) semblent relativement indifférents à la formule utilisée, le choix de la configuration maritale dans ces trois objets cultuels suggère que cette configuration soulignait le rôle des deux dieux dans l’ordre cosmique, mais avec une dimension supplémentaire par rapport au couple fraternel Hélios / Séléné : celle du couple marital, image divine du couple humain.


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Isis et Sérapis en profils affrontés (monnaies)

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L’invention de la formule à Alexandrie

Isis Serapis Hadrien Antonin AlexandrieIsis et Sarapis de profil, monnayage d’Alexandrie (premières frappes)

C’est sous Hadrien que le monnayage d’Alexandrie introduit les trois formules possibles : profils accolés au début, puis profils affrontés dix ans plus tard, d’abord dans la formule impériale, puis dans la formule maritale. Particulièrement glorieuse, la formule impériale s’enrichit d’un aigle posé sur un foudre et d’un petit Harpocrate qui, comme Isis, dirigent leur regard vers Sérapis. En comparaison, la toute première formule maritale (dont il ne reste que deux exemplaires très effacés) fait figure de parent pauvre.

Son successeur Antonin le Pieux reprend les trois mêmes types et rajoute un type Sérapis-Isis, sans l’aigle et sans Harpocrate.


En aparté : une explication possible de ces innovations (SCOOP !)

Isis Serapis 15 Hadrien Drachm, Alexandria ca 134 Dattari 1843Sérapis, Harpocrate et Isis,Dattari 1843 Isis Serapis Demeter Ammon Hadrien Alexandrie RPC III, 5883Déméter, Harpocrate et Zeus-Ammon (RPC III 5883)

Hadrien, Alexandrie, 133-34

Ces deux monnaies à profils affrontés ont été frappées la même année. Dans un article récent L.Bricault [18] rattache cette double représentation d’Harpocrate au problème de la succession d’Hadrien (sans enfant biologique avec Sabine), qui se traduira par l’adoption de Lucius Aelius en 137.

Déméter est reconnaissable à son voile et à sa torche, Zeus-Ammon à sa corne de bélier et à son disque, qui le distingue de Sarapis-Ammon (corne de bélier et kalathos). Cette triade Démeter/ Zeus-Ammon / Harpocrate est totalement inédite.

Du point de vue qui nous intéresse, il est possible d’aller un peu plus loin, en remarquant que les deux émissions de 133/34 fonctionnent à configuration renversée :

  • impériale pour Sérapis et Isis ;
  • maritale pour Déméter et Ammon (avec la particularité que Déméter est en retrait et de taille inférieure).

On peut supposer que les deux monnaies, émises simultanément, illustrent deux « généalogies » d’Harpocrate :

  • ses parents Sérapis et Isis (identifiables au couple impérial d’Hadrien et Sabine) ;
  • ses « grands parents » mythiques : Déméter en tant que mère de Koré/Isis, Ammon en tant que père mythique de tous les rois d’Egypte.

L’émission de la formule maritale Déméter / Ammon pourrait expliquer pourquoi la formule maritale Isis / Sérapis (dans laquelle Isis est elle-aussi en retrait) a dû attendre l’année suivante (134-135).


Du point de vue du nombre de types (d’après le RPC), la formule accolée est nettement la plus populaire (6 pour Hadrien, 13 pour Antonin), suivie de la formule Sérapis-Isis (2 et 6) et enfin Isis-Sérapis (un seul pour chaque empereur).

On retrouve pour le couple divin ce que nous avions observé pour le couple impérial :

  • la formule accolée, où la question de l’ordre ne se pose pas, est largement privilégiée ; viennent ensuite :
    • la formule impériale, ce qui montre que, d’une manière où d’une autre, les deux figures d’autorité, Sérapis et l’Empereur, s’assimilent l’une à l’autre ;
    • la formule maritale, très largement minoritaire.


La diffusion en Asie mineure

Isis Serapis tableau carte
Après son introduction à Alexandrie, la formule affrontée se diffuse exclusivement dans les monnayages des cités d’Asie mineure. Les points verts montrent la forme maritale, les points rouges la forme impériale [16]. On voit que les deux cités les plus proches d’Alexandrie (Aegeae et Flavipolis) sont celles où les deux formules ont été utilisées (plus Nicomedia).



Isis Serapis Monnaies
Ce tableau traduit bien une forme de diffusion spatiale et temporelle :

  • jusqu’à Macrin, les deux formules coexistent, avec une nette préférence pour la forme maritale ;
  • à partir d’Héliogabale, seule subsiste la forme impériale, qui se répand dans les cités non encore touchées ;
  • enfin, deux  monnaies témoignent d’un retour tardif à la forme maritale.


Isis Serapis 36 Gallien, Flaviopolis

Isis et Sérapis, Gallien, Flaviopolis

Celle de Gallien est peut être liée à une préférence locale puisque, à Flaviopolis, on a utilisé de manière continue la forme maritale (sauf peut être une fois sous Sévère-Alexandre, dans une monnaie qui n’est référencée que dans un seul ouvrage).


anonyme VOTA PUBLICA Planche VIII 37

Avers : I SARA(PIDI), Revers : Isis lactans, VOTA PUBLICA
Anonyme, [19] Planche VIII num 37, cat 395

La seconde monnaie maritale a probablement frappée à Rome après 380. A l’occasion de la fête annuelle des voeux à l’Empereur, on émettait une monnaie portant l’effigie des dieux égyptiens, et cela même après la conversion de Constantin au christianisme. Parmi les centaines d’exemplaires étudiés par Alföldi [19], les bustes accolés des deux dieux sont fréquents, mais cette seule monnaie les montre affrontés : à cette époque d’amoindrissement des capacités techniques, la formule devait être jugée trop exigeante.


Isis Serapis tableau monnaies empereur lieuTableau synthétique

Ce tableau se limite aux monnaies qui bornent ces étapes. Il n’y a pas d’innovation iconographique, sauf la monnaie de Philippe l’Arabe, à Nicomedia, où la déesse, sous la forme d « isis lactans », approche de son sein un minuscule Harpocrate.


Isis Serapis tableau liste monnaies

Tableau complet


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Couples de souverains à la guise de Sérapis et Isis

Helios Isis Ptolemee II et Arsinoe II 3eme s av JC BNFHélios et Isis, 3eme siècle avant JC, BNF

On pense que ce couple syncrétique, associant le dieu grec et la déesse égyptienne, représente les souverains Ptolémée II et Arsinoé II.


Ptolemy II Philadelphos Arsinöe II Oktadrachm. Alexandria after 265 BC. Svoronos_0603Octadrachme, Alexandrie, après 265 BC.

Cette monnaie montre à l’avers Ptolémée II et sa seconde épouse Arsinoé II, et au revers leurs parents (Ptolémée I et Bérénice 2) : car il se trouve que Ptolémée II avait épousé sa propre soeur, d’où son surnom de philadelphe.


Accole Isis Serapis Ptolemy IV Philopator Tetradrachm, Alexandria 221-203Tétradrachme de Ptolémée IV Philopator, 221-203 av JC, Alexandrie

Son petit-fils Ptolémée IV transpose cette formule royale à Sérapis et Isis accolés :

« En choisissant un tel schéma, Ptolémée IV se place ainsi sous la protection d’un couple divin auquel on pourra le cas échéant assimiler le couple royal » ([20], p 101)

Cependant les figures divines et impériales restent bien séparées.


Isis Serapis 50 Julien Helena 361-62 american numismatic societySérapis et Isis, Julien l’Apostat, 361-62 (American Numismatic Society).

Le lieu commun longuement répétée que Sérapis / Isis représente Julien et Héléna a été démenti dès 1937 par Alföldi ([19], p 17)

Ainsi, pendant toute la durée de l’Empire païen, les couples impériaux s’assimilent de loin en loin à Hélios et Séléné, mais jamais à Sérapis et Isis.


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Isis et Sérapis en profils affrontés (céramiques)

Cette iconographie a été étudiée en 1970 par V. Tran Tam Tinh [11]. Je résume rapidement ses conclusions, mises à jour suite aux découvertes effectuées depuis lors [13].

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Isis et Sérapis s’embrassant

Isis Serapis Lampe Louvre fig 8Isis et Sérapis s’embrassant, Louvre, [11] fig 8

Apparue en Italie vers le milieu du premier siècle, ces lampes portent sur leur anse le couple s’embrassant. Sur la quinzaine d’exemplaires connus, tous (sauf un trouvé au mithréum de Sainte Prisca) respectent l’ordre marital : ce n’est probablement pas une coïncidence, tant cette scène souligne l’effusion amoureuse du couple divin


Isis et Sérapis se regardant

Isis Serapis Lampe Musee du Bardo fig 13Isis et Sérapis, Bardo, [11] fig 13

Un siècle après sont produits en Afrique du Nord , pendant environ un siècle, des lampes dont on connaît environ 130 exemplaires : les deux dieux affrontés se regardent et l’ordre marital est toujours respecté. Sérapis est toujours couronné de rayons, souvent peu visibles à cause de l’usure de la lampe ou du moule ([13], p 78) . Certaines lampes, comme celle-ci, portent sur leur pourtour une décoration de grappes et de feuilles de vignes. La plupart on été trouvées dans un contexte funéraire.


Isis Serapis Lampe Ostie fig 22Isis et Sérapis, Ostie, [11] fig 22

Pour Tran Tam Tinh, la formule d’Afrique du Nord ne provient pas directement des rares monnaies alexandrines d’Hadrien et d’Antonin le Pieux, ni des monnaies frappées dans les lointaines cités d’Asie mineure, Elle aurait été inventée en Italie, pour des lampes dont il reste trois exemplaires, trouvés à Ostie.

Celle-ci montre, en plus, l’enfant Harpocrate suçant son doigt devant Isis, et le profil d’Hermanubis derrière Sérapis.


Isis Serapis Lampe medaillon d'appliqVase Caylus, Musée de Lugdunum, Lyon Isis Serapis Medaillon Musee d'Arles fig 33Musée d’Arles [11] fig 33 Serapis Isis medaillon Arles Wuilleumier fig 202Musée d’Arles, Wuilleumier [22] fig 202

Médaillons d’applique

Le motif se poursuit ensuite dans quelques médaillons d’applique trouvés dans la Vallée du Rhône : on y trouve les deux configurations, maritale et impériale. On voit que la configuration ne dépend pas de la présence d’un motif intermédiaire (une fleur de pavot entre deux épis pour Lyon, une épi triple pour Arles), ni du sistre présent dans le dos d’Isis.


Isis Serapis Lampe medaillon Grimm Tafel 45Médaillon d’applique provenant de Westheim, Grimm [23] Tafel 45

On retrouve quelques médaillons d’appliques (qui étaient apposés sur la panse de vases) dans les vallées du Rhin et du Danube, là encore dans les deux configurations.


Isis Serapis Lampe 4eme siecle Houareb DERKSEN planche XLILampe provenant de Houareb (Tunisie), milieu du 4ème siècle ([24], planche XLI)

Enfin J. J. V. M. DERKSEN ([24] signale, après une interruption d’un siècle, une résurgence tardive du motif en Afrique du Nord, toujours dans la configuration maritale.


Isis Serapis Lampe 2eme siecle ap JC Brexiza Marathon_museum_-_Sanctuary_of_Egyptian_Gods,_LampSérapis et Isis, Lampe du 2ème siecle ap JC, musée de Marathon, Brexiza

J’ai gardé pour la fin une série très homogène de soixante dix lampes trouvées dans un même local du sanctuaire des dieux égyptiens à Marathon, datées de 150-200 [25] : Sérapis y est systématiquement à gauche, et le motif de l’étoile dans le croissant fait son apparition entre les deux divinités. Certains exemplaires présentent sur leur pourtour une frise de feuilles de vigne, grappes et pampres alternées.

Une particularité de cette formule est que Sérapis n’est pas radié, peut être parce que les luminaires sont déportés au centre.


Lampe provenant de la tombe 4027 Scupi Skopje 150-220Sérapis et Isis, Lampe provenant de la tombe 4027, Scupi, Skopje, 150-220 ap JC [26]

Une série de seize lampes avec Sérapis à gauche, trouvées dans des tombes de Scupi, montre que cette disposition n’est pas spécifique aux usages cultuels, ni liée à la présence du motif de l’étoile dans le croissant ( sur celui-ci, qui n’est pas spécifique à l’iconographie de Sérapis ou d’Isis, voir XXX).


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 En synthèse

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Isis Serapis tableau ceramique
En se limitant aux céramiques (lampes à huile et médaillons d’applique), on voit que :

  • dans le cas des bustes vus de face, les deux formules se rencontrent (couleur orange) ;
  • dans le cas où il y a interaction entre les deux divinités (s’embrassant ou se regardant), la configuration maritale est de rigueur (couleur verte); mis à part les deux séries de Marathon et Scupi (en rouge).

Pour les médaillons d’applique, trouvés en très petit nombre, les deux configurations se rencontrent.

Il ne se dégage pas de règle générale expliquant ces variations : pour des objets fabriqués en série comme les lampes à huile, les habitudes d’atelier priment sur les considérations iconographiques. La large répartition des lampes d’Afrique du Nord pouvait donner l’impression que la configuration Isis-Sérapis prédominait de manière écrasante, avant qu’on ne découvre les séries plus localisées de Marathon et Scupi.

Pour des objets plus contrôlés tels que les monnaies, on peut s’attendre en revanche à des règles plus nettes.


Isis Serapis tableau chronologique

Tableau chronologique (dilaté pour le premier et le deuxième siècle)

Ce tableau replace en parallèle les différents couples et les différents médias que nous avons envisagés dans ce trop long article. Il en ressort une impression d’assez grande cohérence (verticales bleues) :

  • la formule initiale (maritale exclusive) s’arrête dès Domitien pour les monnaies, et au milieu du deuxième siècle pour les céramiques ;
  • la période mixte, où les deux formules cohabitent, s’arrête net avec Héliogabale, et ce pour tous les couples et medias ;
  • s’ouvre alors durant une cinquantaine d’années, une période « impériale exclusive »
  • il semble y avoir eu, à partir de Gallien, une renaissance de la formule maritale, mais la raréfaction des exemples rend cette hypothèse fragile.


Article suivant : Lune-soleil : symboles 1) introduction

Références :
[1] Jerome Mairat « The coinage of the Gallic Empire » 2014 Thèse, Oxford https://ora.ox.ac.uk/objects/uuid:58eb4e43-a6d5-4e93-adeb-f374b9749a7f
[2] Michel Amandry, « Le monnayage en bronze de Bibulus, Atratinus et Capito : une tentative de romanisation en Orient » Revue suisse de numismatique Vol 65 (1986) https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=snr-003:1986:65::293
[3] Francesco Gnecchi « I medaglioni romani, descritti ed illustrati »
Vol I : https://archive.org/details/imedaglioniroman01gnec
Vol II : https://archive.org/details/imedaglioniroman02gnec
[4] Gaëlle Tallet « Les rayons d’Isis et de Sarapis : lumière et mystères » dans « La splendeur des dieux: Quatre études iconographiques sur l’hellénisme égyptien «  Serie: Religions in the Graeco-Roman World, Volume: 193, Brill 2020
[5] Soheir Bakhoum « Dieux égyptiens à Alexandrie sous les Antonins : recherches numismatiques et historiques » 1999
[6] Michel Malaise « Le calathos sur la tête d’Isis: une enquête » Studien zur Altägyptischen Kultur Bd. 43 (2014), pp. 223-265 https://www.jstor.org/stable/44160277
[7] V. Tran Tam Tinh, « Sérapis debout. Corpus des monuments de Sérapis debout et étude iconographique » Brill 1983
[8] G.Dattari « Monete imperiali greche. Numi Augg. Alexandrini. Catalogo della collezione Dattari »
https://archive.org/details/moneteimperialig01datt
https://archive.org/details/moneteimperialig02datt
[9] Sur cette variante et sa signification, voir Laurent Bricault « Isis, Dame des flots » p 78 https://www.academia.edu/745307/Isis_Dame_des_flots
[10] John Herrmann, « Demeter-Isis or the Egyptian Demeter? A Graeco-Roman sculpture from an Egyptian workshop in Boston », 1999, Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts https://www.academia.edu/38091506/Demeter-Isis_or_the_Egyptian_Demeter_A_Graeco-Roman_sculpture_from_an_Egyptian_workshop_in_Boston
[10a] V. Tran Tam Tinh, Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC) vol 4-1, article Harpokrates
https://archive.org/details/limc_20210516/Lexicon%20Iconographicum%20Mythologiae%20Classicae/LIMC%20IV-1%20Eros-Herakles/page/n224/mode/1up
V. Tran Tam Tinh, Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC) vol 5-1, article Isis
https://archive.org/details/limc_20210516/Lexicon%20Iconographicum%20Mythologiae%20Classicae/LIMC%20V-1%20Herakles-Kenchrias/page/n416/mode/1up?view=theater
[11] V. Tran Tam Tinh « ISIS ET SÉRAPIS SE REGARDANT », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 1 (1970), pp. 55-80 https://www.jstor.org/stable/41755609
[12] Giulia Sfameni Gasparro « I culti orientali in Sicilia » Serie : Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain, Volume: 31 Brill 1973
[13] Jean-Louis Podvin; Laurent Bricault « Luminaire et cultes isiaques »
[14] Jean-Louis Podvin, Richard Veymiers. « A propos des lampes corinthiennes à motifs isiaques ». Laurent Bricault. Bibliotheca Isiaca I, Ausonius Editions, pp.63-76, 2008 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03271872/document
[15] Margarita Tacheva-Hitova « Eastern Cults in Moesia Inferior and Thracia (5th Century B.C.-4th Century A.D.) » dans la collection “Religions inthe Graeco-Roman World Online volume 95, E. J. Brill Leiden 1983
[16] C Vendries « Orphée, Isis, Sarapis et l’âne terrassé, le décor d’un cadran solaire de Durostorum (Silistra) » · Revue Archéologique Nouvelle Série, Fasc. 2 (2017) https://www.jstor.org/stable/44711301
[18] L.Bricault « La question de la succession d’Hadrien sur une monnaie inédite de l’atelier d’Alexandrie » https://journals.openedition.org/pallas/527
[19] Andrew Alföldi, « A festival of Isis in Rome under the Christian emperors of the IVth century » 1937 https://archive.org/details/alfoldiIsisRome1937/page/n4/mode/1up
[20] Richard Veymiers « Hileôs tôi phorounti. Sérapis sur les gemmes et les bijoux antiques » https://www.academia.edu/639567/Hile%C3%B4s_t%C3%B4i_phorounti._S%C3%A9rapis_sur_les_gemmes_et_les_bijoux_antiques
[22] Pierre Wuilleumier et Amable Audin « Les médaillons d’applique gallo-romains de la vallée du Rhône » Annales de l’Université de Lyon, 1953
[23] Grimm, « DIE ZEUGNISSE AGYPTISCHER RELIGION UND KUNSTELEMENTE IM ROMISCHEN DEUTSCHLAND » Brill 1969 https://www.academia.edu/45591486/ZODIAC_CIRCLE_ON_ANCIENT_COINS_2021
[24] J. J. V. M. DERKSEN, « ISIS AND SERAPIS ON LAMPS FROM NORTH AFRICA » dans  » Hommages à Maarten J. Vermaseren, Volume 1″ Brill 1978
[25] Pelly Fotiadi, « Ritual Terracotta Lamps with Representations of Sarapis and Isis from the Sanctuary of the Egyptian Gods at Marathon: The Variation of “Isis with Three Ears of Wheat”
https://www.academia.edu/4939757/Pelly_Fotiadi_Ritual_Terracotta_Lamps_with_Representations_of_Sarapis_and_Isis_from_the_Sanctuary_of_the_Egyptian_Gods_at_Marathon_The_Variation_of_Isis_with_Three_Ears_of_Wheat_
[26] Jovanova Lenče, « On some of the oriental cults in the Skopje-Kumanovo region, in Romanising oriental gods ? Religious transformation in the Balkan provinces in the Roman period. New finds and novel perspectives » Skopje 2015 https://www.academia.edu/20850513/Jovanova_Len%C4%8De_On_some_of_the_oriental_cults_in_the_Skopje_Kumanovo_region_in_Romanising_oriental_gods_Religious_transformation_in_the_Balkan_provinces_in_the_Roman_period_New_finds_and_novel_perspectives_293_322_Skopje_2015

Lune-soleil : symboles 1) introduction

31 décembre 2022

Dans l’Antiquité, les symboles de l’étoile et du croissant apparaissent fréquemment en couple, et souvent dans l’ordre croissant-étoile. Mais pour parler d‘inversion, encore faut-il pouvoir les interpréter comme la lune et le soleil.

Commençons par nous débarrasser de deux cas :

  • l’étoile est placée à l’intérieur du croissant ;
  • les inversions qui n’en sont pas.

Article précédent : Lune-soleil : couples affrontés 



L’étoile dans le croissant

Ce motif ne présente pas d’inversion, puisque les deux symboles sont presque toujours présentés verticalement, l’étoile au dessus du croissant. Il constitue néanmoins une mise en jambe indispensable pour préciser leur lien avec le soleil et la lune.

 A Uranopolis (Macédoine)

EtoileDansCroissant Macedoine, Uranopolis. Circa 300 BCE. Aphrodite Urania globe hemiobole SNG Cop 458Hemiobole d’Uranopolis, vers 300 avant JC (SNG Cop 458)

La ville était dédiée à Aphrodite/Urania, qui apparaît ici assise sur le globe cosmique (voir 1 Epoque romaine). Dans ce contexte, on pourrait penser que le motif du revers représente le soleil au dessus de la lune.


EtoileDansCroissant Macedoine, Uranopolis. Circa 300 BCE. Aphrodite Urania globe didrachme soleil BMC 1Soleil, Didrachme (BMC 1) EtoileDansCroissant Macedoine, Uranopolis. Circa 300 BCE. Aphrodite Urania globe drachme etoile BMC 2-4Etoile, Drachme (BMC 2-4)

En fait, dans le système monétaire d’Uranopolis, le Soleil figurait au revers du didrachme, et l’étoile à huit branches au revers de la drachme. Notre motif figurait au revers d’une monnaie de très faible valeur (une demi-obole, l’obole étant un sixième de la drachme) : il évoque donc probablement une étoile au dessus de la lune.


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A Tarente (Calabre)

EtoileDansCroissant Calabria. Tarentum. Hemiobol. 325-280 a.C. (Vlasto-1780)Tarentum, Hemiobole, 325-280 av JC (Vlasto-1780)

On retrouve à la même époque le même motif, dupliqué et affronté, dans cette cité grecque de Calabre, là-encore sur une demi-obole.


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A Populonia (Etrurie)

Plusieurs monnaies de cette ville étrusque, très difficiles à dater, comportent au revers des motifs de croissant et d’étoiles.


EtoileDansCroissant Historia numorum Italy Populonia 400-300 BC

(N°144)  (N° 158)  (N° 186)

Populonia, 4ème siècle av JC ?, photos et numérotation [1]

Les trois revers portent à l’exergue le nom de la cité.

Les deux pièces en argent, de même valeur, présentent néanmoins des motifs différents :

  • deux étoiles à quatre branches et une étoile à six branches dans le croissant,
  • une étoile à quatre branches dans le croissant.

La valeur (20 unités) est indiqué par un XX sur l’avers (il apparaît sur d’autres spéciments du N° 158).

Pour les monnaies de bronze en revanche, la valeur est indiquée par le nombre de globules (pellets) à l’avers et au revers : ici, deux globules signifient deux douzièmes d’as, soit un sextans. Les deux étoiles (à six branches) sont probablement un rappel de cette valeur, mais elles ont aussi un rôle graphique : entourant le croissant, elles évoquent la nuit, dont la chouette est l’oiseau.


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A Venusia (Basilicate)

EtoileDansCroissant Historia numorum Italy 721 Venusia 210-200 BCVenusia, 210-200 av JC, photos et numérotation [1]

Les monnaies de Venusia sont en bronze, et respectent donc le standard pour les valeurs jusqu’à l’as : trois globules pour le teruncius (trois onces, soit trois douzièmes d’as). Le revers, où le motif de l’étoile dans le croissant est répété trois fois, présente le même système de redondance numérique/graphique qu’à Populonia.

La monnaie avec Sol correspond, d’après le poids, à une once et demi, ce que doit indiquer le globule au revers (une once) suivi des lettre SV. Mais les sescuncia étant très rares et non standardisés, on n’en sait pas plus.


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A Rome, sous la République

EtoileDansCroissant Helios Once Rome 217-215 av JC RRC 39-4Once, Rome, 217-215 av JC (RRC 39/4)

Notre motif apparaît à Rome à peu près à la même époque (mais avec deux étoiles à huit branches), là encore avec Sol à l’avers. On voit bien au centre du revers le globule qui signifie l’once. Le croissant et les deux étoiles n’ont donc pas de signification monétaire : tout comme pour la chouette de Populonia, ils évoquent la Nuit, au revers du Jour qu’évoque la face solaire.


EtoileDansCroissant Helios denier de Mn. Aquillius, 109-08 av JC, RRC 303-1Denier émis par Mn. Aquillius, 109-08 av JC, (RRC 303/1)

Il faut attendre un bon siècle pour voir Sol réapparaître, cette fois de profil, à l’avers d’une monnaie romaine [2]. La Nuit, qui était auparavant évoquée sous forme symbolique, donne lieu ici à une véritable personnification : Luna sur son biga (char à deux chevaux), sa tête suivant le croissant, galope dans le fimament au milieu de quatre étoiles. Il est possible qu’elles aient une signification monétaire (un denier valant quatre sesterces).


EtoileDansCroissant Helios Denier 76 BC L Lucretius Trio RRC 390-1Denier émis par Lucius Lucretius Trio, 76 avant JC (RRC 390/1)

Le motif synthétique réapparait trente ans plus tard, cette fois avec sept étoiles. Certains y voient les Pléiades [3] ou les sept planètes. L’hypothèse la plus séduisante est celle de Yannis Stoyas [4] : il s’agirait de la Grande Ourse (Septem Triones), choisie par allusion au nom de l’émetteur (Trio) tandis que le Soleil serait quant à lui une allusion à son prénom Lucius (de Lux, la lumière).

En 42 avant JC, l’idée sera reprise dans P.Clodius, pour un aureus (RRC 494/20a-b) et un denier (RRC 494/21) mais avec cinq étoiles seulement [2], tandis que sous l’Empire, Trajan fera refrapper à l’identique le denier avec le nom de Trio (RIC II Trajan 785) : preuve indirecte que les contemporains comprenaient bien le lien entre ce nom et les sept étoiles.


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A Byzance

EtoileDansCroissant byzantium-crescent-star-1-century-bcMonnaie de Byzance (BYZANTIO), 1er siècle avant JC

L’emblème sera repris par la ville de Byzance, en souvenir d’un prodige survenu en 340 avant JC, lors du siège de la ville par Philippe de Macédoine :

« Mais voilà que dans la nuit noire où brillent les étoiles et un quart de la lune, un rayon lumineux traverse le ciel et révèle les positions macédoniennes. » [5]


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Dans le royaume du Pont

EtoileDansCroissant Mithridate VI Eupator. Statere Amisos or Sinope mint. 93-92 BCStatère de Mithridate VI Eupator, émis à Amisos ou Sinope 93-92 av JC

Le motif de l’étoile dans le croissant était l’emblème de la dynastie des rois du Pont (Nord de la Turquie actuelle) dont le plus connu, Mithridate VI, a été un ennemi irréductible de le République romaine.


EtoileDansCroissant L. Titurius Sabinus 89 BC Rois Tatius Tarpeia RRC 344-2aLe roi Tatius / La mort de Tarpeia
Denier émis par L. Titurius Sabinus, 89 av JC Rois (RRC 344/2a)

Le revers représente Tarpeia, une romaine mythique qui, ayant livré sa cité aux Sabins par appât du gain, finit écrasée par des boucliers. Ce revers a donné lieu à de nombreuses interprétations, que discute dans le détail un article récent de Jaclyn Neel [6]. Il est possible que l’image ait été conçue pour permettre différents niveaux d’interprétation, car les monnaies de la République circulaient dans un très large public.

Si on considère que l’emblème de la dynastie du Pont était largement connu, il est possible que la pièce ait été émise justement pour financer la guerre contre Mithridate, en tissant une analogie entre la punition de la traîtresse et le châtiment promis au roi révolté.


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A Rome, sous l’Empire

EtoileDansCroissant AR Denarius Augustus Rome19 BC. P. Petronius Turpilianus RIC 300Denier d’argent, Auguste, 19 av JC, émis par P. Petronius Turpilianus, Rome (RIC 300)

Les empereurs reprendront très souvent le motif au revers de leur visage, soit avec une seule étoile (dès Auguste) soit avec sept étoiles. Très marginalement, on trouvera d’autres nombres d’étoiles : trois pour Geta (Anchialos), quatre pour Diadumène (Assarion de Markianopolis), cinq pour Geta (Nikopolis ad Istrum).


EtoileDansCroissant Juba II vers 11 Caesarea in Mauritania Cleopatre selene SNG Cop 8-567Juba II, vers 11 av JC, émis à Caesarea in Mauritania (SNG Cop 8-567)

Le roi berbère Juba II, qui avait été élevé à Rome par Octavie, la soeur d’Auguste, remploie le même modèle quelques années plus tard : le revers porte le nom de son épouse, l’impératrice Cléopâtre VIII (la fille de Cléopâtre VII et de Marc-Antoine), nommée aussi Cléopâtre-Séléné. Ainsi le vieux motif de l’étoile dans le croissant vient symboliser, avec à-propos, l’union de Juba II avec Cléopâtre-Séléné.


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Associé à Aphrodite

EtoileDansCroissant Aphrodite Temple de Paphos Vespasien 75-76 Koinon of Cyprus RPC II, 1821Temple d’Aphrodite à Paphos, Vespasien 75-76, Koinon of Cyprus (RPC II, 1821)

Le temple d’Aphrodite à Paphos a été représenté maintes fois dans l’Antiquité, avec comme caractéristiques immuables son parvis demi-circulaire et son bétyle de forme conique. Ici, on a rajouté deux étoiles de part et d’autre du bétyle, et une guirlande entre les deux montants, dont la forme fait écho à celle du parvis.


EtoileDansCroissant Aphrodite Temple de Paphos Hadrien Sardes Lydie RPC III, 2400Temple d’Aphrodite à Paphos, Hadrien, Sardes Lydie (RPC III, 2400)

Dans cette représentation , la guirlande s’est transformée en lune et l’étoile s’est installée au milieu : le motif sera repris de temps en temps par la suite (ex Julia Domna, BMC 57) mais pas systématiquement : preuve qu’il s’agissait d’une trouvaille purement graphique, pas d’une caractéristique attachée au temple de Paphos ni à Aphrodite.


EtoileDansCroissant Aphrodite Marc Aurele 161-180 Seleucia ad Calycadnum Cilicie RPC IV.3, 9911 Oxford, Ashmolean MuseumMarc-Aurèle, 161-180, Seleucia ad Calycadnum, Cilicie (RPC IV.3, 9911)

Il existe de nombreuses pièces montrant Aphrodite avec un miroir : mais celle-ci est la seule où elle regarde, dans son dos, le symbole de l’étoile dans le croissant. Existait-il, à Seleucia ad Calycadnum, une particularité du culte à Aphrodite ?


EtoileDansCroissant Antonin le Pieux Marc Aurele cesar boeuf 147-61 Seleucia ad Calycadnum Cilicie RPC IV.3, 3968Antonin le Pieux, Marc-Aurèle césar, 147-61, Seleucia ad Calycadnum Cilicie (RPC IV.3, 3968)

Quelques années auparavant, quand Marc-Aurèle n’était encore que César, la même ville avait fait frapper une pièce à son effigie, où le symbole était cette fois associé à un taureau : autre iconographie sans précédent. On peut imaginer qu’il s’agit d’un des taureaux ou boeufs qui tirent le biga de Séléné, mais l’association est fragile.


EtoileDansCroissant Aphrodite Antonin le Pieux 144-45 Alexandrie RPC IV.4, 13541Aphrodite dans le Taureau, Antonin le Pieux, 144-45, Alexandrie (RPC IV.4, 13541)

Il se trouve que peu de temps avant, Antonin avait fait frapper à Alexandrie une célèbre série des douze signes du Zodiaque, associé chacun à la planète qui y avait sa maison : Vénus dans le cas du Taureau. Il est possible que Seleucia ait voulu imiter ce modèle en remplaçant Vénus par la Lune : puisque, dans l’astrologie de l’époque, c’est dans le Taureau que la Lune est en exaltation.

L’apparition étrange du symbole serait ainsi due à une chaîne d’influences propres à Seleucia :

  • Vénus et étoile plus taureau (Antonin),
  • croissant et étoile plus taureau (Marc-Aurèle César),
  • croissant et étoile plus Vénus (Marc-Aurèle Auguste).


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Associé à Sérapis et Isis

Isis Serapis Lampe 2eme siecle ap JC Brexiza Marathon_museum_-_Sanctuary_of_Egyptian_Gods,_Lamp
Sérapis et Isis
Lampe du 2ème siècle ap JC, musée de Marathon, Brexiza

Placé à équidistance des deux divinités, le motif de l’étoile dans le croissant n’est pas à rattacher à l’une ou à l’autre, mais au couple  : comme Sérapis n’est pas radié, l’étoile ici symbolise probablement le soleil, et l’imbrication des deux l’accouplement d’Isis-Lune avec Sérapis-Soleil.

« D’après Plutarque, De Iside, 43, l’union féconde d’Osiris-Soleil et d’Isis-Lune était célébrée au début du printemps, le jour de la nouvelle lune de Phamenoth, par la fête qu’on appelle « Entrée d’Osiris dans la lune ». » [7], p 107, note 81


Isis Serapis V.AAB19 Palazzo Massimo alle Terme, V.AAB19 [7] CroissantEtoile Isis Serapis Firenze, Museo Archeologico Nazionale Bonner Campbell Online CBd-4165CBd-4165, Museo Archeologico Nazionale, Firenze, Bonner Campbell Online [8]

Isis et Sérapis, Intailles époque impériale

Le motif de l’étoile dans le croissant n’est pas corrélé avec la configuration impériale (le mari à gauche, voir Lune-soleil : couples affrontés ), puisqu’on le retrouve dans ces intailles en configuration maritale (l’épouse à gauche).

Dans l’intaille de gauche, on notera que le signe du bas pourrait ici représenter une véritable étoile, complétant le Soleil et la Lune.



Isis Serapis bague
Ces deux bagues, en configuration maritale pour l’une et impériale pour l’autre, mettent maintenant en balance le symbole du haut avec un cistre, symbole purement isiaque.

On voit que, dans le ca du couple Isis-Sérapis, il n’existait probablement pas d’interprétation commune de ces symboles, mais qu’ils étaient combinés selon des habitudes locales, voire le goût du commanditaire.



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En aparté : le symbole du croissant à boules

CroissantBoules Du Mesnil du Buisson fig 1Fig 13 [9]

Lorsque le croissant se termine par deux boules, il ne serait pas un symbole lunaire. Selon Du Mesnil du Buisson [9], le motif du croissant à boules serait né en Syrie avant de passer à Rome.


CroissantBoules Melanges de l'Universite Saint-Joseph, tome 18, 1934 fig 9Lampe romaine, fig 9 [10] CroissantBoules Melanges de l'Universite Saint-Joseph, tome 18, 1934 fig 13Bronze d’Herculanum, fig 13 [10]

Les deux boules terminales sont parfois remplacées par deux étoiles ou deux bustes : ainsi le demi-cercle inférieur représenterait le parcours du Soleil entre l’étoile du Matin et celle du Soir.


En synthèse : l’étoile dans le croissant

Ce rapide parcours montre combien ce motif est polysémique : simple symbole monétaire à l’origine (Uranopolis, Tarente, Populonia, Venusia),  il évoque ensuite la Nuit dans les deniers émis à Rome, alors qu’il prend en Orient une valeur dynastique (Macédoine) ou héraldique (Byzance). C’est très rarement et tardivement, dans le cas du couple Sérapis / Isis, qu’il en vient à évoquer le couple Soleil-Lune.


Fausses inversions

FauxDenier de la gens Postumia RRC 335 10b 96 avant J.-CDenier de la gens Postumia,  96 avant J.-C, RRC 335 10b

A l’avers, le buste d’Apollon lauré est accompagné d’une étoile (signe de divinité) et d’un X (valeur monétaire du denier). Au revers, les deux dioscures Castor et Pollux font boire leurs chevaux dans la fontaine de Juturne, tôt le matin après la bataille du lac Régille [11] .

Au dessus d’eux le croissant et l’étoile semblent présenter une inversion, mais en fait une seconde étoile figure à l’aplomb du cavalier à pied : les étoiles sont les attributs des Dioscures (souvent assimilés à Phosphoros, l’étoile du matin, et Hespéros, l’étoile du soir) :

Luna et les disoscures intaille romaine imperiale BNFLuna et les dioscures, intaille romaine impériale, BNF

Cette monnaie s’inscrit donc dans la tradition des deniers montrant la Nuit au revers du Jour : ici la Lune et les étoiles font pendant au soleil d’Apollon, à l’avers.



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FauxKingscote Cube deesse roma sceau 3rd century AD, Corinium Museum CirencesterCube de Kingscote, 3ème siècle, Corinium Museum Cirencester

La deuxième face de ce dé montre Roma assise sur un bouclier, entre la Lune et le Soleil. L’inscription SOL INVICTUS de la première face, elle-aussi inversée, monte que le dé était utilisé comme matrice de sceaux.



Article suivant : Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu 

Références :
[2] Frank Ryan, « Der Sonnengott auf den Münzen der Römischen Republik » Schweizerische numismatische Rundschau » 84 (2005) https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=snr-003%3A2005%3A84%3A%3A248
[3] Mike Markowitz, https://coinweek.com/ancient-coins/star-crescent-ancient-coins/
[4] Yannis Stoyas « Reflets de la terre et du cosmos sur les monnaies antiques et médiévales » https://www.academia.edu/2286084/Reflets_de_la_terre_et_du_cosmos_sur_les_monnaies_antiques_et_m%C3%A9di%C3%A9vales
[6] Jaclyn Neel « Titurius Sabinus, Mithridates, Sulla, and Vergil: Tarpeia in the Context of 88 BCE » Memoirs of the American Academy in Rome Vol. 65 (2020), pp. 1-42 https://www.jstor.org/stable/27031293
[7] Richard Veymiers « Hileôs tôi phorounti. Sérapis sur les gemmes et les bijoux antiques » https://www.academia.edu/639567/Hile%C3%B4s_t%C3%B4i_phorounti._S%C3%A9rapis_sur_les_gemmes_et_les_bijoux_antiques
[8] « The Campbell Bonner Magical Gems Database » http://cbd.mfab.hu/
[9] Du Mesnil du Buisson, « Un symbole du Ciel inférieur », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France 1941 p 237 et ss https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6314840q/f241.item
[10] P. S. Ronzevalle, S. J « Notes et études d’archéologie orientale (deuxième série, IV). Le prétendu «char d’Astarté » (2e partie) » Mélanges de l’Université Saint-Joseph Année 1934 18 pp. 107-148 https://www.persee.fr/doc/mefao_0253-164x_1934_num_18_1_1025

Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu

31 décembre 2022

Cet article examine les différentes divinités masculines autour desquelles on peut trouver le couple étoile-croissant : Hélios, Sérapis, Harpocrate, un aigle, et plus rarement Zeus.

Article précédent : Lune-soleil : symboles 1) introduction

Etoile et croissant autour d’Hélios

L’étoile à côté du char d’Hélios

Un cas certain où l’étoile ne représente pas le soleil est celui du char d’Hélios, près duquel on la rencontre très exceptionnellement

CroissantEtoile Helios Manlius Qf Sergianus AR Denarius. 118-107 BCDenier de la gens Manlius, 118-107 BC

Le char d’Hélios vogue au dessus des vagues, entre deux étoiles et sous un croissant évoquant le firmament. Le X de gauche est la valeur monétaire du denarius (dizaine)


CroissantEtoile Helios multiple d’or de Ticinum 313 BNF Cabinet des médaillesMultiple d’or de Ticinum, 313, Cabinet des médailles, BNF

Dans ce célèbre médaillon, Constantin arbore sur son bouclier le char d’Hélios, encadré en bas par les personnifications de Terra et Oceanus, en haut par une étoile et un croissant. Il ne s’agit pas du couple Soleil/Lune, comme on le lit parfois , qui serait redondant avec la tête radiée d’Hélios, mais d’une évocation du firmament.


Zodiaque, synagoague de Beth Alpha, 5eme siecleZodiaque de la synagogue de Beth Alpha, 5ème siècle

Dans ce char d’Hélios, l’étoile de gauche n’est pas le Soleil faisant pendant à la Lune, mais une étoile parmi les autres.


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Le mont Argeus (Cesarea de Cappadoce)

CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Archelaus 8-7 av JC RPC I, 3614Hérakles / Volcan Argaeus
Caesarea Mazaca, roi Archelaus de Cappadoce, 8-7 av JC (RPC I, 3614)

Le Volcan Argaeus domine la ville de Caesarea de Cappadoce. Le lien avec Hérakles est probablement dû au fait qu’un des centaures tué avec sa massue s’appelait Argeus [12]


CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Tibere RPC I, 3620Tibère (RPC I, 3620), Caesarea Mazaca

Sous la domination romaine, le même atelier crée différentes variantes : sous Tibère, l’aigle en haut du mont est remplacé par Hélios tenant un sceptre et un globe.


CroissantEtoile Helios Hadrian Caesarea Mazaca RPC III, 3097RPC III, 3097 CroissantEtoile Helios Hadrian Caesarea Mazaca RPC III, 3118RPC III, 3118

Mont Argaeus, Hadrien, Caesarea Mazaca

Sous Hadrien nos deux symboles apparaissent en haut du mont, tantôt l’étoile remplaçant Hélios, tantôt la Lune.


CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Hadrien RPC III, 3087ARPC III, 3087A CroissantEtoile Helios Hadrian Caesarea Mazaca RPC III, 3095RPC III, 3095

Mont Argaeus, Hadrien, Caesarea Mazaca

On trouve aussi en contrebas d’Hélios l’étoile à gauche , ou le couple étoile-croissant.


CroissantEtoile Helios Hadrian Caesarea Mazaca RPC III, 3104RPC III, 3104 CroissantEtoile Helios Hadrian Caesarea Mazaca RPC III, 3099RPC III, 3099

Mont Argaeus, Hadrien, Caesarea Mazaca

Dans cette floraison de variantes apparaissent aussi le motif de la couronne en haut du mont, ou des trois étoiles.

Ces variantes expérimentées sous Hadrien sont sans rapport avec la valeur monétaire de la pièce (hémidrachme, drachme ou didrachme). Dans les règnes suivants ne seront jamais repris le croissant en haut du mont ni les trois étoiles.


CroissantEtoile Helios Commode Caesarea Mazaca RPC IV.3, 8068RPC IV.3, 8068 CroissantEtoile Helios Commode Caesarea Mazaca RPC IV.3, 8015RPC IV.3, 8015 CroissantEtoile Helios Commode Caesarea Mazaca RPC IV.3, 8020RPC IV.3, 8020

Mont Argaeus, Commode, Caesarea Mazaca

Sous Commode apparaît un nouveau type de variante : le mont est représenté sur un autel ou sous un temple, avec une étoile à gauche, une étoile au fronton, ou le motif de l’étoile dans le croissant, sous le mont. Ces variantes n’auront pas de postérité.


CroissantEtoile Helios Heliogabale Caesarea Mazaca RPC VI, 6657Héliogabale (RPC VI, 6657) CroissantEtoile Helios Gordien III Caesarea Mazaca RPC VII.2, 3273Gordien III (RPC VII.2, 3273)

Mont Argaeus, Caesarea Mazaca

Héliogabale, puis Gordien III , sont les seuls à reprendre le couple étoile /croissant.


CroissantEtoile Helios Severe Alexandre Caesarea Mazaca RPC VI, 6841Alexandre-Sévère RPC VI, 6841 CroissantEtoile Helios Gordien III Caesarea Mazaca RPC VII.2, 3272Gordien III, RPC VII.2, 3272

La formule inversée apparaît tardivement, sous Alexandre-Sévère. Elle n’est reprise que par Gordien III.


CroissantEtoile Helios Gordien III Caesarea Mazaca RPC VII.2, 3324RPC VII.2, 3324 CroissantEtoile Helios Gordien III Caesarea Mazaca RPC VII.2, 3295RPC VII.2, 3295 CroissantEtoile Helios Gordien III Caesarea Mazaca didrachme RPC VII.2, 3373RPC VII.2, 3373

Gordien III Mont Argaeus, Caesarea Mazaca

Enfin sous Gordien III apparaissent des globules liés à la valeur monétaire : drachme (globule à droite ou à gauche) ou didrachme (deux globules).


Synthèse sur le Mont Argaeus

On peut tirer de cette large série plusieurs conclusions :

  • les deux symboles apparaissent dans les règnes où les émissions sont les plus nombreuses, selon des combinaisons qui résultent d’une nécessité de différenciation, plutôt que d’une réflexion symbolique ;
  • ils n’ont pas de lien avec la valeur faciale de la pièce ;
  • les combinaisons inventées sous Hadrien, qui ne peuvent pas s’interpréter en terme Soleil/Lune, ont été éliminées par la suite (les trois étoiles, l’étoile seule ou le couple étoile/croissant en contrebas d’Hélios) ;
  • seul deux règnes utilisent la configuration croissant/étoile, de manière minoritaire (en nombre d’émissions) par rapport à la variante dominante étoile/croissant.


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La massue d’Hercule (Cesarea de Cappadoce)

CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Massue Archelaus 17-16 av JC RPC I, 3601

Archelaus / Massue
Archelaus, 17-16 av JC =, Caesarea Mazaca (RPC I, 3601)

Le second motif caractéristique de Caesarea de Cappadoce est celui de la massue d’Hercule, lui aussi introduit sous le roi Archelaus.

On observe, en simplifié, la même évolution que pour la série du Mont Argaeus.


CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Massue Hadrian RPC III 3112RPC III 3112 CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Massue Hadrian RPC III 3113RPC III 3113

Hadrien, Caesarea Mazaca

Sous Hadrien, introduction de l’étoile en contrebas, puis du couple étoile / croissant.


CroissantEtoile Helios Caesarea Mazaca Massue Commode RPC IV.3, 8014Commode, Caesarea Mazaca (RPC IV.3, 8014)

Sous Commode, inversion du couple (cette fois de manière pratiquement exclusive).

Le fait que le mont Argaeus et la massue aient suivi la même évolution montre que l’étoile et le croissant étaient perçus comme des signes essentiellement graphiques destinés à différentier les émissions, non comme des symboles à interpréter en rapport avec le sujet principal.


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Hélios christianisé

CroissantEtoile Helios Michael Bonner Campbell Online BNF Cbd-1506Hélios, BNF, Bonner Campbell Online Cbd-1506, et Planche XVIII fig 33 [13]

Dans cette amulette, Hélios aux sept rayons, tenant le globe cosmique (voir 1 Epoque romaine) est assimilé à l’archange Michaël (nommé au revers). Il est entouré par la lune et deux étoiles du firmament. L’inscription du pourtour nomme trois autres archanges : Uriel, Souriel et Gabriel, souvent invoqués dans les formules magiques qu’on a retrouvées dans différents papyrus.



Etoile et croissant autour de Sérapis

Dans le catalogue des gemmes de Richard Veymiers [7], ces deux signes cosmiques apparaissent en couple uniquement autour de Sérapis seul :

  • une seule fois autour de sa figure en pied (cat IIID3), dans le sens Croissant-Etoile, Sérapis regardant vers la droite ;
  • 28 fois autour autour de son buste, dont l’immense majorité (25) regarde vers la gauche.

Dans le cas de Sérapis en buste, la formule largement dominante est Etoile-Croissant (21 sur 28).


CroissantEtoile Serapis Intaille IBB20Cas dominant : Intaille IBB20 [7] Lune Serapis Venus Cumont Etudes syriennes p 81Cas exceptionnel : intaille syrienne (Cumont [14], p 81)

Le cas dominant tendrait à faire interpréter le couple Etoile/Croissant comme symbolisant le couple Sol/Luna tel qu’il apparaît au fronton des temples (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain), Sérapis avec son aigle étant ici assimilé à Jupiter.

Il n’existe que deux exemplaires de la configuration ultra-minoritaire, où se cumulent le profil vers la droite et le configuration Croissant / Etoile. Cumont interprète celle-ci  comme représentant la Lune et une étoile ; cependant, Sérapis non radié peut difficilement être assimilé au Soleil.


CroissantEtoile Serapis Marc aurele an 3 Alexandrie RPC IV.4 16907Marc Aurèle, 162-63, , Alexandrie (RPC IV.4 16907) CroissantEtoile Serapis Antonin an 24 Alexandrie RPC IV.4,16836Antonin le Pieux, 160-61, Alexandrie (RPC IV.4,16836)

On notera que cette configuration inversée, ultra-minoritaire dans les gemmes, est celle de la seule monnaie où Sérapis de profil est combiné avec les deux symboles cosmiques, sous Marc-Aurèle. L’autre monnaie combinant les mêmes symboles remonte au règne précédent, et montrait Sérapis de face, entre l’Etoile et le Croissant.



Isis Serapis 100-150 Serapis Ephese British Museum100-150 Sérapis-Hélios, Ephèse, British Museum

Cependant cette lampe de la même époque, également avec Sérapis de face, est dans la configuration inversée : Croissant / Etoile.

Par ailleurs, dans les gemmes, les symboles cosmiques autour de Sérapis ne se limitent pas à cette seule paire : on trouve aussi le croissant seul (I.BB13), l’étoile seule (I.BB1), deux étoiles (I.BB6), sept étoiles (I.FB2) ou bien l’étoile et le croissant flanquant verticalement le buste (I.FC4).

On en conclura sagement que, lorsqu’ils sont associés au seul Sérapis , l’étoile et le croissant séparés signifient simplement « dans le ciel ».



 Etoile et croissant autour d’Harpocrate

Harpocate est figuré entre l’étoile et le croissant sur de nombreuses amulettes gréco-égyptiennes à but protecteur.

CroissantEtoile Harpocrates Bonner Campbell Online Cbd-358Cbd-358 CroissantEtoile Harpocrates Bonner Campbell Online Cbd-525Cbd-525

Photo et numérotation : Bonner Campbell Online [8]

Dans la formule minimale, Harpocrate, son fléau sur l’épaule, est assis sur une fleur de lotus posée au centre d’une barque en papyrus. Divers animaux sacrés peuvent l’accompagner : faucons, chèvres, scarabées, crocodiles, serpents. Au dessus de sa tête, la configuration de loin la plus fréquente est Etoile / Croissant, mais on trouve quelques inversions.


CroissantEtoile Harpocrates lotus Bonner Campbell Online CBd-322CBd-322 CroissantEtoile Harpocrates Oie Bonner Campbell Online Cbd 2960CBd-2960

Dans l’amulette de gauche, la barque est remplacée par un lion. Il arrive qu’Harpocrate le chevauche directement, comme il chevauche l’oie dans l’amulette de droite.


CroissantEtoile Harpocrates Bonner Campbell Online Cbd-CBd-2639Bonner Campbell Online, Cbd-CBd-2639

Dans cette barque divine plus complexe, Harpocrate est assis entre Osiris (représenté comme une momie) et Anubis, tandis qu’Hélios et Séléné sont personnifiés à la proue et à la poupe : le couple habituel étoile-croissant a été remplacé par deux étoiles, ce qui semble indiquer qu’il représentait bien le couple Soleil-Lune.



CroissantEtoile Harpocrates Bonner Campbell Planche IX 192Bonner Campbell [13] Planche IX fig 192

A contrario, dans cette amulette qui comporte aussi, en bas, les personnifications de Séléné et d’Hélios, le graveur a conservé en haut le couple croissant-étoile : il ne peut pas s’agir des attributs des deux dieux, puisque Séléné est déjà coiffée de son croissant : cette redondance milite donc dans l’autre sens, à savoir que le couple croissant-étoile est une représentation générique du firmament.


CroissantEtoile Harpocrates Bonner Campbell Online Cbd-1401Bonner Campbell Online Cbd-1401

C’est ce que semble montrer cette barque divine encore plus complexe : Harpocrate, qui est aussi le jeune Horus, le soleil levant, porte la couronne à sept rayons d’Hélios. Il est encadré par deux déesses d’apparence symétrique, mais différenciées par leurs attributs : celle de gauche porte ceux d’Osiris (couronne atef et ankh tenu dans la main) ; celle de droite porte le triple ateph et un hiéroglyphe non déterminé. Quelle que soit leur identité, la symétrie de l’image invite à associer à chacune un couple étoile-croissant. Puisque Harpocrate joue ici le rôle du Soleil, elles pourraient représenter :

  • par les deux croissants inversés, la fin et le début du mois lunaire ;
  • par les deux étoiles du soir et du matin, la fin et le début du jour.

L’inscription, ponctuée par cinq autres étoiles, liste sept dieux de toute obédience :

Iaô, Sabaô[th] (*) Adônai (*) Abrasax (*) Baïnchôôch (*) Michael (*) Abriel

Une inscription au verso précise leur rôle :

« Aidez le porteur contre ses ennemis, et sauvez-le de tout mal ».


CroissantEtoile Harpocrates lotus Bonner Campbell Online CBd-3117CBd-3117

Cette amulette montre que, lorsque la place manque, le couple étoile-croissant se transforme volontiers en étoile dans le croissant, ce qui relativise largement la signification accordée à ces symboles.


CroissantEtoile Bes Bonner Campbell Online CBd-325Bes, CBd-325 CroissantEtoile Anubis Bonner Campbell Online CBd-426Anubis, CBd-426

On les trouve également au dessus de Bes, d’Anubis ou de diverses divinités à tête animale.

Le couple étoile-croissant ne constitue donc pas un attribut spécifique à Harpocrate, faisant allusion à ses parents Sérapis/Soleil et Isis/Lune : mais plutôt un élément courant du vocabulaire des gemmes magiques, représentant le firmament et signifiant le pouvoir céleste de la divinité invoquée.



Etoile et croissant avec l’aigle

L’aigle des tétradrachmes syro-phéniciens

Les tétradrachmes syro-phéniciens de l’époque impériale présentent au revers un aigle, parfois posé sur un objet allongé (foudre, torche allumée avec serpent, massue…) et comportant entre ses pattes un élément caractéristique de la cité, et qui peut varier suivant l’époque [15] .


CroissantEtoile Aigle 07 Galba 68-69 Antioche RPC I, 4198ACroissant, Galba, 68-69, Antioche (RPC I, 4198A) CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla Antioche etoile Bellinger 25Etoile, Caracalla, 198-217, Antioche (Bellinger 25)

Par exemple, pour la plus grande ville de la région, Antioche, on trouvera sous l’aigle, à un siècle d’intervalle, l’un ou l’autre symbole, au dessus tantôt d’une couronne de laurier, tantôt de la massue. Noter qu’en général, l’aigle tient dans son bec une couronne de laurier.


Le système de Caracalla/Macrin (211-218)

Les émissions régionales mises au point sous Caracalla, et reprises sous Macrin, sont d’une grande précision.



CroissantEtoile Aigle Tetradrachme Caracalla carte
Les étoiles (en jaune) touchent plutôt la région d’Antioche, avec trois exceptions :

  • Tripolis (associées aux bonnets des Dioscures, les dieux de la Cité) [16];
  • Héliopolos (à cause du nom de la cité, et associée à un lion) ;
  • Gaza

Un cas particulier (en orange) est le dieu solaire Shamash, honoré à Emèse.

Les croissants (en bleu) sont très rares : Aradis et Gabala (associé à un crabe).

Les combinaisons étoile-croissant (en vert) ne concernent que deux villes : Antioche et Carrhae.

CroissantEtoile Aigle Tetradrachme Caracalla carte libelles


Le cas de Carrhae

Selon Michel PRIEUR [15], deux divinités étaient honorées à Carrhae.


CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla CARRHAE bucrane 215-217 Prieur 820Caracalla lauré / bucrane (Prieur 820), Carrhae, 215-217

Malakbel, dont le symbole était un taureau et qui gouvernait les étoiles du soir et du matin (d’où les deux globules de part et d’autre) ;


CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla CARRHAE croissant etoile 215-217 Prieur 830Caracalla radié / croissant et étoile (Prieur 830)

Lunus, dieu mantique de la Lune mâle : Caracalla fut assassiné alors qu’il allait l’interroger, et on dit que c’est la crainte de Macrin de voir ses complots dévoilés par le dieu qui précipitèrent le meurtre.

Les deux types de revers se différencient à l’avers par la couronne de Caracalla, lauriers ou rayons, ce qui n’est visiblement pas une fantaisie du graveur (le même pour les deux séries).


En synthèse sur les tétradrachmes syro-phéniciens

L’analyse des tétradrachmes de Caracalla montre que les symboles étoile et croissant n’ont généralement pas de valeur cosmique, mais sont essentiellement des marques de différenciation.


CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla Gaza etoile Bellinger XXVI 7 cat 381Gaza (Bellinger 381) CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla Antioche etoile Bellinger 25Antioche (Bellinger 25)

La massue d’Hercule sous les pattes de l’aigle est ici associée à l’étoile, mais ce n’est pas toujours le cas (à Tyr, elle est associée à l’emblème de la ville, le murex). Ici la discrimination entre les deux villes s’effectue par un troisième détail, le signe de Marnas (le dieu de Gaza) en haut à droite.


CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla Heliopolis etoile sur lion Prieur 1194Héliopolis, le Soleil dans le Lion (Prieur 1194) CroissantEtoile Aigle 24 Caracalla Gabala croissant sur crabe Prieur 1088Gabala, la Lune dans le Cancer (Prieur 1088)

A contrario, dans ces deux cas, la symbolique cosmique est claire et correspond aux pièces astrologiques frappées sous Antonin le Pieux : chaque luminaire est représenté dans le signe zodiacal qui constitue sa maison (Lion pour la Soleil, Cancer pour la Lune).



Etoile et croissant autour d’autres dieux

Jupiter

CroissantEtoile Zeus quadrige Denier de L.Cornelius Sisenna Roma 118-107 BC Typhon Crawford 310-1Denier de L.Cornelius Sisenna, Rome, 118-107 av JC (Crawford 310-1)

Le quadrige de Jupiter s’élance au dessus de Typhon anguipède, en direction du Soleil et de la Lune, toujours dans le même sens. Les deux étoiles de part et d’autre complètent le firmament.


CroissantEtoile Zeus Ammon Marc-Aurele 161-162 Alexandrie Milne 2446vZeus Ammon, Marc-Aurèle, 161-162, Alexandrie (Milne 2446v)

Zeus Ammon, qui se caractérise par des cornes de bélier, est toujours figuré à l’avers : cette monnaie est le seul cas où il est figuré au revers. Comme il porte sur sa tête le disque du soleil, le couple croissant-étoile représente ici le firmament.


CroissantEtoile Serapis Antonin an 24 Alexandrie RPC IV.4,16836Antonin le Pieux, 161-162, Alexandrie (RPC IV.4,16836) CroissantEtoile Serapis Marc aurele an 3 Alexandrie RPC IV.4 16907Marc Aurèle,162-63, Alexandrie (RPC IV.4 16907)

La monnaie avec Sérapis, qui sera frappée l’année suivante, imite clairement la composition avec Zeus-Ammon.

On hésite alors entre deux interprétations de l’inversion croissant-étoile :

  • soit elle est une simple marque de différentiation, signalant le passage du règne d’Antonin le Pieux à celui de Marc-Aurèle ;
  • soit elle a une intention symbolique :
    • lorsque le dieu est vu de face, en majesté, l’étoile et le croissant représentent le Soleil et la Lune, les luminaires se rangeant derrière lui dans l’ordre hiérarchique ;
    • lorsque le dieu est vu de profil, le croissant et l’étoile représentent le firmament.


CroissantEtoile Canope Marc aurele, Faustina II, 164-65, Alexandrie (RPC IV.4 14568) Vase canope, Faustina II, 164-65, (RPC IV.4 14568) CroissantEtoile Hermanubis Marc aurele, Lucius Verus, 164-65, Alexandrie (RPC IV.4 16542)Hermanubis, Lucius Verus, 164-65, (RPC IV.4 16542) CroissantEtoile Serapis Marc aurele Faustina II, 165-66, Alexandrie (RPC IV.4 17161)Sérapis, Faustina II, 165-66, (RPC IV.4 17161)

Marc-Aurèle, Alexandrie

Heureusement, ces trois monnaies légèrement postérieures, toujours sous Marc-Aurèle, nous permettent de trancher en faveur de la seconde interprétation : autour d’un dieu en majesté, l’étoile et le croissant, non-inversés,  représentent le Soleil et la Lune.

Cette conclusion laborieuse, dans le cas bien balisé du monnayage d’Alexandrie, illustre bien la difficulté de l’interprétation dans le cas général.


Le Très-Haut

CroissantEtoile Helios Bonner Campbell Online CBd-3612Bonner Campbell Online CBd-3612

Cette amulette est intéressante par Celui qu’elle ne représente pas, mais qu’invoque l’inscription (qui se poursuit au revers) :

« Le seul dieu dans les cieux, celui qui préexiste, plus grand que tout autre, celui qui règne sur tous les êtres du milieu du Ciel, visibles et invisibles. »

Séléné, Hélios et les deux étoiles sont ces êtres du milieu du Ciel : le croissant de Séléné, les sept rayons d’Hélios et les six et huit branches des deux étoiles illustrent leur visibilité.



Article suivant : Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse

Références :
[7] Richard Veymiers « Hileôs tôi phorounti. Sérapis sur les gemmes et les bijoux antiques » https://www.academia.edu/639567/Hile%C3%B4s_t%C3%B4i_phorounti._S%C3%A9rapis_sur_les_gemmes_et_les_bijoux_antiques
[8] « The Campbell Bonner Magical Gems Database » http://cbd.mfab.hu/
[13] Bonner, Campbell « Studies in magical amulets, chiefly Graeco-Egyptian » 1950 https://archive.org/details/studiesinmagical0000bonn
[14] Franz Cumont. — Études syriennes http://warburg.sas.ac.uk/pdf/bkg950b2413344.pdf
[15] Bellinger « The Syrian tetradrachms of Caracalla and Macrinus » https://archive.org/details/syriantetradrach0000bell
Michel PRIEUR, Karin PRIEUR, A Type Corpus of the Syro-Phoenician Tetradrachms and their Fractions front 57 BC to AD 253
[16] Les monnaies attribuées à Orthosia et Tripolis sont parfois réattribuées à Ptolémais. Voir la discussion dans Michel Amandry « Sur certains tétradrachmes provinciaux de Syrie » ,Syria, III, 2016 https://www.academia.edu/79946571/Sur_certains_t%C3%A9tradrachmes_provinciaux_de_Syrie?email_work_card=view-paper

Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse

31 décembre 2022

Cet article examine les différentes divinités féminines autour desquelles on peut trouver le couple étoile-croissant : Aphrodite, Artémis, Héra et quelques déesses orientales.

En conclusion de ce panorama, il apparaît que les cas d’inversion croissant-étoile ne sont pas systématiquement imputables à une « tradition orientale », comme on le lit très souvent.

Article précédent : Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu

Etoile et croissant autour d’Aphrodite

Aphrodite d’Aphrodisias (Carie)

CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette Duperac, Etienne Illustration de fragmens antiques, lib. 3, fol. 58rEtienne Dupérac, Illustration de fragments antiques, lib. 3, fol. 58r CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette BologneMusée de Bologne

Aphrodite d’Aphrodisias

La statue qui était hébergée dans le temple d’Aphrodisias nous est assez bien connue par des copies hellénistiques ou romaines.

La gaine se composait de plusieurs étages comportant  trois scènes récurrentes :

  • les Trois grâces,
  • les bustes de Séléné et Hélios,
  • Aphrodite sur un monstre marin.

L’estampe de Dupérac montre en haut deux statues de Naples, aujourd’hui disparues, présentant des ordonnancements différents. Celle en haut à droite est très semblable à la statuette conservée à Bologne, mis à part dans celle-ci l’inversion Séléné-Hélios. On constate la même inversion dans la statue du bas, aujourd’hui conservée à Münich.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette Berlin (C)Staatliche Museen, Berlin CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statue trouvee au bouleutherion d'AphrodisiasStatue trouvée au bouleutherion d’Aphrodisias, musée d’Aphrodisias

La structure se complexifie parfois avec l’introduction avec l’ajout d’un second couple de part et d’autre des Trois Grâces : on y voit aujourd’hui le couple Gaia / Ouranos (Lise Brody), l’interprétation antérieure étant Héra / Zeus. Le couple Séléné / Hélios s’harmonise avec cette structure ternaire, par l’ajout d’un pilier intermédiaire.

Le fait notable est que les deux couples harmonisent également leur configuration : masculin / féminin pour Berlin, féminin / masculin pour Aphrodisias.

Cette relative indifférence quant à l’inversion des couples se retrouve dans les monnaies.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Tibere Livie 27-14 BC RPC 2842Tibère et Livie, 27-14 avant JC, monnayage d’Aphrodisias (RPC 2842)

Les premières monnaies comportant l’étoile et le croissant, réalisées sous Tibère, montrent la déesse de face et les bras écartés.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Hadrien RPC III, 1365RPC III, 1365 CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Hadrien RPC III, 2247RPC III, 2247

Hadrien, monnayage d’Aphrodisias

Sous Hadrien apparaît la formule de remplacement qui sera toujours reprise par la suite (Marc-Aurèle, Septime-Sévère, Héliogabale, Sevère-Alexandre, Gordien III, Gallien, mis à part un retour isolé à la vue de face sous Julia Domna) : la déesse vue de profil, ici précédée par Eros avec son arc. L’avantage de cette vue était de différencier l’Aphrodite d’Aphrodisias des Aphrodites ou Artémis d’autres cités, où la vue de face est hégémonique.

La formule Etoile-Croissant prédomine, mais chez Hadrien et Gordien III, les deux configurations cohabitent, bien que la vue de profil implique une direction de lecture : preuve que la position des deux symboles était sans signification.


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Aphrodite anadyomène

CroissantEtoile Aphrodite anadyomene Bonner Campbell Online CBd-4429Bonner Campbell Online CBd-4429 CroissantEtoile Aphrodite anadyomene Sylloge Aq 17N° Aq 17 [17]

Aphrodite anadyomène

On connait d’autres gemmes montrant Vénus anadyomène, mais deux seulement comportent le croissant et l’étoile, dans les deux configurations.


En synthèse :  étoile et croissant autour d’Aphrodite

A la différence des divinités cosmiques telles que Zeus et Sérapis (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu), la déesse Aphrodite, qu’elle soit vue de face ou de profil, n’influe pas sur la configuration  étoile-croissant : les deux symboles signalent simplement son caractère céleste.



Etoile et croissant autour d’Artémis

Artémis d’Ephèse

CroissantEtoile Artemis Ephesia Bonner Campbell Online CBd-3558Gemme avec Artémis d’Ephèse, Bonner Campbell Online CBd-3558

Cette déesse très célèbre a pour caractéristique les seins dont elle est couverte. Sa figuration la plus courante est debout entre deux cerfs, les bras posés sur des supports, avec au dessus d’elle le couple croissant-étoile.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Statere, Ephesos 88-84 BCArtémis et Artémis d’Ephèse
Statère, Ephèse (Jenkins, Hellenistic , pl. A, 2 var [18])

Dans les monnaies, la représentation de la statue entre les deux symboles n’est pas systématique. Cette monnaie est la seule connue qui comporte le motif de l’étoile dans le croissant, sans doute en lien avec Mithridate [18]. Les animaux du bas, ici un cerf et une abeille, sont en revanche courants dans les monnaies d’Artémis d’Ephèse (de même que la tête d’éléphant).


CroissantEtoile Artemis Ephesia Drachm. 1st Century BC. Herakles Tabae, Carie BMC 17BMC 17 CroissantEtoile Artemis Ephesia Drachm. 1st Century BC. Herakles Tabae, Carie BMC 17varBMC 17 var

Hérakles, Artémis d’Ephèse
Drachme, 1er siècle avant JC, Tabae, Carie (BMC 17) [19]

Cette monnaie isolée, dépourvue de tout attribut, a été longtemps prise comme représentant l’Aphrodite d’Aphrodisias, mais les seins visibles sur certains exemplaires montrent clairement qu’il s’agit bien d’Artémis d’Ephèse. On voit que dès cette toute première apparition des symboles séparés, les deux configurations sont possibles.

A l’époque impériale, on rencontre les deux symboles dans un grand nombre de règnes, entre Vespasien et Dèce. Il est fréquent dans le monnayage d’Ephèse, mais aussi d’autres cités : en Carie (Tabae, Sebastopolis, Neapolis ad Harpasum), en Lydie (Nicaea Cilbianorum, Nacrasa), en Phrygie (Hyrgaleis, Aezani), en Ionie (Metropolis) et en Thrace (Perinthus).


CroissantEtoile Artemis Ephesia Statue Marc Aurele 161-69 Faustina II RPC IV.2, 1136Faustina II, 161-69, (RPC IV.2, 1136) CroissantEtoile Artemis Ephesia Statue Marc Aurele 175-177 Commode Cesar RPC IV.2 2384Commode César, 175-177 (RPC IV.2 2384)

Marc-Aurèle, Monnayage d’Ephèse

Le type le plus fréquent est celui de la statue seule (25 cas), qui présente les deux configurations, sans qu’aucune règle ne se dégage. Par exemple, trois monnaies réalisées à Ephèse sous Marc-Aurèle montrent à l’avers l’empereur, son épouse et son fils, et au revers la statue d’Artémis dans les deux configurations.

On trouve aussi les deux configurations lorsque la statue est figurée dans son temple : entre deux colonnes (3 cas) ou dans une colonnade plus importante (6 cas).


CroissantEtoile Artemis astragalomancie Ephesia Severe Alexandre RPC VI, 5037Deux enfants pratiquant l’astragalomancie (RPC VI, 5037) CroissantEtoile Artemis miniature Ephesia Severe Alexandre RPC VI, 4967La Cité présentant la statue à l’Empereur (RPC VI, 4967)

Sévère-Alexandre, Ephèse

Même dans ces deux formules rares, qui n’existent qu’à Ephèse, la statue miniature présente les deux configurations.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Antonin le Pieux Ephese Ionie Asklepios Nemesis RPC IV.2 1119Artémis d’Ephése entre Asklépios et Némésis, Antonin le Pieux, Ephese RPC IV.2 1119 CroissantEtoile Artemis Ephesia Isis Serapis Gordian III Ephese RPC VII.1, 401Artémis d’Ephése entre Isis et Sérapis, Gordien III, Ephèse (RPC VII.1, 401)

Ces compositions sont les seules où la logique permet d’identifier clairement les deux symboles comme représentant les deux luminaires Sol et Luna :

  • configuration impériale Masculin-Féminin pour le couple dieu / déesse ;
  • configuration maritale Lune-Soleil pour la déesse lunaire et le dieu solaire.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Isis Serapis Gordian III Ephese RPC VII.1, 410.4Isis et Sérapis, Gordien III, Ephese (RPC VII.1, 410.4)

C’est dans doute par contagion avec la célèbre statue que, dans cette monnaie d‘Ephèse, la tête d’Isis s’agrémente d’un croissant et d’une étoile : il ne peut s’agit des attributs des deux dieux égyptiens (sinon le soleil serait côté Sérapis) mais d’une sorte de courtoisie faite à Isis : comme si, à Ephèse, les déesses ne se concevaient que cosmiques.


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Artémis de Pergé (Pamphylie)

CroissantEtoile Artemis de Perge arc et carquois 3eme 2eme s av JC SNG Fr. 373 varArc et carquois, Temple d’Artémis de Pergé
Monnayage de Pergé, 3ème-2ème s av JC (SNG Fr. 373 var)

Cette déesse locale a été assez tôt assimilée à Artémis, dont elle emprunte ici l’arc et le carquois.


CroissantEtoile Artemis de Perge Tibere Perge Pamphylie RPC I,3371Tibère (RPC I,3371) CroissantEtoile Artemis de Perge Maximin le Thrace Perge Pamphylie RPC VI, 6158Maximin le Thrace (RPC VI, 6158)

Artémis de Pergé, monnayage de Pergé

Moins célèbre que sa consoeur d’Ephèse, l’Artémis qui était honorée à Pergé est toujours représentée dans son temple : de façon fruste au départ, plus élaborée par la suite. Sauf deux exceptions dont la monnaie de droite, seules deux colonnes sont représentées.


CroissantEtoile Artemis de Perge Heliogabale PergePamphylie RPC VI, 6124RPC VI, 6124 CroissantEtoile Artemis de Perge Heliogabale Perge Pamphylie RPC VI, 6117RPC VI, 6117

Héliogabale, Pergé, Pamphylie

Apparus sous Septime-Sévère, sans doute à l’imitation de l’Artémis d’Ephèse, le croissant et l’étoile à l’intérieur du temple sont pratiquement toujours présents, jusqu’à Aurélien. Outre la Pamphylie (Pergé et Attéa), la formule déborde aussi dans la Pisidie voisine (Andeda, Ariassus, Pogla, Selge).

Les deux configurations cohabitent sans règle décelable, comme on le voit avec ces deux monnaies frappées à Pergé sous Héliogabale.


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Artémis Anaitis à Hypaepa (Lydie)

Anaïtis, déesse iranienne qui était la parèdre de Mithra, a fait l’objet d’un culte dans toute l’Asie-Mineure. Elle a survécu en particulier en Lydie, où elle s’est hellénisée sous le nom d’Artémis Anaitis. Elle figure dans le monnayage de plusieurs cités lydiennes (Hypaepa, Philadelphia, Attuda), mais c’est seulement à Hypaepa qu’on la trouve associée à l’étoile et au croissant.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia. 218-222 Artemis Anaitis Tyche Mionnet IV, 298Artémis Anaitis et Tyché
Héliogabale, 218-222, Hypaepa, Lydie (Mionnet IV, 298)

Artémis Anaitis est représentée de face et écartant les mains : son attribut distinctif est le grand voile qui la couvre entièrement.

Tyché porte la corne d’abondance de la main gauche et un gouvernail de la main droite.

Cette composition est très étrange puisque le couple étoile-croissant figure entre les deux déesses, sans être clairement associé à aucune : il n’existe aucun exemple d’Artémis Anaitis et de Tyché, debout et seule, qui soit accompagnée des deux symboles.


CroissantEtoile Artemis Commodus, Acrasus, Lydie Artemis ephese et Tyche BMC 15Artémis d’Ephèse et Tyché, Commode, 180-92, Acrasus, Lydie (BMC 15) CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Sardes Lydie Artemis Kore Tyche RPC VI, 4478Koré et Tyché, Héliogabale, Sardes, Lydie Artémis (RPC VI, 4478)

Cette idée d’associer la déesse du culte local et Tyché, la déesse de la Cité, est commune à plusieurs villes de Lydie : on trouve quelquefois un objet intercalaire :

  • étoile au centre faisant référence au ciel,
  • couronne qui, dans le cas de Koré, n’est destinée qu’à elle.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Septimius Severus Hypaepa, Lydia 193-211 Imhoof LS 13Artémis Anaitis et Tyché
Septime-Sévère, 193-211, Hypaepa, Lydie (Imhoof LS 13)

A Hypaepa, la formule est introduite sous Septime-Sevère, avec un champ intercalaire vide.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia Artemis Anaitis , Heliogabale Imhoof MG 16Artémis Anaitis et Héliogabale (Imhoof MG 16) CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia Artemis Anaitis , Heliogabale RPC VI, 4750Artémis Anaitis et Tyché (RPC VI 4750)

Héliogabale, Hypaepa, Lydie

Dans les autres monnaies comparables frappées à Hypaepa sous Héliogabale, le champ intercalaire est également vide.

Il est donc clair que le couple étoile-croissant, qui s’introduit dans une unique émission entre Artémis Anaitis et Tyché, est une marque distinctive purement monétaire, spécifique au monnayage d’Hypaepa sous Héliogabale.



Etoile et croissant autour d’autres déesses

Héra

CroissantEtoile Hera Samos Macrin between two peacocks BMC 269Macrin (BMC 269) CroissantEtoile Hera Samos Valerien I between two peacocks BMC 367-8 var.Valérien I (BMC 367-8 var)

Héra de Samos entre deux perroquets, monnayage de Samos

Ces deux monnaies, fort rares, présentent les deux configurations.


Koré (Idole de Sardes)

CroissantEtoile Kore mais coquelicot 198-244 ap JC Sardes Lydie Paris 1971.405Semi indépendance,198-244, Sardes, Lydie (Paris 1971.405) CroissantEtoile Kore deux mais Gallien Gordus-Julia Lydie Mionnet IV, 226Gallien, 253-68, Gordus-Julia, Lydie, (Mionnet IV, 226)

Statue de Koré entre des tiges de maïs

La statue de cette déesse est très rare : il n’existe que deux monnaies concernées, toute deux de Lydie, et encore une fois versatiles quant à la configuration croissant-étoile.


Synthèse sur les déesses d’Asie Mineure

Mise à part l’Artémis Anaitis d’Hypaepa, où le couple étoile-croissant apparaît être une marque monétaire, toutes les autres déesses d’Asie mineure affichent équitablement les deux configurations. Divinités avant tout locales (même si certaines ont pu connaître une large renommée), elles ne prétendent pas à un pouvoir sur le Soleil et la Lune : simplement à une place dans le ciel. 


La déesse de Gabala (Syrie)

CroissantEtoile Deesse de Gabala 24 Caracalla Gabala BMC 11-12Caracalla, Gabala (Syrie), BMC 11-12

Cette déesse locale est représentée assise, enveloppée de voiles qui recouvrent les deux sphinx assis de part et d’autre, tandis que deux quadrupèdes ailés couronnent le dossier ([20] , note 130). Elle est connue par quelques bas-reliefs, mais c’est seulement sur cette monnaie de Caracalla que le couple croissant-étoile la surplombe. On ne connaît pas d’exemple de la configuration inverse.


En conclusion : l’origine « orientale » des inversions croissant-étoile ?

L’origine orientale ?

On lit souvent que l’inversion Lune-Soleil serait une particularité orientale (Cappadoce, régions pontiques). Nous venons de voir que pour les déesses pré-hellénistiques d’Asie mineure, les deux configurations coexistent.

C’est seulement pour la déesse syrienne de Gabala que seule la configuration croissant-étoile se présente.


L’origine syrienne ?

A l’appui d’une origine purement syrienne de l’inversion Croissant-Etoile, Grabar ([21], p 44) prend des cas d’inversion autour d’Harpocrate, dans trois gemmes magiques dont la provenance est inconnue, mais dont deux (collection Université du Michigan) ont été achetées en Egypte.

En fait, dans les cas d’Harpocrate seul comme de Sérapis seul, nous avons montré (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu ) que la formule Etoile-Croissant est largement majoritaire. Faute de datation et d’indication de provenance, il est impossible de prétendre que les cas d’inversion sont syriens.


Linteau trouve a Mise'hara Batanee SyrieLinteau trouvé à Mise’hara, Batanée, Syrie [22]

Un contre-exemple frappant est ce bas-relief d’époque impériale où Zeus au centre, assimilé à son correspondant local Hadad ou Baalshamin, est encadré par Hélios et Séléné personnifiés, sans inversion.


Autel de Bted ElAutel de Bted’El , Syrie [23]

Dans cet autel, c’est Mercure (probablement héliopolitain) qui, sur la face avant, est encadré par le couple d’Hélios (avec son fouet) et de Séléné.


L’origine palmyréenne ?

Triades palmyreennes schema
Les deux triades palmyréennes

Ce schéma résume l’article d’Henri Seyrig [24] qui distingue deux triades :

  • la triade autour du Dieu d’origine palmyréenne Bêl (apparue en 32 après JC), où l’entité solaire a la place d’honneur ;
  • la triade autour du Dieu phénicien d’importation Baalshamin (apparue vers le milieu du 1er siècle), où l’entité lunaire la remplace.

On voit dans les deux bas-reliefs du bas, où les membres des deux triades se cumulent, que la disposition répond à des préoccupations qui nous échappent, mais qui excèdent largement la simple problématique lunaire / solaire, ou l’inverse.

Voici les conclusions de Seyrig sur l’origine de ces deux triades :

  • « 1. La création des deux triades a constitué une opération théologique délibérée, qui remonte apparemment aux environs de l’ère chrétienne.
  • 2. Le principe des deux triades est de nature astrologique, et fait présumer que le modèle de l’opération a été pris dans l’hellénisme oriental contemporain.
  • 3. La création des deux triades exigeait un dieu du Soleil et un dieu de la Lune. Le dieu de la Lune fut emprunté des deux côtés au temple où il était traditionnellement adoré. Dans la triade de Bel, on prit le dieu du Soleil, Iarhibôl, dans son vieux sanctuaire de la source Efca. Dans la triade de Baalshamîn, on emprunta le jeune Malakbêl dans le temple où il était adoré avec Aglibôl, et où, peut-être, il avait déjà été solarise par un syncrétisme qui assimilait volontiers au Soleil les dieux du renouveau. »

Il est en tout cas impossible d’affirmer que les triades palmyréennes, complexes et contradictoires, expliquent l’inversion lune-soleil, dont les cas sont bien plus anciens et bien plus largement diffusés.


L’origine héliopolitaine ?

On adorait à Baalbek (Héliopolis) une triade composée de Jupiter Héliopolitain, Mercure Héliopolitain (avec des attributs solaires) et Vénus héliopolitaine. Il en existe très peu de de représentations figurées, mis à part ces disques de bronze trouvés dans la plaine de la Bekka [25] :
Triade helipolitaine
Moyennant rotation, le couple Mercure/Vénus ne présente pas d’inversion.


L’origine babylonienne ?

Kudurru du roi Meli-Shipak II Louvre A Kudurru du roi Meli-Shipak II Louvre B

Kudurrus de Melishipak II, 1186–72 avant JC, Louvre

Ces deux bornes de propriété portent en haut la triade babylonienne : Sîn (lune) Shamash (soleil) et Ishtar (Vénus, l’étoile du berger), présentées dans un ordre différent : cependant la Lune est toujours à gauche du Soleil. Selon certains, l’inversion Lune-Soleil aurait donc une origine babylonienne.


Lune Serapis Venus Cumont Etudes syriennes p 81Intaille syrienne avec la Lune, Sérapis , Vénus (Cumont Etudes syriennes p 81 [14])

Cumont propose que dans certains cas, le croissant et l’étoile de part et d’autre d’une divinité solaire (Sérapis ou Harpocrate) soient une résurgence lointaine de la triade babylonienne, l’étoile représentant alors Vénus (l’Etoile du berger).

Comme nous l’avons monté dans le cas du monnayage d’Alexandrie, il est probable que le couple croissant/étoile était simplement une représentation en abrégé du firmament, ne faisant pas nécessairement référence à la Lune et à Vénus. La configuration  étoile-croissant utilisée  plus volontiers pour les dieux cosmique en majesté, évoquait plus spécifiquement le Soleil et la Lune. 



Article suivant : Lune-soleil : cultes orientaux


Références :

[14] Franz Cumont. — Études syriennes http://warburg.sas.ac.uk/pdf/bkg950b2413344.pdf
[20] Léon Lacroix « LES REPRODUCTIONS DE STATUES SUR LES MONNAIES GRECQUES »
Chapitre III. Artémis, aphrodite et les déesses asiatiques https://books.openedition.org/pulg/1393?lang=fr#ftn130
[21] André Grabar « Un Médaillon en or provenant de Mersine en Cilicie » Dumbarton Oaks Papers Vol. 6 (1951), pp. 25+27-49 https://www.jstor.org/stable/1291082
[22] M. BEN-DOV, « A Lintel from the Bashan Depicting Three Deities » Israel Exploration Journal Vol. 24, No. 3/4 (1974), pp. 185-186
[23] René Dussaud « Temples et cultes de la triade héliopolitaine à Ba’albeck » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1942 23-1-2 pp. 33-77 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1942_num_23_1_4376
[24] Henri Seyrig « Antiquités syriennes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1971 48-1-2 pp. 85-120 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1971_num_48_1_6298
[25] Henri Seyrig « Antiquités syriennes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1971 48-3-4 pp. 337-373 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1971_num_48_3_6255

Lune-soleil : cultes orientaux

31 décembre 2022

 

Autant le couple Soleil-Lune apparaît comme un attribut facultatif des divinités gréco-romaines, autant il constitue un élément obligé de certains cultes dits « orientaux » : celui de Mithra essentiellement, mais aussi de cultes encore plus mystérieux tels que celui des Cavaliers danubiens, de Jupiter Dolichénien, de Sabazios et du Cavalier thrace.

Article précédent : Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse

Sol et Luna autour de Mithra

Les inversions sont ici rarissimes, preuve que des deux luminaires faisaient partie intégrante d’un  mythe duquel, malheureusement, on n’a qu’une connaissance fragmentaire.

Introduction : les deux scènes fondamentales

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CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden A schemaBas-relief d’Heddernheim, Musée de Wiesbaden (CIMRM 1083)

Ce bas-relief stèle a l’avantage de présenter tous les éléments canoniques de la scène de la Tauroctonie [1] :

  • Sol et Luna (en jaune), figurés ici par un char montant et un char descendant (flèches jaunes) ;
  • les dadophores CAUTOPATES torche baissée et CAUTES torche levée (en bleu) : c’est la position la plus fréquente dans les régions danubienne, la moins fréquente ailleurs ;
  • le Zodiaque, entre Bélier et Poissons, représente l’Année solaire qui démarre à l’équinoxe du Printemps, tout en évoquant la grotte native de Mithra ;
  • les quatre Vents (en rose) et les quatre Saisons (en vert).


CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden ATauroctonie CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden BLe banquet de Mithra

Le bas-relief d’Heddernheim est spectaculaire par son caractère réversible (on connaît une dizaine de tels bas-reliefs bifaces). Ici, Sol et Luna restent fixes, tandis que le panneau central voit succéder, au sacrifice du taureau, la seconde scène fondamentale, celle du banquet de Mithra et de Sol derrière le taureau mort. Les dadophores, sans leur torche, sont maintenant indiscernables.


CIMRM 441 Stele de Fiano Romano Musee du Louvre ATauroctonie CIMRM 441 Stele de Fiano Romano Musee du Louvre BLe banquet de Mithra

Stèle de Fiano Romano, Musée du Louvre (CIMRM 441)

L’iconographie de la scène du banquet est beaucoup moins standardisée et polarisée que la tauroctonie : ici Luna apparaît à la droite de Sol (levant son fouet), et de Mithra (levant une torche) tandis que les dadophores dans l’ordre habituel (torche baissée et levée), brandissent l’un une coupe vers le haut, l’autre un caducée vers le bas.

A la différence du bas-relief d’Heddernheim, les luminaires sont ici inclus dans la partie mobile : en faisant tourner la stèle,  la série Sol-Mithra-Luna se décalait en Luna-Sol-Mithra, pour faire comprendre que Mithra remplaçait désormais Luna comme compagnon de Sol.


Un cas de double couple

CIMRM 1283 Neuenheim coloriseTauroctonie de Neuenheim/Heidelberg (CIMRM 1283), colorisée

Les tauroctonies dites historiées sont entourées de cases illustrant différents symboles ou épisodes du mythe, malheureusement jamais dans la même disposition : ces bas-reliefs complexes étaient composés au cas par cas. Celui-ci est le seul à comporter deux couples Sol-Luna :

  • dans la tauroctonie, à l’emplacement habituel ;
  • au centre de la bande du haut : Mithra s’agrippe à la cape du Soleil pour monter dans son quadrige ascensionnel, tandis que le biga de la Lune disparaît derrière des rochers.

Ce motif du passager montant dans le char, nommé souvent apotheosis, est considéré comme la dernière scène du mythe ( [2], p 137)


Alba Iulia National Museum of the Union 2011 - Mithras Cult Relief, Apulum

CIMRM 1972, provenant d’Apulum, Alba Iulia National Museum

Aussi, comme on le voit dans cet autre bas-relief, il figure en général dans le registre inférieur ( Leroy-Campbell, [3] p 324), et est bien distinct du char du Soleil à sa place habituelle, en haut à gauche.


CIMRM 1283 Neuenheim colorise detail

Le concepteur de la plaque de Neuenheim a eu l’idée de fusionner les deux motifs. Ainsi la bande du haut, qui pourrait sembler une narration, est en fait une série de complémentaires emboîtés : les deux vents, les deux arbres, les deux archers, les deux luminaires. Cette trouvaille – apparier la scène de l’apotheosis avec le biga de la Lune – n’apparaît que dans un autre cas, le bas-relief pivotant de Neddenheim (Francfort, à 90km). Elle n’a donc probablement aucune signification symbolique ni narrative : simplement un raccourci graphique bien tourné, inventé localement.


Les causes de la position Sol-Luna

Parmi les sept cent tauroctonies répertoriées dans le Corpus [4] ou découvertes ensuite [5], huit seulement présentent une inversion Luna-Sol (Leroy-Campbell, 1968, [3] p 137). Avant de nous intéresser à ces cas très exceptionnels, il nous faut essayer de comprendre pourquoi la disposition Sol-Luna est aussi écrasante, presque un invariant du culte de Mithra. Pour cela, il faut d’abord présenter ce que l’on sait aujourd’hui sur la signification de la tauroctonie en particulier, et sur la structure des mithreums en général. Il n’y a pas de consensus parmi les spécialistes, aussi je vais surtout résumer (et discuter) les positions de celui qui a le plus fouillé les aspects astrologiques du l’imagerie mithraïque, Roger Beck.


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Un affrontement entre Sol et Luna

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Une des grandes contradictions ce que que nous savons sur Mithra est qu’il nous est dit dans plusieurs textes qu’il est le Soleil, alors que nous voyons bien, dans la scène du banquet ou d’autres, deux personnes distinctes.

La scène de la tauroctonie est au coeur de cette ambiguïté, puisqu’on y voit d’une part le couple Soleil / Lune, d’autre part Mithra et le Taureau, qui en serait une autre forme.


Un vers de la Thébaïde

Une des sources de cette identification du Taureau avec la Lune est un vers plutôt obscur de la Thébaïde. Stace s’adresse au Soleil en ces termes :

« Soit que je t’invoque sous le nom du pourpre Titan – selon le rite des peuples perses, soit que tu préfères celui d’Osiris, dieu de la fécondité, ou celui, sous les rocs de l’antre de Persée (ou de Perses, ou persique) [6] , tordant les cornes rétives à le suivre, de Mithra. »

Stace, Thébaïde vers 717-18

seu te roseum Titana vocari, Diciitis Achaemeniae ritu, seu praestat Osirim Frugiferum,
seu Persei sub rupibus antri indignata sequi torquentem cornua Mithram.


Les « explications » de Lactance Placide

Lactantius Placidus est un grammairien du Vème ou VIème siècle, surtout connu pour ses commentaires sur la Thébaïde. Il dissèque quasiment mot par mot les deux malheureux vers de Stace, fournissant un commentaire laborieux et répétitif qui semble avoir grossi au fil des différents manuscrits [7]. Les ouvrages sur Mithra en citent ce qui les arrange, mais jamais l’intégralité, ce qui est dommage car les passages se complètent les uns les autres, et finissent par fournir des informations assez différentes de ce qu’on lit habituellement. J’en propose ici la traduction presque intégrale, non dans l’ordre qu’en donne Cumont, mais dans l’ordre le plus logique du point de vue explicatif.


T1) La tauroctonie symbolise la lumière du Soleil reflétée par la Lune :

« Stace dit qu’Apollon est appelé …chez les Perses Mithra , où il est honoré dans un antre. Et lorsqu’il dit « tord les cornes », il fait référence à son image attrapant les cornes d’un Taureau récalcitrant, ce qui signifie l’illumination de la Lune par le Soleil lorsque celle-ci reçoit ses rayons. » Scholie de « te roseum » [8]


T2) La tauroctonie symbolise l’éclipse du Soleil par la Lune :

« Il est représenté dans une caverne en costume persan avec un turban, saisissant à deux mains les cornes d’un taureau. On les interprète comme la Lune ; car rétive à suivre son frère, elle lui tient tête et couvre sa lumière. Dans ces versets sont exposés les mystères des rites du Soleil. Car la Lune est inférieure et de moindre puissance, comme l’enseigne le Soleil assis sur le taureau, qu’il tord par ses cornes. Par ces mots Stace voulait qu’on comprenne bien la lune à deux cornes, et non l’animal par lequel elle est véhiculée. » Scholie de Sub rupibus [ZZ3] 

La toute dernière phrase est en général mal comprise. Elle explique qu’il faut prendre le Taureau :

  • au sens figuré, comme symbolisant par ses cornes le croissant de lune ;
  • et non au sens propre, comme l’animal qui est le véhicule habituel de la Lune (le boeuf qui tire son biga).

Dans son ensemble, le commentaire semble quelque peu contradictoire, puisqu’il nous dit d’une part que la Lune/Taureau est en position de faiblesse (le Soleil/Mithra est assis sur elle), et d’autre part qu’elle couvre la lumière du Soleil.


T3) La tauroctonie symbolise la Pleine Lune :

« Il donne aux rochers d’une caverne persane le nom de temple de Persée à cause de la représentation de Phoebus attirant à lui la Lune qui est rétive à le suivre. Après la pleine lune, celle-ci devance le Soleil, et ce faisant perd peu à peu sa propre lumière, jusqu’à ce qu’elle cesse entièrement de briller. Tandis qu’en avançant vers le Soleil, elle renouvelle sa lumière, et suit alors le Soleil. Enfin, à la pleine lune, étant maintenant le plus proche du Soleil, on dit qu’elle est saisie par lui. »
Scholie complémentaire, (Parisinus 13046 saec. X) [10]

Le début du commentaire prétend expliquer pourquoi Stace a appelé cette caverne persane « temple de Persée », mais il ne nous en dit pas plus.

La suite semble vouloir pallier la contradiction du texte T2, en expliquant que la baisse de lumière n’est pas celle du Soleil, mais celle de la Lune : en courant devant le Soleil, elle se fatigue et perd sa lumière jusqu’à la nouvelle lune ; ensuite, elle la retrouve progressivement en suivant le Soleil, qu’elle rattrape à la pleine lune.



Phases lune soleil
Ce schéma situe les moments où la lune apparaît puis disparaît par rapport au coucher du soleil (cercle rouge) et à son lever (cercle rose), ceci pour les huit phases du cycle. Il illustre ce que Lactance Placide explique de manière imagée : 

  • après la pleine lune, la lune reste visible de plus plus tard après le lever du soleil, avec de moins en moins de  lumière  ;
  • après la nouvelle lune, la lune apparaît de moins en moins tôt avant le coucher du soleil, avec de plus en plus de lumière ;
  • à la pleine lune, on la voit à deux moment en même temps que le soleil (en été) : juste avant son coucher et juste après son lever.

T4) La tauroctonie symbolise le combat du Soleil pour sortir d’une éclipse :

« La signification est la suivante : les Perses adorent le Soleil dans des cavernes, et ce Soleil est dans leur propre langue connu sous le nom de Mithra qui, parce qu’il souffre d’une éclipse, est adoré dans une grotte. C’est le Soleil-même à face de lion, coiffé d’un turban et en costume persan, les deux mains agrippant les cornes d’un bœuf. Et cette figure est interprétée comme la Lune qui, rétive à suivre son frère, se met en travers de son chemin et obscurcit sa lumière. L’auteur a encore révélé une autre partie des mystères : Le Soleil, comme s’il conduisait la Lune, son inférieure, « tord » le taureau. L’auteur a merveilleusement bien placé le mot ‘cornes’ afin de faire ressortir plus clairement le sens ‘Lune’, et non l’animal qui, tel qu’on la représente, lui sert de véhicule. Cependant, parce que ce n’est pas le lieu d’aborder les secrets de ces dieux à la manière de la philosophie ésotérique, je ne dirai que quelques mots des figures par lesquelles on croit en eux. Le Soleil indicible, parce qu’il piétine et bride la principale constellation, le Lion, est lui-même représenté avec ce visage ; ou bien parce que ce dieu excelle parmi les autres dans la violence de sa divinité et les assauts de sa puissance, comme le lion parmi les autres bêtes féroces ; ou encore parce que le lion est un animal rapide. La Lune, parce qu’à proximité elle domine et conduit un taureau, est en conséquence représentée comme une vache. »
Scholie de Indignata [11]

Ce commentaire laisse tomber l’idée des phases de la lune, et développe de manière cohérente la théorie de l’éclipse, imagée par la grotte, causée par la Lune rétive, et dont le Soleil tente de sortir en manoeuvrant sa soeur par les cornes. Le texte  répète qu’il ne faut pas comprendre le Taureau au sens propre (le véhicule ordinaire de la Lune) mais au sens figuré (la Lune elle-même). Enfin, il ajoute  un nouveau thème : celui que Mithra est représenté avec une face de Lion parce qu’il domine la constellation du Lion.

Ainsi, Lactance Placide :

  • soit n’avait pas vu de tauroctonie (Mithra n’y a jamais de tête de Lion),
  • soit veut décrire en même temps une autre décoration mithraïque (on a trouvé dans plusieurs mithreums une statue à tête de lion [12] ),
  • soit brode à partir de notions d’astrologie populaire.


Bouche-Leclercq Astrologie grecque p 195Les domiciles, exaltations et dépressions des planètes, D’après Bouché-Leclercq Astrologie grecque p 195 [13]

Dans ce tableau, qui synthétise les différentes manières d’associer les planètes aux signes, on voit que la Soleil a en effet pour domicile solaire le Lion, tandis que la Lune a pour domicile lunaire le Cancer. R.Beck a remarqué dans le commentaire T4 de Lactance Placide une sorte de symétrie :

« L’argument du scholiaste est le suivant : chaque luminaire domine et maîtrise un animal ; le Soleil domine un lion et est donc représenté avec un visage de lion, la Lune domine un taureau et est donc représentée en vache. Si le lion maîtrisé par le Soleil est la constellation du Lion, son « signe directeur », qui est alors le taureau maîtrisé par la Lune ? la constellation du Taureau, évidemment. » ( [14], p 224)

Or malheureusement, le tableau montre que la Constellation que la Lune domine est le Cancer (dans le Taureau, elle est seulement en exaltation). Beck opère alors sur le mot « à proximité (proprius) » une torsion proprement mithraïque : Lactance voulait dire « Cancer », mais ne voyant pas ce signe dans la tauroctonie, il a choisi un signe « a proximité », le Taureau (il y a quand même les Gémeaux entre les deux) .

Ainsi, « proprius » permet à Beck d’affirmer que la tauroctonie représente le Soleil et la Lune dans leurs maisons, à savoir le Lion et le Cancer.


CIMRM 545 Musee du VaticanCIMRM 545, Musée du Vatican

Mon apport à l’exégèse de Lactance sera de proposer qu’il cherche à décrire  une de ces rares tauroctonies où on voit la Lune mener les boeufs de son véhicule ordinaire, « à proximité » de la scène primordiale….


CIMRM 88-damasCIMRM 88, Musée de Damas

…ou bien une tauroctonie où le croissant des cornes imite ostensiblement celui de la lune.



La contrainte sur la configuration Sol/Luna

Malgré des débauches d’érudition, on n’en sait donc aujourd’hui guère plus que Lactance Placide sur la relation du couple Soleil/Lune avec le couple Mithra/Taureau : mais puisque pratiquement toutes les tauroctonies placent Mithra à gauche et le taureau à droite (dans le sens naturel de la lecture de l’action), sous la configuration Sol-Luna, on comprend que cette relation était particulièrement robuste.

Pas intangible cependant puisque, comme nous verrons plus loin, dans la configuration Luna/Sol, Mithra et le Taureau n’échangent pas leur place.


En aparté : l’astrologie populaire et ses limites (SCOOP !)

 

Série zodiacale d'Antonin le pieux

Série zodiacale d’Antonin le pieux, Alexandrie, 144/45

Cette série prestigieuse de treize monnaies, où les planètes sont représentées dans leurs domiciles solaire et lunaire, atteste de la large diffusion de ces notions. Elle a probablement été frappée pour commémorer l’entrée dans un nouveau cycle sothique dans la troisième année du règne d’Antonin (en 139/40) : le grand cycle sothique était un cycle calendaire basé sur la coincidence du lever héliaque de l’étoile Sirius avec les innondations du Nil en juillet, une fois tous les 1460 ans [15].


Serapis Zodiaque Planetes Amethyste British Museum schemaAméthyste, British Museum Serapis Zodiaque Expedition Ernst von Sieglin Ausgrabungen in Alexandria (Band 2,1A) fig 128 inverseExpédition Ernst von Sieglin, Ausgrabungen in Alexandria (Band 2,1A fig 128), inversée

Sérapis au centre du Zodiaque et des Planètes

Dans la seconde gemme (inversée pour faciliter la comparaison), une étoile a été rajoutée au centre, au dessus de la tête de Sérapis. A partir du haut, les planètes sont positionnées à l’intérieur du zodiaque dans un ordre tout à fait inhabituel.



Serapis Zodiaque Planetes Amethyste, British Museum schema
Les gemmes  recopient en fait une variante très rare (RPC IV.4, 14869) de la monnaie zodiacale, frappée à Alexandrie en 144/45 (le code de l’année, LH figure sur certains exemplaires au dessus de Sérapis).  Les sept planètes, à l’intérieur du zodiaque, sont personnifiées de la même manière que dans la série des treize monnaies. L’ordre inhabituel répond en partie au souci de positionner chaque planète au plus près  du signe qui constitue sa maison solaire (flèche blanche) ou lunaire (flèche bleue). 

Si cette seule considération avait joué, la monnaie « corrigée » par mes soins aurait été plus logique, plaçant Vénus et le Soleil à côté de leurs maisons solaires (la Balance et le Lion) et la Lune à côté de sa maison lunaire (le Cancer).

La configuration retenue permet de placer Sol au centre, en symétrie avec le début de l’année au Bélier, avec à gauche les trois planètes proches , et à droite les trois planètes éloignées.

La gemme va encore plus loin dans le bricolage en déplaçant carrément le signe du Lion, pour le placer juste en dessous du Soleil. On remarquera également, en haut, l’analogie entre les profils tournés vers la gauche de Jupiter (portant une couronne de lauriers) et de Saturne (portant un disque solaire) avec le profil de Sérapis, qui tient de l’un et de l’autre.

On voit là que ces compositions alexandrines sont un compromis  entre des notions astrologiques et des considérations de nature formelle ou mythologique. C’est le même état d’esprit, mi-savant mi-esthétique, que nous allons voir à l’oeuvre dans la conception de certains mithreums.


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Types de mithreum, ou mithreum type

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Contrairement aux églises, et sauf exception, les mithreums ne sont pas orientés selon les points cardinaux, mais implantés selon les contraintes d’urbanisme : c’est particulièrement net pour les seize mithreums découverts à Ostie [16].


Les types de mithreums, de Leroy-Campbell

Dans la foulée de Cumont, Leroy-Campbell a construit  des typologies compliquées pour l’orientation des mithreums et des zodiaques, basées sur l’opposition entre « Occidental » et « Oriental » et tenant compte de l’inversion de la symbolique des saisons (en Orient, les saisons fécondes sont l’Automne et l’Hiver). Ces conceptions sont aujourd’hui dépassées, et je renvoie le lecteur intéressé à ces pages particulièrement ingrates ( [3], p 50 et ss ).


Le mithreum-type (« blueprint ») de Roger Beck

Plus récemment, Roger Beck a développé l’idée (très contestée) d’un mithreum-type, à partir du seul mithreum qui comporte à la fois les signes du zodiaque et ceux des sept planètes (Mithreum de Sette sfere à Ostie, CIMRM 239-49) . Il en a longuement expliqué son fonctionnement (pour les justifications voir [14] p 103 et sss) : il ne s’agit pas d’un planetarium, mais d’un espace réglé permettant de mettre en scène différents aspects du rite. Le principe est en somme le même que celui que reprendront les temples maçonniques : tandis que le delta lumineux y sera placé à l' »Orient » théorique (mur du fond du temple), c’est ici la tauroctonie qui est placée sur le mur du fond, au « Sud » théorique du mithreum.


CIMRM 239-49 Sette sfere Ostie Beck Religion fig 3 schema scorpion taureauMithreum-type (d’après [14], fig 1)

Les directions indiquées sont celles du modèle théorique, pas celle du lieu géographique. La disposition est celle des « Sette sfere », dans lequel a été plaqué une tauroctonie-type (le couple Soleil-Lune et le couple Cautes-Carpocatres ne sont pas présents dans la tauroctonie d’Ostie).

L’idée de Beck est que le mithreum permettait de scénariser les deux grands mouvements de la cosmologie antique :
⦁ la rotation diurne des étoiles (ainsi que du soleil et de la lune), dans le sens des aiguilles de la montre (en bleu) ;
⦁ la rotation annuelle du Soleil parmi les signes du Zodiaque, dans le sens inverse (en vert).

Du point de vue « mouvement diurne », un spectateur situé au centre du Temple voit Mithra au Sud, et le couple Soleil-Lune de la tauroctonie à gauche et à droite : soit la disposition habituelle des frontons de temple ou des couvercles de sarcophage (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain), avec à gauche le Soleil se levant et à droite la Lune se couchant.

Du point de vue « mouvement annuel », au solstice d’été le Soleil se trouve dans l’hémisphère Nord de la sphère terrestre, ce qui définit un autre système d’orientation (en vert) : le spectateur situé au centre du Temple voit Mithra à l’Est et à l’équinoxe de printemps. C’est cette orientation « annuelle » que décrirait Porphyre :

« Quant à Mithra on lui a assigné sa place près des équinoxes ; aussi tient-il le glaive du Bélier, signe de Mars et est-il porté sur le Taureau, signe de Vénus ; en effet, comme le Taureau Mithra est l’auteur du monde et le maître de la génération, il est situé sur le cercle de l’équinoxe, il a à droite les signes septentrionaux, à gauche les signes méridionaux, Cautes étant placé au sud à cause de la chaleur et Cautopates au nord à cause de la froideur du vent ». Porphyre, « L’antre des Nymphes » [17]

Ce double système d’orientation (un peu attrape-tout) permet de concilier bien des éléments divergents. Néanmoins l’idée d’un modèle astrologique sous-jacent n’a pu concerner qu’un nombre très limité de mithreums [18].


L’inversion des dadophores

Les dadophores bénéficient aussi de cette double lecture (selon une comparaison de Beck, il faudrait les voir comme des « vecteurs » indiquant une direction, pas comme des notions fixes) :

  • du point de vue diurne (les deux du fond), ils représentent le lever et le coucher du soleil ;
  • du point de vue annuel (les deux à l’avant des bancs), ils accompagnent la descente du soleil après le solstice d’été (banc de gauche) et sa remontée après le soltice d’hiver (banc de droite).

Leur position variable dans les tauroctonies pourrait ainsi s’expliquer par une préférence locale pour l’une ou l’autre lecture, diurne, ou  annuelle. 


Des zodiaques variables

Banjevic Zadar CIMRM SupplementBanjevic, Zadar (CIMRM Supplement) CIMRM 1472 Sisak Musee de ZagrebSisak, Musée de Zagreb (CIMRM 1472)

A noter que, parmi les très rares tauroctonies incluses à l’intérieur d’un zodiaque, celle de Banjevic est la seule où la position des signes constitue une projection, sur le plan vertical, des signes inscrits à l’horizontale dans le mithreum des Sette Sfere (les signes tournent dans le sens des aiguilles de la montre, à partir du Bélier en bas à gauche jusqu’aux Poissons en bas à droite.

Dans la tauroctonie de Sisak, la césure Bélier-Poissons est à mi-hauteur à droite, et les signes tournent dans l’autre sens.

La variabilité des zodiaques, comme celle de dadophores,  fragilise beaucoup l’idée d’un mithreum-type reposant sur des notions astronomiques précises.


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Mithreum et planètes

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L’ordre des Planètes

Une des rares choses certaines dans le mithraïsme est l’ordre des Sept Grades, chacun étant associé à une Planète. D’après l’épigraphie, il semble néanmoins qu’un grand nombre de communautés mithraïques se limitaient à trois grades , Corbeaux, Lions et Pères ([2], p 363).


Beck Planetary p 10 schemaD’après Beck ( [19], p 10)

On constate que cet ordre juxtapose :

  • pour les trois plus haut grades, l’ordre de la semaine ;
  • pour les quatre autres, l’ordre dit « chaldéen » (par éloignement au soleil).

Il aurait été agréable que l’ordre des planètes, dans le mithreum des Sette Sfere, veuille bien suivre l’ordre des grades, mais tel n’est pas le cas (mis à part pour le grade le plus haut, le Père, qui se trouve à la meilleure place, juste en avant de Mithra).


Beck Sette p 516D’après Beck ( [20], p 516)

Ce qui complique encore les choses est qu’il y a à Ostie un autre mithreum, celui des Sette porte, qui présente lui aussi une liste comparable (six planètes, sans le Soleil et avec Saturne en place d’honneur), mais néanmoins différente. Beck en a été réduit à deux positions de repli :

  • abandonner l’idée d’un lien entre planètes et signes du zodiaque (ce dernier étant présent à Sette sfere seulement) ;
  • considérer seulement le placement relatif des planètes entre elles, et trouver dans la période de construction des deux mithreums une configuration planétaire comparable ( en 172 et 173, voir [20]).

Le fait de devoir recourir à cette explication « ad hoc » affaiblit à nouveau l’idée d’un « mythreum-type ».


Les deux mithreums réconciliés (SCOOP !)

Ostie Mitheum Sette porte schemaMithreum Sette Porte

Pour ma part, plutôt que de raisonner sur des listes abstraites de planètes, je préfère revenir à leur représentation figurée et à la topographie des lieux, jamais représentés à l’échelle : on voit que les planètes ne suivent pas la logique d’une liste, mais qu’elles ne se répartissent, tout au long du mithreum, en deux couples sexués tout à fait classiques : Vénus-Mars et Mercure-Lune, plus le couple des deux « autorités », Jupiter et Saturne.


Ostie Mitheum Sfere schemaMitherum Sette Sfere

Pour le mithreum des Sette Sfere, je pense que, malgré tout ce qu’on a dit, la disposition des planètes est exactement la même, pourvu de lire correctement la figure représentant Luna : dans les deux mithreums, il s’agit de la figure dansante avec un velum en forme de croissant au dessus de sa tête.


Sette sfere venusVénus (et non Diane/Luna) Sette sfere MarsMars

La déesse du premier-plan à gauche fonctionne en pendant avec Mars en face d’elle, lui-aussi debout sous une arcade. La pomme est l’attribut le plus courant de Vénus et les deux autres attributs (le croissant au front, l’arc) qui l’ont fait interpréter comme Diane/Luna sont en fait un diadème et une palme, attributs vénusiens comme on le voit sur ces deux fresques de Pompei :

Venus sur un char tire par des elephants - atelier des Feutriers Pompei detailVénus sur un char tiré par des éléphants (détail), Atelier des Feutriers, Pompei Pompei I.6.2 room 21 Venus avec palme fig 5.36Vénus avec une palme, Pompei I.6.2 pièce 21 fig 5.36 [21]

(La deuxième fresque fonctionne également en pendant avec un Mars tenant sa lance.)


Je tire de cette analyse quatre conclusions :

  • les causes graphiques (répartition par couples) sont au moins aussi importantes que les raisons théoriques ;
  • dans les deux seuls mithreums à planètes connus, celles-ci sont déconnectées des signes astrologiques et des gradesSette porte, ces derniers sont représentés par les sept demi-cercles sur le sol) ;
  • il n’y a probablement jamais eu de modèle unifié mettant en concordance les trois séries (signes , planètes et grades) ;
  • le couple Sol-Luna de la tauroctonie est lui-aussi une iconographie indépendante, puisqu’il ne figure pas parmi les couples des deux mithreums à planètes.


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Tauroctonie et planètes

Reste maintenant à examiner les rares cas où les sept planètes sont  , non pas dans le mithreum, mais à l’intérieur de la tauroctonie. Il n’y a que deux exemples connus.

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CIMRM 1727 bronze of Grigetio (Szony) schemaBronze de Grigetio (Szony), Magyar Nemzeti Muzeum, Budapest (CIMRM 1727)

Les sept planètes sont figurées en bas, classées de gauche à droite selon les jours de la semaine, en commençant par Saturne. Les figurations de Sol (avec un fouet) et de Luna (avec une torche et un croissant) sont reprises en haut pour les deux médaillons habituels, avec des différences : le fouet de Sol et le croissant de Luna ont disparu. Tandis qu’en bas le couple figure de manière statique, arborant ses attributs dans la galerie des planètes, il est représenté en haut en action, à un moment du mythe sur lequel nous ne savons rien : la  Lune semble pleine (elle a sa torche, mais pas son croissant) et le Soleil émet un rayon de lumière, le long duquel le corbeau descend vers Mithra.


CIMRM 693 Museo Civico Bologna schemaCIMRM 693, Museo Civico, Bologna

Les sept planètes sont figurées en haut, toujours dans l’ordre des jours de la semaine, mais en sens inverse, en commençant par la Lune et en finissant par le Soleil. Deux signes zodiacaux discrets, un scorpion et une tête de taureau, sont associés respectivement à Cautopates et Cautes. Vu la répartition des planètes le long de la voûte, Beck fait l’hypothèse que les sept positions entre Lune et Soleil correspondent à un demi-zodiaque, soit les sept signes entre Taureau et Scorpion. D’où le le schéma ci-dessous :

Beck Planetary fig 1Beck ([19], p fig 1)

Contrairement au mithreum des Sette sfere, il existe ici une méthode simple (en tout cas compatible avec l’astrologie de l’époque) pour relier les signes et les planètes :

  • diviser chaque signe en trois « décans » (notés 1,2,3) ;
  • en partant du début de l’année (trait double entre Pisces et Aries), inscrire les Planètes dans les décans en suivant l’ordre chaldéen ;
  • associer à chaque signe la planète inscrite dans son deuxième décan : on retrouve ainsi les planètes telles qu’elles se présentent sur le bas-relief.


Beck Planetary fig 1 schemaD’après Beck ([19], p fig 1)

Le schéma permet donc d’associer un signe à chaque planète (ellipses roses) : les deux qui nous importent (le Soleil/Scorpion et la Lune/Taureau) forment une sorte de triade (carrés jaunes) avec Jupiter/Lion. Beck a rajouté dans son schéma les principales constellations proches du Zodiaque. Comme remarqué depuis le tout début des études mithraïques, Il est patent qu’un bon nombre des éléments de la tauroctonie correspondent à des constellations du zodiaque (en bleu). Beck en tire argument pour proposer qu’un des sous-textes de la tauroctonie soit une sorte de vue sur le ciel, un point très contestable qui dépasse largement notre sujet Soleil/Lune.

En effet, il n’y a rien de miraculeux à passer de l’ordre chaldéen à l’ordre de la semaine en sautant de trois en trois (c’est même la raison de l’ordre de la semaine). Ce qui est remarquable selon Beck, c’est le fait que le demi-zodiaque soit sous-entendu dans la tauroctonie :

« Ce fait s’inscrit dans la composition non pas bien sûr par l’inclusion de Sol et de Luna – ils sont présents pour d’autres raisons – mais par leur placement : Luna à droite en tant que divinité planétaire du décan central du Taureau, Sol à gauche en tant que divinité planétaire du décan central du Scorpion. Le dessinateur du relief de Bologne, dans cette hypothèse, a révélé le mystère en comblant les cinq autres planètes dans leur séquence correcte comme les décans des signes intermédiaires. Il s’agirait alors non pas d’une invention ou élaboration privée, mais d’un élément organique dans le corps des significations de l’icône, un élément consciemment incorporé par les inventeurs de l’icône et accessible par la suite au moins aux savants du culte. » ([19], p 24)

La dernière phrase est typique des extrapolations de Beck : que quelques tauroctonies très particulières constituent des variations savantes à visée astrologique est certain ; mais ceci n’implique pas  que ces considérations astrologiques soient sous-jacentes à toutes les tauroctonies et impliquent l’existence de plusieurs niveaux de lecture, qu’on découvrait au fil des grades successifs.


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En aparté : l’association Scorpion/Cautopates et Taureau/Cautes

 

Les deux signes discrets du relief de Bologne se retrouvent dans quelques autres tauroctonies, en général associés aux dadophores de la même manière. Pour Beck, cela permettrait d’expliquer la signification des deux configurations : Cautes/Cautopates et Cautopates/Cautes. La terminologie beckienne étant parfois difficile à suivre, précisons que dans le passage ci-après « vue céleste » est synonyme de « mouvement diurne » (autrement dit regarder la tauroctonie de face) tandis que « carte céleste » est synonyme de « mouvement annuel » (autrement dit regarder le mithreum-type en plan) :

« Le type atypique est le plus facile à expliquer. Cautes à gauche signifie les corps célestes, le Soleil en particulier, se levant à l’est ; son collègue Cautopates à droite signifie le Soleil et tous les autres corps célestes se couchant à l’ouest. La tauroctonie est ici lue comme une « vue » céleste. Cautopates positionné à gauche signifie Scorpius, le signe méridional à travers lequel le Soleil descend à la « chute » de l’année ; Cautes positionné à droite signifie Taureau, le signe septentrional par lequel le Soleil monte au printemps de l’année. La tauroctonie est ici lue comme une « carte » céleste bien que l’on puisse aussi la lire comme une « vue », auquel cas il nous est dit que le Scorpion se lève à l’est tandis que le Taureau se couche à l’ouest » ([14], p 208)



CIMRM 239-49 Sette sfere Ostie Beck Religion fig 3 schema scorpion taureau
Si l’on reporte sur le mitreum-type la configuration Cautopates/Cautes, on constate :

  • que le Taureau (resp. Scorpion) n’est qu’un des six signes durant lequel le soleil monte (resp. descend), et même pas le dernier ;
  • que pour que l’association marche, il faudrait inverser les deux rangées de bancs (flèches roses).

Cette contradiction, à l’intérieur d’un même livre, montre bien l’impossibilité de dégager un « modèle-type » de mithreum.


Mithreum PonzaMithréeum de Ponza

Ironiquement, il existe un mithreum correspondant mieux au « modèle-type » que celui d’Ostie, mais quand Beck l’a étudié en 1974 ( [22] ), il n’avait pas encore eu l’idée de ce modèle.

La niche avec la tauroctonie est détruite, mais quelques vestiges permettent de déterminer qu’elle était du type Soleil/Lune et Cautes/Cautopates.

Le zodiaque en stuc, au plafond, correspond bien à la « vision annuelle », avec son mouvement anti-horaire (flèche verte). Le Lion se place au dessus de la niche. Le Scorpion et le Taureau sur le diamètre, associés comme il convient aux côtés Soleil et Lune de la tauroctonie. Le seul point qui ne marche pas (car rien n’est parfait) est qu’on devrait avoir la configuration  Cautopates/Cautes.

La grande idée de Beck, celle des deux visions superposées (diurne et annuelle), est très séduisante, mais ne correspond malheureusement à aucun des rares mithreums savants retrouvés. 


Dadophores et équinoxes

Ulansey [23] a développé l’idée selon laquelle les dadophores représentent les équinoxes, et que l’association avec le Taureau et le Scorpion serait une relique de leur position antérieure ( à cause de la précession, les équinoxes changent de signe zodiacal à peu près tous les deux millénaires). Cette théorie est aujourd’hui passée de mode.



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Les tauroctonies sous le Zodiaque

Le zodiaque forme, au dessus de ces tauroctonies, une arche évoquant la grotte de Mithra. On en connaît six exemples, dont la tauroctonie réversible d’Heddernheim par laquelle nous avons commencé ce chapitre. Elles partent presque toutes du Bélier, en bas à gauche et finissent aux Poissons, en bas à droite. Tout se passe en somme comme si on avait recollé par leur extrémité avant les deux bancs des Sette Sfere, puis rabattu l’arc ainsi formé sur le plan vertical de la tauroctonie.

sb-lineArc de Davitius milieu 3emes Mayence photo Jona LenderingArc de Davitius, milieu 3eme siècle, Mayence, photo Jona Lendering

Cependant cette disposition n’a rien d’ésotérique puisque le Bélier est tout simplement le premier signe de l’année romaine. On la retrouve donc dans cet arc de triomphe, monument public qui n’a rien à voir avec la grotte de Mithra. 


Bouche-Leclercq Astrologie grecque p 195D’après Bouché-Leclercq Astrologie grecque p 195 [13]

Il suffit de jeter un coup d’oeil au tableau pour constater qu’il n’y a pas de lien entre les deux signes extrêmes, le Bélier et les Poissons, et notre couple Sol-Luna.


Un cas de zodiaque inversé

Il n’existe que deux tauroctonies avec zodiaque en arc inversé (Bélier à droite), qui partagent la particularité (peut être fortuitement) d’avoir possédé un second zodiaque en arc, mais lui dans l’ordre normal. Nous traiterons plus loin le cas de Doura Europos, car il se complique d’une inversion Luna-Sol.


CIMRM 390 Fresques Barberini schemaFresques Barberini (CIMRM 390)

Ces fresques ont été interprétées par Beck comme illustrant « L’antre des Nymphes » de Porphyre, ce court texte qui donne peut-être, mais c’est très contesté, des précisions sur les croyances mithraïques. Sans entrer dans la controverse [24] , je me contente de résumer en un schéma la lecture qu’en fait Beck. Pour lui, le sens du zodiaque a été inversé dans la fresque afin que le Capricorne se trouve sur le rayon lumineux partant de Sol vers Mithra, intersection qui est désignée par la torche de Cautès. Pour les six autels anonymes, Beck propose raisonnablement de les associer aux planètes selon l’ordre chaldéen.

Le texte de Porphyre est une compilation de plusieurs croyances concernant la descente des âmes depuis le ciel (genesis), via le signe du Capricorne, et leur remontée consécutive (apogenesis), via le signe du Cancer. De manière plutôt convaincante, Beck parvient à trouver dans le texte tous les éléments en bleu, reliés à la Genesis, et tous les éléments en rouge, reliés à l’Apogenesis ( [19], p 90 et ss).

Pour ce qui nous intéresse, le texte de Porphyre désigne explicitement le Soleil comme la porte vers le Ciel, et la Lune comme la porte depuis le Ciel :

« Platon mentionne aussi deux ouvertures : par l’une on monte au ciel, par l’autre on descend sur la terre et les théologiens ont fait du soleil et de la lune les portes des âmes ; par la porte du soleil elles montent, par celles de la lune, elles descendent. Ce sont aussi les deux tonneaux. L’une renferme les maux que donne Jupiter ; l’autre les biens ». L’antre des Nymphes, [25]

(les deux tonneaux de Jupiter ont eu une fortune iconographique très inattendue, voir 4 Paires de globes).

Même si l’interprétation de Beck peut être contestée, il reste que le rayon dirigé du Soleil vers Mithra, qui se retrouve dans quinze tauroctonies ([3], p 102) a certainement contribué à fixer la position de Sol dans le coin en haut à gauche.


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Les tauroctonies dans le Zodiaque

Ces cas tout aussi rares (on en connaît six) sont particulièrement intéressants pour la théorie beckienne des deux visions superposées, puisque  le cercle du « mouvement annuel » vient se rabattre dans le plan de la tauroctonie, fenêtre rectangulaire sur le « mouvement diurne ».

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CIMRM 810 Walbrook Mithraeum CIMRM 810 Walbrook Mithraeum schema zodiaque

Tauroctonie de Walbrook (CIMRM 810)

La position du Zodiaque est ici particulièrement robuste : l’année commence à droite, et les deux moitiés gauche et droite correspondent l’une à la chute apparente du soleil (après le solstice d’été), l’autre à sa montée apparente.



CIMRM 810 Walbrook Mithraeum schema
Comme l’a remarqué Beck ([14], p 204), le Lion et le Taureau progressent en sens inverse des quadrupèdes voisins, les chevaux de Sol et les boeufs de Luna. C’est une manière de montrer visuellement les deux mouvements en sens inverse (diurne en bleu, annuel en vert). Le concepteur a choisi ici d’assigner les dadophores au mouvement diurne, peut être parce que le mouvement annuel était suffisamment souligné par le zodiaque.

Un autre découverte pertinente de Beck ([14], p 199) est l’accumulation graphique, dans le secteur jaune, de trois éléments bovins : le museau du Taureau, le signe du Taureau et les boeufs du char de la Lune. C’est un exemple de ce que Beck a baptisé le « star-talk », à savoir un discours plus ou moins profond et plus ou moins rigoureux, mêlant les aspects iconographiques et astrologiques, qui pourrait avoir été une des méthodes de l’enseignement mithraïque.


CIMRM 1472_sisak schemajpgTauroctonie de Sisak, Zagreb, Arch. Museum (CIMRM 1472)

De l’autre côté de l’Empire, cette tauroctonie reprend la même position du Zodiaque, en inversant les dadophores selon la tradition locale, et sans les raffinements formels de la tauroctonie anglaise.


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En aparté : le star-talk lunaire selon Beck

 

La manière robuste de superposer le zodiaque à la tauroctonie, que manifeste le bas-relief de Walbrook, a pour inconvénient de ne pas coller avec l’autre construction sous-jacente à la tauroctonie selon Beck : celle où le diamètre horizontal n’oppose pas les deux équinoxes, mais les deux signes associés aux dadophores, le Scorpion et le Taureau (voir plus haut).


Beck Religion fig 14Le « star-talk » lunaire ([14], fig 14)

Beck pense donc qu’en dessous du « star-talk » relativement évident qui décrit les mouvements solaires diurnes et annuels , il aurait existé un « star-talk » plus ésotérique, qu’on découvrait en décalant le zodiaque d’un douzième de tour . Selon lui ([14], p 220 et ss), ce second schéma décrit les mouvemest de la Lune durant son mois draconitique, autrement dit entre deux passages au même « noeud ». Les deux noeuds, intersections de l’orbite terrestre et lunaire, sont les seuls moments où peuvent se produire les éclipses lunaires ou solaires, et ils pourraient selon Beck avoir été également associés aux dadophores, nos deux « vecteurs » attrape-tout.

Comme il n’existe aucun témoignage iconographique de ce schéma (puisqu’il est ésotérique), je n’en dirai pas plus, sinon qu’il présente une difficulté théorique bien vue par Beck : tandis que, dans le schéma solaire, on peut négliger le déplacement des équinoxes par rapport au zodiaque (tour complet en 26 000 ans), dans le schéma lunaire les noeuds se décalent bien plus rapidement par rapport aux signes (tour complet en 18,6 ans) : le schéma ci-dessus ne décrirait donc qu’un « mois draconitique idéal », une situation particulière que ne se produit qu’à un moment du cycle.




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 Les inversions Luna-Sol

Après cette longue préparation d’artillerie théorique, nous pouvons maintenant attaquer notre objectif principal.

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Cas particulier : Les tauroctonies sans Sol ni Luna

Les tauroctonies les plus anciennes sont des sculptures en ronde-bosse autour desquelles on circulait : elles ne comportent pas les luminaires, preuve qu’ils n’étaient pas essentiels au culte, en tout cas à ses débuts. Il existe également quelques rares bas-reliefs de tauroctonies sans luminaires.


Autre cas très particulier :  Luna et Sol côte à côte

CIMRM 2245 Kral-Marko Musee national Sofia Cumont Textes et monuments figures relatifs aux Mystères de Mithra tome II fig 119Kral-Marko, Musée de Kustendil, CIMRM 2245 [26]

Ce bas-relief est le seul où les deux luminaires sont placés côte à côte. La forme en arche, fréquente dans les stèles danubiennes, n’explique pas cette étrange disposition. Elle est probablement corrélée avec les sept autels au dessus : si les deux bustes sont Luna et Sol (ils sont difficiles à distinguer) , ils correspondent bien au 5ème et 6ème grade.


Deux inversions rustiques

CIMRM 148 Mithra Musee de SetifMusée de Sétif (CIMRM 148)

Sur ce relief très rustique déterré à Sétif en 1861, on n’en sait pas plus que l’inscription :

La deuxième légion, surnommée l’herculéenne, a élevé ce monument au dieu invincible Mithra; la 10e et la 7e cohorte en ont volontairement accompli le voeu.

DEO INVICTO MYTRE LEG . II . HERCULEA FEC . COHS . X. ET . VIL VOTUM . SolVERUNT .



<CIMRM 1468-pregrade-Tauroctony of Valerius Marcelianus Zagreb, Arch. Museum

Tauroctonie de Valerius Marcelianus
Provenant de Pregrade, Zagreb, Arch. Museum (CIMRM 1468)

Le fait que les deux dadophores aient leur torche levée traduit une connaissance très limitée de la « théorie » : l’inversion Sol / Luna en est probablement un autre signe.


Une inversion plus évoluée : la tauroctonie de Targusor

CIMRM 2306 Targusor Constanta - Muzeul National de Istorie si ArheologieTargusor, Muzeul National de Istorie si Arheologie, Constanta (CIMRM 2306) photo lupa.at [27]

L’inscription fournit ici une indication intéressante :

« Flavius Hôrimos, intendant de Flavius Macedo, , sur ordre, au dieu invincible Mithra, a consacré, dans une forêt secrète. Adorez l’Euphrate avec piété. Phoibos de Nicomédie a fait (ce monument) » (traduction [2], p 483)

Le nom d’Euphrate suggère une origine orientale pour le donateur (Leroy-Campbell, [3], p 138) ; elle pourrait expliquer l’inversion, si on considère qu’il s’agit d’un particularisme oriental.

Cautes tient dans sa main gauche une pomme de pin et Cautopates un petit scorpion. Pour Leroy-Campbell, l’une symbolise la vie éternelle et l’autre le retour de la fertilité (début des pluies d’automne).

Beck ( [19], p 28 et note 56) note avec pertinence que l’inversion ne touche pas seulement les luminaires, mais aussi Cautes et Cautopates (par rapport à la norme danubienne), ainsi que le Scorpion, ce qui confirme l’association Soleil/Scorpion que nous avons déjà vue.

Si l’idée de préférence orientale peut comme toujours « expliquer » l’inversion du couple Soleil/Lune, il y a clairement eu ici une réflexion à l’oeuvre pour généraliser cette inversion aux éléments qui lui sont corrélés.


Une inversion explicable : la tauroctonie de Sidon (Saïda, Liban)

CIMRM 75 Sidon Louvre schema 1Sidon, CIMRM 75

Les douze signes du zodiaque (en vert clair) viennent s’insérer entre les éléments habituels de la tauroctonie. Le début de l’année est  : cette disposition inhabituelle du Zodiaque s’explique probablement par la nécessité de réutiliser comme signe zodiacal le scorpion de la tauroctonie (en vert sombre). Ceci a pour effet collatéral de faire apparaître en position centrale le Taureau, et le Bélier, se tournant le dos

Beck ( [19], p 34) remarque pertinemment que :

« Le Bélier, l’exaltation du Soleil, est montré bondissant vers le buste de Sol et le Taureau, l’exaltation de la Lune, bondissant vers le buste de Luna ».


CIMRM 1400 Sterzing, Hof des RathausesCIMRM 1400 Sterzing, Hof des Rathauses

Ce bas-relief est l’exemple d’une telle association Soleil/Taureau et Lune/Bélier (les deux petits animaux sur la bande du haut).

Dans son autre livre ([14], p 219), Beck y voit clairement l’explication de l’inversion Luna-Sol dans le bas-relief de Sidon. Elle ne correspond donc en rien à un tropisme oriental, mais au fait que le concepteur a délibérément sacrifié la disposition traditionnelle au profit d’un discours astrologique plus savant.


CIMRM 75 Sidon Louvre schema 2

Sidon, CIMRM 75

On remarquera deux autres anomalies dans cette tauroctonie très spéciale (SCOOP !) :

  • les quatre Saisons tournent, comme les signes, en sens inverse des aiguilles de la montre, mais sont diamétralement opposées par rapport à leur place naturelle ;
  • le corbeau habituel s’est dédoublé en un jeune et un adulte, les deux diamétralement opposés de part et d’autre de Mithra.

Il se pourrait que ces deux anomalies soient corrélées : le jeune corbeau aurait partie liée avec les Saisons (représentées par les quatre jeunes enfants) tandis que le corbeau (comme le scorpion) serait à lire comme un treizième signe. Le concepteur aurait profité de l’inversion Luna-Sol pour rajouter une opposition terrestre /céleste qui évoqurait subtilement deux concept diamétralement opposés (comme les torches vers le bas et vers le haut de Cautopates et Cautes) :

  • côté Lune, la Genesis (les enfants, les Saisons terrestres) ;
  • côté Soleil, l’Apogenesis (le corbeau monté dans le zodiaque, et qui semble y attendre son double juvénile).


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Les deux inversions de Doura Europos

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CIMRM 37-40 Doura Europos Mithreum Yale University Art GalleryMithreum de Doura Europos, Yale University Art Gallery

Les deux dernières inversions se trouvent dans un mithreum très étudié, qui comporte deux bas-reliefs de tauroctonie superposés, parfaitement datées par les inscriptions : 169 pour le petit, 170-71 pour le grand.

La coexistence des deux plaques s’explique probablement par la présence de deux mithreums fusionnés ensuite en un seul ( [28], p 132). Des traces de trous suggèrent que les plaques étaient  voilées par un rideau.

A noter qu’une troisième tauroctonie, très détériorée, a été peinte vers 240 au dessus de l’arcade (CIMR 45) : il n’en reste que Cautès avec une couronne rayonnante à droite , sept cyprès et sept autels allumés. On n’a malheureusement rien conservé du Soleil et de la Lune.


 

CIMRM 37-40 Doura Europos Mithreum Yale University Art Gallery schema1

Le mithreum de Doura Europos se caractérise par la présence de deux zodiaques :

  • celui sculpté dans la seconde tauroctonie démarre comme d’habitude au Bélier, et s’inscrit dans la lecture de gauche à droite des scènes de chasse latérales (en rose) ;
  • celui été peint dans l’intrados de l’arcade se lit en sens inverse : il démarre et se finit à l’équinoxe d’Automne et culmine à l’équinoxe de Printemps (en vert).

Le second zodiaque a été peint dans la seconde phase, vers 240 (CIMRM 40), et les fresques ont recouvert les deux figures des écoinçons (saisons ou vents ?).


La première tauroctonie

CIMRM 37 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 169 detailTauroctonie de 169 (CIMRM 37)

Dans le relief du bas [29], la lune est représentée par un croissant contenant une étoile et le soleil par une masse rayonnante. Les deux ont été brisées dès l’Antiquité, pour récupérer des joyaux qui y étaient incrustés.


La seconde tauroctonie

CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71Tauroctonie de 170-71 (CIMRM 40)

Dans le relief du haut, beaucoup plus complexe [30], on a arasé les bustes de Luna et Sol en même temps qu’on recouvrait par la fresque les figures des écoinçons. La plaque comporte deux éléments iconographiques tout à fait uniques, qui ont été largement commentés :

  • les sept boules alignées sous les pattes de devant du taureau (les sept planètes ou grades) ;
  • les donateurs / spectateurs représentés (avec leur nom) dans le tiers droit.



CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 detail marquesA l’intérieur des six premiers signes, des disques, un croissant et une étoile suggèrent que ce bas-relief, d’apparence fruste, est peut-être à ranger parmi les tauroctonies savantes, à prétention astrologique. En outre,

Le zodiaque organisateur (SCOOP !)

CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 schema final
Si banal qu’il semble à première vue, le zodiaque organise en fait l’ensemble de la composition :

  • l’équinoxe d’automne surplombe la figure centrale, qu’on identifie souvent à Sérapis à cause de son couvre chef (kalathos) ;
  • l’équinoxe de printemps relie la tête de Mithra à celle des spectateurs ;
  • les solstices bornent les bustes de Luna et de Sol.

On notera également la coiffure radiée (en jaune) qui unifie Sérapis, les deux figures des écoinçons, et deux des trois spectateurs (ceux qui avaient dépassé le grade d’Heliodromus ?).

Enfin, les deux luminaires et les deux dieux forment, au centre, une sorte de quaternité.


Des inversions orientales ?

L‘inversion Luna-Sol est interprétée comme un trait oriental, qui irait de pair avec leur caractère aniconique (du moins pour le bas-relief du bas) ([3], p 219). Cumont en a même tiré argument en faveur de son idée, largement rejetée aujourd’hui, d’un modèle syrien de la tauroctonie, confirmant l’origine iranienne du culte de Mithra. L’idée d’un modèle « oriental » caractérisé par l’inversion Lune-Soleil repose sur un si petit nombre de cas et comporte tant d’exceptions qu’elle est aujourd’hui très contestée [31].


Un monde à l’envers ?

De manière exceptionnelle, Luna et Sol se trouvent sous le zodiaque, alors que rien n’empêchait de les placer, comme d’habitude, dans les écoinçons. Si l’on considère que le zodiaque symbolise le plafond de la grotte, faut-il comprendre que les luminaires sont inversés parce qu’ils se trouvent sous le sol ? C’est un peu le cas dans la tauroctonie de Sidon, où les deux luminaires sont englobés dans le zodiaque circulaire.

Mais il existe au moins deux contre-exemples, où les luminaires sont dans la grotte sans être inversés :

CIMRM 357 esquilinCIMRM 357, Esquilin CIMRM 2198 Turda (Potaissa) schemaCIMRM 2198, Turda (Potaissa)

Dans le bas-relief de l’Esquilin, le corbeau joue le rôle de messager de Sol, quelquefois assuré par le rayon de lumière ; et la Lune, alter ego du Taureau, détourne la tête tristement : c’est cette idée de solidarité avec les deux protagonistes de la tauroctonie qui explique ici la présence des luminaires à l’intérieur de la grotte.

Dans le bas-relief de Turda, l’inversion est controversée (Leroy-Campbell la met dans sa liste, mais le CIMRM la réfute). On notera surtout la présence d’une tête de lion entre les deux luminaires.

Par ailleurs, dans toutes les autres inversions que nous avons vues, les luminaires sont placés au dessus de l’arcade. Il faut donc abandonner l’idée d’un monde à l’envers.


Une conception locale (SCOOP !)

Pour le relief du haut, une fois décidé d’intégrer les spectateurs à la tauroctonie, on ne pouvait les positionner qu’à droite, du côté où coule le sang du sacrifice. L’inversion Luna-Sol permet de placer les initiés sous le patronage du Soleil vainqueur, et non de la Lune, alter-ego du Taureau mourant.



CIMRM 37 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 169 detailPour le relief du bas, on notera que Mithra n’est pas situé à gauche, à la croupe du taureau comme d’habitude, mais en plein centre de la composition. La présence de l‘Etoile dans le croissant pourrait symboliser la Nuit, du côté de l’animal mourant ; tandis que le Soleil symboliserait ici le Jour, du côté du sang et du chien qui s’y abreuve.

Plutôt que d’invoquer une hypothétique inversion orientale, il est sans doute plus fructueux de voir dans les deux inversions de Doura Europos une interprétation locale de la tauroctonie, comme passage de l’ombre à la lumière.


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En aparté : Sol et Luna dans une triade

 

813px-Egyptian_-_Pendant_with_Image_of_Sarapis_-_Walters_571524_-_Front_View_B_(cropped)Sérapis, Walters Art Museum

Sérapis est un dieu chtonien apparu dans l’Egypte ptolémaïque, inspiré par le dieu Hadès (Pluton). il se caractérise par son kalathos ou modius, sorte de panier tressé qui est souvent associé aux divinités de la terre. Son rôle dans le culte mithaïque est aujourd’hui considéré comme mineur, voire inexistant ([2], p 531)


Beck Planetary p 34Beck, [19] p 34

Dans quatre cas commentés par Beck, le couple Sol-Luna sert de base à une triade.


La triade avec Jupiter / Sérapis

CIMRM 693 Museo Civico Bologna detail
Dans la tauroctonie de Bologne, Beck ([19] p 89) pense reconnaître le kalathos sur la tête du Jupiter central, qui ressemblerait donc au Sérapis de Doura. Les trois têtes centrales ont été refaites, mais on peut toujours imaginer que le restaurateur s’est inspiré des traces subsistantes.


La triade avec Saturne

Jupiter heliopolitain Bronze_Donato_LouvreJupiter héliopolitain, bronze Donato, provenant de Baalbek, Louvre

Héritier des dieux syriens de l’orage, le dieu d’Héliopolis (Baalbek) se répand dans tout l’Empire, une fois assimilé à Jupiter. Sur sa poitrine figure le couple Sol-Luna (jamais inversé, malgré le contexte oriental), qui forme une triade avec Saturne en bas.


Jupiter heliopolitain Bronze Sursock Baalbek LouvreJupiter héliopolitain, bronze Sursock, provenant de Baalbek, Louvre

Dans un article important [32], Cumont a expliqué l‘origine de cette triade : en répartissant les planètes verticalement dans l’ordre chaldéen (A, B puis C), on les lit horizontalement dans l’ordre de la semaine. A noter le mufle de Lion juste en dessous de Saturne.

Rien n’indique que cette manière d’organiser les planètes ait été utilisée en contexte mithraïque.


La triade avec un lion

CIMRM 2198 Turda (Potaissa) schema

Turda, CIMRM 2198

De cette triade, ce bas-relief rustique est le seul exemplaire connu,

Equidistant de Sol et Luna, le Lion est graphiquement l’équivalent de Jupiter dans le bas-relief de Bologne. Selon Beck, cette équivalence a aussi des raisons théoriques :

  • Jupiter est le dieu qui préside au grade des Lions ;
  • astrologiquement, dans le schéma des décans qui explique le bas-relief de Bologne, Jupiter au zénith est associé au signe du Lion.

D’un point de vue héliopolitain, nous avons vu que le Lion est plutôt associé à Saturne.

Ce n’est peut être pas contradictoire puisque, dans le mithreum des Sette Porte, Saturne et Jupiter forment couple. D’un point de vue ésotérique, ils semblent se répartir les tâches quant au pouvoir cosmique, comme le laisse entendre Porphyre :

« Certaines forces descendent du ciel et des planètes ; Saturne recueille celles qui viennent du ciel et Jupiter celles qui viennent des planètes. » Porphyre, « L’antre des Nymphes » [25]


La triade avec le léontocéphale

CIMRM 390 Fresques Barberini detail leontocephaleLéontocephale ?, fresque Barberini Leontocephale Villa TorloniaLéontocephale, Villa Torlonia

Le personnage perché en haut du zodiaque de la fresque Barberini, dont le globe s’inscrit dans le zodiaque et dont la tête rayonnante complète les flammes des six autels, établit une nouvelle triade avec le couple Sol-Luna (base de la série des autels/planètes). Il ressemble beaucoup au léontocéphale, autre icone mithraïque qui n’apparaît jamais dans la tauroctotonie (quelquefois dans les scènes latérales).

« Représenté au milieu de la frise des signes du zodiaque qui borde l’arche stylisée de la caverne du sacrifice, debout sur un globe, il est le temps infini, l’éternité cosmique. Il semble bien en aller de même à Doura, le léontocéphale – si c’est bien de lui qu’il s’agit – étant cette fois représenté en buste, radié et drapé. Si le léontocéphale mithriatique est relié au zodiaque, comme cela est fort probable, les spires du serpent pourraient alors décrire la course du soleil d’un solstice à l’autre, les quatre ailes correspondre aux quatre saisons et la gueule ouverte du fauve symboliser le temps vorace assimilé à un Chronos-Saturne. Il serait alors l’expression iconographique d’un cosmocrator lié aux spéculations solaires, au temps, au cycle des saisons et au pouvoi sur le firmament ». [2]; p 162


Saturne au sommet

Ces témoignages tendent à établir au sommet de la triade une équation fragile :

Sérapis = lion = léontocéphale = Saturne

Beck, à son habitude, en tire une envolée astrologique :

« on peut supposer que le buste au sommet qui porte le kalathos et qui s’identifie ainsi à Pluton-Sérapis est aussi le Soleil… mais un Soleil différent et spécial : le Soleil qui iIIumine et guide dans un monde qui n’est pas celui de la vie terrestre ordinaire, éclairée par le Soleil quotidien, mais plutôt le monde souterrain où « le Soleil brille à minuit ». Ce Soleil de minuit est Pluton ou Sérapis ; mais dans les Mystères… il est aussi, et plus fondamentalement, Saturne. » ([19], page 90)


cimrm91_hermopolis_tauroctony chronos-saturneTauroctonie provenant d’Hermopolis, Musée du Caire (CIMRM 91)

Cette idée que Saturne est un Soleil occulte n’est suggérée que par les quelques témoignages que nous venons de voir, ainsi que cette tauroctonie qui, comme à Doura, place  Saturne en position sommitale. Comme Luna et Sol président respectivement au cinquième et au sixième grade, cela pourrait d’expliquer pourquoi Saturne, divinité secondaire pour les profanes, a été choisie pour présider au septième grade.


CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 schema final
C’est peut-être ce que nous suggère le bas-relief de Doura, avec sa figure énigmatique trônant au sommet occulte du panthéon mithraïque : Sérapis/Saturne/Léontocéphale à l’équinoxe d’Automne, au dessus de Luna et Sol aux solstices, et de Mithra à l’équinoxe de Printemps.



Sol et Luna dans le culte des cavaliers danubiens

On ne sait pas grand chose du cette religion synchrétique des 3ème et 4ème siècle dans les régions du Danube, sinon qu’elle empruntait au mithraïsme certaines de ses iconographies, en particulier le couple des luminaires.

CMRED suppl Kuzmin 242-43Kuzmin, 242-43 CMRED suppl PrhovoPrhovo

La plupart des témoignages conservés sont de petits moulages en plomb.

Le médaillon de Kuzmin est un des seuls à avoir été daté de manière précise [33] :

 » La représentation en relief est disposée en trois zones qui ne sont pas très bien définies.

  • Dans la première, on voit les bustes de  Luna et de Sol entre lesquels on distingue des étoiles en relief.
  • Au centre de la seconde est représentée une déesse vêtue d’un chiton et d’un himation, flanquée de part et d’autre d’un cavalier coiffé d’un bonnet phrygien qui salue, d’un bras levé, la déesse. Sous les sabots de chacun des chevaux, on distingue une figure humaine allongée. Derrière le cavalier de gauche se détache un canthare, derrière le cavalier de droite une figure humaine au bras levé, surmontée d’un coq, d’un quadrupède (chien?) et d’un bucrane stylisé.
  • Dans la zone inférieure, on reconnaît de gauche à droite un chandelier, un homme qui vide les entrailles d’un animal suspendu à un arbre, un lion et un poisson. »

Le médaillon de Prhovo présente à peu près la même composition, mais avec Sol et Luna sans inversion.


CMRED 71 mesie inferieure Sofia museumPlaque de marbre, CMRED 71 CMRED 83 mesie inferieure Sofia museumPlaque de plomb, CMRED 83

Mésie inférieure, Musée national, Sofia

La technique du moulage a pu favoriser une certaine indifférence aux inversions. Un des rares exemples de taille directe, à gauche, est inversé. Sa netteté permet de percevoir les emprunts romains : la couronne de Sol à sept rayons,, les bonnets phrygiens semblables à ceux des Dioscures.

Mis à part la position de Sol et Luna, les autres éléments sont pratiquement à la même place dans les deux compositions :

  • en haut les deux serpents cosmiques ;
  • au centre le poisson posé sur un trépied ;

En revanche, dans le registre du bas, la séquence lion, coq et bélier est inversée.

On pourrait imaginer que le Lion est du côté solaire, mais on trouve rapidement un contre-exemple :

CMRED 120CMRED 120

On a ici une inversion Luna-Sol, mais en bas la séquence Lion / bélier, tandis que le coq est monté à côté de la Lune.


CMRED 176 deux soleils Italie Terracina MuseumPlaque de calcaire trouvée à Terracina (Italie) CMRED 176

Signalons sur cette plaque, probablement ramenée en Italie par son propriétaire (marchand, soldat ou esclave), une iconographie unique : Luna au centre est entourée par deux figures de Sol, certainement le soleil levant et le soleil couchant. A noter la forme voûtée qui évoque le ciel, mais rappelle aussi la grotte de Mithra.

Le Corpus CMRED [34], peu fourni, montre une prédominance de la forme canonique (sept inversions seulement : CMRED 15, 42, 71, 75, 81, 120, 191). Dumitru Tudor attribue ces inversions soit à une influence orientale, soit au hasard ( [34], II, p 182). Pour lui, il est clair que la religion danubienne emprunte aux reliefs mithraïques antérieurs ([34], II, p 184).


Danubian Riders British Museum CBd-686CBd-686 Danubian Riders British Museum Bonner Campbell Online Bonner Campbell Online CBd-687CBd-687

Intailles, British Museum (numérotation Bonner Campbell Online)

Les cavaliers danubiens apparaissent dans de rares intailles, là aussi sous les deux formes : il est difficile de décider laquelle est inversée, puisque les intailles pouvaient servir de matrice pour imprimer des sceaux.

Tandis que la tauroctonie est une scène polarisée, dont tous les détails sont reliés par une conception d’ensemble, la scène des Cavaliers du Danube est marquée par la symétrie et le placement disparate des éléments. Comparée à la rigidité mithraïque, la fréquence relativement importante des inversions Luna-Sol traduit le relâchement des contraintes et des croyances sous-jacentes.



Sol et Luna autour de Jupiter Dolichénien

 

Jupiter et Junon dolichéniens

CCID 347 Dolichenus_Weiherelief klagenfurtRelief découvert en 1869 dans les ruines du château fort de Waisenberg, Klagenfurt, Landesmuseum (CCID 347) CCID 80 Historisches Museum von Veliko TarnovoHistorisches Museum, Veliko Tarnovo (CCID 80 )

Jupiter et Junon dolichéniens

Ce culte à mystères, originaire de Doliché, en Syrie [35] s’est assimilé, en le modifiant, au couple Jupiter / Junon. Ils sont ici debout sur un taureau et une biche, surplombés par un aigle, dans un ordre immuable qui est l’inverse de celui du couple Héra-Zeus (voir Lune-soleil : couples affrontés). Cette polarité masculin / féminin de la composition embarque ici le Soleil et la Lune, ce qui n’est pas toujours le cas.

Ainsi, la plaque votive de droite montre, au dessus du même couple divin, les luminaires inversés (sans l’aigle). Cette configuration inversée est moins fréquente, mais se rencontre tout de même quatre fois sur les treize cas de couples Sol / Luna recensés dans le CCID [36] .


CCID 5 Munchen, Archaologische Staatssammlung god of soumana« Au Dieu écoutant de Soumana » (CCID 5) CCID 6 Munchen, Archaologische Staatssammlung(CCID 6)

Plaques votives provenant probable de Doliche, Archäologische Staatssammlung, Münich

Cette relative indifférence vis-à-vis de l’ordre des luminaires apparaît dès l’origine.

La première plaque est dédiée à une divinité locale, le « Dieu écoutant de Soumana ». Deux personnages identiques, vêtus à l’orientale, se transmettent le foudre sous les auspices d’un dieu qui pourrait être Jupiter. On ne sait pas s’il s’agit d’une forme locale des Dioscures, ou bien si la plaque représente une sorte de fusion entre le dieu de Soumana et le Dieu de Doliche. Sol et Luna sont dans l’ordre canonique.

La seconde plaque les inverse, sous un Jupiter Dolichenus portant ses attributs habituels, hâche double dans la main droite et foudre dans la gauche. Ceci montre que les deux luminaires ne sont pas liés aux deux attributs. La figure du haut, qui a disparu, était probablement l’aigle.


CCID 201 plaque dedicated to Jupiter Dolichenus from Komlod, Hungarian National Museum, Budapest

Plaque dédiée à Jupiter Dolichenus, provenant de Kömlöd, Hungarian National Museum, Budapest (CCID 201)

Cette plaque très symétrique rajoute aux couples Soleil / Lune et Hache/ Foudre habituels d’autres éléments plus rares :

  • une Victoire et un autel allumé ;
  • deux figures armées : Hercule et sa massue face à une divinité casquée qui peut être Mars (son costume est le même que celui de Sol) ou Minerve.

Cette symétrie n’implique pas une lecture verticale de l’ensemble, puisque nous savons déjà que les deux registres supérieurs sont découplés.


L’association avec Sérapis et/ou Isis

CCID 511 Stadtisches Museum WiesbadenSérapis, Luna et Sol
CCID 511 Stadtisches Museum Wiesbaden

Les registres inférieurs de cette plaque ont disparu. Subsiste seulement le couple des luminaires inversé (chacun avec le fouet évoquant son char), surplombé ici par le dieu Sérapis, reconnaissable à son kalathos.

Dans les compositions dédiées à Sérapis seul, il n’y pas d’exemple où il soit représenté avec les luminaire personnifiés : la configuration standard (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu ) est celle où il est représenté de face ou de profil, encadré par le couple de symboles étoile-croissant.

L’inversion ici n’est donc pas pas à imputer à Sérapis, d’ailleurs séparé par deux étoiles à quatre branches du registre dolichénien, malheureusement disparu.


Isis Serapis Face Monument 140-60 CCID 365 Dolichenum de l'AventinCCID 365 Isis Serapis Face Monument 140-60 CCID 386 Dolichenum de l'AventinCCID 386

Dolichenium de l’Aventin, 140-60

Cette influence mineure des deux divinités égyptiennes ce lit dans ces bas-reliefs provenant du même temple : le couple Sérapis-Isis se plie à la polarité dolichénienne, alors que la configuration pratiquement intangible, lorsqu’ils sont  seuls, est la configuration maritale  Isis-Sérapis.

Ainsi le couple dolichénien se démarque d’emblée de ses prédécesseurs, Héra / Zeus et Isis / Jupiter, en adoptant la configuration « impériale » (voir Lune-soleil : couples affrontés ).


Un cas de triade babylonienne (SCOOP !)

CCID 512 Dolichenus Sammlung Nassauischer Altertumer, Museum WiesbadenPlaque votive, Sammlung Nassauischer Altertümer, Museum Wiesbaden

On retrouve Ici les deux divinités disposées verticalement :

  • Jupiter dolichénien en haut, sous un buste de Sol (à sept rayons) ;
  • Junon dolichénienne assimilée à Isis, en bas, entre les Dioscures portant sur leur tête les bustes de Luna et d’un homme auréolé de cinq rayons.

Dans leur version dolichénienne, les Dioscures sont montrés soit sortant d’une montagne (comme ici) soit portés par des taureaux, ce qui signifie probablement les monts du Taurus (près de Doliché). Cette plaque est le seul cas où ils portent des luminaires : on considère habituellement qu’il s’agit de Luna et Sol [37] , ce qui constitue à la fois une inversion du couple, et une redondance avec le Sol à sept rayons du haut de la plaque.

L’influence des cultes orientaux, matérialisée par Isis, ouvre l’hypothèse que la tête à cinq rayons ne soit pas Sol dupliqué, mais le troisième astre de la triade babylonnienne, Vénus, l’Etoile du matin) (voir Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse ).


Synthèse sur les inversions Luna-Sol dans un contexte dolichénien

Triangular votive plaque of Jupiter Dolichenus from Brza Palanka Historical Museum of SerbiaPlaque votive plaque de Brza Palanka, Historical Museum of Serbia, Belgrade [38]

Cette plaque, trouvée depuis la parution du CCID, rajoute une inversion supplémentaire.

Pour autant qu’on puisse tirer des conclusions d’un corpus aussi réduit, on peut noter que, mis à part les deux plaques de Doliché et la plaque « orientalisante » de Wiesbaden, la place naturelle du couple Sol-Luna est « au ciel » de la composition, le plus souvent en compagnie de l’Aigle avec lequel ils forment une sorte de triade.

Bien moins codifiée que l’iconographie de Mithra, l’iconographie dolichénienne montre une grande liberté dans la placement des attributs, sans signification d’ensemble. Les cas relativement fréquent d’inversion Luna-Sol montrent leur indépendance par rapport aux autres couples de personnages ou d’attributs. Leur signification reste pour l’essentiel celle que Franz Cumont leur accorde dans l’ensemble de la culture romaine [39] :

« La réunion des astres qui marquent la succession constante du jour et de la nuit était l’emblème de la durée perpétuelle du temps infini »

Dans une inscription du Dolichenium de l’Aventin, le Dieu est s’ailleurs qualifié d’ « aeternus conservator totius mundi » (conservateur éternel du monde entier).



Sol et Luna ans d’autres cultes orientaux

Culte de Sabazios

CCIS 79a National History Museum of Albania TiranaNational History Museum of Albania, Tirana (CCIS 79a [40] ) CCIS 80 Rome, National Museum CopenhagueNational Museum, Copenhague (CCIS 80, [40])

Sabazios se reconnaît à son pied droit posé sur un crâne de bélier. Dans ces deux plaques, les seules où il est accompagné du couple des luminaires, on constate l‘inversion Luna-Sol.

Dans la plaque de gauche, Luna dans le fronton assume le rôle important de tenir à la place de Sabazios son sceptre caractéristique,  terminé par une main.

Dans la plaque de droite en revanche, le fronton est dédié au char d’Hélios, encadré par deux étoiles qui sont probablement à relier aux Dioscures des écoinçons.


CCIS 85b Plaque d'AmpuriasPlaques d’Ampurias, reconstitution (CCIS 85b [40])

On retrouve dans ce petit triptyque en bronze, autrefois argenté, l’importance des Dioscures dans le Panthéon sabazien, avec leurs grandes étoiles du Matin et du Soir. A l’intérieur du bas-relief, quatre petites étoiles jouent un rôle décoratif et un croissant s’est glissé à gauche, sans Sol pour lui faire pendant. Sans doute sert-il de faire-valoir à la lumière du foudre que Sabazios brandit dans sa main droite, tout près de Dyonisos sortant de l’arbre.

La grande rareté de ces cas laisse penser que le couple Sol-Luna ne jouait pas un rôle-clé dans le culte de Sabazios : c’est plus par compétition avec les tauroctonies mithraïques qu’ils ont été intégrés, l’inversion permettant de s’en démarquer.


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Culte du Cavalier thrace

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Sabazios et cavalier thrace PlovdivBas-relief syncrétique
Musée de Plovdiv

La partie haute de ce bas-relief est classée comme une représentation douteuse dans le CCIS ([40], p 45) , mais Margarita Tacheva-Hitova ( [41], N°17 p 170) n’hésite pas à y reconnaître Sabazios avec son bonnet phrygien et son bâton, comme dans la plaque de Copenhague. L’inversion Luna-Sol est en tout cas bien présente et délibérée, puisqu’il aurait été plus logique de placer Sol au dessus des divinités masculines et Luna au dessus des féminines.

La partie inférieure du bas-relief ressemble à un « cavalier thrace de type B », dont il existe d’innombrables représentations, mais sans la lance dans la main gauche. Les bas-reliefs de ce héros comportant les deux luminaires sont excessivement rares (il y en a trois, d’après [41] note 27 p 292) : le couple a probablement été ajouté ici par contagion avec la partie supérieure, mais autant qu’il semble en supprimant l’inversion.

On reconnait actuellement quatre types du « cavalier thrace » : lance à la main, bride à la main (avec présence ou pas d’une lyre) ou saluant à main nue [42].


Cavalier from Abritus, A 2nd-3rd Century. Razgrad, Istoritcheski Muzej Cavalier from Abritus B 2nd-3rd Century. Razgrad, Istoritcheski Muzej

Plaques provenant d’Abritus, fin 1er-2ème siècle, Razgrad, Istoritcheski Muzej

Ce cavalier, parfois identifié comme Sabazios/Dyonisos, est maintenant plutôt vu comme un cavalier thrace brandissant une corne à boire (rhyton) au lieu d’une lance : il s’agirait d’une représentation très ancienne du cavalier thrace, avant même l’apparition du type A ([34], Volume 2 p 147 et ss). L’inversion Luna-Sol dans la première plaque est en tout cas manifeste. La seconde plaque représente le même dieu, mais sans les deux luminaires.


Cavalier Thrace PlovdivMusée de Plovdiv

Ce cavalier à trois têtes et qui tient une hache double est une version du « cavalier thrace » qui ne se trouve que dans la région de Plovdiv (il ne figure pas dans les volumes du CCIT [43] concernant la Bulgarie) : c’est plutôt une sorte de Jupiter Dolichenus à cheval, avec une inversion Luna-Sol.


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En conclusion sur les cultes orientaux

Cavalier ThraceImage syncrétique [44]

Sous les yeux de Sol et Luna cette fois dans le bon ordre, ce bas-relief ajoute à la hâche double de Jupiter Dolichenus, au cheval du Cavalier thrace, aux deux acolytes imitant Cautes et Cautapates, dont l’un brandit la tête de bélier de Sabazios, le thème des ennemis piétinés, typique des « cavaliers danubiens ».

C’est sur cette  plaque polymorphe que se conclut cet article, de manière quelque peu frustrante. Autant le grand nombre et la standardisation des tauroctonies justifiait l’étude des rarissimes inversions Luna-Sol dans le culte de Mithra, autant la. rareté des vestiges et la perméabilité entre les iconographies rend cette tâche impossible, pour tous les cultes orientaux qui en dérivent plus ou moins.



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Références :
[2] Laurent Bricault, Philippe Roy « Les Cultes de Mithra dans l’Empire romain », Presses Universitaires Du Midi, 2021
[3] Leroy-Campbell, « Mithraic iconography and ideology » 1968
[4] M.-J. Vermaseren, Corpus inscriptionum et monumentorum religionis Mithriacae
Volume I : https://archive.org/details/CorpusInscriptionumEtMonumentorumReligionisMithriacaeM.J.Vermaseren1956
Volume II non disponible en ligne
[5] Pour un aperçu d’ensemble du corpus étendu, voir
https://www.tertullian.org/rpearse/mithras/display.php?page=selected_monuments
[6] Sur l’ambiguïté de « Persei », voir Robert Turcan, « Mithra et le mithriacisme », Paris, 1993 p 130. Il y a derrière toute une controverse sur les liens entre Mithra et le mythe de Persée. Peut être s’agit-il seulement, comme le remarque Robert Turcan, d’une contrainte de versification, qui a fait préférer le mot « Persei » à « persici ».
[7] Les textes latins de Lactance Prudence sont tirés de Cumont, « Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra » tome II, p 44 et ss https://archive.org/details/textesetmonument02cumouoft/page/46
Pour ne pas alourdir l’article, j’ai reproduit ces textes latins dans les notes. Sauf indication contraire, les traductions sont les miennes.
[8] Scholie de « te roseum »
Seu te roseum t. v. Dicit Apollinem a diversis gentibus variis appellari nominibus. Apud Achaemenios enim Titan, apud Aegyptios Osiris, apud Persas, ubi in antro colitur, Mitra vocatur.Quod autem dicit torquentem cornua ad illud pertinet quod simulacrum eius fingitur reluctantis tauri cornua retentare, quo significatur luna ab eo lumen accipere cum coeperit ab eius radiis segregari.
Traduction Laurent Bricault, Philippe Roy [2] p 44)
[9] Scholie de « in rupibus » :
Persae in spelaeis coli Solem primi invenisse dicuntur. Est enim in spelaeo Persico habitu cum tiara et utrisque manibus bovis cornua comprimens. Quae interpretatio ad Lunam dicitur ; nam indignata sequi fratrem occurrit illi et lumen subtexit. His autem versibus sacrorum Solis mysteria patefecit. Sol enim lunam minorem potentia sua et humiliorem docens taurum insidens cornibus torquet. Quibus dictis Statius lunam bicornem intelligi voluit non animal quo vehitur.
[10] Scholie complémentaire, (Parisinus 13046 saec. X) :
Rupes persei antri vocat templum Persei, ubi ita pingitur Pboebus qualiter adtrahat ad se lunam indignantem sequi eum. Luna post plenilunium solem praecedit et praecedendo lumen suum paulatim amittit, donec iam ex toto lucere desinit. Tandem vero ad solem accedens lumen suum recuperat, et tunc solem sequitur. In plenilunio autem iam soli proxima a sole comprehendi dicitur.
[11] Scholie de « Indignata » :
Sensus talis est : Persae in spelaeis Solem colunt, et est hic sol proprio nomine vocatus Mithras, qui quia eclipsin patitur ideo intra antrum colitur. Est autem ipse Sol leonis vultu cum triara, persico habitu et utrisque manibus bovis cornua comprimons. Quae interpretatio ad lunam dicitur, quae indignata sequi fratrem occurrit illi et lucem eius obscurat. Nudavit autem mysteriorum partem. Sol ergo quasi lunam minorëm docens, ideo taurum torquet ; mire autem cornua posuit, ut lunam manifestius posset exprimere non animal quo illa vehi figuratur. Sed (tamen) quia locus non est secreta deorum istorum iuxta tenorem intimae philosophiae disserere, de figuris tamen quibus creditur, paucis dica- mus. Sol ineffabilis, quia principale signum inculcat et frenat, leonem scilicet, idcirco et ipse hoc vultu lingitur, vel quod hic deus (inter) ceteros vi numinis et potentiae impetu excellat, ut inter reliquas feras leo, vel quod sit rapidum animal. Luna vero quia propius taurum coercet adducitque, ideo vacca (lunae) figurata est
[14] Roger Beck, « The Religion of the Mithras Cult in The Roman Empire » 2006 197-98 206-08 214 https://archive.org/details/TheReligionOfTheMithrasCultInTheRomanEmpire/page/n215/mode/2up
[15] Yannis Stoyas « After the heliacal rising of Sirius: Sothic symbols, celestial bodies and zodiacal signs on Roman Provincial coins of Alexandria » Neda, Annual Yearbook 2 (2017-2018) [2020], 441–473, 864. https://www.academia.edu/77156323/After_the_heliacal_rising_of_Sirius_Sothic_symbols_celestial_bodies_and_zodiacal_signs_on_Roman_Provincial_coins_of_Alexandria
[16] « The orientation of the Mithraea in Ostia Antica » January 2016Mediterranean Archaeology and Archaeometry 16(16 4):257-266 https://www.researchgate.net/publication/312229332_The_orientation_of_the_Mithraea_in_Ostia_Antica
[17] Les noms de Cautes et Cautopates sont une interprétation controversée, refusée par Turcan mais saluée par Beck, qui apparaît dans le nouvelle traduction de 1969 :
« The cave of the nymphs in the Odyssey : a revised text with translation » by Seminar Classics 609, State University of New York at Buffalo.
[18] Sur les arguments s’opposant à un modèle astrologique unifié, voir Richard Gordon « Cosmic Order, Nature, and Personal Well-Being in the Roman Cult of Mithras » https://www.academia.edu/35181566/Cosmic_Order_Nature_and_Personal_Well_Being_in_the_Roman_Cult_of_Mithras?email_work_card=view-paper
[19] Roger Beck « Planetary Gods and Planetary Orders in the Mysteries of Mithras » Brill, 1988
[20] Roger Beck “Sette Sfere, Sette Porte, and the Spring Equinoxes of A.D. 172 and 173,” Mysteria Mithrae 1979, p 515-530
[21] Carla Alexandra Brain « Venus in Pompeii: Iconography and Context » https://leicester.figshare.com/articles/thesis/Venus_in_Pompeii_Iconography_and_Context/10217774
[22] Roger Beck « Interpreting the Ponza Zodiac » Journal of Mithraic Studies 1976 https://www.mithraeum.eu/doc/mitreo_ponza.pdf
[23] Ulansey « Origins of the Mithraic Mysteries », 1989, p.64
[24] Robert Turcan, Compte-rendu de « R. Beck, The Religion of the Mithras Cult, Oxford (2006) » Topoi. Orient-Occident Année 2007 15-2 pp. 759-765 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2007_num_15_2_2277
[26] Cumont, « Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra » tome II fig 119 https://archive.org/details/in.gov.ignca.10836
[28] Tommaso Gnoli « The Mithraeum of Dura-Europos » dans « Religion, Society and Culture at Dura-Europos », 2016
[31] Susan B. Downey « The excavations at Dura-Europos » Volume 3, Parties 1 à 2, p 220
[32] Franz Cumont « Le Jupiter héliopolitain et les divinités des planètes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1921 2-1 pp. 40-46 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1921_num_2_1_8760
[33] Ivana Popovic « Une image datée des cavaliers danubiens » Mélanges de l’école française de Rome Année 1991 103-1 pp. 235-245 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1991_num_103_1_1713
[34] Dumitru Tudor « Corpus monumentorum religionis equitum danuvinorum (CMRED) «  1969 Volume 1 et 2
https://archive.org/details/corpusmonumentor0000tudo/
https://archive.org/details/corpusmonumentor0000tudo_c7l8/
[36] Corpus Cultus Iovis Dolicheni, Brill
[38] Nadezda Gavrilovic « Plaque votive triangulaire de Jupiter Dolichenus de Brza Palanka (Egeta) », https://www.academia.edu/41933162/Triangle_votive_plaque_of_Jupiter_Dolichenus_from_Brza_Palanka_Egeta_
[39] Franz Cumont, « Une dédicace à Jupiter Dolichénus » Revue de philologie 1902 XXVI p 8 https://www.retronews.fr/journal/revue-de-philologie-de-litterature-et-d-histoire-anciennes/01-janvier-1902/2389/4793068/6
[40] Corpus Cultus Iovis Sabazii (CCIS)
[41] Margarita Tacheva-Hitova « Eastern Cults in Moesia Inferior and Thracia (5th Century B.C.-4th Century A.D.) » dans la collection “Religions inthe Graeco-Roman World Online » volume 95, E. J. Brill Leiden 1983
[42] Dilyana Boteva « À propos des « secrets » du Cavalier thrace » Dialogues d’histoire ancienne Année 2000 26-1 https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2000_num_26_1_2414
[43] Corpus Cultus Equitis Thracii (CCIT)
[44] Teohari Antonescu « Cultul cabirilor in Dacia » 1889

Lune-soleil : thèmes chrétiens

31 décembre 2022

Dans les oeuvres chrétiennes, l’immense majorité des couples Soleil-Lune se trouve dans les Crucifixions. Cet article regroupe d’autres cas, soit antérieurs à l’apparition de l’iconographie de la Crucifixion, soit figurant dans d’autres contextes.

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Iconographies chrétiennes précédant la Crucifixion

L’art paléochrétien a longtemps reculé devant la représentation directe de la Crucifixion, remplacée par des abstractions.

Les symboles cosmiques dans les sarcophages de la Passion

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325-50 Sarcophage no 171 de la serie dit de la Passion, Museo Pio Cristiano, VaticanSarcophage de la Passion (détail), 325-50, N°71, Museo Pio Cristiano, Vatican

Dans ce sarcophage qui a donné son nom au « type de la Passion », deux soldats sont assis de part et d’autre d’une croix ; au dessus, une couronne bordant un chrisme est picorée par deux colombes, lesquelles symbolisent peut-être les fidèles qui bénéficient de la Résurrection [1]. Elles picorent la couronne,  sans s’effrayer de l’aigle qui la tient dans son bec.


325-50 Sarcophage de la Passion N° 71, Museo Pio Cristiano, Vatican DETAIL

Les figurations du Soleil et de la Lune, tout en haut, sont en tout cas le plus ancien exemple connu d’association entre les luminaires et la croix.



325-50 Sarcophage no 171 de la serie dite de la Passion, Museo Pio Cristiano, Vatican schema

Les scènes ne sont pas disposées selon la chronologie, mais selon des considérations de symétrie  :

  • le compartiment central (4) comporte deux soldats ;
  • les compartiments 2 et 1a comportent chacun  un soldat et Jésus ;
  • les compartiments  latéraux (3 et 1b)  sont centrifuges, entre Jésus sortant à gauche vers le calvaire, et Pilate à droite regardant dans l’autre sens.

On notera l’insistance sur les couronnes de lauriers (en vert). Celle de la scène 3 se substitue à la couronne d’épines, remplaçant l’outrage par l’hommage.  La couronne au dessus de la Croix peut avoir  un double sens :

  • lorsque, comme souvent, c’est la main de Dieu qui l’amène ici-bas, elle symbolise la  Victoire qui l’emporte sur le Martyre ;
  • lorsque, comme ici, c’est le bec de l’aigle qui l’emporte vers les hauteurs, elle symbolise la Résurrection qui l’emporte sur la Mort.

« C’est lui qui délivre ta vie de la fosse, qui te couronne de bonté et de miséricorde. C’est lui qui comble de biens tes désirs ; et ta jeunesse renouvelée a la vigueur de l’aigle.
Psaume 103,4-5

Cet aigle aux ailes déployées apparaît dans plusieurs sarcophages de la série ( [2], [3] ) mais c’est le seul cas où il forme comme un firmament portant le Soleil et la Lune. Pour Gerke [3], les trois renvoient au symbolisme du pouvoir cosmique impérial :

Auguste Prima porta cuirasse gros planAuguste Prima porta cuirasse gros plan schemaAuguste de Prima Porta, détail de la cuirasse [4

  • à gauche, SOL conduit son quadrige ;
  • au centre, CAELUS étend son voile ;
  • à droite, AURORA tient sa cruche de rosée devant LUNA qui éclaire la nuit avec son flambeau.



325-50 Sarcophage de la Passion N° 71, Museo Pio Cristiano, Vatican DETAILsoldats
Cette symbolique du Jour et de la Nuit est endossée par les deux soldats assis sous le patibulum :

  • celui qui veille, du côté du Soleil et de Jésus partant vers le supplice : le Croyant ;
  • celui qui dort, du côté de de la Lune et de Pilate regardant dans le vide : l’Incroyant ( [5], p 59).


La série des sarcophages de la Passion, assez tardive, a peu de représentants, dont seulement quatre  avec les luminaires.


Le sarcophage de Julia Latronilla

Sarcophage de Julia Latronilla 330 ca Bible Lands museum JerusalemSarcophage de Julia Latronilla, Bible Lands museum, Jerusalem

Très proche du sarcophage du Museo Pio Cristiano, ce sarcophage présente des personnifications plus nettes : Sol tient les rênes de son char et Luna une torche. Le lien avec le soldat réveillé et le soldat endormi est confirmé.


Le sarcophage de Manosque

Sarcophage anastasis type de la passion 5eme -Eglise_Notre_Dame_de_Romigier Manosque.Sarcophage de l’Anastasis, 5ème siècle, Eglise Notre Dame de Romigier, Manosque
Sarcophage anastasis type de la passion 5eme -Eglise_Notre_Dame_de_Romigier Manosque etat ancien Deustch Archeol Institut 60.1572Etat restauré (d’après un dessin de Péreisc), Deustch. Archeol. Institut 60.1572

Répartis des deux côtés de la croix, les douze apôtres élèvent leur bras droit dans un geste d’acclamation. Les deux soldats aujourd’hui supprimés (tout comme les autres restaurations) n’étaient pas assis, mais debout en miroir, comme les apôtres. Solennelle et éloignée de tout aspect narratif, la composition illustre le Triomphe de la Croix. Pas d’aigle pour emporter dans les airs le chrisme et sa couronne : ornée de lemnisques, elle est posée en haut de la croix comme un trophée de la Victoire, gardée par les deux soldats [6].

Représentés par leurs personnifications, comme dans les deux autres cas, les luminaires évoquent un au-delà divin, réservé au Christ seul ; représentés par leur symboles , ils s’inscrivent dans la continuité des douze étoiles des Apôtres, formant un firmament continu, accessible aux humains.


Le sarcophage disparu de Saint Rémy de Provence

Musee des Alpilles, Saint Remy de Provence Brigitte Christern-Briesenick Repertorium cat 502Musée des Alpilles, Saint Rémy de Provence ( [7], N° 504)

Dans cette composition très similaire, les luminaires ne sont pas inversés. On note que leur position est cohérente avec celle des deux soldats, l’un réveillé et l’autre assis, mais pas avec les deux scènes du couvercle : le soleil est au dessous de la scène négative (les Mages devant Hérode) et la lune au dessous de la scène positive (la Nativité avec l’Etoile). Il faut donc bien considérer les luminaires comme partie intégrante de la scène du bas.


L’inversion du sarcophage de Manosque (SCOOP !)

La particularité du sarcophage de Manosque est que les deux soldats sont debout dans des attitudes parfaitement symétriques : ils perdent donc toute notion d’Eveil et de Sommeil.

Comme l’a noté F.Benoit [8], cette posture les apparente aux  Dioscures « conservateurs », parfois représentés à pied, montant la garde avec leur lance. Dans l’iconographie païenne, ils sont associés à la préservation du cycle du Jour et de la Nuit (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ici, ils accompagnent les luminaires dans une sorte de garde d’honneur autour de la Croix.

L’inversion Lune-Soleil signifie très certainement qu’à la Nuit de la Mort succède la Lumière de la Résurrection.


Les étoiles sans les luminaires

Cathedrale de Palerme 375-400Cathédrale de Palerme, 375-400

Ce sarcophage présente lui aussi les deux soldats debout, regardant vers le haut et retournant leur lance vers le bas, manière sans doute de souligner la victoire écrasante du Christ. Les douze étoiles, situées cette fois en avant de chaque apôtre, n’ont pas laissé de place au centre pour rajouter les luminaires.


Sarcophage_de_l'Anastasis Arles-MuseeSarcophage de l’Anastasis, Musée d’Arles

Ce sarcophage démultiplie les étoiles, avec une alternance une/deux pour chaque apôtre.


Les luminaires dans une autre scène

Sarcophage du Christ au Globe Arles F.Benoit 1954 fig VI,1Sarcophage du Christ au Globe, Arles [9]

Le Soleil et la Lune apparaissent dans les écoinçons au dessus du Christ, à l’issue d’une gradation de motifs illustrant la récompense céleste : oiseau becquetant, corbeille de fruits, couronne. Les luminaires ont subi un embellissement graphique qui leur a fait perdre leur aspect cosmique : on ne reconnaît le soleil qu’à ses sept rayons, et la lune, englobant une étoile à six banche, a pratiquement perdu sa forme en croissant. On peut pratiquement les considérer ici comme des éléments de Majesté qui complètent le globe céleste sur lequel le Christ est assis. Dans les sarcophages de l’Anastasis, ils s’inscrivaient dans le Ciel étoilé qui unifiait les douze apôtres ; ici au contraire, ils contribuent à isoler le Christ, en magnifiant le compartiment central.


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Le panneau de Sainte Sabine

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5eme Santa Sabina Panneau Parousie422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome

 La composition du panneau est claire  :

  • en haut une scène de Majesté : le Christ entouré du Tétramorphe, entre l’Alpha et l’Omega, écarte le bras droit et tient dans la main gauche un rouleau (la principale différence avec les futures Majestas domini est la posture debout, et non trônant) ;
  • en bas un groupe de trois personnes, un homme tenant un rotulus, une femme voilée et un homme chauve, regardent vers le haut, les deux hommes élevant le bras vers un objet cruciforme.

C’est l’assemblage unique de ces deux scènes qui pose problème, et a donné lieu à de nombreuses interprétations.  Celles encore propagées par la plupart des livres sont :

  • l’Ascension : la femme est Marie regardant Jésus monter au ciel ;
  • l’Assomption : la femme est Marie se préparant à le rejoindre ;
  • le Triomphe de l’Eglise : la femme est l’Ecclesia entre ses deux chefs Pierre et Paul, attendant de rejoindre le Christ son époux.

D’autres propositions, la femme est Sainte Sabine, ou bien l’Eglise de Rome couronnée par le Christ, sont aujourd’hui abandonnées.


Le rouleau et son texte mélangé (SCOOP !)

Vues de près, les choses se compliquent encore. Un premier casse-tête est le texte sur le rouleau du Christ, en écriture onciale grecque (avec le sigma lunaire) :
5eme Santa Sabina Panneau detail lettres
on lit verticalement ΙΧΥΘΣ (la sixième lettre, un P ou un K, est probablement un artefact ( [10], p 84]) , assez proche de IΧΘΥΣ (ichtus, le Poisson) mais avec une inversion inexpliquée, gênante pour un acronyme chrétien aussi célèbre : Iêsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sôtếr, Jésus-Christ De Dieu Fils Sauveur.


Mosaique de l'abside detail 6eme s sant appolinare in classe RavenneMosaïque de l’abside (détail) 6eme siècle, Sant Appolinare in classe, Ravenne

Dans cette mosaïque représentant la Transfiguration, l’inscription IΧΘΥΣ en haut de la Croix (à l’emplacement du panonceau) est au contraire mise à l’honneur pour sa symétrie, qui s’étend aux autres inscriptions :

  • ΙΧ (Jésus-Christ) à gauche, du côté de la lettre alpha et du mot Salus ;
  • Θ (Théos) au centre, à l’aplomb du gemme portant le visage du Christ ;
  • ΥΣ (Fils Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga et du mot Mundi.

Il est probable qu’à Sainte Sabine, les deux lettres ont été interverties pour exploiter d’une autre manière cette symétrie :

  • ΙXY (Jésus-Christ Fils) à gauche, du côté de la lettre alpha,
  • ΘΣ (Dieu Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga.

La moitié gauche de l’inscription correspond ainsi au commencement de l’histoire (alpha, Jésus crucifié) et à la moitié droite à sa fin (oméga, le retour en tant que Dieu Sauveur).


L’objet en suspension

5eme Santa Sabina Panneau detail croix

Un second casse-tête est l’objet cruciforme au dessus du trio : une couronne à la forme bizarre ? un lustre suspendu à rien ?


5eme Santa Sabina Panneau detail croix inverse

Dans un article brillant, Kantorowicz [11] a montré qu’il s’agissait tout bonnement d’une croix entourée d’un halo circulaire : symbole courant, mais ici inversé verticalement. Il en a conclu qu’il s’agissait de la croix dont l’apparition précède le retour du Christ, lors de la Parousie : dans son trajet vers le bas, elle est en train de revenir vers les trois principaux protagonistes de l’événement inverse, l’Ascension : à savoir Marie et les deux principaux apôtres :

5eme Santa Sabina Panneau Parousie bas

On peut remarquer, par ailleurs, que le halo autour de la croix fait écho à la grande couronne de lauriers qui forme comme une gloire autour du Christ.


Entre Pierre et Paul

Le seul attribut distinctif, la calvitie de l’homme de droite, incite à y reconnaître l’apôtre Paul. Le chef des Apôtres et de l’Eglise, Pierre, est donc à gauche, à la place d’honneur par rapport à la femme voilée, qu’il s’agisse de Marie ou d’Ecclesia. [12]


Garrucci, Raffaele, 1812-1885 Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche IXGarrucci, Raffaele, 1812-1885 Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche IX

Au moins un fond de verre doré des Catacombes (N°7) montre entre Pierre et Paul une femme voilée en orante, nommée Maria. On la trouve également seule, entre deux arbres. D’autres fonds de verre du même type [13] présentent dans la même posture Sainte Agnès entre Pierre et Paul.


MARIA VIRGO MINESTER DE TEMPULO GEROSALE vers 375 Basilique de Sainte-Marie Madeleine, Saint-Maximin La-Sainte-BaumeLa Vierge-Marie, ministre du Temple de Jérusalem
vers 375 Basilique de Sainte-Marie Madeleine, Saint-Maximin La-Sainte-Baume ( [14], p 80)

Pour Ally Kateusz, cette posture de femme en orante serait la trace, censurée par la suite, du rôle sacerdotal qu’auraient tenu certaines femmes au début de la Chrétienté. L’interprétation officielle est qu’il s’agit d’une défunte (orantes anonymes des catacombes) ou d’Ecclesia. Mais on voit que rien ne s’oppose, iconographiquement, à interpréter l’orante voilée de Sainte Sabine comme étant Marie.


5eme Santa Sabina Panneau Pierre et PaulLe Christ entre Pierre et Paul
422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome

Un petit panneau de la porte montre Pierre et Paul avec les mêmes caractéristiques physiques, cette fois debout autour du Christ. Les spécialistes considèrent cette scène comme une « Traditio legis » un peu bizarre (voir [15] , p 63) (voir 2 Epoque paléochrétienne). Elle s’en écarte pourtant sur plusieurs points essentiels :

  • le Christ est de plain-pied, au lieu d’être au sommet d’une petit tertre ;
  • le Christ tient dans sa main gauche un objet indistinct (perle, morceau de pain ?) au lieu de tenir un rouleau ;
  • Pierre est à gauche et tend ses mains voilées, au lieu d’être placé à droite pour recevoir le rouleau ;
    les trois sont auréolés, tandis que seul Jésus l’est (parfois) dans les « Traditio legis ».


Sarcophage de Probus, Grottes de Saint Pierre, VaticanSarcophage de Probus, Grottes de Saint Pierre, Vatican Pierre Paul Jesus Vatican Museum.Pierre et Paul autour du Christ, Vatican

Ces deux exemples sont ceux qui se rapprochent le plus de la scène, bien que le Christ soit distingué par sa surélévation (la montagne du paradis, avec ses quatre fleuves) ou son auréole. Dans le sarcophage, Pierre est privilégié par sa position, à la droite du Christ et de la Croix ; dans le fond de verre s’ajoutent deux autres éléments de distinction : son geste qui imite celui du Christ, le regard que celui-ci lui accorde.

On en est conduit à supposer que le panneau de Sainte Sabine, avec son parti-pris d’égalité dans la Sainteté (les trois auréoles), représente une iconographie dont il ne reste aucun autre exemplaire : le Christ accueillant Pierre et Paul au Paradis (les palmiers sont souvent le symbole de la félicité éternelle et l’objet oblong dans les mains du Christ pourrait être une datte).


Ciampini Mosaique Ste SabineMosaïque de Sainte Sabine, 5ème siècle, dessin de Ciampini, 17ème siècle

Notons qu’au revers du mur d’entrée de Sante Sabine, se trouve une mosaïque contemporaine à la porte, dont la partie haute ne nous est plus connue que par ce dessin : elle montrait une troisième fois le couple Pierre et Paul, dans le même ordre, l’un au dessus de l’Ecclesia ex Circumcisione (église s’adressant aux Juifs), l’autre de l’Ecclesia ex Gentibus (église s’adressant aux non-juifs). [16]


5eme Santa Sabina Panneau Pierre et Paul 5eme Santa Sabina Panneau Parousie bas

Les deux compositions « entre Pierre et Paul » de la porte de Sainte Sabine partagent avec les verres des catacombes leur caractère synthétique, sans rapport avec un événement précis. Ils composent une sorte de pendant, où le Christ (auréolé, au Paradis) fait écho à Marie (sans auréole, sous le firmament).


ASTOR and MARIA. Novalje Reliquary Box, late 300s. Zadar MuseumPASTOR et MARIA, Reliquaire de Novalje , fin 4ème siècle, Zadar Museum([14], p 121)

Ally Kateusz a rassemblé un certain nombre de composition fonctionnant sur ce principe d’appariement, vertical ou horizontal, entre la Mère et son Fils.


Parousie ou Dormition ?

5eme Santa Sabina Panneau AscensionAscension du Christ 5eme Santa Sabina Panneau ParousieParousie

Une autre type de dialogue, thématique cette fois, s’établit entre ces deux grands panneaux.

Dans celui de gauche, tout le monde s’accorde à reconnaître l’Ascension du Christ, accueilli au ciel par des anges.

Celui de droite représente, selon Kantorowicz, le mouvement inverse de descente du Christ vers la terre au moment de la seconde Parousie :

  • pro : cela explique la Croix, signe précurseur, dirigée vers le bas, ainsi que les signes cosmiques ;
  • anti : aucun texte parousiaque ne précise la présence, sur Terre, de Marie, Pierre et Paul.

Selon Ally Kateusz ( [17], p 292), dans certains apocryphes orientaux, Jésus descend du ciel chercher sa mère au moment de sa mort, en présence de tous les disciples, dont Pierre et Paul. Voici la partie du texte qui mentionne des phénomènes cosmiques survenus au moment de la Dormition :

« Et quand ils y arrivèrent (les gardes), voici, ils virent les portes du ciel ouvertes et des anges de Dieu descendre et entrer dans la maison de Marie. Et des éclairs et des tonnerres sortirent aussi de la maison de Marie et montèrent au ciel. Puis ils virent les disciples s’occuper de la sainte. Et ils virent aussi des nuages venant du ciel et répandant de l’humidité et de la brume sur Bethléem. Et ils virent aussi des étoiles descendre du ciel et se prosterner devant sainte Marie. Et ils virent aussi le soleil et la lune, qui illuminaient le monde entier, descendre du ciel et se prosterner devant Marie. Et ils virent aussi la sainte allongée sur son cercueil, avec l’ange Gabriel debout à sa tête et Michel au pied de son lit, et ils éventaient la sainte avec les éventails à la main. Et alors ils virent les apôtres debout près de son cercueil avec crainte et tremblement, levant les mains au ciel. » Dormition syriaque dite des Six Livres), manuscrit éthiopien [18]

Un peu plus loin dans le texte, le Christ descend enfin du Ciel sur un chariot de feu, accompagné d’une multitude qui fait des allers-retours avec le ciel.

Expliquer le panneau de Sainte Sabine par l’apocryphe de la Dormition, c’est sélectionner les détails qui nous arrangent et évacuer tous les autres phénomènes merveilleux surnuméraires où on peut trouver à peu près tout, sauf le détail-clé de la croix descendant du ciel.

J’en resterai donc à l’opinion de Kantorowicz : le panneau de sainte Sabine est une des premières tentatives pour représenter la Parousie, d’une manière schématique et conceptuelle, très imprégnée par l’esthétique symétrique des verres dorés des catacombes


L’inversion Soleil-Lune (SCOOP !)

Le Tétramorphe et les lettres Alpha et Omega sont des signes apocalyptiques. Le soleil, la lune, et les cinq étoiles aussi, surtout si l’on remarque, comme Maser ( [19] , p 37), leur taille démesurée.



5eme Santa Sabina Panneau detail soleil
Personne ne s’est appesanti sur le dessin très particulier des deux astres : la Lune est un disque contenant un petit croissant, et le grand soleil contient en lui-même un autre soleil plus petit et avec moins de rayons (ce n’est pas une main de Dieu, comme on le lit parfois). Si on y rajoute la pluie d’étoiles, on est tout de même très proche des phénomènes célestes décrits par un des textes sur la Parousie :

« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire ». Matthieu 24,29-3O

Comme Kantorowitz, je proposerais une chose très simple : retourner non seulement la croix, mais toute la zone qui l’environne :

5eme Santa Sabina Panneau detail soleil - inverse
Tel que le voit le Christ lors de son atterrissage, le Monde retrouve sa hiérarchie, Soleil à gauche de la croix et Lune à gauche. Les deux astres, comme avalés par eux-mêmes, sont une première tentative de figurer l’extinction des luminaires, avant la solution, plus satisfaisante, des personnifications tenant un voile devant elles.



L’olifant de Saint Arnoul

Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny a Nouveaux_mélanges_d'archéologie_d'histoire_et_[...]Cahier_Charles

Olifant, sud de l’Italie, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, fin du 11ème, Musée de Cluny

Cet olifant présente un mélange rare d’éléments orientaux (pour les bandes décoratives) et chrétiens : autour d’une Ascension du Christ au dessus de Marie en orante se développent sur les flancs les Apôtres, en deux colonnes de six. Sur la partie concave on trouve la main de Dieu, les quatre Evangélistes et un motif animal de remplissage (chien ou écureuil).

Charles Cahier, qui a le premier décrit cette iconographie déconcertante [19a], a noté l‘inversion de la Lune et du Soleil, sans proposer d’explication convaincante.

Faut-il faire le rapprochement avec la Parousie de Sainte Sabine, et postuler une tradition commune entre les deux, qui inverserait les luminaires pour signifier qu’il s’agit d’une descente et non d’une montée aux cieux ? Les Ascensions/Parousies avec luminaires sont si exceptionnelles qu’une convention graphique aussi particulière est impossible à établir.


Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny b Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny b schema

 

D’autant qu’une explication plus simple est ici facile à trouver : si on se centre sur la partie concave – celle qui était visible par le public – on voit la main de Dieu entourée par les Evangélistes et les Apôtres, avec les deux luminaires dans l’ordre canonique.

Confronté à cette configuration circulaire, l’ivoirier a simplement choisi de représenter au recto le Ciel éternel autour du Père, et au verso l’Ascension du Fils porté par les Anges. Sur les flancs, les Apôtres sont communs aux deux scènes : en tant que collège apostolique et en tant que témoins de l’Ascension.



Le Soleil et la Lune dans le psautier d’Utrecht

Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle [20]. Les deux luminaires y sont employés de diverses manières, illustrant le texte des psaumes d’une manière créative, cohérente et étonnamment logique : ce qui donne la clé des quelques cas d’inversion Lune-Soleil.

Psaume 19 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 19 fol 10v

  • « Le jour crie au jour la louange, la nuit l’apprend à la nuit« . Psaume 19,3
  • « C’est là qu’il a dressé une tente pour le soleil« . Psaume 19,5

Le soleil et la lune illustrent le jour et la nuit, les médaillons doubles traduisant les monologues de chaque entité avec elle-même. L’inversion Lune-Soleil sert à ce que la « tente » soit encadrée par deux représentations solaires, l’une en médaillon, l’autre en buste sortant des nuages.


Psaume 30

Utrecht Psalter Psaume 30 fol 16vFol 16 v

  •  Seigneur, vous avez tiré mon âme du séjour des morts. Psaume 30,4
  • « Le soir viennent les pleurs, et le matin l’allégresse ». Psaume 30,6

Le soleil au dessus du personnage joyeux signifie ici le matin, la lune au dessus du personnage qui pleure, le soir.

Plutôt que d’inverser les luminaires pour suivre l’ordre du texte, le copiste a privilégié l’ordre logique où le matin vient avant le soir.  Mais ce choix permet surtout de placer l’Allégresse au dessus du Christ tirant le mort de la tombe, scène qui ne peut se trouver qu’en bas à gauche pour créer une lecture ascensionnelle, du séjour des morts à la main de Dieu.

Cette image inaugure une dissymétrie dans le couple  que nous rencontrerons à plusieurs reprises dans le manuscrit :  tandis que le soleil est personnifié dans un médaillon,  la lune est montrée de manière réaliste, comme un croissant entouré d’étoiles.

Nous verrons que le copiste emploie indifféremment toutes les formules graphiquement valides :

  • pour le soleil, la personnification (dans un médaillon ou sans),  afin d’éviter la confusion avec une simple étoile ;
  • pour la lune, quatre possibilités : la personnification (toujours dans un médaillon) ou le croissant, avec ou sans étoiles.

Je n’ai pas trouvé de « grammaire » cohérente pour ces combinaisons, qui relèvent plutôt d’un souci purement graphique de lisibilité et de  variété.


Psaume 49

Utrecht Psalter Psaume 49 fol 28vFol 28v

« Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé; il a convoqué la terre du levant au couchant« . Psaume 49,1

Les deux demi-soleils illustrent le levant (le soleil avec sa torche qui entre dans l’image) et le couchant (le soleil qui en sort).


Psaume 55 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 55 fol 31rFol 31r

  • « La crainte et l’effroi m’assaillent, et les ténèbres m’enveloppent. Et je dis: Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, pour prendre mon vol et trouver un lieu de repos ? » Psaume 55,6-7
  • « Le soir, le matin, au milieu du jour, je me plains, je gémis, et il entendra ma voix. » Psaume 55,18

Le croissant entouré d’étoiles illustre les ténèbres du verset 6, et la colombe qui s’envole vers la droite le verset 7.

Le soleil a été rajouté au couple pour signifier le soir et le matin, inversés pour suivre l’ordre du verset 18. Le troisième moment, « au milieu du jour« , est  évoqué par la main de Dieu au milieu du ciel.

Tandis que la colombe vole en plein ciel, le soleil est englobé dans le même nuage que la lune : c’est sans doute pour insister sur l’idée de ténèbres que l’artiste a représenté, unique cas dans le manuscrit, le soleil sans son médaillon : preuve que celui-ci vu comme une sorte de mandorle lumineuse.


Psaume 72 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 72 fol 40vFol 40v

  • « Que son empire subsiste tant que brillera le soleil, tant que la lune donnera sa lumière, d’âge en âge ». Psaume 72,5
  • « Qu’en ses jours apparaisse la justice, avec l’abondance de la paix, jusqu’à ce que la lune ait cessé d’exister«  Psaume 72,7

Face aux contradictions du texte, le copiste a trouvé une solution graphique tortueuse :

  • pour illustrer la luminosité pérenne du verset 5, il a fusionné les deux personnifications en une seule, sans aucune caractéristique (rayons ou croissant) ;
  • pour illustrer la disparition de la lune du verset 7, il a placé cette mandorle indifférenciée là  où la lune devrait se trouver : tout se passe en somme comme si le soleil s’était déplacé à droite pour l’absorber.


Psaume 73

Utrecht Psalter Psaume 73 fol 41vFol 41v

« Tout le jour je suis frappé, chaque matin mon châtiment est là « . Psaume 73,14

Sans surprise, le soleil illustre le matin.


Psaume 74

Utrecht Psalter Psaume 74 fol 42rFol 42r

« A toi est le jour, à toi est la nuit; c’est toi qui as créé l’aurore et le soleil. C’est toi qui as fixé toutes les limites de la terre; l’été et l’hiver, c’est toi qui les a établis ». Psaume 74 16,17

Le dessin suit strictement l’ordre du texte :

  • le jour et la nuit,
  • l’aurore et le soleil (la pluie de rayons représente la rosée),
  • l’été (personnage dévêtu) et l’hiver (personnage emmitouflé).


Psaume 91

Utrecht Psalter Psaume 91 fol 53vFol 53v

  • « Celui qui s’abrite sous la protection du Très Haut repose à l’ombre du Dieu du ciel.«  Psaume 91, 1
  • « Tu n’auras à craindre ni les épouvantes de la nuit, ni la flèche qui vole pendant le jour, ni les complots qui s’ourdissent dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. » Psaume 91, 5-6

Le verset 1 est illustré par le Temple en haut à gauche (la protection du Très Haut) et par le soleil juste au dessus (à l’ombre du Dieu du ciel).

Le soleil et la lune représentent  le matin et le soir (non cités dans le psaume), ce qui permet de placer en dessous des ces deux bornes les archers qui illustrent « la flèche qui vole pendant le jour« . Très logiquement, le démon de midi est positionné entre le matin et le soir.


Psaume 96

Utrecht Psalter Psaume 96 fol 56rFol 56r

Chantez à Yahweh, bénissez son nom! Annoncez de jour en jour son salut. Psaume 96,2

Les deux soleils illustrent de jour en jour.


Psaume 103

Utrecht Psalter Psaume 103 fol 59rFol 59r

Autant l’orient est loin de l’occident, autant il éloigne de nous nos transgressions. Psaume 103,12

Le soleil illustre l’orient et la lune l’occident.


Psaume 104

Utrecht Psalter Psaume 104 fol 59vFol 59v

Vous avez fait la lune pour marquer les temps, et le soleil qui connaît l’heure et le lieu de son coucher. Vous amenez les ténèbres, et il est nuit. Psaume 104,19-20

Les luminaires suivent l’ordre du texte. De plus, la lune environnée d’étoiles illustre les ténèbres.


Psaume 110

Utrecht Psalter Psaume 110 fol 64vFol 64v

Du sein de l‘aurore vient à toi la rosée de tes jeunes guerriers. Psaume 110,3

Comme le psaume ne cite pas le soleil, le copiste a suivi littéralement le texte pour aboutir à une représentation très précise de l‘aurore : une étoile à huit branches (dont c’est la seule apparition dans le manuscrit) d’où pleuvent des rayons (la rosée), lesquels allument en bas les torches des jeunes guerriers.


Psaume 148

Utrecht Psalter Psaume 148 fol 82vFol 82v

« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4

Le géant barbu qui présente chaque luminaire est probablement une manière d’imager le « ciel des cieux ».



Le Soleil et la Lune chez les Wisigoths

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique ensemble reliefsErmitage de Quintanilla de las Vinas, Burgos, VIIème ou IXème siècle

Cette église est particulièrement frustrante puisque deux datations s’affrontent : selon la thèse aujourd’hui dominante, l’édifice serait wisigothique ; selon la thèse alternative, il serait mozarabe, deux ou trois siècles plus tard. La présence de la Lune et du Soleil de part et d’autre de l’arc triomphal n’a pas éclairci la situation : certains ont cru y déceler une survivance de l’hérésie manichéene (Vème siècle), voire du culte de Mithra (IIème-IIème siècle) [21].


13eme s, Mar Tadros, Behdidat LibanEglise de Mar Tadros, 13ème siècle , Behdidat, Liban

La présence des luminaires sur l’arc triomphal n’a pratiquement aucun équivalent, mis à part deux églises libanaises (Behdidat, Kfar Chleymane) où ils encadrent le médaillon de l’Emmanuel, tout en haut de l’arc triomphal.


Le couple Luna-Sol

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique detail
Côté Lune, le visage semble porter une discrète barbiche. Selon certains, cette Lune masculine renverrait à la langue germanique des Wisigoths ; mais l’inscription LUNA est bien du genre féminin.

Le bas-relief du Soleil comporte en plus une palmette (ou un épi) et une lyre (ou une coupe) : on peut donc y voir, au choix, une référence à Apollon ou au Christ.

Les deux luminaires s’inscrivent dans un clipeus porté par deux anges.


Autel de Ratchis VIIIeme siecle oratorio de Santa Maria in Valle de Cividale del FriuliAutel de Ratchis, VIIIème siècle, Oratoire de Santa Maria in Valle, Cividale del Friuli

Le rapprochement s’impose avec cette « Majestas Dei » lombarde, où la couronne de lauriers, tenue en haut par la main de Dieu, est elle-aussi en sustentation angélique.


L’inscription votive

A Quintanilla, le bas-relief du Soleil se distingue par une inscription votive :

L’infime dame Flammola offre cet infime présent à Dieu

HOC EXIGVVM EXIGVA OFF(ert) DO(mina) FLAMMOLA VOTUM D(eo)

Le répétition rhétorique de l’adjectif « exiguus » ne se retrouve que dans la dédicace d’un édifice beaucoup plus important, la Cathédrale d’Oviedo, par le roi des Asturies Alphonse II le Chaste en 812 (ce qui pourrait être un argument en faveur de la datation tardive) :

Les travaux déjà achevés de ce temple, moi Alphonse, ton infime serviteur, je te les dédie comme une infime offrande.

Uius perfectam fabricam templi exiguus servus tuus Adefonsus exiguum tibi dedico muneris votum.

En général, les tenants de la datation précoce considèrent que la Lune et le Soleil symbolisent l’Eglise et le Christ, en puisant dans un traité dédié au roi wisigoth Sisebut :

« Mais parfois aussi, la lune est encore considérée comme l’Eglise parce qu’elle est éclairée par le Soleil comme l’Eglise par le Christ » Isidore de Séville, De natura rerum, 18,6


Une Majestas Dei primitive

Christ au dessus de l’arc triomphal, photo Enrique Domínguez Perela [22]

Les deux impostes font système avec la figure bénissante au dessus de l’arc, qui ne peut être que le Christ Pantocrator.

Il semble donc plus raisonnable de considérer que les luminaires ne représentent rien d’autre qu’eux même (plus peut être un hommage discret à la donatrice, dont le prénom est très proche du latin flammula, petite flamme). Le sculpteur de Quintillina semble avoir voulu réaliser une sorte de Majestas Dei primitive, où Dieu règne du haut du ciel sur Luna et Sol dument christianisés, puisque propulsés par des anges.

Cette intention cosmique explique amplement l’inversion, le Soleil se trouvant ainsi côté Sud, qui est aussi le côté réservé aux hommes à l’intérieur de l’église (voir 1-3 Couples irréguliers ).


Couple céleste, couple terrestre (SCOOP !)

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique ensemble reliefsDeux autres bas-reliefs, dont on ne connaît pas l’emplacement initial, montrent eux-aussi des anges, mais cette fois sans auréole et ne tenant pas de clipeus : il ne sont pas ici pour véhiculer dans le ciel, mais plutôt pour escorter sur la terre.

Ces deux « portraits terrestres », l’un sans attribut, avec une chevelure et des vêtements symétriques, l’autre tenant un crucifix, avec une chevelure à double torsade et un manteau dissymétrique, sont dans le même rapport de gradation que les deux médaillons célestes.

D’où mon hypothèse qu’il s’agisse des portraits d’une soeur et d’un frère, homologue au couple céleste.



Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique detail croix
On remarquera que, côté homme, les deux croix ne sont pas identiques : l’une est en lévitation au dessus de la main de l’ange tandis que l’autre est brandie par l’homme, comme si l’une descendait du ciel à la rencontre de l’autre. Si l’on rattache cette scène au calice et à la palme dans le bas-relief du luminaire masculin, on ne peut manquer d’imaginer une allusion à une mort « en martyre ».

Ainsi, plutôt qu’une hypothétique résurgence manichéenne ou mithraïque, l’iconographique si particulière de l’église de Qunitillina pourrait tout aussi bien s’expliquer par un objectif très ambitieux par rapport aux capacités graphiques du sculpteur : réaliser un monument commémoratif, dédié par Flammola à un frère disparu.



Le Soleil et la Lune dans quelques tympans espagnols

En aparté : les chrismes trinitaires en pierre

Tympan Chrisme AzpaEglise d’Azpa (Navarre) Tympan Chrisme PuilampaEglise de Puilampa (Aragon)

Selon Francisco Matarredona Sala [24], qui a établi un recensement complet de ce motif, son développement commence en Navarre sous le roi Sancho Ramírez (1076). Il résulte de la fusion de l’anagramme utilisé dans la chancellerie de Sancho III el Mayor, où figure déjà le S de Sauveur (Soter) , avec la roue, symbole trinitaire courant (avec son moyeu, ses rais et sa jante). Installé à la porte des églises, le chrisme trinitaire devient pendant deux siècles un instrument de lutte contre les hérésies  et un étendard du Christianisme, essentiellement en Navarre et en Aragon.

Parmi les centaines de chrismes recensés, ceux qui sont entourés des symboles solaire et lunaire sont très rares. En ne retenant que les cas indubitables (la lune représentée par un croissant, et non évoquée par une étoile ou une fleur), on trouve en Navarre quatre cas, tous dans la configuration Lune-Soleil, et en Aragon sept cas, dont six sont dans la configuration Soleil-Lune [25].

L’inversion est donc clairement une préférence navarraise.



Le chrisme de la Oliva

Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 2Tympan, XIIIème siècle, Monasterio de la Oliva, Carcastillo (Navarre)

Ce chrisme tardif, un des plus complexes, se situe tout en haut du tympan de cette abbatiale cistercienne, à la façade pratiquement dépourvue d’ornements. Il présente l’inversion navarraise Lune-Soleil.



Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 1
La lecture Début (en bleu clair) / Fin (en jaune), suggérée par l’alpha et l’oméga, explique les deux scènes latérales : l’Enfant-Jésus en majesté, avec ses parents, et le Christ en Majesté, avec le Tétramorphe.

La lecture Nuit (en bleu sombre) / Jour (en orange), suggérée par la Lune et le Soleil, explique les deux symboles du haut : l’étoile nocturne et le coq, qui annonce le retour du Jour. A noter que les deux symboles s’intègrent aussi dans la lecture Début/Fin, si on y voit l’Etoile de Noël et le coq dont le chant annonce le Reniement de Pierre et le jour de la Passion.


Le lion et le griffon

Les deux animaux du bas, un lion et un griffon affrontés, ne s’inscrivent pas directement dans ces binarités.

A première vue, leur position inférieure pourraient en faire des symboles négatifs, ceux  du démon vaincu par l’Agneau :

« Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. » Psaume 90,13.



Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 2
En fait, leur voisinage avec les scènes latérales exclut cette connotation  négative : tout comme le Tétramorphe escorte le Christ en Majesté,  les deux quadrupèdes escortent l’Agneau en Majesté, tout en s’intégrant  à la dialectique Début-Fin :

  • le lion, côté Nativité,  pour évoquer l’ascendance royale du Christ (le Lion de Juda),
  • le griffon, côté Majestas,  en tant que symbole habituel de la Résurrection.


Crismon_Catedral_de_JacaTympan de la cathédrale de Jaca, XIème siècle

Pour être complet, signalons qu’il existe deux tympans aragonais antérieurs (Santa Cruz de la Serós et Jaca), où le chrisme est accosté par des quadrupèdes, en l’occurrence des lions affrontés. Leur symbolique n’a rien à voir : au tympan de Jaca, ils jouent le rôle d’intercesseur (à gauche) et de protecteur (à droite), comme l’indiquent les inscriptions :

Le lion sait pardonner aux humbles, et le Christ à ceux qui l’implorent

Le lion est fort en piétinant l’Empire de la Mort

PARCERE STERNENTI: LEO SCIT XPSQ PETEND.

IMP(ER)IVM MORT(I)S CON CVLCANS E(ST) LEO FORTIS

A gauche, le pénitent est représenté par un homme chassant un serpent ; à droite, les périls mortels par un lion et un basilic.

Le texte qui entoure le chrisme prétend en expliquer les composants, d’une manière très énigmatique :

P=Pater, alpha=Genitus, « duplex »= Spiritus Sanctus.

Le terme « duplex » est interprété par certains comme signifiant l’oméga ([25], p 63), par d’autres comme signifiant le X, l’ensemble donnant le mot PAX ( [26], p 129).



Inversions purement graphique

Les ivoires du Baptême

The-Baptism-of-Christ-Throne-of-Maximian-Ravenna-6thTrône de Maximien, Ravenne

British Museum

Le Baptême du Christ, 6ème siècle, Méditerranée orientale

Ces deux ivoires contemporains suivent le même schéma : un Saint Jean baptiste géant, le pied gauche sur un rocher, bénit un Jésus-enfant plongé dans l’eau jusqu’à mi-corps, avec en bas à droite une personnification du fleuve Jourdain. Au-dessus de Jésus la colombe descend du ciel, accompagnée dans le second ivoire par la main de Dieu et une patène. A droite deux anges préparent les serviettes : la composition suit donc, de gauche à droite, la chronologie de l’épisode.


6eme Baptism of Christ (Lune soleil jourdain, Eastern Mediteranean Lyon MBALe Baptême du Christ, ivoire du 6ème siècle, Est méditeranée, Musée des Beaux Arts, Lyon

Le troisième ivoire de la série est le seul à comporter les deux luminaires personnifiés, chacun tenant le globe cosmique quadriparti (voir 1 Epoque romaine). Leur inversion s’explique évidemment par les nécessités de la composition : le Soleil se place au dessus du personnage principal, Jésus.

Pour R. Jensen ( [27], p 100), les deux luminaires serviraient à évoquer le phénomène cosmique de l’ouverture des cieux :

« Jésus ayant été baptisé sortit aussitôt de l’eau, et voilà que les cieux s’ouvrirent pour lui, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voilà que des cieux une voix disait:  » Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. «  Matthieu, 3,16-17

On peut aussi remarquer que les deux astres se substituent aux deux anges, qui conféraient à la scène un caractère divin. Reste qu’il en résulte une composition profondément symbolique :

  • d’une part le couple Lune/Soleil fonctionne, vis à vis de la lumière céleste, comme le couple Précurseur/Christ vis à vis de la Lumière évangélique : l’un la reflète, l’autre l’accomplit ;
  • d’autre part la partie droite de l’image conserve la même superposition trinitaire qu’au centre de l’ivoire du British Museum : la main du Soleil (à la place de la main du Père) , la Colombe, et le Fils.

Pour R. Jensen ([27], p 28), la représentation du Christ comme un enfant, fréquente dans l’iconographie paléochrétienne du baptême, évoquerait le retour, grâce au sacrement, à l’innocence originelle. Le caractère trinitaire de ces deux ivoires renverse la problématique : dans cette scène où nous est dit que Jésus est le Fils de Dieu, la taille géante de Saint Jean Baptiste fait voir ce Père qui se contente de parler.

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Le trésor de Karavas

Tresor de Karavas Chypre 629–30 Met et Musee archeologique de NicosieTrésor de Karavas, Chypre 629–30, MET et Musée archéologique de Nicosie, reconstitution de Steven H. Wander [28]

Ce trésor se composait de neuf plats d’argents de trois tailles différentes, racontant des épisodes de l‘histoire de David. Les scènes ont été identifiées par Steven H. Wander, qui a montré qu’elles se disposaient en croix autour du médaillon principal, le Combat de David et Goliath. Les médaillons 1,3 et 8 présentent, en haut, le couple Soleil-Lune, inversé dans le médaillon 1. Les deux petits médaillons, qui présentent une rencontre entre David et un messager, sont composés en pendant, avec David alternativement à droite et à gauche. La position du soleil suit simplement celle de David :

« Ces trois compositions similaires ont pour thème la sélection de David par rapport à une autre personne, en présence de symboles cosmiques. Le soleil suspendu au-dessus de sa tête marque l’acceptation par les cieux de ce statut d’élu ». [28]



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Les camées de la Nativité (SCOOP !)

Vettori Nummus æreus veterum 1737 p 37Vettori, « Nummus æreus veterum… » 1737 p 37

Nativite camee venitien XIIIe British museumBritish Museum

Nativité, Camée en pâte de verre, Venise, 13ème siècle

On a longtemps cru que le camée publié par l’antiquaire Vettori était le plus ancien exemple de la présence de l’âne et du boeuf. Il s’agit en fait d’un modèle vénitien, de style byzantin, dont on connaît plusieurs exemplaires (trois au British Museum, un au Bode Museum de Berlin, un au Musée archéologique de Naples).

On sait que les deux animaux sont associés dans Isaïe 1.3 : « Le boeuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître ». Dans le monde juif, ces deux quadrupèdes étaient des bêtes de somme, mais il était interdit de les atteler ensemble ; en outre le boeuf était un animal pur, qu’on pouvait manger et sacrifier, et l’âne un animal impur parce qu’il ne ruminait pas (Lévitique). Le verset d’Isaïe associe donc deux animaux antagonistes, mais réunis par la commune reconnaissance de leur maître.

L’originalité du camée est la présence de la Lune, qui situe la scène de nuit. Il en résulte une composition parfaitement symétrique : à la Lune, à l’âne  et à Joseph s’opposent l’Etoile, le boeuf et Marie. Il est logique que l’Etoile soit associée à l’auréole de l’Enfant, et à Marie (stella maris , l’Etoile de la Mer).

La structure de l’image suggère une superposition de triades :

  • généalogique : Joseph / Marie / Jésus ;
  • domestique :  âne / boeuf / agneau (de Dieu) ;
  • cosmique : Lune / Etoile / Soleil (Christ).


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Le couronnement de la Vierge

1300–10 Virgin Mary, Coronation Victoria and Albert Museum

Dans le Couronnement de la Vierge, Marie est systématiquement en position d’honneur, à la droite de son fils. Lorsqu’on souhaite rajouter un aspect cosmique à la scène, l’inversion Lune-Soleil s’ensuit.


Jacopo_torriti,_coronation_of_the_virgin,_santa_maria_maggiore,_rome 1295-96Couronnement de la Vierge, Jacopo Torriti, 1295-96, mosaïque de Santa Maria Maggiore, Rome

Jacopo Torriti, dans cette mosaïque d’esprit très byzantin, est un précurseur isolé de la formule que Millard Meiss dénomme « surnaturelle » ( [29], p 43), dans laquelle le couple divin surplombe les autres personnages. Cette formule ne se développera à Venise qu’au beau milieu du Trecento, dans une sorte de « renaissance » byzantinisante.


En aparté : la Vierge de l’Humilité « magnifiée »

1345_ca Roberto_d'oderisio,_madonna_dell'umilta_.,_da_s._domenico_maggiore CapodimonteVierge de l’Humilité « magnifiée »
Roberto d’Oderisio, vers 1345 , Capodimonte, Naples (provient de l’église San Domenico Maggiore)

C’est exactement la période où on a l’idée, à Naples, de rajouter un croissant de lune sous les pieds de la Vierge de l’Humilité, pour magnifier Marie en l’identifiant à la Femme de l’Apocalypse.


1372 Andrea_da_bologna,_madonna_dell'umilta Pinacoteca parrocchiale (Corridonia)Vierge de l’Humilité magnifiée
Andrea da Bologna, 1372, Pinacoteca parrocchiale, Corridonia

Cette innovation va se développer un peu partout en Italie pendant la seconde moitié du Trecento Jésus (voir 3-3-1 : les origines). Dans de très rares cas, comme ici, elle frôle l’idée d’associer Marie avec la Lune et Jésus avec le Soleil (le médaillon solaire à côté de la tête de l’Enfant), mais il s’agit en premier lieu de traduire visuellement « la femme vêtue de soleil, et avec le croissant sous ses pieds »)



Les Couronnements des Veneziano

the-coronation-of-the-virgin-paolo veneziano 1350 Musee des BA Tours

Couronnement de la Vierge, Paolo Veneziano, vers 1350, Musée des Beaux-Arts, Tours

Tout autre est la démarche qui se fait jour à Venise à partir de 1350, dans plusieurs Couronnements de la Vierge de l’atelier des Veneziano : les luminaires sont placés sous les pieds du couple divin, au départ de manière discrète, parmi les décorations du carrelage.


the-coronation-of-the-virgin-paolo veneziano 1350 ca panneau central du Polyptyque de Santa Chiara, Accademia VenisePaolo Veneziano, vers 1350, panneau central du Polyptyque de Santa Chiara, Accademia, Venise the-coronation-of-the-virgin-paolo-and-giovanni-veneziano 1358 Frick Collection NYPaolo et Giovanni Veneziano, 1358, Frick Collection, New York

Mais bientôt on en arrive à des compositions où les luminaires deviennent des attributs à part entière de chacune des deux Personnes.


La justification théologique

Prise métaphoriquement, la comparaison ente les deux couples peut s’appuyer sur un vieux texte d’Albert le Grand :

« Jésus-Christ était le soleil, Marie était la lune; le soleil s’est obscurci, parce que Jésus-Christ a perdu la vie ; mais la lune s’est changée en sang et est devenue comme du sang, parce que Marie, étant au pied de la croix et voyant son Fils pendu à ce gibet avec sa tête couronnée et percée d’épines, fut noyée dans un déluge de douleur. » Albert le Grand, Sermon sur le deuxième dimanche de l’Avent

Mais la métaphore avait été expliquée plus récemment, et d’une manière moins tragique, par Saint Bonaventure, le grand prédicateur qui avait succédé à Saint François à la tête de l’Ordre franciscain :

 » Marie est comparée à la Lune parce qu’elle reçoit toute sa lumière du soleil, et qu’elle répand la lumière qu’elle reçoit. » Saint Bonaventure, Sermon 1 in ordine 37

Ce texte s’adapte comme un gand à l’iconographie du Couronnement : la transmission de la couronne, en haut, matérialise la transmission de la lumière, en bas.


Lorenzo_Veneziano,_Marriage_of_St_Catherine._1360._Gallerie_dell'Accademia,_VeniceMariage de Ste Catherine, Lorenzo Veneziano, 1360, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorenzo Veneziano, qui avait introduit à Venise la formule de la Vierge d’Humilité magnifiée, tente même d’ajouter les luminaires sous une Vierge à l’Enfant, formule qui restera sans lendemain.

Mis à part cette brève mode vénitienne, tous les Couronnements italiens qui suivront omettront les luminaires [30]. Sans doute parce que, lue au premier degré, la composition pouvait produire l’impression fâcheuse, contraire à la notion de co-royauté dans le Ciel, que la Mère et le Fils se partageaient les luminaires. Les artistes se contenteront donc des anges, des nuages et des étoiles pour signifier que la scène se passe dans les Cieux.


Giovanni_dal_ponte,_polittico_dell'incoronazione_della_vergine 1420-1430 AccademiaGiovanni dal Ponte, 1420-1430, panneau central du polyptyque du Couronnement de la Vierge, Gallerie dell’Accademia, Venise

Où bien ils se limiteront au Soleil, à équidistance diplomatique entre les deux.


Couronnement Vierge Gable portail central facade occi 1260 ca Cathedrale_de_Reims

Couronnement de la Vierge, vers 1260, Gâble du portail central, façade occidentale, Cathédrale de Reims

C’était déjà la solution retenue à Reims, avec le Soleil illuminant la couronne tandis que la Lune, fichée tout en bas sous les pieds de Marie, reflète à distance sa lumière. Contrairement à une croyance urbaine, il ne s’agit pas d’un boulet de la guerre de 14 [31].



Article suivant : Lune-soleil : le Quatrième Jour

Références :
[1] Anne Flammin « L’iconographie de la croix sur les sarcophages du haut Moyen Âge en Gaule » https://journals.openedition.org/cel/19130
[2] Hans Freiherrn von Campenhausen « Die Passionssarkophage: zur Geschichte Eines Altchristlichen Bildkreises » Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft 5. Bd. (1929), pp. 39-85
[3] Gerke,. F., “Die Zeitbestimmung der Passionsarkophage”, Archaeologiai Értesitö, LII, Berlín, 1940, pp. 1-130 Budapest, 1939, N° 52 (en hongrois) http://real-j.mtak.hu/339/1/ARCHERT_1939_uf_052.pdf
[5] Erich Dinkler, « Signum crucis. Aufsätze zum Neuen Testament und zur christlichen Archäologie », 1967,
https://archive.org/details/signumcrucisaufs0000dink/page/59/mode/1up?q=mond&view=theater
[7] Brigitte Christern-Briesenick « Repertorium der christlich-antiken Sarkophage ». Band 3
[8] F.Benoit « Fouilles du Vieux-Port à Marseille » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1947 p. 247 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4297
[9] F.Benoit , « Sarcophages paléochrétiens d’Arles et de Marseille », 1954, cat 10 p 37 fig VI,1
[10] Gisela Jeremias; Franz Xaver Bartl « Die Holztür der Basilika S. Sabina in Rom » Bilderhefte des Deutschen archäologischen Instituts Rom, 1980
[11] Ernst H. Kantorowicz « The « King’s Advent »: And The Enigmatic Panels in the Doors of Santa Sabina » The Art Bulletin Vol. 26, No. 4 (Dec., 1944), pp. 207-231 https://www.jstor.org/stable/3046963
[12] Sur la position prédominante de Pierre et ses exceptions dûes à des causes complexes, voir Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021 chapitre 6, p 136-37 notamment.
[13] Garrucci, Raffaele, 1812-1885 « Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma » (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche XXI https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=gri.ark:/13960/t44r49v81&view=1up&seq=183&skin=2021
[14] Ally Kateusz « Mary and Early Christian Women: Hidden Leadership » https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/978-3-030-11111-3.pdf
[15] Jean-Michel Spieser « Le programme iconographique des portes de Sainte-Sabine » , Journal des Savants Année 1991 1-2 pp. 47-81 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1991_num_1_1_1543
[16] Patricia Krupinski (2016) « Synagoga Under Erasure: Ecclesia And Text In Santa Sabina, » Art Journal: Vol. 2016: Iss. 1, Article 9 https://digitalcommons.providence.edu/art_journal/vol2016/iss1/9/
[17] Ally Kateusz « Ascension of Christ or Ascension of Mary? Reconsidering a Popular Early Iconography » 2015, Journal of Early Christian Studies https://www.academia.edu/14189231/Ascension_of_Christ_or_Ascension_of_Mary_Reconsidering_a_Popular_Early_Iconography
[18] Stephen Shoemaker « The Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption » 2003 p 384
[19] P.Maser “Parusie Christi oder Triumph der Gottesmutter. Anmerkungen zu einem Relief der Tür von S. Sabina in Rom”, Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte 77 (1982)
[19a] Charles Cahier « Nouveaux mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature sur le Moyen-Age…. Décoration d’églises », 1874, p 43 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6522982j/f61.item
[20] Le psautier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/
[21] Pour une synthèse des différentes hypothèses, voir JEAN-MARIE HOPPE Le décor sculpté sur pierre des monuments chrétiens de l’Espagne visigothique. Représentations anthropomorphes. v. 1 https://www.academia.edu/13235179/Le_d%C3%A9cor_sculpt%C3%A9_sur_pierre_des_monuments_chr%C3%A9tiens_de_lEspagne_visigothique_Repr%C3%A9sentations_anthropomorphes_v_1
[24] Francisco Matarredona Sala « Crismones trinitarios medievales. Un símbolo pétreo genuino de los reinos de Aragón y Navarra Épocas románica y protogótica (siglos XI – XIII) » https://www.academia.edu/20021465/Crismones_trinitarios_medievales._Un_s%25C3%25ADmbolo_p%25C3%25A9treo_genuino_de_los_reinos_de_Arag%25C3%25B3n_y_Navarra_%25C3%2589pocas_rom%25C3%25A1nica_y_protog%25C3%25B3tica_siglos_XI_-_XIII_
Base de données en ligne : http://www.claustro.com/Crismones/Webpages/Catalogo_crismon.htm
[25] Avec la numérotation du catalogue de Francisco Matarredona Sala, ces cas sont :
– en Navarre (Lune-Soleil) : Azpa (33) Fot. 26, Beorburu (350) Fot 72, La Oliva à Carcastillo (73), S. Miguel à Ujué (297) fot 75.’
– en Aragon (Soleil-Lune) : Cambrón (64), Ejea de los Caballeros (99) Fot. 46, El Bayo (100) Fot 42, Layana (167) Fot 43, Mallén (132), Puilampa (231) Fot 44.
La seule exception Lune-Soleil est San Juan de los Panetes à Saragosse, mais où le chrisme est clairement de type navarrais.
[26] Calvin Kendall « Allegory of the Church » https://books.google.fr/books?id=dV9_kQkUvuQC&pg=PA129
[27] R. Jensen, « Living Water, Images, Symbols, and Settings of Early Christian Baptism »
[28] Steven H. Wander « The Cyprus Plates: The Story of David and Goliath » Metropolitan Museum Journal Vol. 8 (1973), pp. 89-104 https://www.jstor.org/stable/1512675
[29] Millard Meiss « Painting in Florence and Siena After the Black Death: The Arts, Religion, and Society in the Mid-fourteenth Century » https://books.google.fr/books?id=QwFMpYG9gdQC&pg=PA44
[30] José María Salvador-González « THE ICONOGRAPHY OF THE CORONATION OF THE VIRGIN IN LATE MEDIEVAL ITALIAN PAINTING. A CASE STUDY » https://www.researchgate.net/publication/305641360_THE_ICONOGRAPHY_OF_THE_CORONATION_OF_THE_VIRGIN_IN_LATE_MEDIEVAL_ITALIAN_PAINTING_A_CASE_STUDY

Lune-soleil : le Quatrième Jour

31 décembre 2022

Cet article est dédié à un cas particulier : les inversions Lune-Soleil qui apparaissent dans la représentation du Quatrième Jour de la Genèse : la création des luminaires.

Ces écarts à l’usage restent rares, mais sont particulièrement significatifs : l’absence de texte contraignant laisse aux artistes une certaine latitude, pourvu que l’inversion soit justifiée par une bonne raison. Elle est dans la plupart des cas assez facile à deviner, et révèle une étonnante diversité de situations.

Article précédent : Lune-soleil : thèmes chrétiens

guiard des moulins, bible historiale 1360–1370 Getty museum Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 5 Quatrieme jourQuatrième jour, fol. 5
Guiard des Moulins, Bible historiale, 1360–1370, Getty museum Ms. 1, v1 (84.MA.40.1),

La place du Soleil dans la main droite de Dieu se justifie doublement :

  • donner la prééminence au plus grand des deux luminaires ;
  • disposer l’image dans le même ordre que le texte :

Dieu dit:  » Qu’il y ait des luminaires dans le firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit; qu’ils soient des signes, qu’ils marquent les époques, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires dans le firmament du ciel pour éclairer la terre.  » Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Genèse 1,14-16

A noter ici les deux forêts, sortes d’équivalents terrestres des luminaires, qui rappellent la création des végétaux au Troisième Jour.


Bible 1200-25 Amiens BM 21 fol 7Quatrième Jour (détail d’une initiale I).
Bible, 1200-25, Amiens BM 21 fol 7

Lorsque Dieu n’est pas vu de face, ce respect de la lettre peut aller jusqu’à des conflits graphiques : ici l’astre principal, le Soleil, est placé hors de portée du regard et de la main de Dieu, parce qu’il a été créé Avant.

Les cas rarissimes d’infraction à cette disposition sont donc particulièrement intéressants à analyser.



Des inversions qui n’en sont pas

Eliminons d’emblée quelques cas où l’inversion n’est qu’apparente.

K Bible Latin 1275-1300 France du nord BIU Sorbonne, MS 11 fol 3 IRHTBIU Sorbonne, MS 11 fol 3 I
Bible en Latin 1275-1300, France du nord, IRHT

La forme en croissant du soleil, identifié comme souvent par sa couleur rouge, résulte du nuage dans lequel Dieu vient de l’insérer.


B Bible glosee 1240-60 Mazarine ms 71 fol 2vBible glosée, 1240-60, MS 71 fol 2v K Bible Latin 1275-1300 France du Nord Mazarine, Ms 9 fol 5v Creation des luminairesBible en latin, 1275-1300, Ms 9 fol 5v

France du nord, Bibl. Mazarine

Dans l’immense majorité des compositions où Dieu est vu de profil, le soleil est placé en haut à droite, et la lune juste en dessous, en position subsidiaire. Dans ces deux cas, le copiste a voulu représenter l’instant juste avant, où Dieu tient encore le croissant dans sa main. Plus scrupuleux, celui du premier dessin a eu l’idée de lui croiser les bras, afin que le luminaire secondaire soit tenu par la main gauche.


E Bible Latin 1250-75 Italie Dijon, BM 8 fol 4v IRHTBible en latin, 1250-75, Italie, Dijon, BM 8 fol 4v, IRHT

Même solution ici, mais la main gauche élève le croissant pour le positionner à gauche du soleil, à l’extérieur du cercle du firmament dans lequel il va être placé. Cette situation alambiquée crée une analogie visuelle entre les trois couples : Boeuf (aux cornes proéminentes)/Ane, Lune/Soleil et Eve/Adam.

Le Quatrième Jour se trouve ainsi pris en sandwich, de manière non chronologique, entre deux scènes du Sixième jour :

  • la Création des animaux domestiques (soulignée par les animaux de la crèche)
  • la Création de la Femme et de l’Homme.

Le but est probablement de montrer le caractère subsidiaire de la Lune, comme de la Femme.



E Bible Latin 1250-75 Italie Dijon, BM 8 fol 4v IRHT ensemble

On notera d’ailleurs qu’en bas de l’Initiale, entre Dieu en majesté et la Crucifixion, le Soleil et la Lune ont bien leur place nominale.


Chronique universelle rouleau vers 1400 REIMS, BM 0061, f. 001 Creation des luminaires IRHTChronique universelle (rouleau) vers 1400, Reims BM 0061, f. 001 (IRHT)

Cette inversion n’est qu’apparente, puisque Dieu vient de lâcher le Soleil dans le Ciel, alors qu’il tient encore la Lune du bout des doigts.

La main gauche lâchant le Soleil dans les Eaux du haut est imitée juste en dessous, dans l’image du Cinquième Jour, par la main gauche lâchant le poisson dans les Eaux du bas.


Si astucieuses soient-elles, ces variations ne constituent pas pour autant de véritables inversions.

En aparté : le problème du Quatrième jour<

Le Jour et la Nuit ont été créés dès le premier jour, afin d’assurer d’emblée la pulsation primordiale qui est celle du récit de la Genèse :

« Et il y eut un soir et il y eut un matin; et ce fut le nième jour »

La création de la source naturelle de la lumière, le Soleil, seulement au Quatrième jour, pose une difficulté logique que les théologiens ont affronté de manière plus ou moins convaincante ( [1] p 168 note 1).
A l’inverse, la prise en compte littérale du récit du Quatrième Jour a conduit certains exégètes à des découvertes théologiques totalement oubliées aujourd’hui. Il vaut la peine de citer intégralement le Commentaire du Quatrième Jour par Ephrem le Syriaque (306-373) [2], un sommet de déduction sophistiquée. La traduction et les intertitres sont les miens.

Les deux luminaires ont été créés le matin :

Dieu n’a pas créé les deux luminaires le soir : sinon la succession des ténèbres et de la lumière aurait été perturbée, et le matin aurait primé sur le soir . Parce que les journées ont suivi le même ordre qu’à la première journée, la nuit de la quatrième, comme celle des autres journées, a précédé son jour. Ainsi son soir a précédé son aube, et donc les luminaires n’ont pas été créées le soir, mais plutôt à l’aube.


Les deux luminaires ont été créés en même temps  :

Mais affirmer que l’un des deux luminaires a été créé le soir et l’autre à l’aube n’est pas permis car Moïse a dit : « Que les luminaires soient » et « Dieu a fait les deux grands luminaires ». S’ils étaient grands quand ils ont été créés et qu’ils ont été créés à l’aube, il s’ensuit que le soleil s’est illuminé à l’Orient et la lune en face de lui à l’Occident.


Leur hauteur par rapport à l’horizon :

Le soleil a été placé très bas parce qu’il a été créé à l’endroit où il se lève habituellement, près de l’Horizon. La lune a été placée plus haut et pleinement visible, parce qu’elle a été créée à distance de l’horizon, éloigné du soleil, là où elle se tient le quinzième jour de son cycle. Ainsi, au moment où le soleil s’est mit à briller sur la terre, les deux luminaires se regardaient mutuellement. La lune s’est couchée ensuite, cachée par l’interposition de la mer et, comme submergée on l’a vue disparaître. C’est pourquoi, aussi bien quant au lieu où la lune a été créée que quant à son type et à sa forme, il s’ensuit qu’elle a été créée dans l’état où elle se trouve quinze jours après sa conjonction avec le soleil.


L’âge des luminaires lors de leur Création :

Tout comme les arbres, la végétation, les bêtes, les oiseaux et même l’humanité étaient adultes, ont peut dire aussi qu’ils étaient jeunes. Ils étaient adultes d’après leur apparence, leur taille et leur force. Mais ils étaient jeunes si on pense à leur âge. De même, on peut dire que la lune était déclinante et croissante le même jour : croissante, puisqu’elle venait de naître ; déclinante, car elle a été créée pleine, telle qu’elle est au quinzième jour. Car si la lune avait été créée telle qu’on la voit à un jour, ou même à deux, elle n’aurait pu donner aucune lumière à la terre ; même chose si elle avait été en conjonction avec la soleil : on n’aurait pas pu la voir. Si elle avait été créé à l’âge d’environ environ quatre jours, bien qu’elle ait pu être visible, elle n’aurait toujours pas donné de lumière. Cela aurait rendu faux le verset « Dieu créa les deux grands luminaires », ainsi que « Il a dit: ‘Que des luminaires soient dans le ciel pour éclairer la terre.' » Par conséquent, la lune devait avoir quinze jours. Le soleil lui comptait quatre jours, comme s’il avait été créé à la première journée. Car le compte et l’ordre des jours est fourni par rien, sinon par lui.


L’origine du décalage ente le calendrier solaire et lunaire :

En conséquence, ces onze jours qui ont été ajoutés à la lune à ce premier moment, par lesquels la lune était plus âgée que le soleil, y sont également ajoutés chaque année, car ces jours sont utilisés dans le calcul lunaire. Il ne manquait rien cette année-là pour Adam et ses descendants, car toute lacune dans la constitution de la lune avait été comblée dès sa création. Ainsi, Adam et ses descendants apprirent dès cette année que, désormais, onze jours devaient s’ajouter à chaque année. Il est donc clair que ce ne sont pas les Chaldéens qui ont arrangé les temps et les années ; ces choses avaient été arrangées avant Adam.



Une cause des inversions Lune-Soleil ?

Ces complexités sont rapidement tombées dans l’oubli, et il est difficile de dire dans quelle mesure des spéculations de ce type ont pu influencer l’iconographie du Quatrième Jour. Il n’est pas impossible que certaines inversions Lune – Soleil aient été motivées par une cause savante, celle de mettre en cohérence :

  • la tradition patristique que le Soleil avait été créé à l’Est,
  • la convention des cartes antiques (Ptolémée, Peutinger) qui sont orientées comme les nôtres, avec l’Est à droite (convention qui se perdra au Moyen-âge et ne se rétablira pleinement qu’au XVIIIème siècle).



Les inversions dans les Octateuques byzantins (SCOOP !)

Genese byzantin Jour 4 11eme Laurenziana Plut 5.28 fol 2v LSLe Quatrième Jour, 11ème ou 13ème siècle, Octateuque, Laurenziana Plut 5.28 fol 2v

On a conservé six manuscrits illustrés des huit premiers livres de la Bible, s’échelonnant entre le 11ème et le 13ème siècle. La Genèse manque dans celui de Vatopedi et, sur les cinq manuscrits complets, quatre présentent une inversion Lune Soleil qui n’a pas été expliquée par les spécialistes de ces Octateuques.



Genese Octateuque schema1
Pour approfondir la question, nous allons surtout comparer les deux manuscrits du Vatican :

  • le Vat 747 du XIème siècle, sans inversion,
  • le Vat 746 du XIIème siècle, avec inversion, d’où découlent le manuscrit de Smyrne (brûlé en 1922) et celui dit « du Sérail », conservé à Topkapi [3] .

Le manuscrit de Florence, dont la date est discutée (entre le XIème siècle et le XIIIème siècle), relève d’une iconographie différente.


En aparté : la cosmologie « antiochienne »

On désigne sous ce terme une conception chrétienne en opposition avec la conception antique du cosmos comme un emboîtement de sphères, considérée comme païenne. Cette vision de monde, destinée à mieux cadrer avec les textes sacrés, s’est développée chez les pères grecs entre le 4ème et le 6ème siècle, mais elle culmine dans l’oeuvre d’un marchand d’Alexandrie, dit Cosmas Indicopleustès (« celui qui a été aux Indes »).

Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne Mont Athos 11eme Laurenziana Plut 9.28 fol 95v

Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, manuscrit réalisé au Mont Athos, 11ème siècle, Laurenziana Plut 9.28 fol 95v

Ce texte nous est connue par trois copies médiévales comportant des figures quasiment identiques. Cosmas se représente la Terre comme une boîte à base rectangulaire, nous dit-il, de cadrer avec ces versets :

« Il étend les cieux comme un voile, et les déploie comme une tente pour y habiter » Isaïe 40,22.

« Il déploie les cieux comme une tente. Dans les eaux du ciel il bâtit sa demeure ». Psaume 104,2-3

La boîte se prolonge en haut par une voûte en berceau dans lequel réside le Seigneur au dessus du firmament (stereoma), sorte de plafond rigide qui le voile :

« Aux extrémités des quatre côtés de la terre, le ciel est attaché à ses quatre extrémités, faisant la figure d’un cube, c’est-à-dire une figure quadrangulaire, tandis qu’au-dessus il s’arrondit en forme de voûte oblongue et devient comme un vaste dais. Et au milieu lui est attaché le firmament, qui sépare deux domaines.
De la terre au firmament c’est le premier domaine, à savoir ce monde, dans lequel se trouvent les anges et les hommes et tout l’ état actuel de l’existence.

Du firmament jusqu’à la voûte d’en haut se trouve le second domaine — le Royaume des Cieux, dans lequel le Christ est entré en premier après son Ascension, nous ayant préparé un chemin nouveau et vivant.

A l’ouest et à l’est, le contour présenté est court, comme dans le cas d’une voûte oblongue, mais sur ses côtés nord et sud, il se développe en longueur. »

Topographie chrétienne [4]

Dans la figure, le soleil est représenté dans deux positions (lever en haut à droite et coucher en bas à gauche) , tandis qu’il tourne autour de la montagne conique qui se trouve au Nord et à l’Ouest de la Terre

C’est l’ombre portée de cette montagne qui explique le jour et la nuit sur la partie habitée de la Terre, représentée au premier plan.


Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne Mont Athos 11eme Laurenziana Plut 9.28 fol 92r SLCosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, manuscrit réalisé au Mont Athos, 11ème siècle, Laurenziana Plut 9.28 fol 92r

Cette figure, avec deux « piliers du ciel » dont le texte ne parle pas, ne faisait probablement pas partie du manuscrit original ( [5], p 52). Ce qui nous intéresse est que le copiste a représenté les luminaires selon les conventions byzantines habituelles au XIème siècle (hors Crucifixion voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient) : le Soleil rouge et la Lune blanche, sans inversion.


Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne 9eme s Vat. gr. 699 fol 115v

 Les luminaires mus par des anges, sous les douze compartiments du Zodiaque
Cosmas Indicopleustes, Topographie chrétienne, 9ème siècle, Vat. gr. 699 fol 115v

Pour Cosmas, les luminaires, propulsés par des anges, tournent dans le domaine inférieur, sous le firmament : ce qu’il critique est l’absurdité de voir la totalité du monde comme une sphère qui tourne éternellement, alors que c’est un coffre allongé qui aura une fin.

Comme le remarque Anne-Laurence Caudano [6], le paysage mental dans lequel vont se développer les Octateuques byzantins au XIème et XIIème siècle est celui d’un compromis bizarre entre deux traditions contradictoires :

  • la cosmologie sphérique et son prestige antique,
  • le parallélépipède antiochien et son littéralisme biblique.




Genese Octateuque schema2
Pour illustrer le Jour 2 :

  • le Vat 747 superpose trois zones convexes : les eaux du haut (EH), les eaux du bas (EB) et le firmament qui les sépare (F) ;
  • le Vat 746 présente des annotations marginales qui clarifient ces zones. Il rajoute en bas la Terre (T) et en haut un demi-disque qui n’est pas nommé, mais représente la partie du Ciel où se trouve Dieu (CD) : en inversant vers le bas la voûte en berceau de Cosmas, cette convention améliore l’image en l’inscrivant dans un format rectangulaire qui sacrifie à l’horreur des sphères.


L’illustration du Jour 3 est plus complexe, puisqu’elle reprend dans sa partie gauche la séparation des deux eaux, et montre dans sa partie droite comment les eaux du bas se vident en contrebas et se regroupent en un Océan d’où émergent les Terres (les textes en rouge sont les annotations de l’image). La partie droite est particulièrement ambigüe :

  • dans le Vat 747, elle montre la Terre vue en plan, tout en l’inscrivant dans un rectangle voûté qui évoque une vue de profil ;
  • dans le Vat 746, le firmament est escamoté dans le disque CD, ce qui est assez conforme au texte : « Il appela le firmament ciel » (Genèse 1,8) ; tout en prétendant représenter uniquement les eaux du bas, la partie droite devient clairement une vue de profil, avec une nouvelle séparation entre les eaux du ciel, circulant sur la partie voûtée, et les eaux de l’océan sur la base rectiligne : manière purement graphique de résoudre les redoutables ambiguïtés du texte.


Pour le Jour 4 :

  • le Vat 747 suit sa logique de couches bien séparées : il représente la Terre en plan, surplombée par la couche bleue clair du firmament où se logent maintenant, conformément au texte, les luminaires et les étoiles ; au dessus on distingue encore les eaux du haut ;
  • le Vat 746, prisonnier de la fusion entre le Firmament et le demi-disque du Ciel de Dieu, y case les étoiles et les luminaires, tout en le laissant en suspension au-dessus de la Terre vue de profil.

Outre sa plus grande complexité, le Vat 746 trahit sur au moins deux points l’influence des conceptions de Cosmas ([5], p 40) :

  • au Jour 2, le mont central représentant la Terre ;
  • au Jour 4, la rectangularisation de sa vue en plan.


Genese Octateuque schema3

Jours 4 à 6, Octateuque du Sérail

Cette représentation bizarre du Vat 746 sera recopiée dans le manuscrit du Sérail (et dans celui de Smyrne).

La Terre vue de profil avec sa végétation au Jour 4 (cadre bleu) est zoomée au Jour 5 pour bien montrer ses deux couches, l’air et l’eau avec leurs habitants, tandis que le demi-disque du Ciel de Dieu se rapproche subrepticement de la Terre (flèche blanche) pour s’y intégrer complètement au Jour 6.

Simultanément, la vue en plan (cadre jaune) est suggérée au Jour 4 par les deux visages qui apparaissent dans les coins inférieurs de l’Océan ; la carte du Jour 5 fait comprendre qu’il s’agit de deux des quatre Vents [7].



Genese Octateuque schema4Dans toutes les images où les deux luminaires apparaissent, le Vat 747 reprend la convention habituelle, sans inversion.

Le Vat 746, recourt systématiquement à l’inversion, qui présente deux avantages notables :

  • améliorer la cohérence avec l’image du Jour 1, où la lumière est à droite (puisqu’elle apparaît après l’obscurité) ;
  • améliorer la lisibilité des images du Jour 6, puisque le rayon vital, partant de la main de Dieu vers Adam, fait de l’Humain un reflet du Divin, tel la Lune illuminée par le Soleil.



Genese Octateuque schema5
Il se peut que ces avantages ne soient que les effets de bord d’une transformation plus radicale : dans le Vat 747, les deux visages regardent vers l’intérieur, à savoir vers la Terre. Tout se passe comme si le concepteur du Vat 746  avait découpé et fait faire un demi-tour à cette partie haute, transformant la voûte concave (selon la conception de Cosmas) et un voûte convexe, d’où l’inversion des luminaires. A noter que cette transformation n’est pas une rotation mécanique :

  • la lune reste en position basse, sans doute pour pouvoir expliquer les éclipses solaires ;
  • les visages, à la frontière du Ciel de Dieu, sont tournés vers l’extérieur, comme pour exprimer que le Firmament divin est encore séparé de la Terre ; c’est seulement au Jour 6, lorsque sa « descente » est terminée, que les deux luminaires nous regardent  de face.



Les inversions dans les Haggadah

14eme s Haggadah de Sarajevo fol 2rQuatrième, cinquième et sixième Jour
Haggadah de Sarajevo, 14ème siècle, fol 2r

Pour Mendel Metzger [8], l’inversion serait une caractéristique de l’art juif par rapport à l’art chrétien, en lien avec le sens de l’écriture, et au fait que le texte de la Genèse place la Création du Soleil avant celle de la Lune. Aussi cette « règle » ne vaut pas dans l’autre image des Haggadah où les deux luminaires apparaissent , celle du rêve de Joseph (sur trois cas, deux sont inversés).

Mira Friedmann ( [9], p 27) fait l’hypothèse que les inversions byzantines pourraient révéler l’influence du prototype juif.

La rareté des exemples rend ces hypothèses indémontrables : tout au plus peut-on supposer que l’absence de la figure de Dieu (réduite à la main dans le cas byzantin) facilite l’abandon sporadique de la règle héraldique.



Les inversions dans les initiales I

La charnière entre deux thèmes

Le Quatrième jour est presque toujours présent dans les Initiales I de la Genèse :

  • parce que la scène est facile à représenter ;
  • parce qu’elle se trouve au milieu (lorsque les médaillons représentent les sept jours) ;
  • parce qu’elle marque la fin de la partie « cosmologique » de la Création, avant celle des êtres animés.



Genese Logique
De manière schématique, la logique consiste à créer d’abord le décor (jours 1 à 3) puis à peupler dans le même ordre les différents domaines (jours 4 à 6) ([1], p 171). C’est cette logique qui explique que le Jour et la Nuit, ainsi que les végétaux, soient créés avant le soleil. Dans l’esprit du texte, la pulsation Lumière/Ténèbres est primordiale, car elle permet de séparer le temps en jours, ce qui est nécessaire pour la Création, et suffisant pour la pousse des végétaux. Pour les êtres animés en revanche, deux autres cycles sont nécessaires : celui des années (assuré par le Soleil) et celui des Mois (assûré par la Lune). La Lune et les étoiles permettent, en outre, de se repérer durant la nuit.


Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 1Jour 1, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 4Jour 4, fol 1r
Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 2Jour 2, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1v Jour 5Jour 5, fol 1v
Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 3Jour 3, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1v Jour 6Jour 6, fol 1v

Bible de Maciejowski, vers 1250, Morgan Ms M. 638

Sous la floraison des détails, cette Bible imagée reste fidèle à cette logique cumulative, en dessinant le Soleil et la Lune, non seulement au Quatrième jour, mais dans les deux derniers jours qu’ils conditionnent. L’artiste a résolu le problème du Premier jour en représentant la Lumière comme une Terre blanche et légère (Dieu l’élève de la main gauche) et les Ténèbres comme un pentagone informe, noir et pesant.


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Un exemple d’initiale à double chronologie (SCOOP !)

K Bible Latin 1230-1250 Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHTBible en Latin, 1230-1250, Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHT

Ces deux médaillons consécutifs semblent paradoxaux : le premier montre la Lune et la Terre, le second montre le Soleil et la Lune.



K Bible Latin 1230-1250 Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHT ensemble
La composition d’ensemble permet de les expliquer :

  • les trois premiers médaillons développent la partie cosmologique, décrite dans le premier récit de la Genèse, en s’arrêtant au Quatrième jour ;
  • les trois suivants illustrent le second récit de la Genèse, ce qui explique pourquoi la création des végétaux (au Troisième Jour selon Genèse 1) se trouve placée « après » le Quatrième jour
  • le septième médaillon, avec Dieu se reposant, réconcilie les deux chronologies ;
  • le huitième médaillon rappelle que, très souvent, les initiales I incluent des épisodes qui vont bien au delà de la Genèse proprement dite (voir Les Vertus dans la bordure ).


Inversion dans une initiale à chronologie double

B Bible Latin 1250-1275 Orleans - BM - ms. 7 fol 5 IRHTBible en Latin, 1250-1275, Orléans BM MS 7 fol 5 IRHT B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117Bible glosée, 1225-50, Rouen BM MS 37 fol 117 IRHT

La première image est une fausse inversion, où Dieu a encore le croissant dans sa main. La seconde en est en revanche une vraie, où Dieu glisse le soleil rouge dans le nuage de droite.



B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117 ensemble
Les deux initiales ont pratiquement la même composition d’ensemble (du moins pour le début, car l’initiale de la Bible glosée se complète de sept autres médaillons allant jusqu’au Baptême du Christ, puis à la Crucifixion).

Le copiste du manuscrit d’Orléans a représenté Dieu de profil dans six médaillons et de face dans le dernier, créant ainsi un contraste visuel entre Dieu en action et Dieu au repos.

Le copiste du manuscrit de Rouen a quant à lui décidé de dessiner les médaillons 3 et 4 en vue de face, peut être sous l’influence du Dieu en majesté qui trône en haut de l’initiale. Son « erreur » pourrait donc être due au fait qu’il a transposé une vue de profil en vue de face, sans prendre garde à la nécessité de modifier la position du soleil.



B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117 schema
L’autre option est que cette inversion soit ici intentionnelle : le haut et le bas de l’initiale, Dieu et le Christ, sont unifiés par le Tétramorphe. Dans cette conception d’ensemble, le copiste a pu vouloir mettre en opposition les deux scènes où interviennent les luminaires :

  • inversés dans le Quatrième Jour, côté Père ;
  • sans inversion dans la Crucifixion, côté du Fils.


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Inversions dans les Initiales des Sept Jours

Des inversions touchent aussi des Initiales plus simples, où les sept médaillons suivent l’ordre des Sept Jours dans le premier récit de la Genèse. Nous allons voir que la plupart de ses inversions ont la même cause, liée à la composition  d’ensemble.

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A Bible Latin, vers 1250 Toulouse, BM 11 fol 4vers 1250, Toulouse, BM 11 fol 4 c A Bible Latin 1225-1235 France du Nord Mazarine, Ms 19 fol 3 Creation des luminaires1225-1235, France du Nord, Bibl. Mazarine, Ms 19 fol 3

Ces deux formules avec Dieu de profil sont fréquemment utilisées :

  • dans la première, Dieu place les luminaires dans le nuages au dessus de sa tête ;
  • dans la seconde, il les insère dans un nuage ovoïde situé devant lui.

Ces deux rarissimes inversions ne s’expliquent donc pas par la formule graphique retenue. Reste à examiner la composition d’ensemble.



Les deux initiales ont la même composition à partir du Troisième jour : la création des végétaux précède celle des luminaires (les deux premiers médaillons sélectionnent des scènes différentes dans les trois premiers jours, mais rien qui puisse avoir un impact sur le quatrième).

En revanche les deux médaillons du Jour 6 ont la même composition : Eve sort par la gauche du flanc d’Adam. Ainsi, l’inversion des luminaires permet de synchroniser graphiquement les deux couples créés : lune / soleil et femme / homme.


Bible vers 1230 Avranches BM MS 0002 fol 5Bible, vers 1230, Avranches BM MS 0002 fol 5 IRHT

Cette image est un nouveau cas d‘inversion synchronisée :

  • lune-soleil, dans les médaillons du 4ème au 6ème jour (en bleu) ;
  • Eve-Adam, dans les deux médaillons à deux figures de la Chute  (en vert)


D Bible Latin 1250-1275 Maitre de la Bible de Conradin Italie du sud Bibl. Sainte-Genevieve, MS 14 fol 4v IRHT ensembleMaître de la Bible de Conradin, Bible en Latin, Italie du sud, 1250-1275, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 14 fol 4v IRHT

Cet artiste très original a créé des solutions graphiques qui n’appartiennent qu’à lui.

Dans le médaillon du Troisième jour, Dieu sépare l’Humide en haut et le Sec en bas , vêtu d’une robe rose assortie à la partie Humide.

Dans le médaillon du Quatrième jour, Dieu vêtu d’une robe couleur Soleil place les luminaires dans un ciel étoilé, assorti à son manteau.



D Bible Latin 1250-1275 Maitre de la Bible de Conradin Italie du sud Bibl. Sainte-Genevieve, MS 14 fol 4v IRHT complet
En prenant un peu de recul, on voit que Dieu est tourné vers la droite dans trois médaillons (en rouge) :

  • le Quatrième Jour répond graphiquement au Premier, où Dieu crée la Lumière sous la forme d’une grande flamme rouge qui remplit tout le firmament  :ainsi la lune rose  et le soleil rouge peuvent apparaître comme des coagulations de cette flamme originelle ;
  • de même le Sixième Jour se calque sur le Quatrième, le couple Eve-Adam faisant à nouveau écho au couple Lune-Soleil.

Les trois autres médaillons, où Dieu est tourné vers la gauche (en jaune), sont unis  par le thème de l’eau  : d’abord Dieu sépare celles du haut et celles du bas, puis il sépare le Sec au sein des eaux du bas, puis il  crée les poissons (les oiseaux ne sont pas figurés).

L’inversion Lune-Soleil s’inscrit donc au sein d’une magistrale  reconception d’ensemble, par un artiste hors pair [10] .


BCTN_Fc42_0005R.tifAttribué au Maître de la Bible de Conradin, 1250-75, Trente, Biblioteca comunale MS 2868 page 17

Cette autre Initiale attribuée au même maître reprend la même succession de scènes (y compris la création des poissons seuls), plus Dieu qui se repose au Septième Jour. L’alternance des vues de profil est exactement la même que pour la Bible de Conradin, sauf dans le médaillon 6 : Dieu y est maintenant  tourné vers la gauche, de sorte qu’Eve sort à droite d’Adam. Sans surprise, dans le médaillon 4, les luminaires ne sont plus inversés. On notera leur placement très original : en dessous du Créateur.

Ces quatre exemples prouvent que la corrélation entre les deux inversions n’est pas fortuite, mais  délibérée. La raison en est de souligner l’analogie entre le couple cosmique et le couple humain, qui passe inaperçue lorsque l’ordre conventionnel est respecté.


Une inversion inexpliquée

Genese Bible de Robert de Bello 1240-53 BL Burney MS 3 fol 5vBible de Robert de Bello, 1240-53, BL Burney MS 3 fol 5v

Je n’ai pas trouvé d’explication pour l’inversion, dans cette initiale qui comporte par ailleurs plusieurs scènes très originales.



Une inversion dans une Bible romane

Genese Waltherbibel 1125-50 Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 fol 6VWaltherbibel, 1125-50, Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 fol 6V

Dans le médaillon du Quatrième Jour, Dieu se trouve au centre de la sphère du monde, assisté par deux anges dans les écoinçons. L’inversion Lune-Soleil peut s’expliquer par le fait que la seconde ligne se lit de droite à gauche, les Six jours étant disposés en boustrophédon.


Admonter Riesenbibel, 1140-50, ONB Cod. Ser. n. 2701

Cette explication reste fragile, puisque dans cette Bible apparentée, les Six Jours sont disposés également en boustrophédon, mais sans inversion pour le Quatrième (le Soleil est en bas à gauche, la Lune en haut à droite).


En fait, la composition des deux pages est très différente :

  • dans la Waltherbibel, toutes les cases sont dissymétriques (le Créateur à gauche, sa Création à droite) sauf celle du Quatrième jour (ligne jaune pointillée) ;  sa polarité féminin/masculin n’est pas influencée par la case 6, où Adam et  Eve figurent dans la même moitié ; de ce fait, c’est le sens de lecture en boustrophédon qui prédomine (flèches orange),  souligné par la main de l’ange de la case 3 qui désigne l’entrée dans la case 4, à proximité du Soleil ;
  • dans l’Admonter Riesenbibel, en revanche, toutes les cases sont symétriques sauf la dernière (ligne jaune continue), ce qui privilégie la lecture en colonnes et accentue le rôle des polarités :
    • positif / négatif pour la première colonne (avec dans le camp négatif le Démon chassé du Paradis, la Lune et un gros poisson dévorant un petit) ;
    • féminin /masculin dans la seconde colonne ( Mer / Terre, Eve /Adam).


Gumbertusbibel 1180-1185 Salzbourg ou Ratisbonne UB Erlangen Ms. 1 fol 5vGumbertus Riesenbibel, 1180-1185, Salzbourg ou Ratisbonne, UB Erlangen Ms. 1 fol 5v

Cette Bible géante plus récente reprend les mêmes scènes , mais disposées cette fois en deux colonnes : il n’y a plus aucune raison d’inversion. Les étranges figures masculines debout sur des globes sont les personnifications des Six Jours, vêtues à l’antique mais évitant soigneusement toute identification avec les Dieux païens.



Inversions dans des psautiers

Dans la première moitié du XIIIème siècle apparaît l’idée d’insérer, au début des psautiers les plus luxueux, un cahier d’images choisies (l’idée vient probablement des frontispices multiples de certains codex éthiopiens ou byzantins). Il n’y a aucun standard dans le choix et la disposition de ces images ; mais comme plusieurs psaumes contiennent des allusions à la Genèse [11], il n’est pas étonnant de retrouver, dans quelques uns de ces albums, des images du Quatrième jour.

Psautier-Heures de Guiluys de Boisleux France, Arras, after 1246 Morgan MS M.730 fol. 9v

Psautier-Heures de Guiluys de Boisleux, Arras, après 1246, Morgan MS M.730 fol. 9v

Lue verticalement, cette image synthétique suit une chronologie en deux temps :

  • Dieu crée le Monde, puis se repose ;
  • Dieu crée l’Homme et la Femme, puis leur interdit les fruits d’un des deux arbres.

Lue horizontalement, l’image révèle deux métaphores :

  • de même que la lune est subsidiaire au soleil, de même Eve est subsidiaire à Adam ;
  • de même que Dieu commande au Monde, il commande à l’Homme et la Femme.

L’inversion Lune / Soleil sert d’amorce à cette lecture horizontale.


Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 1r schemaPsautier 1300-1310 Est-Angleterre ou Londres, Morgan MS M.302 fol. 1r

Ici, la lecture n’est qu’horizontale, et suit la chronologie :

  • Création du Monde, puis création de l’Homme et de la Femme ;
  • Péché originel, puis expulsion.



Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 1r schema
L’ordre des sexes s’inverse d’une ligne à l’autre : féminin puis masculin en haut, masculin puis féminin en bas. D’une certaine manière :

  • la première ligne suit l’ordre voulu par Dieu, où la femme dépend de l’homme, comme la lune dépend du soleil ;
  • la seconde révèle que la Chute résulte de l’inversion de cet ordre : Eve a pris le pas sur Adam.


Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 3vPsautier 1300-1310 Est-Angleterre ou Londres, Morgan MS M.302 fol. 3v

Cette autre image du même psautier montre combien, sans être systématique, la lecture en ligne est favorisée :

  • le Christ prouve sa résurrection à Marie-Madeleine, puis à Thomas ;
  • le Christ monte au ciel à l’Ascension, l’Esprit-Saint en descend à la Pentecôte.



Inversions créatives dans des psautiers anglais

La période 1260-80 est reconnue comme particulièrement créative pour l’enluminure anglaise : c’est le moment de la floraison des dernières grandes apocalypses anglo-normandes, mais aussi de quelques psautiers où se révèlent des artistes particulièrement originaux.

Rutland Psalter

1260 Rutland Psalter BL Add MS 62925 fol 8vQuatrième Jour, fol 8v (détail) 1260 Rutland Psalter BL Add MS 62925 fol 68v Jonas.Jonas et la baleine, fol 68v

1260, Rutland Psalter, BL Add MS 62925

Dans ce psautier, le Quatrième Jour est représenté de manière tout à fait conventionnelle. Par ailleurs, on retrouve trois fois dans le manuscrit (fol 29r, fol 56r, fol 68v) le motif du Christ dans le Ciel, bénissant et montrant une hostie.


1260 Rutland Psalter Anointing and Crowning of King David, with Christ above flanked by the Sun (marked as a Host) and Moon, before Psalm 26 BL Add MS 62925 fol 29rOnction et couronnement du roi David
Rutland Psalter, 1260, BL Add MS 62925 fol 29r

Cette image présente une hybridation astucieuse entre les deux motifs. Rajouter la lune à gauche crée une analogie visuelle entre  le soleil et l’hostie, qui rappelle que le Dieu de la Genèse et le Christ triomphant sont une seule et même personne.

Par ailleurs, deux autres analogies formelles, totalement originales, se créent entre :

  • le croissant et la corne utilisée pour l’onction ;
  • l’hostie et la couronne.

L’inversion permet de suivre l’ordre chronologique des opérations lors du sacre : d’abord l’onction, puis le couronnement.


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St John’s Psalter (SCOOP !)

Ce psautier est exceptionnel puisque, dans le cahier d’images inséré au début, l’inversion est systématique dans les sept où le couple lune-soleil apparaît [11a]. George Henderson, qui a étudié en détail l’iconographie très particulière de ce psautier, considère ces apparitions « erratiques », et ne relève pas l’inversion ( [11b], p 109).


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f3rCréation Jours 4 5 et 6, fol 3r Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f3vCréation de l’Homme et de la Femme, fol 3v

Psautier K26, 1270-80, St John College, Cambridge

La première image montre simultanément la création des luminaires (Jour 4) des oiseaux (jour 5) et des animaux terrestres (jour 6). L’image du recto montre quant à elle la création de l’Homme et de la Femme. La raison invoquée plus haut pour l’inversion Lune-Soleil ne tient plus, puisqu’Eve sort à droite d’Adam, exceptionnellement vu de dos.

L’inversion n’est pas ici à analyser image par image : c’est un choix graphique constant dans le manuscrit.

Deux autres choix apparaissent dès ces deux premières images :

  • les rectos sont sur fond bleu, les versos sur fond rouge ;
  • le motif architectural du haut est identique au recto et au verso, et change d’un feuillet à l’autre.



Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 ancien testament
Cette vue d’ensemble des seize images consacrées à l’Ancien Testament montre une grande logique :

  • deux histoires mono-images la bornent : à la Sagesse de Dieu créant le monde correspond la Sagesse de Salomon ;
  • deux histoires à quatre images se répondent : la Chute d’Adam et Eve est équilibrée par l’histoire d’Abraham, le premier patriarche ;
  • enfin deux histoires à trois images forment le centre : Caïn chassé par Dieu (fol 6v) est compensé par Noé élu par Dieu (fol 7r), comme le souligne  l’opposition entre
    • la faux et les cornes du meurtrier,
    • le marteau et le bonnet du charpentier.

Les six images (en bleu clair) où apparaissent la lune et le soleil sortant des nuages, sont  celles où Dieu manifeste son pouvoir Créateur :

  • soit directement (fol 3r, 3v) ou via l’Ange de l’expulsion (fol 4v) ;
  • soit via l’arche de Noé (fol 7v et 8r), sorte de rattrapage de la Création.

La sixième occurrence est la rencontre d’Abraham et ses guerriers avec Melchisédek . La raison de la présence du motif du Pouvoir créateur se trouve dans le texte, où chacun des protagonistes, Melchisédek puis Abraham, invoque successivement « le Dieu Très-Haut, qui a créé le ciel et la terre » (Genèse 1419 et 14,22).


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f20vDéposition, fol 20v

Les luminaires ne figurent, dans la partie Nouveau Testament, qu’au-dessus de la croix de la Déposition (et non dans celle de la Crucifixion) : comme s’il fallait que le Christ fut mort pour que réapparaissent les symboles de l’omnipotence du Père.


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f4rEve et Adam, fol 4r
Psalter K26 St John College Cambridge, 1270-80

On notera également une autre inversion extraordinaire : celle d‘Eve et d’Adam autour de l’arbre, qui a pour effet de mettre en connivence la femme fatale et le serpent femelle. Les quatre pommes rouges peuvent être vues comme une seule, décomposant son trajet en quatre temps, du serpent à Eve puis à Adam.


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f9rDieu apparaissant à Abraham sous la forme d’une Trinité, fol 9r Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f9vAbraham offrant du pain et du vin aux trois anges, fol 9v

Cette image impressionnante, la plus célèbre du manuscrit, a été largement commentée : c’est le seul cas où les trois anges qui apparaissent à Abraham au chêne de Membré révèlent ce qu’ils symbolisent : la préfiguration de la Trinité. Leurs trois têtes siamoises se divisent, à l’intérieur du cercle que forme leur paire d’ailes commune.

Le recto-verso permet à l’artiste de travailler à l’économie, en obtenant par décalque deux images en miroir.



Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 ancien testament Abraham
Superflue d’un point de vue narratif, cette redite a pour but de structurer l’histoire d’Adam en deux sous-histoires parallèles, selon qu’on lit les versos ou les rectos :

  • au verso, l’offrande du pain et du vin, de Melchisédek à Abraham (fol 8v) puis d’Abraham à l’ange tricéphale (fol 9v) ;
  • au recto, l’intervention divine, via les anges qu’Abraham honore (fol 9v) ou celui qui arrête son bras lors du sacrifice d’Isaac (fol 10r).

Tous ces jeux autour de l’inversion (lune-soleil, Adam vu de dos, Eve à droite d’Adam, anges en miroir) sont la signature soit d’un artiste particulièrement original, soit d’un commanditaire très misogyne, pour qui la féminité serait tragique dès le départ : l’inversion de la Lune et du Soleil prélude à celle d’Eve et d’Adam sous l’arbre habité par un démon femelle, et se conclut par celle des luminaires au dessus de Marie et Saint Jean comme si toute femme, fût-elle la mère de Dieu, avait partie liée avec la Lune.



Une inversion dans l’atelier du Maître de Fauvel

Le Maître de Fauvel et ses collaborateurs ont produit à Paris, entre 1314 et 1430, plus de quatre vingt manuscrits au style bien caractérisé.

Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 3vFol 3v
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

Le manuscrit éponyme conte l’histoire de Fauvel, un cheval qui prend le Pouvoir et inverse l’ordre établi par Dieu lors de la Création du Monde.

La première image met en regard la Création du couple humain avec un couple de centaures. Elle illustre le « bestornement », à savoir le renversement du pouvoir de l’homme sur l’animal :

A l’omme fist teil avantage
Que des bestes le fist seignour
Et en noblece le greignour.
Mès or est du tout berstorné
Ce que Diex avoit atourné,
Que hommes sont devenus bestes.
Roman de Fauvel, Vers 332-337


Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 4rFol 4r
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

L’image qui suit illustre un long passage qui explique que Fauvel a inversé l’ordre naturel des luminaires :

Mès Fauvel, qui trestout desvoie,
A tant fait que cest luminare
Est tout berstornei au contraire.
Mout est beste de grant emprise :
La lune a sus le solail mise,
Si que le solail n’a lumière
Fors de la lune et au derriere.
Roman de Fauvel, Vers 416-422


Le texte explique ensuite [12] que la prédominance du soleil sur la lune est une métaphore de la prédominance du pouvoir spirituel sur le temporel :

Einsi doit temporalitei
Obeïr en humilitei
A sainte Eglise, qui est dame,
Qui peut lier et corps et ame.
Roman de Fauvel, Vers 465-469

L’image montre à gauche Sainte Eglise, sous le soleil, et sous la lune non pas « Temporalité », mais un clerc : le couple Soleil-Lune est la figure du rapport naturel d’obéissance.


Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 21rFol 21r
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

Cette autre image montre dame Fortune (représentée en reine, comme Sainte Eglise précédemment) expliquant à Fauvel l’ordre des choses. Et en particulier comment elle dispose les planètes dans le ciel pour influer sur toute chose :

Si que par moy sont disposées
Toutez chosez du monde neez;
Car planetez, soleil et lune,
Le ciel et estelle chescune
Ont par moy, c’est vraie sentence,
Grant vertu par leur influence
Sur les chosez de terre bassez.
Roman de Fauvel, vers 2517-23


Il est remarquable que dans les deux images où il représente le couple Soleil-Lune, le Maître de Fauvel montre l’ordre naturel Soleil-Lune : le bouleversement du monde, qui est au centre du Roman, ne passe pas du texte au dessin.


Maitre de Fauvel 1320-25 Gossuin de Metz Image du Monde BNF Fr.574 fol 1rGossuin de Metz, L’Image du Monde
Maitre de Fauvel, 1320-25, BNF Fr.574 fol 1r

Dans cet autre manuscrit attribué au maître de Fauvel, le couple Soleil Lune souligne le même rapport d’obéissance, cette fois entre le savant Gossuin et le scribe qui prend en note ses paroles.


Maitre de Fauvel 1320-25 Gossuin de Metz Image du Monde BNF Fr.574 fol 100vGossuin de Metz, L’Image du Monde
Maitre de Fauvel, 1320-25, BNF Fr.574 fol 100v.

Ce schéma du même manuscrit montre combien l’idée de la supériorité du Soleil (doré et rayonnant en haut à gauche) sur la Lune (argentée dans ses diverses phases) s’ancrait sur les connaissances scientifiques de l’époque.


Maitre de Sub-Fauvel 1320-37 guiard des moulins, bible historiale Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 0020 fol 1 Detail de la Creation1320-37, Bibl. Sainte-Geneviève, Ms 20 fol 1 Maitre de Sub-Fauvel 1300-25 guiard des moulins, bible historiale Bodleian MS Douce 211 fol 5r Creation des luminaires1300-25, Bodleian MS Douce 211 fol 5r

Maïtre de Sub-Fauvel, Guiard des Moulins, Bible historiale, Le Quatrième jour (IRHT)

On attribue au « Maître de Sub-Fauvel » une série de manuscrits de style comparable, mais de qualité inférieure. Un certain nombre [13] sont des Bibles historiales, où la Quatrième jour est représenté soit comme partie d’une image synoptique (première image), soit comme vignette séparée (seconde image), la multiplication des vignettes étant une des nouveautés de la Bible historiale.

Dans presque toutes les Bibles historiales attribuées au « Maître de Sub-Fauvel », le Soleil est à gauche, et Dieu regarde vers la Lune : l’image du MS Douce 211 est donc une exception. Le fait que Dieu y regarde le Soleil est probablement à relier à une autre particularité, la Lune totalement englobée dans le firmament alors que le Soleil est encore en dehors : Dieu regarde ce qu’il est en train de faire.


Maitre de Sub-Fauvel 1330 guiard des moulins , bible historiale Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 0022 fol 5 Creation des luminairesBible historiale, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 22 fol 5
Maitre de Sub-Fauvel, vers 1330 (IRHT)

Un seul manuscrit de la série présente une inversion Lune-Soleil. Compte-tenu des antécédents du Maître de Fauvel lui-même, et de la production massive de son atelier, elle ne peut être attribuée qu’à une erreur du copiste : peut-être a-t-il voulu retourner un modèle où Dieu regardait vers la gauche, en oubliant d’inverser la position des astres. Le plus probable est cependant un enchaînement de maladresses : en accentuant le déhanché de la pose, le copiste a perdu la symétrie des bras, et rapproché la main droite du visage divin : dès lors, c’est cette proximité qui exprime la supériorité solaire, plutôt que la position à gauche.



Inversions dans la Bible historiale

La Bible historiale, version commentée de la Bible, est à la fois plus illustrée et moins sacrée que le texte original de la Vulgate. Ces deux facteurs expliquent peut être pourquoi les inversions Lune-Soleil y semblent un peu moins rares, de manière très relative : parmi la centaine [14] de Bibles historiales recensées, je n’ai trouvé en tout et pour tout que quatre inversions Lune-Soleil tardives (en plus de celle du maître de Sub-Fauvel).

Le manuscrit BNF Français 164

guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3r Creation des luminairesQuatrième jour, fol 3r
Bible historiale, 1375-1400, BNF Français 164

Cette Bible historiale est la seule (avec Arsenal 5212 de 1362, réalisée pour Charles V) qui abandonne les vignettes pour revenir aux initiales historiées : archaïsme volontaire et exercice de virtuosité. Les luminaires sont inversés (bien que le disque de gauche, très abîmé, ne ressemble guère à la lune).


guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 2v Deuxieme jpurTroisième jour, fol 2v guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3v Cinquieme jpurCinquième jour, fol 3v

Le manuscrit présente d’autres bizarreries : ainsi un des poissons, qui n’apparaissent qu’au Cinquième jour, figure déjà dans l’eau du Troisième jour.


guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 5v Creation de la femmeCréation de la femme, fol 5v

La lettrine de la Création de la femme est très déconcertante : Dieu est maintenant représenté sous la forme de Jésus-Christ ressuscité (on voit ses blessures aux mains et aux pieds) et il figure deux fois : à gauche en tant que Dieu créant Eve, à droite en tant que Jésus-Christ tel qu’il apparaît dans la vision d’Adam pendant son sommeil, ainsi que l’explique le texte :

« Dieu l’endormit non mye de droit dormir, mais ainsi comme s’il fust ravy. Et dit on qu’il fut adonc en la souveraine court de Paradis de quoi quand il s’éveilla il prophétisa de la coniunction de IesusChrsit et de Saincte église, du déluge et du jugement advenir par feu ».


L’originalité et l’ambition de cette dernière lettrine invite à reconsidérer les anomalies trop criantes qui la précèdent :

guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 2v Deuxieme jpurTroisième jour, fol 2v guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3r Creation des luminairesQuatrième jour, fol 3r

Il faut plutôt les attribuer à l’intention symbolique de manifester la présence de Jésus Christ dès la Création :

  • sous la forme du Poisson créé avant les autres ;
  • dans cette préfiguration victorieuse de la Crucifixion qui illustre le Quatrième Jour.

Une nouvelle fois, l’inversion Lune-Soleil fonctionne comme une  incitation à approfondir la lecture.


Le manuscrit Mazarine MS 313

Mazarine, MS 313 fol 4-5Image regroupant les quatre premières vignettes.
Bible historiale, 1415-1420, France du Nord ou Paris, Mazarine, MS 313 fol 4-5 .

L’inversion Lune-Soleil crée ici une analogie graphique entre la Création du Soleil au Jour 4 et la Création de la lumière au Jour 1.

De même, le motif en feston souligne graphiquement la continuité logique entre le Jour 2 , où Dieu sépare les eaux du haut et des eaux du bas, et le Jour 3, où il sépare la terre sèche des eaux du bas. Le copiste a eu l’idée de recycler, pour ce besoin particulier, l’image générique du Dieu créateur, avec son nimbe crucifère et son compas, qui sert habituellement à illustrer le Premier jour.


Le Manuscrit BnF, Français 163

guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 2v Commencement Le ciel et la TerreAu commencement créa Dieu le Ciel et la Terre, fol 2v
Bible historiale, 1417, Bretagne (Chateaubriand), BnF Français 163

C’est ce qui ce passe dans ce manuscrit breton, une des rares Bibles historiales créées en dehors de Paris et de la France du Nord. L’image est plus ambitieuse qu’il n’y paraît, puisqu’elle constitue une sorte de synoptique des étapes qui vont suivre :

  • dans le ciel on devine les étoiles, la lune et le soleil (à noter l’effet spécial du fondu enchaîné avec le fond quadrillé) ;
  • la Terre apparaît déjà sous sa forme définitive, avec l’Océan en bas et les trois continents. Le compas achève de délimiter l’Europe (Jérusalem est au centre, le segment vertical représente la Méditerranée).

L’inversion Lune-Soleil s’explique probablement par la volonté de privilégier notre continent.


guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3r A Jour 1Jour 1 (création de la lumière), fol 3r guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3r B Jour 2Jour 2 (séparation des eaux du haut et du bas), fol 3r
guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3vA Jour 3Jour 3 (séparation de la terre et de la mer), fol 3v guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3vB Jour 4Jour 4 (création des luminaires), fol 3v

Les vignettes se succèdent avec une grande logique, selon une charte graphique qui se maintiendra dans les images suivantes : Dieu est debout et tourné vers la droite.

C’est à la fois le souci de mettre le Soleil sous le regard de Dieu, autant que le rappel de la toute première image, qui justifient ici l’inversion Lune-Soleil du Jour 4.


La première Bible historiale imprimée

guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 41 Deuxieme jourDeuxième jour, vue 41 guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 43 Quatrieme jour corrigeeQuatrième jour, vue 43

Bible historiale, Première édition imprimée par Antoine Vérard, 1498-99, Paris, BnF Res. A. 270

Au Jour 2, Dieu dispose les étoiles sur le firmament, à la limite entre les eaux du haut et celle du bas. Au Jour 4, il y rajoute les luminaires.

S’agissant d’une gravure, l’inversion pourrait être imputable à une erreur du graveur, oubliant d’inverser les astres par rapport à son modèle.


guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 43 Quatrieme jour corrigeeInversion corrigée

Cependant, la « correction » est graphiquement insatisfaisante, puisque l’astre principal se trouve relégué à la fois loin de Dieu et dans son dos.

L’inversion a donc ici la même cause que dans le cas du Maître du Sub-Fauvel : la décision de tourner Dieu vers la droite et d’accentuer le déhanché fait perdre aux mains leur symétrie ; dès lors le soleil ne peut être placé que dans la main gauche, la plus proche de l’auréole divine.


guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 44 Cinquieme jourCinquième jour, vue 44

L’inversion se poursuit dans la vignette suivante, pour la même raison : placer le soleil au plus près du visage et de la main de Dieu.

La personnification des luminaires, qui en fait des échos du visage divin, favorise également l’inversion : la Lune vue de profil assume à l’arrière un rôle de spectateur, tandis que le Soleil vu de face sert d‘assistant à Dieu dans son action.



Pas d’inversions dans les Bibles moralisées

Apparue au début du XIIIème siècle, la formule luxueuse des Bibles moralisées, réservées aux très hauts personnages, met en parallèle une scène de l’Ancien ou Nouveau Testament avec une autre scène qui en donne la signification morale.

Du fait de cette contrainte formelle, toutes les Bibles Moralisées (il en existe une dizaine) sont très proches iconographiquement, notamment pour le Quatrième Jour, qui ne présente jamais d’inversion.

Bible Moralisee 1215-30 Codex Vindobonensis ONB 2554 fol 7Le Quatrième Jour, Codex Vindobonensis, 1215-30, ONB MS 2554 fol 7.

La formule retenue est celle où Dieu, de profil, commande aux deux luminaires superposées. L’idée forte, exposée par le texte du haut est que « le soleil enlumine la lune », d’où l’interprétation morale développée par le texte du bas :

  • le Soleil signifie la Divinité,
  • la Lune la Sainte Eglise
  • les étoiles le clergé.

Fondée sur la prééminence du soleil, cette interprétation exclut évidemment toute inversion.


Bible Moralisee 1215-30 Codex Vindobonensis ONB 2554 fol 6Codex Vindobonensis, 1215-30, ONB MS 2554 fol 6

Dans le cas du Codex Vindobonensis, l’ordre Soleil-Lune se retrouve aussi dans l’image synoptique qui ouvre le Livre :

« « Ici crie Dex ciel et terre, soleil et lune et toz elemenz ».

Les Quatre Eléments sont représentés dans la sphère creuse que mesure le compas : l’Air (les vents tout autour) , l’Eau, le Feu (matérialisé par le soleil et les étoiles) et la Terre (la masse informe au centre, du même matériau que la Lune).


Bible Moralisee 1400-10 Philippe le Hardi Freres Limbourg BNF Français 166 fol 2rBible Moralisée de Philippe le Hardi, Frères Limbourg, 1400-10, BNF Français 166 fol 2r

Dans les dernières Bibles Moralisées, la position des luminaires évolue : ils ne sont plus positionnés à portée de la main divine, mais placées en haut de l’image, et commandés à distance : l’ordre Soleil-Lune reste bien sûr respecté.

Bibles moralisées allégées

Trois Bibles moralisées tardives ont été réalisés à Bruges dans les années 1455-60 : elles contiennent bien le texte des Bibles moralisées, mais ne suivent plus le schéma très contraint des images appariées.


Bible Moralisee 1455-60 Bruges La Haye KB 76 E 7 fol 1rLa Haye KB 76 E 7 fol 1r Bible Moralisee 1455-1460 Bruges BNF FR 897 fol1rBNF FR 897 fol1r 

Détail du frontispice de la Genèse, Bible Moralisée, 1455-60, Bruges

Au début de la Genèse , un frontispice regroupe les vignettes des sept Jours. Malgré des parti-pris graphiques très différents (Dieu trônant au dessus, ou Dieu debout au centre de ce qu’il crée), ces deux vignettes du Quatrième Jour respectent la prééminence du Soleil sur la Lune :

  • dans le premier cas, en revenant à la formule initiale des astres superposés ;
  • dans le second cas, en tournant le Seigneur vers la gauche, afin d’éviter l’incongruité visuelle du soleil dans son dos.


Bible Moralisee 1455 Bruges BL Add 15248 f. 17Bible Moralisée, 1455, Bruges, BL Additional 15248 f. 17

Dans le troisième exemplaire en revanche, l’illustrateur a profité de la disparition des contraintes antérieures pour choisir une règle de son cru : placer dans le dos de Dieu  la création secondaire et face à lui la principale :

  • pour le Quatrième Jour, la Lune et le Soleil ;
  • pour le Cinquième Jour, un papillon et les autres bêtes du ciel et de la mer ;
  • pour le Sixième Jour, les Animaux terrestres et les Humains.



La Création des luminaires à distance

Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca Utrecht The Hague, KB, KA 18 fol. 13vaJacob van Maerlant, Rijmbijbel, Utrecht, vers 1400, The Hague, KB KA 18 fol. 13v

La préférence pour  la Création des Luminaires à distance, que nous avons observée dans les  Bibles moralisées du tout début du XVème siècle, est générale. Dans cette Rijmbijbel, une Bible versifiée en langue néerlandaise, il est trop tôt encore pour en tirer les conséquences : le copiste s’est contenté de respecter l’ordre traditionnel, sans s’inquiéter de placer le soleil dans le dos de Dieu.


A la fin du siècle en revanche, les infractions deviennent plus fréquentes :

Heures a l'usage de Besancon 1480-1485 IRHT Besancon BM 0148 fol 17Original Heures a l'usage de Besancon 1480-1485 IRHT Besancon BM 0148 fol 17 corrigee« Corrigé »

Heures à l’usage de Besançon, 1480-1485, Besançon BM 0148 fol 17 (IRHT)

Ici, c’est le format excessivement haut de la vignette qui a poussé le dessinateur à positionner le Soleil très au dessus de la main divine. Il aurait pu placer la Lune du même côté, mais il  a préféré l’inversion,  pour équilibrer l’autre coin.


Heures Netherlands, Utrecht, ca. 1490 Morgan MS S.1 fol. 86vHeures à l’usage d’Utrecht, vers 1490, Morgan MS S.1 fol. 86v

Ce Livre d’Heures illustre le récit de la Création par six lettrines consécutives, où Dieu se trouve toujours debout à gauche de ce qu’il crée. Pour le Quatrième Jour, ce parti-pris imposait de placer le Soleil à droite. Là encore, le dessinateur a préféré équilibrer l’image en plaçant la lune à l’opposé du soleil.



Une inversion au Paradis

Maitre de la Cite des Dames, Antiquites judaïques vers 1410 BNF FR 6446 fol 3vMaître de la Cité des Dames, Antiquités judaïques, vers 1410, BNF FR 6446 fol 3v Master of the Mazarine Hours Jean Corbechon, Livre des proprietes des choses, vers 1415, Fizwilliam MS 251 fol 15rMaître des Heures Mazarine, Livre des propriétés des choses (Jean Corbechon), vers 1415, Fizwilliam MS 251 fol 15r

Plusieurs ouvrages différents s’ouvrent sur une image synoptique du Paradis comportant les deux luminaires, non inversés. Leur présence se justifie pour illustrer :

  • dans le premier cas, un résumé de la Création du Monde mentionnant explicitement le soleil et la lune ;
  • dans le second cas, une préface qui se compare au commencement du monde et se réclame de la lumière divine.

La scène principale, au centre, est celle du Mariage d’Adam et Eve, où Dieu tient symétriquement les mains droites des deux époux.


Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 3Maître du Boèce, 1415 Les Faits des Romains , Les Faits des Romains ou Histoire Ancienne jusqu’à César, 1415, Paris, Egerton 912 f. 10

Cette image tout à fait contemporaine illustre elle-aussi un résumé de la Genèse, mais bien que le texte mentionne explicitement « le soleil et la lune », l’illustrateur a jugé bon de les inverser. On notera que la scène centrale n’est pas exactement le Mariage, mais plutôt la Présentation d’Eve à Adam, qui illustre le passage suivant de la Genèse :

« De la côte qu’il avait prise de l’homme, Yahweh Dieu forma une femme, et il l’amena à l’homme. Et l’homme dit:  » Celle-ci cette fois est os de mes os et chair de ma chair! Celle-ci sera appelée femme, parce qu’elle a été prise de l’homme.  » C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. Ils étaient nus tous deux, l’homme et sa femme, sans en avoir honte. » Genèse 22,25


Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 1
Les gestes illustrent fidèlement le texte et l’idée :

  • Dieu tire Eve d’une main et la désigne à Adam de l’autre ;
  • Eve touche sa propre côte ;
  • Adam la scrute avec attention et écarte les mains, admettant que cette chair est bien la sienne.



Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 2
Ce thème de l’unicité et de l’union des chairs est commenté par l’architecture du bas, où la Porte du côté d’Eve la désigne comme celle qui va causer l’Expulsion, mais aussi comme la structure complémentaire à la Tour.



Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 3
L’allusion anatomique est redondée, au niveau des sexes, par la mise en parallèle :

  • de deux aigles qui semblent n’en faire qu’un, tête baissé et tête relevée ;
  • d’un rocher avec deux anfractuosités, l’une étroite et l’autre élargie.

L’inversion lune-soleil, totalement incongrue vu la symétrie de l’image, sert ici encore de signal avertisseur pour le lecteur : attention, cette image n’est pas anodine.



Une inversion topographique (SCOOP) !

Portail S du choeur 14e Heilig-Kreuz-Muenster Schwaebisch_gmuend photo Klaus Graf A Portail S du choeur 14e Heilig-Kreuz-Muenster Schwaebisch_gmuend photo Klaus Graf B

Portail Sud du choeur, 14ème siècle, Heilig-Kreuz-Münster, Schwäbisch Gmünd (photo Klaus Graf)

La convention graphique du portail est que les scènes de l’intrados se lisent de l’intérieur vers l’extérieur, où se place l’élément maquant de chaque épisode.

Ainsi, dans l’intrados gauche, c’est près du bord extérieur qu’on trouve, de haut en bas :

  • la porte du Paradis lors de l’Expulsion,
  • Adam au travail,
  • l’ange apportant les parfums du Paradis pour guérir Adam malade (apocryphe de la Vie d’Adam et Eve),
  • la colombe marquant la fin du Déluge, l’autel du sacrifice de Noé.

C’est à cette convention liée à la topographie très particulière du portail qu’on doit, dans l’intrados droit, l’inversion des luminaires dans la scène du Quatrième Jour : ainsi la narration se conclut sur le soleil, du côté du bord extérieur.



Pour conclure

Genese 1455-61 Taddeo Crivelli Bible de Borso d'Este Bibliotheque Estense Modene p 11Taddeo Crivelli, Bible de Borso d’Este, 1455-61, Bibliothèque Estense, Modène p 11

Terminons par cette image malicieuse, qui joue délibérément sur l’écart aux conventions : l’inversion n’en est bien sûr pas une, puisque Dieu nous tourne le dos.



Article suivant :  Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

Références :
[1] H. Dumaine ‘ »EPTAMÉRON BIBLIQUE: Remarques sur le récit de la création (Gen., I, 1-II, 4 a «  Revue Biblique (1892-1940) Vol. 46, No. 2 (1er AVRIL 1937), pp. 161-181 https://www.jstor.org/stable/44102985
[2] Assemani, Joseph Simonius. Sancti patris nostri Ephraem Syri Opera omnia quae exstant, Graece, Syria ac Latine. 6 vols. Rome, 1732–1746. Syriac and Latin 1, volume I p 16
https://archive.org/details/AssemaniEphremSyriacAndLatin1/page/n43/mode/2up
[3] Deux thèses contradictoires s’opposent quant à la généalogie des manuscrits : celle de Weizmann et celle de Lowden (pour une synthèse de la controverse, voir Mika Takiguchi, The Octateuchs, dans Vasiliki Tsamakda, 1970, « A Companion to Byzantine Illustrated Manuscripts »). Mais tout le monde s’accorde sur le fait que Vat 747 précède largement Vat 746. Pour la comparaison image par image des cinq versions de la Genèse, voir Jean Lassus « La Création du Monde dans les Octateuques byzantins du douzième siècle » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Année 1979 62 pp. 85-148 https://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1979_num_62_1_1568
[4] Topographie chrétienne Chapitre 4 (Réfutation de la sphère) https://www.tertullian.org/fathers/cosmas_04_book4.htm#6
[5] Cynthia Hahn, “The Creation of the Cosmos: Genesis Illustration in the Octateuchs,” Cahiers archéologiques Vol 28 1979
[6] Anne-Laurence Caudano « UN UNIVERS SPHÉRIQUE OU VOÛTÉ ? SURVIVANCE DE LA COSMOLOGIE ANTIOCHIENNE À BYZANCE (XI e ET XII e S.) » Byzantion Vol. 78 (2008), pp. 66-86 https://www.jstor.org/stable/44173067
[7] Weitzmann, qui ne différencie pas vue de profil et vue en plan, pense que ces deux têtes représentent Okeanos et Thalassa. Voir Weitzmann « The Byzantine Octateuchs », p 20
[8] Mendel Metzger, « La Haggada enluminée », p 310
[9] Mira Friedmann, « More on Right anf Left in painting », Assaph, Publication of the Tel-Aviv University, Faculty of Fine Arts. Studies in art history, Volume 1 p 126
[10] Pour ses illustrations époustouflantes de la Bible de Conradin voir le site du Walters Art Museum : https://www.thedigitalwalters.org/Data/WaltersManuscripts/html/W152/
Pour la Bible de Trente :
https://bdt.bibcom.trento.it/Manoscritti/10424#page/n1194/mode/thumb
[11] Sophie Ramond « Les références à la création dans le Psautier, entre emprunt et innovation » Transversalités 2014/1 (N° 129), https://www.cairn.info/revue-transversalites-2014-1-page-45.htm
[11b] George Henderson, «The Idiosyncrasies of a thirteenth-century Illustrator : The Old Testament Cycle in St John’s College, Cambridge, MS K. 26 revisited » dans « Tributes to Nigel Morgan. Contexts of Medieval Art : Images, Objects and Ideas »

[12]

Voici l’ensemble du passage (vers 397-484) :
Fauvel, qui est faus et quassé,
Tout cest brouet li a brassé :
Si com il veut Fortune torne
400 Et ce que Diex a fet bestorne.
Or te vuil monstreir la maniere
Com’ il met ce devant deriere.
Or entent, tu qui Fauvel torches :
404 Diex fist au premier .ij. grans torches,
Plaines de mout très grant lumière,
Mès c’est par diverse manière.
L’une a non soleil, l’autre lune ;
408 Clarté de jour nous donne l’une :
C’est le solail qui luist de jour,
La lune de nuit sans séjour.
Mès le solail, se Diex m’ament,
412 Est trop plus haut eu firmament
Que n’est la lune, c’est sans doute,
Ne elle n’a de clartei goute
Que le solail ne li envoie.
416 Mès Fauvel, qui trestout desvoie,
A tant fait que cest luminare
Est tout berstornei au contraire.
Mout est beste de grant emprise :
420 La lune a sus le solail mise,
Si que le solail n’a lumière
Fors de la lune et au derriere.
Grant eclipse pues ci trouver ;
424 Ce que j’é dit te vuil prouveir.
Li sage fondé sus reson
Font semblable compareson
Au solail du ciel de prestrise,
428 Et a la lune au dessous mise
Comparent temporel empire ;
La cause de ce te vuil dire.
Diex, qui sus tous est sire et mestre,
432 Fist son filz de la Virge nestre,
Qui sacrifia comme prestre,
Si que por ce doit prestrise estre
Au solail acomparagie
436 Que Diex li donna la mestrie
De donner au monde lumiere,
Par quoi il levast cuer et chiere
A cognoistre la droite voie
440 D’aler en pardurable joie.
Ausi ordena Diex prestrise
Qu’ele fust chief de sainte Yglise,
Qu’en lié vout le pouer crïer
444 De tout lïer et deslïer.
Mès a temporel seignorie
Ne donna Diex nule mestrie,
Ains vout que fust dessous prestrise,
448 Pour estre bras de sainte Eglise,
Si qu’el n’eüst pouer de fere
Fors ce qu’a l’Iglise doit plere.
Et par reson le pues veïr :
452 Le bras doit au chief obeïr
Et a execusion metre
Ce que le chief li veult commetre.
Mout prest est le bras par nature
456 A garder le chief de laidure,
Quer le chief est plus haut en l’omme
Que n’est nul des membres, si comme
Celui qui tout le corps gouverne :
460 Par lui voit et ot et discerne.
Et se le chief estoit malade,
Il n’i a membre, tant soit rade,
Que l’en n’en voie plus mat estre,
464 Si com les sergens de lor mestre.
Einsi doit temporalitei
Obeïr en humilitei
A sainte Eglise, qui est dame,
468 Qui peut lier et corps et ame.
Mès Fauvel a tant fauvelé
Et son chariot roelé
Que, mal gré Ferrant et Morel,
472 La seignorie temporel,
Qui deust estre basse lune,
Est par la roe de Fortune
Souveraine de sainte Eglise.
476 Sainte Yglise est au dessous mise,
Si qu’el donne poi de lumiere ;
Ainsi va ce devant derriere :
Les membres sont dessus le chief.
480 Grant mestier fust que de rechief
Diex vousist fere un novel monde,
Que cestui de tout mal soronde.
Pour ce que Fauvel le gouverne
484 En tenebres et sans lanterne.

[13] La liste, basée sur les travaux de Alison Stones, se trouve dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Ma%C3%AEtre_de_Fauvel

Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

31 décembre 2022

Le couple Soleil-Lune n’est qu’une parmi les diverses polarités qui se sont mises en place au cours du temps dans l’iconographie de la Crucifixion. Cet article introductif recense ce qui a été écrit pour expliquer la présence du couple des luminaires dans la scène sacrée, fait le point sur les différentes hypothèses quant à son origine, et reprend les explications qui ont été avancées pour les rares inversions Lune-Soleil.

Article précédent : Lune-soleil : le Quatrième Jour

 Les polarités dans la Crucifixion

Hortus_Deliciarum 1159-75 Die_Kreuzigung_Jesu_ChristiHortus Deliciarum, 1159-75

La scène de la Crucifixion comporte plusieurs éléments polaires :

  • 1) le couple Marie / Saint Jean ;
  • 2) le couple lance (créant la plaie d’où coule le sang et l’eau) / roseau (portant l’éponge imbibée de vinaigre) ;
    • 2a) le couple du Bon et du Mauvais larron ;
    • 2b) le couple Eglise / Synagogue ;
  • 3) le couple Soleil / Lune.


1175-1200 Niello-filled_paten_from_Trzemeszno,_Poland
Patène de Trzemeszno, 1175-1200, trésor de l’Archidiocèse de Gniezno

Ce graveur a particulièrement travaillé l’analogie graphique :

  • entre la couronne de l’Eglise et celle du Soleil ;
  • entre le bandeau de la Synagogue et le voile de la Lune.

La couronne de la Synagogue est tombée à terre, et son fanion est pointe en bas.


1170–1180-Stammheim-Missal-Hildesheim-VITA-and-MORS-Isaiah-David-DIES-and-NOX-J.-Paul-Getty-Museum-6497.MG_.21-fol-86r.
1170–1180 Missel de Stammheim, pour l’abbaye de Hildesheim, Getty Museum 6497.MG.21 fol 86r

Cette image ajoute trois polarités pratiquement uniques :

  • le couple Vie / Mort (VITA / MORS) au bout des branches de la croix ;
  • le couple Jour / Nuit (DIES / NOX ) tout en bas ;
  • le couple Isaïe / David de part de d’autre du Pressoir divin (Isaïe 63,3)


1) Le couple Marie / Saint Jean

La présence de Marie lors de la Crucifixion n’est mentionnée que dans l’Evangile de Jean. Dans l’immense majorité des cas, la mère du Christ occupe la position d’honneur (à sa droite) et son disciple préféré se trouve à sa gauche. Nous verrons quelques exemples où les deux se trouvent ensemble, à sa droite.


Theodore Psalter 1066 BL Add MS 19352 fol 96rTheodore Psalter, 1066, BL Add MS 19352 fol 96r

Ce psautier byzantin présente un des très rares cas où les deux se trouvent à sa gauche, laissant la place d’honneur au porteur de lance. L’explication est que ce dessin marginal n’illustre pas directement la Crucifixion, mais un psaume :

« Le Seigneur a opéré le salut au milieu de la terre » Psaume 73, 12

  • « opéré le salut » est traduit par le jet de sang qui tombe sur Longin (selon une tradition, celui-ci était aveugle et le jet lui redonna la vue) ;
  • « au milieu de la terre » est traduit par le Soleil rouge (couleur du sang) et la Lune bleue, qui symbolisent ici les deux extrémités de la Terre, l’Orient et l’Occident.


2) Les polarités liées à la position de la plaie

Crucifixion 420-430 Rome British Museum schemaCrucifixion, 420-430, provenant de Rome, British Museum

Ce célèbre ivoire est un des très rares exemples où la plaie du Christ se situe sur son flanc gauche (côté coeur).



Crucifixion 420-430 Rome British Museum schemaOn remarquera que la position du porteur de lance sous le bras droit de la croix (vu par le spectateur) fait écho à celle de Judas pendu sous son figuier (en rouge). De même, le nid où un oiseau nourrit ses oisillons renvoie aux fonctions des deux personnages en dessous, la mère et le disciple (flèches jaunes). Enfin, l’inscription REX -IUD divise la plaque en une partie gauche où le Christ est Roi et une partie gauche (côté plaie) où les Juifs sont en apparence vainqueurs.


Doute de Thomas 420-430 Rome British Museum schemaDoute de Thomas, 420-430, provenant de Rome, British Museum

Le même coffret d’ivoire présente sur sa face opposée cette autre scène montrant la position de la plaie du même côté. La toge est portée de manière normale, en découvrant l’épaule droite. Maintenir la cohérence de la position de la plaie complique beaucoup la situation, puisqu’ il a fallu que :

  • 1) le Christ dénoue sa toge ;
  • 2) Thomas la remonte le long du bras gauche levé ;
  • 3) Thomas repousse la tunique dans l’autres sens pour accéder à la plaie (les tuniques romaines étaient formées de deux rectangles cousus latéralement et en haut, en laissant un passage pour le cou et les bras [0]).


Cette composition très sophistiquée, dont il n’existe aucun autre exemple, a été élaborée ad hoc, probablement pour mettre en parallèle l’arbre de Judas et la Croix. Elle ne prouve donc pas que la plaie au flanc gauche était la situation d’origine au 5ème siècle (comme le suppose Vladimir Gurewich [1] ) : simplement qu’à cette époque le côté n’était pas encore déterminé de manière rigide.

Seul l’Evangile de Jean (19,34) parle du coup de lance, sans préciser la position de la plaie. On lit souvent que le flanc droit, a été fixé par un apocryphe grec du 4ème siècle, les Evangiles de Nicodème (dit encore Actes de Pilate). Après vérification, ce texte est le premier à nommer le porteur de lance Longin (du grec « longké » qui signifie « lance »), mais aucune de ses versions ne précise le côté de la plaie [2]. En revanche on trouve bien dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome (Cappadoce 4ème siècle) l’indication du flanc droit du Christ.


Le-Bon-Pasteur-Catacombe-de-Priscille-RomeLe Bon Pasteur, Catacombe de Priscille, Rome

En fait personne ne soit vraiment pourquoi la position de la plaie s’est fixée sur le flanc droit. Frédéric Tristan [3] fait l’hypothèse séduisante que celle-ci correspond à la convention antique de draper les vêtements en laissant libre le flanc droit.

Quoiqu’il en soit, la position de la plaie fixe celle de Longin à gauche, d’où découle celle du porteur de roseau, Stéphaton, de l’autre côté de la croix.


Silver dish from Perm-Molotov, 7th century AD, Syrian or Palestinian, Hermitage, LeningradDisque d’argent de Perm-Molotov, 7ème-10ème siècle, Syrie ou Palestinian, Ermitage, Leningrad

Ce disque en est une des très rares exceptions (voir [1] note 6). Les inscriptions sont en syriaque qui s’écrit de droite à gauche, et les deux médaillons du bas sont disposés chronologiquement dans le sens de cette écriture : à droite la Crucifixion, puis à gauche les Saintes femmes au tombeau. On pourrait être tenté d’expliquer par la même cause l’inversion roseau / lance. Cependant, il faut noter que les autres polarités résistent à l’inversion : dans le médaillon de l’Ascension, tout en haut, le Soleil et la Lune sont dans l’ordre habituel, de même que, dans celui de la Crucifixion, le Bon et le Mauvais Larron (identifiés par les inscriptions) ( [4], p 60)


Crucifixion 750 ca __gospelbook Sankt_Gallen p 266Crucifixion, vers 750, Evangiles de Saint Gall, p 266

C’est seulement dans l’art irlandais du VIIème ou Xème siècle qu’on trouve de manière plus groupée l’inversion Stéphaton / Longin [5].


Une polarité dépendante : celle des larrons

Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et Résurection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

La Crucifixion de Rabula est la toute première où Longin, nommé, est positionné à gauche. Le bon larron (sans barbe) se trouve nécessairement du même côté, comme l’explique une tradition très ancienne dont témoigne Saint Augustin :

« Et le temps ne permet pas de baptiser le larron. Dans sa miséricorde, le Rédempteur imagine à cela un remède. Un soldat s’approche; d’un coup de lance, il ouvre le côté du Christ, et de cette plaie «s’échappent du sang et de l’eau» qui rejaillissent sur les membres du larron.«  Saint Augustin, 52ème sermon sur la Passion du Seigneur et les deux larrons.


Autre polarité dépendante : l’Eglise et la Synagogue

Verriere 3 nouvelle alliance 1215-20 Cathedrale de BourgesVerrière 3 (Nouvelle alliance), 1215-20 Cathédrale de Bourges

La polarité Eglise-Synagogue s’est mise en place plus tard, à l’époque carolingienne. Là encore la position de l’Eglise est contrainte par la position de la plaie puisqu’elle recueille le sang du Christ dans son calice.

Ici l’artiste a particulièrement travaillé les correspondances graphiques :

  • le soleil rouge fait écho au sang dans le calice de l’Eglise ;
  • la lune masquée fait écho au visage bandé de la Sygagogue.


3) La polarité Soleil-Lune

Copie Crucifixion catacombe San valentino 700-710 Cod Vat Lat 5409 fol 37r700-10, Catacombe San Valentino, Cod Vat Lat 5409 fol 37r [6] 741 and 752 731px-Crucifixion_from_Santa_Maria_Antiqua741-52, Santa Maria Antiqua

Fresques de la Crucifixion

A l’exception de la Crucifixion de Rabula (sur laquelle nous reviendrons dans Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient) les plus anciennes Crucifixions montrent déjà le Soleil et la Lune à leur place conventionnelle.

Les vestiges de ces hautes époques sont très rares, et il est impossible de préciser l’ordre dans lequel se sont installées les différentes polarités, qui se sont stabilisées très tôt.

Le couple Soleil-Lune – et c’est là tout son intérêt – est celui qui présente le plus d’inversions : sans doute parce qu’il n’est étayé directement par aucun texte, mais aussi parce que la logique de la place d’honneur attribuée au Soleil, conduit à divers paradoxes que nous examinerons plus loin.



Le Soleil et la Lune d’après les textes

Il n’existe qu’un seul texte laconique expliquant la présence des luminaires dans la Crucifixion :

« et quelquefois on met près de la croix le soleil et la lune en éclipse, pour désigner sa patience« . Guillaume Durand, 1286, « Rational ou manuel des divers offices » Volume 1, Premier livre, Chapitre 3

Cette interprétation du XIIIème siècle ne s’applique qu’à la formule où les luminaires personnifiés se voilent la face avec un linge, qui représente à la fois leur éclipse et leur affliction devant la douleur (la patience) du crucifié.

Mais plusieurs passages mentionnant le couple Soleil / Lune peuvent être proposés comme source indirecte. Les voici, des plus cités aux moins cités.

1) L’éclipse du Soleil pendant la Crucifixion

Voici comment le prophète Amos décrit le jour où Dieu se dressera contre les exploiteurs :

« A cause de cela, la terre ne tremblera-t-elle pas, et tous ses habitants ne seront-ils pas dans le deuil? Elle montera tout entière comme le Nil, elle se soulèvera et s’affaissera, comme le Nil d’Égypte. Il arrivera en ce jour-là, -oracle du Seigneur Yahweh,- je ferai coucher le soleil en plein midi, et j’envelopperai la terre de ténèbres en un jour serein. Je changerai vos fêtes en deuil, et tous vos chants de joie an lamentations ; je mettrai le sac sur tous les reins, et je rendrai chauve toute tête ; je mettrai le pays comme en un deuil de fils unique, et sa fin sera comme un jour amer. » Amos, 9, 10

Ce passage est probablement la source des divers phénomènes relatés dans les trois Evangiles synoptiques de manière pratiquement identique : éclipse du soleil durant trois heures, puis tremblement de terre au moment de la mort du Christ :

« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte: Eli, Eli, lama sabachthani? c’est-à-dire: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Mathieu 27,45-46, pratiquement identique à Marc 15,33-34 et Luc 23-44.


« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27,51-52

On notera que ces textes ne parlent pas de la Lune.

2) Les phénomènes solaires et lunaires au moment du Jour du Seigneur

« Je ferai paraître des prodiges dans les cieux et sur la terre, Du sang, du feu et des colonnes de fumée. Le soleil se changera en ténèbres Et la lune en sang, Avant que vienne le jour du Seigneur, Grand et terrible ». Joël 2,30-31


Cette prophétie est citée littéralement par Pierre dans son discours au moment de la Pentecôte :

« Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours-là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. «  Actes 2:18-21


L’idée du soleil noir et de la lune rouge revient également dans l’Apocalypse, avec des comparaisons tonitruantes :

« Et je vis, quand il eut ouvert le sixième sceau, qu’il se fit un grand tremblement de terre, et le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent vers la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un gros vent. » Apocalypse 6, 12-13


3) Les phénomènes solaires et lunaires au moment de la Crucifixion

Bien que les Evangiles canoniques ne parlent pas de la Lune au moment de la Crucifixion, d’autres textes ont permis de justifier sa présence.


En Orient :

« Et alors, quand ce Jésus fut crucifié sur le bois de la Croix, de grandes ténèbres se firent dans le monde habité au milieu du jour, car le soleil s’est obscurci et la lune ressemblait à du sang« . Anaphore de Pilate

Ce texte probablement d’origine syrienne transpose à la Crucifixion les caractéristiques des luminaires que le texte des Actes applique au Jour du Seigneur. Il explique pourquoi les mentions de « soleil obscurci » et de la « lune de sang » figurent dans plusieurs Crucifixions orientales : quelques crucifixions byzantines du 10ème s (Cappadoce) et arméniennes du 14ème s (Matenadaran 4806 et 3717). En Ethiopie, la mention accompagne pratiquement toutes les Crucifixions.( [7], p 71).


En Occident :

1444 Tegernseer Tabula Magna Gabriel Angler Germanisches Museum Nuremberg

Tabula Magna du Tegernsee, Gabriel Angler, 1444, Germanisches Museum, Nuremberg

Cette exception remarquable n’en est pas une : tout le fond, y compris l’éclipse du soleil et la lune rouge, a été peint à l’époque baroque, par dessus le tissu d’honneur multicolore qui y figurait à l’origine [7a].

En Occident, on ne colorie jamais la Lune en rouge, car le texte qui justifie sa présence dans la Crucifixion est un passage de Matthieu relatif au Jugement dernier :

« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlés ». Matthieu 24,29


Beatus de gerone 975 Crucifixion

Crucifixion
Beatus de Gérone, vers 975

Cette image, où la citation de Mathieu est inscrite à côté du Soleil et de la Lune, témoigne de la fusion entre le thème du Jugement Dernier et celui de la Crucifixion. L’illustrateur n’a pas tenté de montrer l’obscurcissement des deux luminaires, et l’a remplacé par la main cachant la bouche en signe d’affliction. Plus tard apparaîtra la solution graphique plus directe du linge cachant le visage ou essuyant les yeux.

Crucifixion Lune Soleil Sources

Ce schéma récapitule les sources textuelles  que nous venons de détailler.


4) La métaphore Christ / Eglise

Cette assimilation, très ancienne, s’explique par plusieurs textes :

« Mais pour vous qui craignez mon nom, se lèvera un soleil de justice, et la guérison sera dans ses rayons » Malachie 3,20


« Car si vous venez à tomber dans le péché, le soleil de justice se couchera pour vous en plein midi ; la lumière de la science vous sera enlevée en même temps; et la splendeur de la lune, c’est-à-dire de l’Eglise de Jésus-Christ, vous sera entièrement ôtée. » Saint Jérôme – oeuvres morales 1100, CHAPITRE XI. Néant des plaisirs de la jeunesse.


Uta Codex 1000-25 BSB Clm 13601 p 10Uta Codex, 1000-25, BSB Clm 13601 p 10

 
 

Le soleil de Feu s’obscurcit dans le Ciel parce que le soleil de Justice souffre sur la croix

Et la lune souffre d’une éclipse parce que l’Eglise est affligée par la mort du Christ

Igneus Sol obscuratur in aethere Quia Sol iustitiae patitur in cruce .

Eclypsin patitur et luna Quia de morte Christi dolet Ecclesia

Les légendes de cette miniature relient explicitement les luminaires à deux phénomènes cosmiques : l’obscurcissement du soleil et l’éclipse de la lune. Le dessinateur n’a représenté ces phénomènes que métaphoriquement, par le linge que Sol et Luna tiennent devant leur visage, et les commentaires servent à expliquer au lecteur ce geste d’affliction. Il semble donc que les phénomènes cosmiques soient une justification secondaire de la présence des deux luminaires, leur assimilation au Christ et à l’Eglise étant la raison première.


5) La métaphore Nouvelle Loi / Ancienne Loi

Un verset très difficile de l’Ecclésiaste est aujourd’hui traduit de manière quasi météorologique :

« Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. » Ecclesiaste 5,6


Plusieurs Pères de l’église ont interprété ce vent qui tourne du Sud au Nord comme l’ Esprit qui se détourne du peuples du Midi (les Juifs) pour convertir ceux du Nord (les Gentils) :

« S.Grégoire-le-Grand et S. Ambroise l’expliquent dans le plus grand détail… quand ils disent que par la Loi nouvelle le soleil de justice a passé aux régions qu’avait jusque-là couvertes l’ombre de la mort; tandis que les ténèbres se sont étendues sur le peuple des patriarches à qui luisait l’éclat de l’enseignement divin. Ainsi nous autres, enfants des païens et fils de l’Aquilon, nous avons eu enfin la lumière en partage (la lumière surnaturelle) après la longue nuit de tant de siècles d’erreur. » C.Cahier ( [8], p 222)


Cette métaphore est parfaitement explicitée à l’époque médiévale, dans ce commentaire sur la Génèse :

« Le Soleil et la Lune signifient clairement l’Ancien et le Nouveau Testament... Ils séparent le Jour et la Nuit, ils président au Jour et à la nuit. Jour et Nuit, Eglise et Synagogue sont à comprendre comme les Gentils et les Juifs. » Bruno de Segni (1045-1123), Expositio in Genesis C.I


6) Les serviteurs du Seigneur

Utrecht Psalter Psaume 148 fol 82vPsautier d’Utrecht, Fol 82v

« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4

On invoque parfois ce passage pour expliquer la présence des luminaires dans des Crucifixions d’allure triomphale, où le Christ porte une couronne et où les personnifications ne pleurent pas. Encore faudrait-il que les étoiles soient présentes, ce dont je ne connais pas d’exemple.


7) La métaphore Dieu / Ame

« Dieu est le soleil, et l’âme, la lune; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté » Saint Augustin citant Plotin, Cité de Dieu, Livre X chapitre 2


Livre de prieres d'Aelfwine, Winchester, vers 1020, BL Cotton MS Titus D XXVII fol 65vLivre de prières d’Aelfwine, Winchester, vers 1020, BL Cotton MS Titus D XXVII fol 65v

Le Soleil et la Lune sont personnifiés à l’antique, tenant une torche allumée dans la main gauche. Les deux vers qui les surplombent sont particulièrement denses :

Que cette croix serve de sceau à Ælfwine, à son corps et à son esprit,

Croix sur laquelle attaché, Dieu attira toute chose vers lui.

Hec crux consignet Ælfwinum corpore mente

in qua suspendens traxit Deus omnia secum

Le second vers paraphrase un verset de Jean :

« Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tout à moi« . Jean 12,32

Situés au dessus de la traverse, le Soleil et la Lune illustrent cette totalité qui est tirée vers le haut par la main de Dieu. De plus, la typographie suggère qu’Ælfwine lui même aspire à être emporté en totalité vers le haut, CORPORE accompagnant le Soleil et MENTE la Lune.

L’idée n’est pas la même que celle de Saint Augustin, puisque Dieu se trouve ici au centre de deux couples Actifs / Passifs. Mais le point commun est l’affinité entre la Lune et l’Ame, en tant qu’objets passifs.

8 ) Les Hymnes d’Ephrem le Syriaque (306-373)

Ce théologien oriental, dans ses Hymnes à la Crucifixion, a développé trois interprétations très originales de la présence du couple Soleil / Lune.

Majesté / Humanité du Christ :

« Les luminaires aussi le servirent, le jour de la passion. Ils étaient en leur plein, au même moment, symboles de la plénitude qui ne connaît pas de déclin. Le soleil montra le symbole de sa Majesté. La lune montra le symbole de son Humanité. Tous les deux, ils l’ont annoncé. Le matin, la lune vit le soleil en face, symbole du troupeau qui vint à sa rencontre. » Ephrem le Syriaque Crucifixion IV, 15 [9]


Divinité / Corps du Christ :

« Et pourquoi cet excès a-t-il été trouvé dans la mesure du soleil, – et pourquoi la mesure de la lune est-elle insuffisante et trop petite ? Le soleil est le symbole de son don – la Divinité, qui a débordé de son abondance et a été donnée en cadeau . La lune est le symbole de son Corps ; sa mesure insuffisante, l’accompli qui s’en est revêtu l’a complétée. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VI, 14 ( [10], p 57)


Anges / Morts ressucités

« Le soleil se cacha en haut, la lune en bas, – et de tous côtés les justes s’enfuirent, cherchèrent et trouvèrent refuge. Le soleil correspond aux anges, la lune aux ensevelis, puisque les intermédiaires menteurs avaient tué sans le savoir leur Seigneur. Le soleil a brillé comme les anges qui ont été envoyés. La lune s’est levée avec les morts qui ont été ressuscités. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VII 6 ([10], p 57)

Il serait imprudent de prétendre que ces textes peu connus prouvent l’origine syriaque de l’iconographie de la Lune et du Soleil dans la Crucifixion. Ils témoignent néanmoins du fait qu’un imaginaire des luminaires s’est  très tôt développé, bien au delà de ce que disent les textes canoniques.

9 Le Jour, la Nuit et l’équinoxe

La Crucifixion a eu lieu peu après l’équinoxe de Printemps : on pourrait donc facilement imaginer que la position équilibrée des deux luminaires traduit cette égalité du Jour et de la Nuit, d’autant plus que comparaison de la croix avec une balance est courante.

Or cette interprétation n’apparaît dans aucun texte : sans doute parce l’évènement astronomique lié à la Crucifixion n’est pas exactement l’Equinoxe, mais la première Pleine Lune qui le suit.



L’origine du Soleil et de la Lune dans les Crucifixions

Les historiens d’art se divisent en deux écoles.

Ecole 1 : Influence d’autres cultes

Certains pensent que l’origine pourrait être une imprégnation à partir des cultes orientaux :

  • tauroctonie dans le culte de Mithra, représentations de Jupiter Héliopolitain ou de Jupiter Dolichenus (voir notamment L. Hautecoeur, [11] ) ;
  • résidu de l’hérésie manichéenne (Grondijs, 1935), hypothèse aujourd’hui abandonnée.


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Ecole 2 : recyclage chrétien de l’attribut païen de la Majesté

Depuis que l’hypothèse a été formalisée par Gustave Chauvet [12], c’est à cette idée d’une survivance païenne (plutôt que d’une porosité avec les cultes orientaux) que se rallient la plupart des spécialistes.


Les arcs de triomphe

RomaArcoCostantinoTondoEst RomaArcoCostantinoTondoWEst photo rene seindal

Certains arcs de triomphe païens comportent les chars du soleil et de la lune (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain ) , notamment celui de Constantin (édifié avant sa conversion au christianisme, à l’époque où il adorait encore Sol invictus).


Freshfield Album 1574 ca Cambridge,_Trinity_College,_ms._O.17.2_(13)_(Column_of_Arcadius_pedestal_west_elevation_reliefs)Colonne d’Arcadius (piédestal Ouest), 401, Constantinople
Freshfield Album, vers 1574, Cambridge, Trinity College, ms. O.17.2 13)

Pour Hans Peter L’Orange [13] , on voit sur ce bas-relief d’une colonne chrétienne disparue les chars solaire et lunaire escorter la Croix, comme ils escortaient auparavant l’empereur divinisé. Ainsi ce bas-relief perdu serait le chaînon manquant entre les luminaires païens et les luminaires christianisés.

L’hypothèse est séduisante, mais les chars ne ressemblent pas du tout à ceux du Soleil et de la Lune :

  • le dessin ne montre aucune différence entre les deux (habituellement il s’agit d’un quadrige et d’un biga),
  • ils sont affrontés (alors que dans les frontons des temples ils vont tous les deux de gauche à droite, l’un montant l’autre descendant)
  • comme le bas-relief était situé  à l’Ouest, le char du Soleil aurait indiqué le Nord, de manière peu logique.

Vu la grande symétrie des scènes militaires de ce bas-relief, il est  probable que les deux chars avaient simplement une signification victorieuse, sans rapport avec le Soleil et la Lune.


Les Empereurs en Majesté

Camee de Licinius 4eme siecle BNFCamée de Licinius, 4ème siècle, BNF

Ce camée montre un empereur écrasant de son char ses ennemis, flanqué de deux victoires portant des trophées. En haut Sol et Luna personnifiés lui offrent d’une main un globe céleste et tiennent de l’autre une torche. Ce camée est toujours pris comme exemple de l’iconographie impériale païenne, alors que la présence des luminaires est tout à fait unique. De plus, la datation du camée étant incertaine [14], il pourrait parfaitement s’agir d’un empereur chrétien.


Médaillon de Mersine, 4ème siècle, Ermitage

Ce médaillon est le second et dernier exemple d’une iconographie cosmique impériale, cette fois chrétienne. Véritable hapax iconographique, il multiplie les symboles d’autorité autour de la figure centrale :

  • main de Dieu tenant une couronne au dessus de sa tête ;
  • labarum tenu dans la main droite, globe (non crucifère) dans la main gauche ;
  • symboles de la Lune et du Soleil ;
  • personnifications de la Lune et du Soleil, vêtues en princes, chacune tenant une torche dont la flamme est tournée vers le bas pour montrer que sa lumière faiblit en présence de la figure centrale :
    • la Lune, aux manches couvertes par son manteau, est en position de vénération ;
    • le Soleil offre un torques, collier de forme particulière qui servait lors du couronnement des premiers empereurs byzantins ;
  • probable dragon foulé aux pieds ;
  • cadre constitué d’animaux sauvages, évoquant la chasse impériale.

Tous ces détails ont été relevés et analysés par A Grabar dans un article passionnant [13a], qui conclut que la figure centrale ne peut pas être le Christ : il s’agirait de l’empereur Constantin, dont le prestige est convoqué dans ce médaillon qui faisait partie d’un collier à vocation prophylactique.

Pour Grabar, l’inversion du Soleil et de la Lune, et surtout la personnification féminine du Soleil, révèlent une origine orientale : la Lune et le Soleil personnifiés pourraient signifier l’Occident et l’Orient, deux mots qui en grec sont du genre féminin.


Deux contre-exemples

Diptyque en ivoire 400-50 Louvre OA 9062Diptyque en ivoire, 400-50, Louvre OA 9062

Par ailleurs, ce diptyque montre que le couple Soleil-Lune n’était pas réservé à l’empereur. Il décore ici la loge d’un personnage officiel, probablement un jeune sénateur coiffé de la couronne sacerdotale de coronatus provincial, qui sur le volet de droite tient la mappa pour déclarer les jeux ouverts. On remarquera que, dans ce même volet, à gauche d’un manteau tombé au sol, deux ours s’affrontent au dessus d’une forme hémisphérique (un chaudron , selon Delbrueck). A mon avis, il s’agit plutôt d’une sphère céleste : décoration appropriée à un combat entre deux Ourses, et qui s’harmonise avec le thème cosmique de la loge. On voit ici le soleil et la lune perdre tout caractère sacré.


ivoire barberini Contantinople vers 400 louvreIvoire Barberini (détail), Contantinople, vers 400, Louvre

Enfin ce célèbre ivoire ne constitue pas non plus un précurseur de la formule : le Soleil (identifiable à ses sept traits) ne forme pas couple avec la Lune seule, mais avec un croissant et une étoile. Le clipeus porté par les deux anges symbolise le ciel où se trouve le Christ bénissant : cette composition anticipe les Majestas Dei, mais n’a rien à voir avec le Soleil et la Lune dans les Crucifixions.


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Les plus anciens précurseurs

Vivas in eterno coupe boulogne sur mer 350-400 Musee St Germain en LayeCoupe à boire trouvée à Boulogne sur Mer, 350-400, Musée de Saint Germain en Laye

Cette coupe montre en haut le sacrifice d’Isaac et en bas un chrisme flanqué à gauche d’un Soleil à sept rayons, à droite d’un croissant entouré de dix étoiles. La nudité d’Isaac est un indice possible d’une identification de son sacrifice avec celui du Christ : auquel cas on peut imaginer que le motif de la partie basse soit un des tout premiers exemples d’une Crucifixion symbolique [15].


Vivas in deo Coupe de Pallien, Landesmuseum TrierVivas in deo Coupe de Pallien, Landesmuseum Trier [15]

Cependant, cette autre coupe présente une composition très semblable, sans aucun élément christique, et avec l’inscription « Vivas in Deo, Z(ezes) »( Vis en Dieu, tu vivras) ». La bipartition opportune de l’inscription fait que « Vivas » résume le destin d’Isaac, et « In deo » la piété d’Abraham.

La main de Dieu, le temple et l’autel du sacrifice, superposés au centre, concernent les deux protagonistes. Le graveur de Boulogne, à l’inverse, a choisi de décaler la main de Dieu d’un côté et l’autel de l’autre, ce qui améliore la narrativité (la main de Dieu commande à Abraham, l’autel est destiné à Isaac). Si les deux coupes sont des variantes d’un modèle commun, on peut imaginer que le chrisme soit un emblème équivalent au temple, l’un désignant la piété chrétienne, l’autre la piété juive : d’où la possibilité que les deux coupes aient été destinées à ces deux communautés.

Dans la coupe de Boulogne, l’inscription  « Vis dans l’Eternel, tu vivras » suffit à justifier l’ajout du Soleil et de la Lune comme emblèmes classiques de l’Eternité. Si le graveur avait eu l’intention d’évoquer la scène de la Crucifixion par le chrisme entre les deux luminaires, il aurait placé l’autel du sacrifice en plein milieu, comme substitut à la croix.

Cette composition n’est donc probablement pas une Crucifixion déguisée. Elle témoigne néanmoins de l’adjonction, à un emblème du Christ, des symboles de l’Eternité : c’est le même processus qui a pu se répéter, un peu plus tard, avec la Croix.


5eme Museo nazionale Ravenne
Croix de carrefour, 5ème siècle, Museo nazionale, Ravenne [16]

Cette croix où le Christ est remplacé par la main droite de Dieu, entre le Soleil et la Lune pratiquement indifférentiés et deux étoiles symétriques qui résument le firmament, est un autre jalon avant l’apparition de la Crucifixion aux luminaires.


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En synthèse sur l’origine du motif

L’extrême rareté des exemples précoces de luminaires dans les Crucifixions rend les hypothèses périlleuses : ils montrent néanmoins que l’inversion lune-soleil n’était pas la situation primitive.

L’influence des cultes orientaux est indémontrable et peu vraisemblable, compte-tenu de la virulence des auteurs chrétiens contre le culte de Mithra.

Le recyclage  de l’iconographie impériale au profit du christianisme se heurte à l’absence d’exemples païens et à une difficulté logique : l’Empereur, puis ensuite le Christ, ont été identifiés à Sol invictus : ils pouvaient difficilement être escortés d’un second soleil.

Mon hypothèse, basée sur  la coupe à boire de Boulogne, est que les luminaires ont été rajoutés d’abord autour du Chrisme pour signifier de manière abstraite l’Eternité, de la même manière que dans les pièces portant la déesse Aeternitas (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ils ont ensuite été conservés lorsque le symbole a été remplacé par l’image concrète de la Croix.



 Les paradoxes de la configuration Soleil-Lune

Le paradoxe du Soleil au Nord

Bien que les Evangiles soient muets sur le sujet, la tradition s’est établie très tôt, du moins en Occident, que le Christ avait été crucifié face à l’Ouest. En témoignent ces vers de Sédulius (milieu Ve siècle) :

 

Personne ne doit ignorer que la forme de la croix mérite d’être honorée,
elle qui a porté triomphalement le Seigneur et qui, à partir d’un plan souverain,
a réuni les quatre régions du monde carré.
Le splendide orient étincelle depuis la tête de l’Auteur (du monde),
les pieds augustes sont baignés par le couchant,
la main droite soutient le nord, la gauche érige l’axe central ;
alors la nature entière vit des membres du Créateur,
et le Christ régit l’univers, de toutes parts embrassé par la croix.

Sédulius, Paschale Carmen, 189-197, Patrologia Latina 19, col. 724-726

Neve qui ignoret speciem crucis esse colendam,
quae Dominum portavit ovans, ratione potenti

quatuor inde plagas quadrati colligit orbis.

Splendidus auctoris de vertice fulget Eous,
Occiduo sacrae lambuntur sidere plantae,
Arcton dextra tenet, medium laeva erigit axem,
cunctaque de membris vivit natura creantis,
et cruce complexum Christus regit undique mundum.

C.Cahier, qui rapporte d’autres citations similaires ([8], p 221 note 1 ), fait remarquer que le texte suppose la croix posée sur le sol au moment du crucifiement, la tête vers l’Est. C’est en relevant la croix que le Christ se trouve face à l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position des crucifix à l’intérieur des églises (face aux fidèles) et avec l’orientation de la plupart des croix des campagnes (face au couchant).



Crucifixion deux soleils
Il en résulte une contradiction avec la position conventionnelle des luminaires, le Soleil étant ainsi placé du côté Nord. Les théologiens catholiques ont eu beau jeu d’expliquer ce paradoxe avec créativité [17], sans noter que la contradiction n’est pas absolue : après l’équinoxe de Printemps, le lever et le coucher du Soleil commencent justement à se décaler « vers le nord ». Or la Crucifixion a eu lieu au tout début du Printemps (première pleine lune après l’équinoxe).

Il vaut la peine de citer une contradiction supplémentaire qu’explique en 1856 le père Jean-Baptiste Malou [18] :

« Une vieille tradition [19] assure que ce fut l’ombre de NotreSeigneur, qui, en se reflétant sur le bon larron, entre midi et trois heures, devint la cause de sa conversion. Le bon larron avait été crucifié à la droite du Sauveur. Il s’ensuit de là que le soleil était à la gauche de Notre Seigneur, lorsqu’il mourut sur le Calvaire.
Cependant le moyen âge, qui n’ignorait pas ces circonstances, a toujours placé la lune au-dessus de la main gauche du Sauveur, c’est-à-dire au Midi, et le soleil au dessus de sa main droite, c’est-à-dire vers le Nord, où il ne se trouve jamais. Pourquoi ce mépris des lois astronomiques ?
Parce que les artistes chrétiens ont voulu signifier que par la mort de Notre-Seigneur et la prédication de l’Évangile, le soleil de la vérité a passé aux régions couvertes autrefois des ombres de la mort, tandis que les ténèbres, représentées par la lune, se sont étendues sur les enfants des patriarches, pour qui l’enseignement divin avait lui pendant des siècles. A la mort du Sauveur, les païens, les fils de l’Aquilon, ont obtenu la lumière en partage, et les enfants du Midi ont été plongés dans l’obscurité. Et parce que cette substitution eut lieu au pied de la croix, lorsque les gentils s’écrièrent : Celui-là était vraiment le Fils de Dieu ! la coutume s’établit de placer à la droite du crucifix, du côté du bon larron, tout ce qui rappelle les élus, et à la gauche, tout ce qui indique les réprouvés; afin que les uns et les autres eussent, sur le Calvaire, la place qu’ils auront, par rapport à Jésus-Christ, au Jugement dernier . »


Le paradoxe des sexes

Le couple Marie / Saint Jean introduit une polarité féminin /masculin, qui aurait du favoriser la position la position de la Lune côté Marie. Cependant la Lune n’est un symbole marial que faiblement, puisque les mêmes textes qui la comparent à la Lune la comparent aussi au Soleil :

  • soit qu’on l’assimile à la Fiancée du Cantique des Cantique :

« Quelle est celle-ci qui s’élève,
comme l’aurore à son lever,
belle comme la lune,
exquise comme le soleil« .

Cantique des Cantiques 6,9

  • soit à la Femme de l’Apocalypse « vêtue de soleil, la lune sous ses pieds et la tête ceinte d’une couronne de douze étoiles ».

De plus, l’assimilation directe de Marie à la Lune se heurte à ses tâches (signe d’imperfection) et à ses phases (signe d’inconstance). Ainsi, une statistique sur les textes mystiques allemands [20] montre que les métaphores de Marie avec la Lune sont bien plus rares que celles avec le Soleil ou surtout avec l’Etoile de la Mer (à cause de l’assonnace Stella maris et Stella Mariae). Cette faible affinité entre la Lune et Marie explique que la configuration Soleil-Lune ait pu s’imposer.


manuscrit 990-1000 Antiphonarium officii St. Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 391, p. 27 ecodicesAntiphonarium officii, 990-1000, St. Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 391, p. 27 (ecodices) manuscrit 1175-1200 Missel Paris, BnF, Latin 17307 f.112Missel à l’usage de Paris, 1175-1200, BnF Latin 17307 f.112

On peut néanmoins supposer que dans des compositions très schématiques comme celles-ci, où les deux luminaires et les deux auréoles forment un rectangle à l’intérieur d’un cadre étroit, l’inversion s’explique par le souci du copiste d’organiser la figure selon les sexes.

Cette « correction » a pour avantage supplémentaire de regrouper :

  • à gauche les deux symboles de l’Ecclesia, la Lune et Marie ;
  • à droite les deux symboles christiques, le Soleil et Saint Jean, le « fils » spirituel de Jésus.


Le problème de la pleine lune

Selon les évangiles synoptiques, la Crucifixion aurait eu lieu le 15 nisan, jour de la Pâques juive : la Lune était donc pleine, ce qui exclut en principe de la représenter sous sa forme la plus reconnaissable, celle d’un croissant.

« le quinzième il fut immolé, jour où sont pleins ensemble le soleil et la nuit » De Crucifixione, III, 1, Hymnes d’Ephrem le Syriaque

A cette date très particulière, le jour succède sans interruption à la nuit dans une sorte de lumière perpétuelle : ce qui rend d’autant plus choquant l’obscurcissement raconté par les quatre Evangélistes.

Par ailleurs, l’impossibilité d’une éclipse solaire à la pleine lune, connue par tous, ainsi que sa durée extraordinaire (3 heures) obligent à considérer le phénomène comme surnaturel, ou même antinaturel.



Les raisons proposées pour l’inversion

Puisqu’on ne connaît pas avec certitude les raisons de la présence du Soleil et de la Lune, il est encore plus difficile d’expliquer les rarissimes exceptions. Je résume ici l’article de Joseph Engelmann [20a], qui liste toutes les hypothèses formulées jusqu’à 1986 par les quelques érudits qui ont abordé la question.

Le récit du Pseudo-Denys l’Aréopagite

Pour Albert Mathias Friend en 1923 [21], certaines inversions qui apparaissent à l’époque carolingienne résultent de la traduction par Jean Scot d’une lettre écrite par le Pseudo-Denys l’Aréopagite relatant l’éclipse au moment de la Crucifixion : de la sixième à la neuvième heure, la lune se détacha de la région orientale du ciel pour venir obscurcir la face du soleil. Lorsque le Christ eut rendu l’ame, elle rétrograda vers l’Est.

Cette explication est reprise par Philippe Verdier en 1961 [22], pour expliquer l’inversion sur une croix d’orfèvrerie mosanne.

Comme le remarque avec raison Joseph Engelmann, le récit du Pseudo-Denys ne décrit pas l’inversion proprement dite des luminaires, mais l’aller-retour de la Lune seule. De plus ce mouvement horizontal entre l’Est et l’Ouest ne correspond pas à l’orientation conventionnelle de la croix, selon laquelle la traverse relie le Sud et le Nord.


Lindau Gospels plat superieur 880-90 Morgan Library MS M1Evangéliaire de Lindau, plat supérieur, 880-90, Morgan Library MS M1

En fait, l’exemple principal cité par Friend [21] est cette composition très étrange, où la lune (avec son croissant) est placée au dessus du soleil. La formule du couple soleil/lune disposé verticalement se trouve dans trois autres ivoires caroligiens, mais le soleil y est placé en position haute, avec ses rayons. Le fait qu’ici il les ait perdus suggère effectivement une éclipse.

L’ensemble de la composition est sans équivalent, avec ses quatre anges auréolés flottant dans la moitié supérieure, et ses quatre humains en apesanteur dans la moitié inférieure (Marie, Saint Jean et les deux autres Marie). Jeanne-Marie Musto [23] a proposé que l’ensemble de la composition soit influencée par des oeuvres de Jean Scot : la flottaison généralisée des anges et des humains s’inspirerait du Periphyseon, tandis que la position unique des luminaires illustrerait le récit du Pseudo-Denys, ou plus précisément le résumé qu’en donne Jean Scot dans le Poème dédicatoire à sa traduction :

(Denys) fut tant frappé par Phébus arrivant sous Séléné,
Du temps où le seigneur était fixé sur la croix,
Qu’il se convertit bientôt, stupéfait par cette merveilleuse éclipse .

Scot Erigène, Carmina 21, 862-63

Primo commotus Phoebo subeunte Selena
Tempore quo stauro fixus erat dominus.
Mox ut conuersus mira stupefactus eclypsi.

Toute la subtilité du texte réside dans l’ambiguïté du « Phoebo subeunte Selena », que l’on peut comprendre comme « Phébus passant sous Séléné » ou « Phébus se plaçant sous Séléné ».

Nous verrons plus loin, dans le psautier Chludov, un cas cette fois indiscutable d‘inversion expliquée par le récit du Pseudo-Dyonisius.


Une inversion dionysienne inédite (SCOOP !)

Ivoire roman Berlin 11eme s Goldschmidt, Adolph Vol IV planche 52 no 146 schemaIvoire roman, 11ème siècle, Berlin, Goldschmidt Vol IV planche 52 no 146

Vu le caractère fruste de l’exécution, on mettrait facilement les anomalies de la composition sur le dos de la maladresse de l’artisan : notamment le mot SOL écrit à l’envers et positionné du mauvais côté. A l’inverse, la composition d’ensemble trahit une sophistication certaine :

  • au dessus de la traverse, deux anges accompagnent les luminaires du regard ;
  • au dessous de la croix, un ange accueille l’Eglise dans l’image, l’autre repousse la Synagogue hors de l’image.



Ivoire roman Berlin 11eme s Goldschmidt, Adolph Vol IV planche 52 no 146 schema
Je pense pour ma part que la composition doit être lue en mouvement : de même que les anges du bas font voir les destins opposés de l’Eglise et de la Synagogue, le regard croisé des anges du haut et le mot SOL inscrit à l’envers expriment l’interversion extraordinaire des luminaires.


L’influence orientale (syrienne ou byzantine)

C’est l’explication la plus classique de l’inversion Lune-Soleil, avancée par Roth en 1945 [24], par Grabar en 1951 ([13a], p 44), par Kessler en 1965. Nous verrons ce qu’il faut en penser dans le chapitre consacré aux inversions orientales (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


Des erreurs sporadiques

Pour H.Leclerq (1953), le position des luminaires suit « la fantaisie de l’artiste ». Pour F.Rademacher (1964), les raisons symboliques et historiques de la formule Soleil-Lune sont si puissantes que les inversions ne peuvent être que des erreurs. En 1975 cependant, Rademacher limite cette explication aux inversions Soleil/Lune autour du Christ en Majesté.


Une légende inconnue

cappadoce Cavusin Nicephore Phocas 963-69 bis963-69, église NIcéphore Phocas, Cavusin, Cappadoce

A la fin de son article, Joseph Engelmann verse au dossier cette fresque de Cappadoce où la Crucifixion est représentée deux fois : avant la mort, et à la mort du Christ (présence du porteur de lance).



cappadoce Cavusin Nicephore Phocas 963-69 bis
La première image montre la Soleil (ΗΛΗΟΣ) et la Lune (ΣΗΛΗΝΗ), cette dernière couleur sang. La seconde montre les mêmes luminaires, mais inversés en position et en couleur (la Lune est redevenue blanche). Selon Engelmann, la juxtaposition des deux formules, non inversée et inversée, montrerait qu’elles illustrent une légende sur la Crucifixion, aujourd’hui tombée dans l’oubli :

« On ne connaît ni les origines littéraires d’une telle légende ni les débuts de la représentation picturale correspondante. Mais une référence aussi explicite et sans ambiguïté à l’interversion de la position des luminaires au moment de la mort du Christ garantit l’hypothèse qu’au moins dans le cas des images de Crucifixion présentant une inversion lune-soleil, il ne s’agit pas d’une erreur, mais plutôt de la représentation délibérée d’un événement cosmique, fût-il légendaire. »


Pas d’hypothèse

L’auteur du catalogue le plus complet, W. Deonna en 1946-47 [26], se garde bien de formuler la moindre explication. Son catalogue très fourni a été le point de départ de cette série d’articles. Je me suis également servi de la liste établie par Alfred Guido Roth ([24], Liste 70 p 306).

Je n’y propose pas de théorie générale sur la cause des Crucifixions inversées : la grande variété des cas exclut une explication unique, ce qui ne veut pas pas dire qu’on ne puisse trouver, au cas par cas, une explication spécifique.

Je me suis donc efforcé de distinguer les cas d’inversion où on peut discerner une cause topographique, graphique, ou iconographique, les inversions qui ne sont qu’apparentes, les cas d’erreur manifeste, et enfin les cas sporadiques sur lesquels on ne peut rien dire.



Article suivant : Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

Références :
[1] Vladimir Gurewich « Observations on the Iconography of the Wound in Christ’s Side, with Special Reference to Its Position », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , Jul. – Dec., 1957, Vol. 20, No. 3/4 (Jul. – Dec., 1957), pp. 358-362 https://www.jstor.org/stable/750787
[2] Tischendorf « Evangelia apocrypha : adhibitis plurimis codicibus graecis et latinis maximam partem nunc primum consultis atque ineditorum copia insignibus » 1853, Acta Pilati XI,2 p 342
https://archive.org/details/evangeliaapocry03tiscgoog/page/342/mode/2up?q=lancea
[3] Frédéric Tristan « PÂQUE : LA BLESSURE AU CÔTÉ DROIT DU CHRIST « , 2020
https://www.unidivers.fr/paques-jesus-christ-blessure-lance-tristan/
[4] Jules Leroy « Les manuscrits syriaques à peintures conservés dans les bibliothèques d’Europe et d’Orient ».

[5] On a proposé qu’elle résulte de l’idée que la lance a percé le coeur, donc à gauche. Une piste plus sérieuse est l’utilisation d’un texte de Matthieu interpolé ( voir [7] p 83). Ce texte relie temporellement les deux épisodes et décrit en premier le porteur de roseau :

« Et aussitôt l’un d’eux en courant, prit une éponge, la remplit de vinaigre, la mit sur un roseau et la lui donna à boire (Matthieu 27:48). Et les autres dirent : Laisse faire, voyons si Élie viendra le délivrer (Matt. 27:49). Mais l’un des soldats avec une lance lui ouvrit le côté, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau (Jean 19:34). Et Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit (Matthieu 27:50). » Cité par Colum Hourihane, « From Ireland coming: Irish art from the early Christian to the late Gothic period and its European context » p 86

[6] John Osborne « Early Medieval Wall-Paintings in the Catacomb of San Valentino, Rome » Papers of the British School at Rome Vol. 49 (1981), pp. 82-90 https://www.jstor.org/stable/40310874
[7] Ewa Balicka-Witakowska, « La crucifixion sans crucifié dans l’art éthiopien : recherches sur la survie de l’iconographie chrétienne de l’antiquité tardive », 1997
[8] Charles Cahier, Mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature, Volume 1 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6532219n/f251.item
[9] Gerard Rouwhorst  » Les hymnes pascales d’Ephrem de Nisibe: Analyse théologique et recherche sur l’évolution de la fête pascale chrétienne à Nisibe et à Edesse et dans quelques églises voisines au quatrième siècle. » p 73 https://books.google.fr/books?id=E-p5DwAAQBAJ&pg=PA73
[10] E.Beck, « Des Heiligen Ephraem des Syrers Paschahymnen (De azymis, De Crucifixione, De Resurrectione) », 1964, https://archive.org/details/desheiligenephra0000ephr_v6h6/page/56/mode/2up
[11] L. Hautecoeur, « Le soleil et la lune dans les crucifixions », Revue archéologique 5ème ser. 14 (1921), p 13–32 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203688v/f16.item
[12] Gustave Chauvet, « Sol et Luna notes d’iconographie religieuse » 1916
https://1886.u-bordeaux-montaigne.fr/s/1886/item/259657#?c=&m=&s=&cv=1&xywh=-1%2C-660%2C5512%2C5441
[13] Hans Peter L’Orange « Der spätantike Bildschmuck des Konstantinsbogens » p 179-180
[13a] André Grabar « Un Médaillon en or provenant de Mersine en Cilicie » Dumbarton Oaks Papers Vol. 6 (1951), pp. 25+27-49 https://www.jstor.org/stable/1291082
[14] Marie-Louise Vollenweider, Mathilde Avisseau-Broustet, CAMÉES ET INTAILLES. TOME II, Le Bas-Empire, N°267 https://books.openedition.org/editionsbnf/346?lang=fr#ftn61
[15] Hélène Chew « La Coupe gravée au sacrifice d’Abraham de Boulogne-sur-Mer, Pas-de-Calais (France) » Journal of Glass Studies Vol. 45 (2003) https://www.jstor.org/stable/24191028
[16] L. Bréhier, « L’art chrétien : son développement iconographique des origines à nos jours » p 82 fig 23 https://archive.org/details/lartchrtienson00bruoft/page/82/mode/2up?view=theater
[17] Abbé Auber, « Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le christianisme », Tome 2, p 442 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6509318x/f456.item
[18] Jean-Baptiste Malou « Iconographie de l’Immaculée Conception de la Très-Sainte Vierge Marie ou De la meilleure manière de représenter ce mystère » Goemaere, 1856 p 62 https://books.google.fr/books?pg=PA62
[19] Cette tradition très confidentielle remonte au moins à Saint Vincent Ferrier : « Quæstio quare de duobus latronibus cum Christo crucifixis, unus fuit conversus, et non alius ? Rationem quidam assignant de umbra brachii, quæ ipsum tetigit, et convertit auctoritas, qui per locum a minori de umbra Petri, quæ sanabat infirmos, ut patet Actorum quinto. Non mirum ergo si umbra Christi sana vit animam latronis. » Serm. in Parasc.
Il existe de rares exemples de l’épisode associé, l’ombre de Saint Pierre guérissant un infirme. Mais à ma connaissance, aucun artiste n’a tenté de représenter l’ombre du bras droit du Christ convertissant le Bon Larron
[20] Jean-Marc Pastré « Réalité sidérale et typologie chrétienne dans les poésies mariales allemandes au Moyen Âge » https://books.openedition.org/pup/2910?lang=fr#ftn2
[20a] Joseph Engelmann « Zur Position von Sonne und Mond bei Darstellungen der Kreuzigung Christi. » dans « Studien zur spätantiken und byzantinischen Kunst: Friedrich Wilhelm Deichmann gewidmet (Vol. 1-3) », 1986, vol 3 p 95 et sss
[21] Albert Mathias Friend « Carolingian Art in the Abbey of St. Denis » Art Studies, Medieval, Renaissance and Modern, I (1923), 71-75 http://www.medievalists.net/files/07031901.pdf
[22] Ph. VERDIER, « Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore) », dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[23] Jeanne-Marie Musto « John Scottus Eriugena and the Upper Cover of the Lindau Gospels » Gesta Vol. 40, No. 1 (2001), pp. 1-18 https://www.jstor.org/stable/767192
[24] Alfred Guido Roth « Die Gestirne in der Landschaftsmalerei des Abendlandes: ein Beitrag zum Problem der Natur in der Kunst », 1945
[26] W. Deonna « Les crucifix de la vallée de Saas (Valais) : Sol et Luna. Histoire d’un thème iconographique » Revue de l’histoire des religions
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566

Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

31 décembre 2022

La toute première Crucifixion connue en Orient, celle des Evangiles de Rabula, comporte une inversion Lune-Soleil. On en trouve ensuite dans toute la période byzantine, en particulier en Cappadoce. Les manuscrits syriaques, arméniens, et éthiopiens founissent également quelques exemples.

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

Les inversions dans les Evangiles de Rabula

Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et Résurection, fol 13r 586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13vAscension, fol 13v

Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

La Crucifixion et l’Ascension figurent au recto et au verso d’une même page, dont les études récentes ( [27], p 345 et 348) montrent qu’elles sont d’un style différent de celui des autres illustrations, datent possiblement de 490-525 et ne sont peut être pas d’origine syrienne. Les deux images présentent la même inversion lune-soleil, que les rares commentateurs expliquent laborieusement :

  • par le bouleversement cosmique au moment de la mort du Christ (ce qui ne vaut pas pour l’Ascension) ;
  • par le fait qu’à cette époque précoce, les conventions n’étaient pas établies ;
  • parce que le syriaque s’écrit de droite à gauche.



586 Crucifixion Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol13r detail
Cette dernière explication est affaiblie par le fait que l’inscription en syriaque du titulus est un rajout, de même d’ailleurs que le nom Longinos en écriture grecque ( [28], p 19).

On notera qu’une explication alternative [28a], à savoir que les luminaires ne sont pas inversés, mais représentés en éclipse (le soleil obscurci et la lune rouge) est peu plausible.  Il faudrait admettre  :

  • que le cerne noir très fin qui apparaît du côté droit de l’astre rouge représente le croissant de la Lune : or ce cerne apparaît aussi sur l’autre astre ;
  • que le cercle interne  qui fait ressembler l’astre de gauche à un croissant, est en fait un visage minuscule,  l’obscurcissement du soleil étant alors figuré non seulement par sa couleur bleue, mais aussi par le rapetissement  de  son visage ; il est bien plus simple de supposer que ce visage miniature  signifie simplement la subsidiarité de  la Lune.


En aparté : les Luminaires dans l’Ascension (SCOOP !)

Ascension, 7eme s, fresque de eglise Saint Apollo de Baouit, Cairo_Coptic_MuseumAscension/Parousie 7ème siècle, fresque de l’église Saint Apollo de Baouît, Musée copte, Le Caire

La présence des luminaires dans l’Ascension est très rare. On l’observe au tout début de la formule dite « palestinienne », dans les Evangiles de Rabula et dans cette fresque un peu plus tardive où se mêlent les thèmes symétriques de l’Ascension et du retour à la fin des Temps (Parousie). Nous l’avons observée également dans le plat de Perm, d’influence syrienne (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ).


L’explication impériale (Grabar)

La présence des luminaires dans l’Ascension a pu prendre sa source dans de rares textes exhibés par André Grabar ( [31], p 179) :

« C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur. » Saint Paul, Epitre aux Philippiens, 2,9-10

Dans un commentaire sur Romains 1,4, [32] Origène développe l’idée que le Christ apparaîtra aux anges muni d’un livre, au moment où l’Eternité sera restaurée (aeternitas restituta), ce qui justifie très indirectement la présence des luminaires par le symbolisme antique de l’Eternité. Pour Grabar ([31], p 209-210), le char, qui combine les roues d’Ezéchiel et le char des Empereurs romains, s’associe aux luminaires dans une imagerie triomphale évoquant l’Eternité. La faiblesse de cette théorie est qu’il n’existe aucun exemple d’une apothéose antique associant le char et les luminaires, ni pour un empereur (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ) ni même pour Hélios (voir 3 Le globe solaire).

Puisque ces théophanies représentent à la fois le Départ et le Retour du Christ, la présence des luminaires pourrait s’expliquer sans passer par l’idée d’Eternité : simplement comme une référence au retour du Christ tel que décrit par Matthieu 24,29 : « le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté ». Cependant, ni à Rabula ni à Baouît, les artistes n’ont tenté de représenter un quelconque obscurcissement : le soleil rouge et la lune bleue ont les couleurs conventionnelles du Jour et de la Nuit.


L’explication par Grégoire le Grand (Magali Guénot )

Une autre explication, proposée récemment par Magali Guénot ( [33] p 287) est l’influence d’un verset d’Habacuc :

« Le soleil s’est élevé, et la lune s’est arrêtée à son rang » Habacuc 3;1 (Septante)

Dans un Sermon sur l’Ascension (SC 522, p 216), Grégoire le Grand commente ce verset, en interprètant le soleil comme le Christ qui monte au ciel, et la lune comme l’Église qui « une fois fortifiée par son ascension, prêcha ouvertement ce qu’elle avait cru en secret ».

Comme l’a montré Magali Guénot, ce sermon connu, qui établit un lien entre l’Ascension et Hababuc, explique la présence du prophète dans trois Ascensions du XIIème, où par ailleurs la Lune et le Soleil ne figurent pas.

Il est cependant difficile d’appliquer rétrospectivement le sermon de Grégoire le Grand, professé à Rome vers 590, à l’Ascension de Rabula, réalisée en Syrie vers 500, et où la Lune et le Soleil ne sont pas l’une au dessous de l’autre, mais exactement au même niveau.


Une explication très simple (SCOOP !)

Sacramentaire d' Ottobeuren (Souabe) 1175-99 Yates Thompson 2 f. 89vSacramentaire d’Ottobeuren (Souabe), 1175-99, Yates Thompson 2 f. 89v

Dans cette figuration réduite au strict minimum, la présence du Soleil et de la Lune s’explique très simplement par la prière pour l’Ascension, inscrite juste en dessous :

CONCEDE quaesumus omnipotens deus ut qui hodierna die unigenitum tuum redemptorem nostrum ad caelos ascendisse credimus

Les luminaires illustrent à la fois la notion d’omnipotence (comme lorsqu’ils apparaissent dans une Majestas Dei) et la destination du mouvement : le Ciel.


Silver dish from Perm-Molotov, 7th century AD, Syrian or Palestinian, Hermitage, Leningrad detail AscensionL’Ascension, Détail du disque d’argent de Perm-Molotov, 7ème-10ème siècle, Syrie ou Palestinian, Ermitage, Saint Pétersbourg

C’est ici l’aspect « destination » qui prime, puisque les luminaires apparaissent dans un registre séparé, en pendant au registre terrestre où sont plantés les douze apôtres. Le fait qu’il s’agisse bien de l’Ascension du Christ est confirmé par une inscription ([4], p 61).


Ascension Eglise de l'Ascension d'Elie Iltas Cappadoce

Ascension, Eglise de l’Ascension d’Elie, 8me siècle, Iltas, Cappadoce ([40], planche 102)

Dans cette fresque très détériorée, on distingue encore le Christ bénissant assis sur l’arc-en-ciel, dans une mandorle transportés par des anges, comme dans le disque de Perm. Mais ici les médaillons du Soleil, en bas à gauche, et de la Lune qui figurait de l’autre côté, sont inclus à l’intérieur de la mandorle, juste au dessus de l’arc-en-ciel. Il s’agit donc plutôt d’une Majesté cosmique, telle qu’on la trouve dans plusieurs compositiosn absidales de Cappadoce, que d’une Ascension proprement dite.


Un motif sporadique

500–699 Munich, bronze Psalm 91-1 Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212 bSaint cavalier et Psaume 91,1 500–699 Munich, bronze Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212 aAscension

Pendentif de bronze, 500–699, collection particulière, Münich [40a]

Le début du psaume 91.1 apparaît fréquemment sur les amulettes :

Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut

O KATYKON EN BOHOIA TOY YVICTOY


850–874 Ascension Stiftsarchiv Sankt Paul im Lavanttal
Ascension, 850–874, Stiftsarchiv Sankt Paul im Lavanttal

Les luminaires sont ici personnifiés. SOL se trouve ainsi à l’aplomb de la main de Dieu qui, dans le registre inférieur, s’apprête à hisser le Christ dans le ciel.


En synthèse

On ne connaît en tout et pour tout que sept cas de luminaires dans une Ascension :

  • deux cas orientaux et précoces (Rabula et Baouît),
  • un cas dans un pendentif byzantin (Münich),
  • deux cas à l’époque carolingienne (fresque de Müstair, voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines , et ivoire de Sankt Paul im Lavanttal ) ;
  • un cas au XIIème siècle en Allemagne du Sud (Sacramentaire d’Ottobeuren).

L’inversion ne se constate que dans deux cas :

  • le pendentif de Münich (s’agissant d’un moulage, on peut toujours invoquer l’inattention du graveur) ;
  • l’évangéliaire de Rabula (qui confirme ici son statut d’exception).


Des cas aussi dispersés ne peuvent s’expliquer que par une idée simple, qui a pu venir à des artistes isolés sans créer de tradition iconographique : les luminaires expriment à la fois l’omnipotence du Père et son lieu de séjour, le Ciel où il attend son fils.



Le bifolium de Rabula (SCOOP !)

586 Crucifixion Ascensio Evangiles de Rabula schema
L’analyse en bifolium des deux images de l’Evangile de Rabula revèle une conception d’ensemble très élaborée : deux registres, chacun divisé en trois compartiments (en bleu), avec des liens étroits entre les deux registres (flèches jaunes) invitant à une lecture verticale :

Dans la Crucifixion :

  • de A1 à A2, la douleur de Marie et Jean, sous le Bon Larron, est remplacée par la consolation apportée par l’Ange à Marie de Magdala (auréolée) et « l’autre Marie » (Matthieu 28,1-10)
  • de B1 à B2, la croix est remplacée par le tombeau vide, les luminaires sans rayons par la porte rayonnante, les soldats actifs par les soldats endormis ;
  • de C1 à C2, la douleur des Saintes Femmes est remplacée par la consolation du Christ apparaissant à Marie de Magdala, comme descendu directement de sa croix.


Dans l’Ascension :

  • dans les compartiments latéraux, l’ange posé sur terre conduit aux deux anges dans le ciel ; chaque groupe de six apôtres correspond à un luminaire rayonnant ;
  • dans les compartiments centraux, Marie reste sur terre (B3) au dessous de son Fils qui s’élève (B4).

On remarquera que, dans les deux pages, le contour de l’arrière-plan est conçu pour faciliter cette lecture ternaire :

  • dans la Crucifixion, les montagnes jumelles Agra et Gareb ;
  • dans l’Ascension, les cinq rochers qui isolent les deux groupes d’apôtres, les deux anges, et Marie (évoquant probablement le Mont des Oliviers).


Une rhétorique de la lumières (SCOOP !)

Lus dans l’ensemble du bifolium, les éléments lumineux composent une histoire cohérente :

  • les luminaires s’éteignent à la mort du Christ (absence des rayons en B1) ;
  • la Lumière réapparaît au moment de la Résurrection (rayons en B2) ;
  • les luminaires à nouveau allumés se séparent dans les deux directions du ciel (A4 et C4).

En s’associant non plus au Christ, mais aux deux groupes d’apôtres, ils évoquent probablement leur mission d’apporter la Lumière  aux deux moitiés du monde, l’Occident et l’Orient.


Le couple Paul / Pierre

Dans le groupe sous la Lune, Saint Paul est caractérisé par son livre ; dans le groupe sous le Soleil, Saint Pierre est reconnaissable à ses clés et à sa croix de procession.

La première association entre Saint Paul et la Lune d’une part, Saint Pierre et le Soleil de l’autre, se trouve chez Hughes de Saint Victor vers 1130-40 ( [34], p 66). Mais bien auparavant on lit dans un Sermon de Saint Léon, vers 440-460, une comparaison entre les deux apôtres majeurs et « deux grands luminaires que Dieu a institué dans le corps de l’Eglise, tels la double lumière des yeux » ([34], p 410).

Il est donc tout à fait possible que l’artiste de Rabula ait intégré la Lune et le Soleil dans son Ascension :

  • en général pour évoquer la mission universelle des apôtres,
  • en particulier celle des « deux grands luminaires » que sont, parmi eux, Paul et Pierre.


Ascension et Traditio legis (SCOOP !)

Pierre Paul Jesus Vatican Museum.Pierre et Paul autour du Christ, verre des Catacombes, Vatican Traditio legis, vers 380, Palazzo Bonifacio VIII Anagni (détail)

Dans la quasi-totalité des couples Pierre et Paul en Occident, Pierre se trouve, en tant que chef de l’Eglise, à la place d’honneur à la droite du Christ (donc à gauche par rapport au spectateur).  C’est seulement dans l’iconographie très particulière de la traditio legis (transmission de la Loi) (voir 2 Epoque paléochrétienne ) que les positions s’inversent.


Comme l’a très bien vu Anton Baumstark dès 1903 [30], la présence de Paul élevant le bras droit, et de Pierre tenant la croix et abaissant ses bras du côté du rouleau du Christ, constitue une « traditio legis » dans laquelle le Christ se trouve simplement plus haut que le monticule habituel.

C’est l’idée commune de transmission de l’autorité aux Apôtres qui justifie théologiquement cette fusion graphique entre l’Ascension du Christ et la traditio legis.

Les deux couples de « luminaires », ceux de Dieu (Lune et Soleil) et ceux de l’Eglise (Paul et Pierre) sont simultanément et délibérément inversés.


En aparté : Ascension de Jésus ou de Marie ?

Une théorie fracassante a été proposée par Ally Kateusz [29], selon laquelle l’Ascension de Rabula, ainsi que d’autres compositions apparentées, représenteraient en fait l’« Ascension de Marie« , d’après des textes apocryphes qui auraient été oubliés par la suite.


586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13r-14v
Fol 13r à 14v, Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56

Les Evangiles de Rabula comportent un second bifolium recto-verso : apparition du Christ à quatre moines, puis Pentecôte avec Marie bien vivante au centre, ce qui semble exclure que le folio 13v représente la mort de Marie. Cependant, comme les deux folios ne sont pas de la même main, on pourrait soutenir que l’anomalie chronologique vient  de ceux qui, bien plus tard, ont relié les deux pages.

Un des arguments clés d’Ally Kateusz est que la présence de Paul (portant un livre) au moment de l’Ascension du Christ est impossible, sa conversion étant largement postérieure ; alors que sa présence lors de la mort de Marie est validée par les textes. Comme nous venons de le montrer, la présence du couple Paul / Pierre a une cause iconographique bien précise : la superposition de l’Ascension et de la « traditio legis », pour illustrer la mission donnée aux Apôtres. Par ailleurs, les deux anges en blanc ne peuvent être que les deux « hommes en blanc » dont parle le texte de l’Ascension du Christ.

La théorie d’Ally Kateusz doit donc être abandonnée, du moins en ce qui concerne l’Ascension de Rabula. Pour celle de Saint Sabine, voir la discussion dans Lune-soleil : thèmes chrétiens.



Josué, le soleil et la lune

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4r detail samuel et josueLes prophètes Samuel et Josué
Evangiles de Rabula, vers 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4r (détail)

De part et d’autre des pages des Canons, les figures marginales souvent se répondent. Ici deux figures d’autorité :

  • à droite, Josué arrêtant le soleil et la lune ;
  • à gauche, Samuel élevant la corne d’huile pour l’onction du roi David.

Cette page montre bien l’importance du sens de l’écriture puisque, chronologiquement, Josué vient avant Samuel. Le fait que les luminaires ne soient pas inversés contredit le texte (dans Josué 10-12, le soleil est cité avant la lune) mais satisfait la logique de l’image : le geste de commandement se faisant de la main droite, il est naturel que l’astre en chef, le soleil, se trouve à côté de cette main.


Josue Mosaïque de Sainte Marie majeure 5eme sJosué, Mosaïque du 5ème s, Sainte Marie Majeure

C’est la même logique qui conduit à une inversion dans cette composition occidentale de la même époque : les deux astres se trouvent du côté du camp ennemi, et Josué arrête en priorité le danger principal, le soleil, la lune restant à distance.


7eme s BNF Syriaque 341 fol 52vJosué arrêtant le soleil et la lune, fol 52v 7eme s BNF Syriaque 341 folJérémie, la main de Dieu et la verge qui veille, fol 143v

Bible syriaque, 7ème s, BNF Syriaque 341

Cette autre bible syriaque retient la même option. La comparaison avec la figure de Jérémie met en évidence deux conventions graphiques :

  • une ombre à gauche de la figure, servant à lui donner du relief ;
  • des ombres sur le sol, partant en oblique depuis les pieds.

Le fait que les ombres partant des pieds de Josué soient dédoublées suggère qu’elles proviennent des deux luminaires.


250, synagogue de Doura_Europos panneau IV _fresco_holy_manAbraham, Moïse, Jacob, Moïse, Josué ou Isaïe (panneau IV)
250, synagogue de Doura Europos

Par comparaison, ce prophète très controversé [35] a été identifié de manière convaincante comme étant Isaïe [36], à cause de son ombre unique sur le sol, qui donc ne peut pas provenir des deux luminaires :

« Ce ne sera plus le soleil qui t’éclairera le jour, ni la lune qui te prêtera le reflet de sa lumière : l’Éternel sera pour toi une lumière permanente, et ton Dieu une splendeur glorieuse. Ton soleil n’aura jamais de coucher, ta lune jamais d’éclipse ; car l’Éternel sera pour toi une lumière inextinguible, et c’en sera fini de tes jours de deuil. » Isaïe, 19,21


Josue Rouleau de Josue 913-50 Vatican Pal Gr 431Rouleau de Josué, 913-50, Vatican Pal Gr 431
Josue 12eme Vatican Gr 746-2 fol 453v12ème siècle, Vatican Gr 746-2 fol 453v

La composition de Sainte Marie Majeure sera reprise pratiquement à l’identique par des manuscrits byzantins jusqu’au XIIème siècle [35a].



Les inversions byzantines

Contrairement à ce qu’on lit souvent, les inversions Lune-Soleil sont tout aussi rares dans l’art byzantin que dans celui d’Occident [37].

Les ampoules de pélerinage

600 ca Ampoule de pelerinage (Monza No 6) Dumberton Oak Byzantine collectionMonza No 6 600 ca Ampoule de pelerinage (Monza No 10) Dumberton Oak Byzantine collectionMonza No 10

Ampoule de pèlerinage vers 600, Dumberton Oak Byzantine collection

Les Crucifixions les plus anciennes, celles des ampoules de pèlerinage, ne présentent pas d’inversion, que les luminaires soient représentés par leur symbole ou par leur personnification. Sans doute parce que, dans ces images très schématique, ils servent à différencier le bon et le mauvais larron. On remarque que le Christ n’est pas représenté crucifié, mais en gloire, sous forme d’un buste auréolé flottant en haut de la croix (sous le titulus).


500 699 plomb Landesmuseum Wurttemberg Stuttgart aCrucifixion 500 699 plomb Landesmuseum Wurttemberg Stuttgart bRésurrection

Médaille en plomb, 500-699, Landesmuseum Württemberg, Stuttgart

Cette médaille décompose, sur ses deux faces, les deux scènes qui sont juxtaposées dans les ampoules. Le soleil et la lune apparaissent deux fois, sans inversion : personnifiés côté Crucifixion, symbolisés côté Résurrection.

Sur la face Résurrection, l’inscription ANECTH (il est ressuscité), les gestes des deux femmes (la première balance un encensoir au dessus du tombeau) et ceux de l’ange sont les mêmes que dans les ampoules de Terre-Sainte.

Sur la face Crucifixion en revanche, Christ est représenté en entier, en gloire et les bras en croix sous le titulus.


Ampoule Monza Grabar Planche 24 Ampoule 13
Ampoule Monza N°13, Grabar, Planche 24 [37a]

Il n’existe que deux ampoules (Monza 12 et 13) où le Christ est représenté en entier, de la même manière.

De ces témoignages, il ressort que dès le 5ème-6ème siècle, la position Soleil-Lune, sans inversion, est déjà totalement standardisée dans les Crucifixions orientales. Il en est de même dans la seule Résurrection où le couple de luminaires apparaît, dans la médaille de Stuttgart.


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Une inversion dans une icône du Sinaï ?

Trois très anciennes icônes de Couvent Sainte Catherine du Sinaï sont des Crucifixions avec luminaires.

Icone 7eme 8eme s Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B32Crucifixion, 7ème-8ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weitzmann cat B.32)

Dans la plus ancienne, il n’y a pas de raison de douter que les deux astres allumés, projetant leurs rayons vers l’extérieur, ne soient le Soleil et la Lune avec leurs couleurs traditionnelles, le rouge et le bleu.


Icone 8eme Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B36 detailCrucifixion avec les Larrons, 8ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weizmann B.36)

Dans cette Crucifixion plus récente ont été ajoutés les deux larrons : le seul conservé, juste sous la main droite du Christ, est nommé Gestas, donc le Mauvais Larron selon l’Evangile de Nicodème. Non seulement sa position est inversée, mais aussi son sexe, avec ses seins et sa longue chevelure. Weizmann ( [38], p 62 et 80) suppose que cette féminisation est l’expression de la misogynie des moines qui ont conçu cette composition déconcertante, mais il n’explique pas l’inversion de la position du Mauvais Larron, ni le fait qu’il regarde ostensiblement vers le Christ, au lieu de se détourner de lui.

Une caractéristique très particulière de cette icône est que le Christ a les yeux fermés : nous sommes après sa mort, ce qui empêche d’interpréter comme un dialogue le regard du Mauvais Larron. L’idée, qui dépassait les capacités du peintre, était probablement de montrer le contraste entre le regard méchant de cette fausse femme aux cheveux dénoués, et le regard douleureux de Marie, tête voilée et tenant un mouchoir dans sa main gauche.

Dans cette logique sexuée, il semblerait logique que les luminaires aient été également inversés : à gauche le luminaire féminin, Seléné, avec sa couleur apocalyptique (la lune couleur sang), et à droite Hélios, malheureusement disparu. La discrétion des quatre rayons et le fait qu’ils soient cette fois dirigés vers l’intérieur pourrait être une manière d’exprimer l’éclipse de la lumière.


Detail of a wall painting after conservationCrucifixion, 741-52, fresque de Santa Maria Antiqua

Cependant, le seul élément de comparaison pour cette époque lointaine est cette fresque, où l’astre rouge, représenté de la même manière avec ses rares rayons vers la droite, est nécessairement le soleil, puisque l’autre astre est un croissant blanc aux rayons eux-aussi dirigés vers l’intérieur. Ce rapprochement rend peu probable l’hypothèse d’une inversion des luminaires dans l’icône du Sinaï.


Icone 9eme s Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B50Crucifixion avec les Larrons, 9ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weizmann B.50)

Pour être complet, précisons qu’il existe une autre icône du Sinaï, un peu plus récente, qui est étroitement apparentée à la B.36 : Christ yeux fermés, Mauvais Larron inversé et féminisé, avec bizarrement une ébauche de barbe. Une autre contradiction interne, relevée par Weizmann, est l’ajout des paroles du Christ (Voici ta mère, Voici ton fils) alors que celui-ci est mort. La taille minuscule du Mauvais Larron, et son visage détourné montrent que l’artiste s’est inspiré du modèle sans reprendre (ou comprendre) l’idée de concurrence des regards, entre le monstre féminisé et la mère éplorée : ici, Marie et Saint Jean se regardent l’un l’autre, manière d’exprimer qu’ils se reconnaissent mutuellement comme mère et comme fils.

Quant aux luminaires, comme dans le modèle, ils ne sont probablement pas inversés : le disque du Soleil et le demi-disque de la Lune (coupé intentionnellement par le bord) sont assortis aux couleurs rouge et bleu des vêtements de Marie et de Jean.


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Les deux inversions du Psautier Chludov

Dans ce célèbre manuscrit, l’inversion se produit dans les deux crucifixions qui comportent les luminaires (ils sont absents dans les deux autres Crucifixions, folio 20r et folio 67r).


Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 45v detailPsautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129, Fol 45v

Les nations s’agitent, les royaumes s’ébranlent; il fait entendre sa voix et la terre se fond d’épouvante. Psaume 46, 7

Dans cette première Crucifixion avec luminaires, la position de la lune n’est pas logique, puisqu’elle se situe au dessus du Bon Larron. A noter cependant que celui-ci est suffisamment caractérisé par son échange de regards avec le Christ, tandis que le Mauvais Larron est mort.

C’est Malickij qui a trouvé l’explication de l’inversion, en déchiffrant le mot Hellenes qui désigne le groupe des trois personnes de droite, et le nom Dyonisios pour l’homme en bleu tenant des rouleaux. Nous avons donc ici une représentation indiscutable et très précise de l’histoire de la vision de l’éclipse par Dyonisos : les deux hommes l’interrogent sur le miracle de la lune qui a pris la place du soleil, et Dyonisos avoue son impuissance à trouver l’explication dans ses livres astronomiques ( [39], p 84)


Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 72vPsautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129 Fol 72v

Pourtant Dieu est mon roi dès les temps anciens, lui qui a opéré tant de délivrances sur la terre. Psaume 74,12-14

Nous avons déjà vu la même Crucifixion illustrant le même psaume 74,12 (psautier Théodore, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction) mais sans inversion : ce qui  valorisait, en le plaçant sous le Soleil, Longin frappé par le jet de sang et retrouvant la vue. Ici l’inversion répond peut être à un souci de cohérence avec l’image du folio 45v, qui tombe elle-aussi dans la marge gauche. Mais elle corrige surtout un problème de préséance :

  • Longin, placé nécessairement en position d’honneur à cause de la plaie au flanc droit, est déprécié par sa place sous la Lune, en contrebas et au bord de la page ;
  • Marie et Saint Jean sont au contraire magnifiés par leur place sous le Soleil, en haut de la colline et du bon côté de la marge, tout contre le texte sacré.

On notera  l’effet de contraste entre le centurion aux yeux guéris et le Pharaon [39a], juste en dessous, aux yeux crevés par un corbeau , qui illustre la suite du psaume :

C’est toi qui as divisé la mer par ta puissance, toi qui as brisé la tête des monstres dans les eaux.
C’est toi qui as écrasé les têtes de Léviathan, et l’as donné en pâture au peuple du désert. »
Psaume 74,13-14


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Autres inversions byzantines


L’inversion liée au centurion (SCOOP !)

Ivoire byzantin 10eme Walters Art Museum Baltimore
Ivoire byzantin, 10ème siècle, Walters Art Museum Baltimore

Cette plaque met en parallèle en haut l’Ascension (ANALEPSIS) et en bas la Crucifixion (STAUROSIS). Cette dernière présente deux inversions : celle des luminaires, mais aussi celle de Stéphaton le porteur de roseau, ici placé à gauche. Le soldat sur la droite, qui tient un glaive au lieu d’une lance, n’est pas le Longin porteur de lance (et donc contraint de se placer du côté gauche, celui de la plaie au flanc), mais le centurion qui s’écrie, une fois le Christ mort :

« Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! «  Marc 15,39.

Ce centurion est souvent assimilé à Longin, bien que les textes les distinguent clairement.

L’inversion Lune-Soleil signifie ici que le centurion est du côté du Jour, tandis que l’homme à l’éponge et au vinaigre est du côté de la Nuit.


L’inversion de l’icône de Pelendri

Pelendri Chypre fin 12emeIcône, fin 12ème, Pelendri, Chypre

La Crucifixion de Pelendri figure la dernière étape du Christ lors de son chemin de Croix : ligoté, il entre par la gauche et un Juif lui intime de monter sur la croix (noter les quatre clous en attente, près du marteau de l’ouvrier qui finit d’enfoncer les coins dans le sol). La présence des astres dans cette scène étant unique [39b], il est difficile de comprendre la raison de l’inversion. Face à cette composition inhabituelle où Marie se trouve déportée à droite de la Croix, le peintre a peut être voulu que le soleil se trouve à sa place habituelle, au dessus d’elle. De plus, il n’y avait pas de raison lui donner la position d’honneur par rapport à la Croix, puisque Jésus n’y est pas encore monté.


Quelques inversions sporadiques

On ne connaît pas la raison de ces inversions isolées.

Ivoire byzantin fin 10eme Goldschmidt, Adolph (Band 2) cat 172 LiverpoolIvoire byzantin, fin 10ème siècle, Goldschmidt, « Die byzantinischen Elfenbeinskulpturen des X. – XIII. Jahrhunderts (Band 2) » cat 172 Ivoire byzantin dittico greco vers 1000 Milan - Tesoro del Duomo photo Franco BlumerDiptyque grec, vers 1000, Tesoro del Duomo, Milan (photo Franco Blumer)

Les luminaires sont discrets, mais le Soleil à droite se distingue par sa forme en étoile.

Matera, mural on rupestrian church of San Nicola dei Greci,14eme14ème siècle, église rupestre de San Nicola dei Greci, Matera

Cette église à la décoration byzantine était celle de chrétiens réfugiés dans les Pouilles, en provenance de diverses régions de l’empire byzantin.


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Une inversion qui n’en est pas une

fausse Sceau byzantin en cristal 8eme-11eme METSceau byzantin en cristal, 8ème-11ème siècle, MET

Il ne s’agit pas d’une inversion : l’intaille servait de sceau et même les inscriptions en grec sont inversées (Voici ton Fils, Voici ta Mère).



Les inversions byzantines en Cappadoce

Le Soleil et la Lune dans les absides de Cappadoce

La règle immuable est l’absence d’inversion lorsque la composition s’articule autour du Christ en Majesté : les luminaires participent à sa gloire, le Soleil en position d’honneur, du côté de la main bénissante [40].


cappadoce cavusin Nicephore Phocas 963-69 abside963-69, église Nicéphore Phocas, Cavusin cappadoce Goreme 29 Kiliclar Kilisesi 900vers 900, Göreme 29, Kiliclar Kilisesi

Les luminaires personnifiés figurent dans des médaillons juste derrière l’arc triomphal, le Soleil de couleur rouge et la Lune de couleur blanche ou grise.


Cappadoce Gullu dere eglise 3 Saint Agathange 850-900850-900, Güllü Dere, église 3 (Saint Agathange)

En général accolés, les médaillons sont ici placés de part et d’autre d’une main de Dieu, au sommet de l’arc triomphal.

Cette disposition Soleil-Lune se retrouve à de nombreuses reprises : Çavuşin (Saint Syméon de Zelve, Ivéphore Phocas, Saint Jean-Baptiste), Güllü Dere (église 1, 3, 4 chapelle N et chapelle S), Zindanönü (Saint Georges), Göreme 8 (Saint Eustathe), Göreme 29 (Kiliçlar Kilisesi), Urgup (Babayan, Mustafapasa Sinasos, Tavçanli Kilise, Pankarlik Kilise), Pürenli Seki Keliseski. Elle vaut aussi pour l' »Ascension » d’Iltas qui, comme nous l’avons vu, s’apparente à une Majestas.


Une inversion absidale (SCOOP !)

Cappadoce Urgup Hagios Stephanos Lune Soleil 7eme 8eme pl 101 fig 17ème-8ème siècle, Hagios Stephanos, Cemil

La seule exception est cette abside très archaïque, centrée autour de deux croix, avec Saint Jean Baptiste à gauche et la Vierge à l’Enfant à droite : on constate une inversion Lune-Soleil, logique pour que le Soleil soit du côté de l’Enfant. Elle est également cohérente avec la comparaison traditionnelle entre Jean Baptiste et la Lune, car il a reflété la lumière qui allait venir :

« Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. » Jean 1, 8


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Une inversion absidale exceptionnelle (SCOOP !)

Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoceVers 950, Eglise neuve (Tokalı 2), Göreme

Cette composition est très intéressante, puisque le sommet de la croix se trouve juste derrière l’arc triomphal : selon la logique absidiale que nous avons vue jusqu’ici, il ne devait donc pas y avoir d’inversion. Les luminaires sont ici deux disques sans inscription, qui ne se différencient que par leur couleur. Celui de gauche est gris blanc, celui de droite est noir, malgré que tous le commentateurs y reconnaissent la lune rouge. La comparaison avec l’auréole de Saint Jean montre qu’il a pu être initialement peint en jaune sur une sous-couche sombre. Nous sommes donc très vraisemblablement en présence d’une inversion Lune-Soleil.

Les textes inscrits sous les bras de la Croix se font pendant [41], et concernent les trois personnages auréolées :

  • au dessus de Marie et de Jean : « il dit à sa mère : ‘Voici ton fils’, puis il dit à son disciple : ‘Voici ta mère’ » (Jean 19, 26-27)
  • au dessus du centurion « en vérité celui-ci était le fils de Dieu ».

Il est donc probable que l’inversion Lune-Soleil répond au même objectif que dans l’ivoire de la Walters Art Museum : mettre en exergue la conversion du centurion en plaçant le Soleil au dessus de lui.



Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 1De part et d’autre de Saint Basile, les quatre scènes du registre inférieur ne suivent pas tout à fait la chronologie, comme le remarque C.Jolivet-Levy sans en donner la raison ([40], p 98). En fait, leur disposition obéit à une symétrie sophistiquée qui confirme la dialectique Nuit / Jour de la grande Croix centrale (en blanc et en jaune) :

  • au centre, deux mouvement vers le bas : l’un sombre (1, la Déposition) et l’autre glorieux (4, l’Anastasis, la Descente aux limbes) ;
  • marginalement deux scènes impliquant les Saintes femmes : l’une de deuil (2, la Mise au tombeau), l’autre de victoire (3, l’ange qui les accueille dans le tombeau vide).

Dans la seconde Croix, celle de la Déposition, les luminaires sont également inversés, mais cette fois le disque de droite est rouge-sang. S’agit-il du soleil ou de la lune ?


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Soleil blanc, lune rouge

cappadoce Goreme Tokali Kilise ancienne eglise 915 Crucifixion depositionCrucifixion et Déposition, vers 915, Eglise vieille (Tokali 1), Göreme

Dans l’ancienne église de Tokali, des luminaires blanc et rouge encadrent les deux croix, côte à côte, de la Crucifixion et de la Déposition. Les textes, pratiquement les mêmes dans les deux cas, reprennent les termes d’Actes 2,20 : « le soleil obscurci » (O HΛΙΟΣ E ΣΚΟΤ IΣTI) et la « lune changée en sang » (Η ΣEΛIΝI I Σ EMA METEBLITI) [42]. Il n’y a donc pas d’inversion : le disque blanc de gauche est le soleil ayant perdu sa lumière, le disque rouge de droite est la lune sanglante.


Cappadoce Deposition Tavsanli Kilise 913-20Déposition, Tavsanli Kilise, 913-20

Apparue après l’iconoclasme, l’iconographie de la Déposition se calque étroitement sur celle de la Crucifixion : c’est ce qu’on observe à Tavsanli Kilise, où il n’y a pas d’inversion.

A Tokalı, il est probable que la Déposition de l’Eglise neuve, pour autant qu’on puisse en juger par ce qu’il en reste, recopiait celle de l’Eglise vieille : il est donc pratiquement certain que le disque rouge de droite est la Lune.

En revanche, les Crucifixions sont très différentes :

  • à l’Eglise vieille (Tokali 1), les paroles du Christ sont réparties symétriquement : « Voici ta mère » côté Marie et « Voici ton fils » côté Jean , et il n’y a pas de centurion (seulement Longin à gauche et Esopos, le porteur d’éponge, à droite) :
  • à l’Eglise neuve (Tokali 2), Marie et Saint Jean sont du même coté de la Croix, et le centurion fait son apparition de l’autre.


Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 2

La composition de l’Eglise neuve combine trois raretés : la présence du centurion, la position de Marie et Jean à gauche de la croix, et la Crucifixion dans une abside. Cette dernière circonstance a probablement favorisé la déconnexion entre la dichotomie latérale Bon Larron / Mauvais Larron et la dichotomie centrale Lune/Soleil, qui sert ici un discours très original, étayé par les textes :

  • la Lune désigne saint Jean l’Evangéliste comme « reflet » du Christ (« mère voici ton fils ») ;
  • le Soleil désigne le centurion comme celui qui a reconnu la Lumière.


Cappadoce Goreme Elmali Kilise 950Vers 1050, Elmali Kilise, Göreme

Les luminaires, sans inscription ni forme distinctive, sont probablement encore un soleil blanc et une lune rouge. En effet, un texte très original court dans la coupole, exprimant le discours des anges :

 

« La terre est ébranlée et toute la création tremble. <> La mère se lamente,
ainsi que le disciple, qui pleure, En voyant sur la <croix> le Seigneur de gloire. »

Γῆ κλονῆτε κὲ πᾶσα κτήσης τρέμη· <μ(ή)τηρ> δὲ θρηνῆ
κὲ μαθητὴς δακρύον ὁρõντες ἐπὴ <σταβροῦ> τῆς δόξης τὸν Κύριον.

Comme le remarque Catherine Jolivet-Lévy [41], la typographie est très étudiée : le tercet est réparti sur deux lignes, de sorte que, pour la croix (<σταβροῦ>), le mot est coupé par la chose. Une autre conséquence brillante de cette typographie est que le mot « mère » se trouve du côté de Saint Jean, et le mot « disciple » du côté de Marie. Ainsi le texte dans sa forme exprime ce dont il parle : le bouleversement général de la création, dont témoignent également le soleil éteint et la lune rouge.


Carikli Church.Goreme Open Air Museum. Cappadocia, TurkeyVers 1050, Çarikli kilise, Göreme

Dans la cette église très proche d’Elmali Kilise (du même type dit « à colonnes »), le disque rouge se trouve également à droite. Il doit s’agir de la Lune, puisque les deux scènes peintes au dessus de la Crucifixion s’inscrivent dans la dialectique Jour / Nuit : à gauche la scène diurne et triomphale de l’Entrée à Jérusalem, à droite la scène nocturne et négative de la Trahison de Judas.


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Une seconde inversion

karabas kiliseCrucifixion, fin XIème siècle, Karabas Kilise

Dans cette fresque très dégradée, les bustes de la Lune grise et du Soleil rouge sont identifiés par les inscriptions déchiffrées par Jerphanion [43]. L’iconographie est proche de celle des églises de Göreme, avec la présence du centurion.


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Soleil rouge, lune blanche

Pour les Crucifixions, une autre formule est avérée, où les couleurs rouge et blanc sont inversées sans que les positions ne le soient.


Gregoire_de_Nazianze 879-83 BNF GR 510 fol 30v gallicaHomélies de Grégoire de Nazianze, 879-83, BNF GR 510 fol 30v, Gallica

Dans ce manuscrit impérial produit à Constantinople une cinquantaine d’années avant Tokali 2, les luminaires non inversés, reconnaissable par leur forme (lune en croissant), sont disposés de la même manière dans la Crucifixion et la Déposition. La comparaison rend évidente la sophistication des deux mêmes scènes de Tokali 2, avec leurs luminaires à trois couleurs, de forme indifférenciée et sans texte, ambiguïté délibérée pour inviter le spectateur à le réflexion [44].


Cappadoce Kisiklar Kilise 900Kisiklar Kilise Cappadoce Kokar Kilise 900 detailKokar Kilise

Crucifixion avec les Larrons, vers 900

Lorsque les larrons sont présents, cette disposition Soleil rouge / Lune blanche semble privilégiée. Dans ces deux Crucifixions précoces, les luminaires sont nommés.



Cappadoce Kokar Kilise 900 detail
On notera à Koskar une discordance entre le texte et les couleurs : « soleil obscurci » désigne le disque rouge, et « lune de sang » le disque blanc.



Cappadoce Karanlik_kilise-Goreme 1050Vers 1050, Karanlik kilise, Göreme

Pour une raison inconnue, la troisième et dernière église « à colonnes » suit également cette formule : le luminaire de gauche ne peut être que le Soleil, puisque l’astre blanc arbore une face dessinant un croissant à l’intérieur du disque.


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Soleil noir, lune noire

Cappadoce Kiliclar Kusluk Goreme 1050Vers 1050, Kiliclar Kusluk, Göreme

Pour être complet, signalons cette troisième formule cappadocienne : le soleil et la lune sont deux disques noirs. L’éclipse est ici traduite non par le changement de couleur, mais par le nuage blanc qui les couvre à demi.


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Soleil noir, lune rouge

Crucifixion_Fresco_by_Georgios_Kalliergis,_1315 Christ_Church_Veria macedoine

Fresque par Georgios Kalliergis, 1315, Eglise du Christ Sauveur, Veria, Macédoine

C’est seulement assez tardivement qu’apparaît, hors de Cappadoce, le couple d’Apocalypse 6, 12-13, le soleil noir et la lune rouge.

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La non-influence du centurion

1038 Evangile armenien Madarenan M6201G - 7v1038, Evangile arménien, Madarenan M6201G fol 7v Cappadoce Goreme Sakli Kilise 1070Vers 1070, Sakli Kilise, Göreme

Les scènes comportant le centurion sont, à l’époque, assez rares. Dans cet évangile arménien copiant un modèle byzantin, contrairement à Tokali 2, c’est une lune en croissant qui se trouve de son côté. La crucifixion de Sakli Kilise comporte également le centurion, mais sans aucune indication permettant d’identifier les luminaires.



Cappadoce Rouge blanc schema
Ce schéma synoptique regroupe tous les cas que nous avons vus. Les points d’interrogation signalent les cas douteux. Les lettres M et J (en vert) désignent les deux cas où Marie et Jean sont tous deux situés à gauche de la croix. La lettre L (en bleu) indique la présence des larrons.

Le schéma démontre le caractère unique de la Crucifixion de Tokali 2 : seul cas où les luminaires ne sont pas blanc et rouge. La présence du centurion n’explique pas l’inversion, puisqu’on ne la constate pas à Karabas Kilise, où le centurion est présent et qu’on la trouve à Cavusin, justement dans celle des deux Crucifixions où le centurion est absent.



Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 2
A Tokali 2, la causalité va probablement de bas en haut :

  • d’abord on a eu l’idée de répartir les quatre scènes selon une dichotomie négatif / positif  (blanc / jaune)
  • puis on a interverti les luminaires pour les inscrire dans cette même thématique (douleur de Marie et Jean, salut du centurion), en sacrifiant la corrélation avec les larrons, que la forme de l’abside éloignait de la scène centrale.

La présence du centurion  n’est donc pas la cause unique de l’inversion, mais elle y participe.

Le contraste entre les deux couples de luminaires est voulu :

  • en bas, dans la Déposition, leur couleur contre-nature traduit le bouleversement du cosmos causé par la Mort du Christ, tel que l’explicitera un siècle plus tard le verset dElkali Kilise ;
  • en haut, dans la Crucifixion, leur couleur redevenue naturelle exprime que la Mort, suivie par la Résurrection, est comme l’Obscurité qui précède la Clarté.


Cappadoce Goreme Tokalı kilise ancienne eglise 915 cappadoceScènes de la Vie du Christ, Ancienne église (Tokali 1)

La complexité de lecture de Tokali 2 n’est possible que par Tokali 1, qui est à la fois son antichambre (les deux églises communiquent) et son prototype : les quatre scènes qui, à Tokali 1, suivaient chronologiquement la Crucifixion, ont été savamment redispatchées à Tokali 2, en dessous de la Croix, selon la dichotomie négatif / positif : d’où le fait que cette disposition n’existe nulle part ailleurs.



Les inversions syriaques médiévales

syriaque 12eme-13eme BL Add MS 7169 fol 11v13ème siècle, BL Add MS 7169 fol 11v syriaque SOP-348-130r-1221 soleil lune1221, Patriarcat syriaque, SOP 348 fol 129r

Crucifixion, Evangiles syriaques

Ces deux manuscrits syriaques contemporains illustrent toute la difficulté des considérations liées au sens de l’écriture.

Dans la première image, pour Jules Leroy ([4], p 353), la place d’honneur est à droite (du point de vue des spectateurs) en raison de l’écriture de droite à gauche. Ceci explique la position de Judas (dans le registre du haut) et du Soleil (dans le registre du bas). A contrario,  dans le registre du haut, Jésus avance de gauche à droite , et dans celui du bas, le Bon Larron reste à gauche (il porte une barbe moins fournie et son ange le touche de la main). En outre, comme le note  Ewa Balicka-Witakowska ([7], p 85), le copiste s’est trompé en laissant le porte-lance pieds-nus et en affublant le porte-éponge d’un habit de soldat (tunique courte et bottines). Il est donc pour le moins hasardeux de supposer l’existence d’une « inversion syriaque » qui expliquerait à la fois les deux images très sophistiquées de l’évangile de Rabula et cette composition hésitante, six siècles plus tard.

La seconde image, où les luminaires sont nommés ([4], p 315), suit quant à elle la formule byzantine du soleil obscurci et de la lune rougie .

Il se trouve que parmi les six Crucifixions médiévales syriaques étudiées par Jules Leroy [4], seule celle de la British Library présente l’inversion : preuve que le particularisme éventuel lié au sens de l’écriture pesait peu par rapport à la convention de la civilisation dominante, du moins à l’époque médiévale.



 Les inversions arméniennes

Armenie 1320 Metenadaran 7651 fol 216v1320, Metenadaran 7651 fol 216v Kirakoz de Tabris Evangiles de 1330 La Nouvelle-Djolfa Monastere de tous les Saints 47 fol 8Kirakoz de Tabris, Evangiles de 1330, La Nouvelle-Djolfa, Monastère de tous les Saints 47 fol 8

A la différence des Crucifixions byzantines, le Soleil et la Lune sont pratiquement toujours présents dans les Crucifixions arméniennes ( [45], p 160), et assez souvent inversés, comme ici.

La formule du Soleil obscurci et de la Lune rouge (Evangiles de Pilate) a été renforcée dès le 4ème siècle par un texte très populaire de l’évangélisateur du pays :

« Car le soleil a protesté en obscurcissant sa lumière, en révélant à tous le Seigneur sur la croix ; et ne pouvant supporter cette vision, il devint sombre, car il ne pouvait supporter de voir les outrages au Seigneur. La lune a également manifesté des merveilles car, telle un miroir, elle a montré à toutes les créatures le sang en lui-même, là-haut dans les hauteurs – le salut de toutes les terres qui recevront en esprit ce sang comme leur royaume. Mais de ceux qui méprisent et refusent un tel don, la lune montre le sang qui coule en permanence de leur cadavre, produisant les vers éternels des tourments continus de leur destruction en enfer. » Cathéchisme de Saint Grégoire l’Illuminateur, paragraphe 677 ( [46], p 169)


armenie Constantine of Skevra Crucifixion , 1193, Mechitarists’ Library, San Lazaro sun full moonCrucifixion
Constantin de Skevra, 1193, Mechitarists’ Library, San Lazaro, Venise

Ici le soleil éteint et la lune rouge ont exactement la même forme étoilée, pour bien souligner que la lune était pleine.


Toros Roslin 1262 Crucifixion Walters Ms. W.539 fol 124r1262, Walters Ms. W.539 fol 124r Toros Roslin 1267-68 Crucifixion, Evangile de Malatia (Erevan,Collection du Matenadaran, No. 10675)1267-68, Evangiles de Malatia, Matenadaran 10675

Crucifixion, Toros Roslin

Dans ses Crucifixions, le plus grand miniaturiste de la période, Toros Roslin, représente lui aussi la pleine lune, les deux astres étant réduits à deux visages identiques. En l’absence de de toute inscription, il n’y pas de raison de douter qu’il ne s’agisse du soleil éteint et de la lune rouge .


Les inversion arméniennes

Au milieu du XIIème siècle, un Commentaire de l’Evangile de Matthieu, par Nerses Shnorhali and Yovhannes Dsordsoretsi réactive la tradition de l’aller-retour de la Lune, qu’avait décrit le Pseudo-Denys :

Le jour de la Crucifixion, « la lune avait quatorze jours et était sous la terre, car lorsque le soleil s’est retiré, la lune s’est levée à l’est, mais s’est précipitée et a atteint le soleil et a assombri le soleil et après trois heures sur les talons et près du soleil, elle s’est levé de nouveau à l’est ». ( [47] , p 70)

C’est peut-être à cette tradition qu’on doit les inversions, nettement plus fréquentes que dans l’art byzantin, qui apparaissent dans les Crucifixions arméniennes. Mais elles peuvent tout aussi bien être simplement des erreurs, favorisées par l’habitude de dessiner les deux astres de manière identique.


inv Melisende Psalter 1131-1143 BL Egerton MS 1139 fol 8r detail inv Melisende Psalter 1131-1143 BL Egerton MS 1139 fol 8r detail

Melisende Psalter, 1131-1143, BL Egerton MS 1139 fol 8r

Le visage, qui n’apparaît qu’à gauche, évoque un croissant de lune. Il est très possible que l’inversion soit dûe à une mauvaise interprétation de la couleur bleue par le copiste, comme signifiant la nuit (et donc la lune), et non pas l’extinction du soleil.


Toros de Taron Evangiles de 1323 Mad 6289Toros de Taron, Evangiles de 1323, Matenadaran 6289

Le même effet se retrouve dans cette Crucifixion, où l’astre de gauche évoque plutôt un croissant et celui de droite une couronne. Il n’est pas exclu que l’ambiguïté soit délibérée, afin que le regard du spectateur oscille entre les deux possibilités, imitant le va-et-vient de la Lune décrit par le Pseudo-Denys.


inv Gladzor gospels 1300-07 UCLA Armenian MS. 1 p 561Evangiles de Gladzor, 1300-07, UCLA Armenian MS. 1 p 561

Ici l’astre de gauche ressemble très discrètement à un croissant, cette fois ci rouge : nous serions donc en présence d’une inversion à la fois de la position et des couleurs : lune rouge / soleil obscurci.


inv 14eme Matenadaran collection n. 491514ème siècle, Matenadaran 4915 inv 1376 Erevan, Matenadaran, MS 7644, Gospel of Smbat SparapetEvangiles de Smbat Sparapet, 1376, Matenadaran 7644

Ces deux Crucifixions du 14ème siècle différentient les luminaires par leur forme et assument totalement l’inversion.



Les inversions éthiopiennes

Balicka-Witakowska fig IVFig IV [7] Balicka-Witakowska fig IXFig IX [7]

Elles sont tout aussi rares qu’ailleurs : la spécialiste des « Crucifixions sans crucifié », Ewa Balicka-Witakowska ([7] p 18, 68, 70 et note 428) n’en relève qu’une, celle de gauche, où les textes mentionnent « la lune lorsqu’elle obscurcit sa lumière » et « le soleil devint du sang » ; celle de droite, sans aucun texte, est incertaine.

La position du Soleil n’est pas liée à la direction de dépacement de l’agneau : il existe des exemples où l’agneau est inversé, comme ici, sans que les luminaires ne le soient.



Golden Gospels of Däbrä Sahel 14eme folio 6v 7r Crucifixion Holy women at the Grave

Crucifixion, Saintes femmes au tombeau
Evangiles d’or de Däbrä Sahel, 14ème s, folio 6v 7r

La disposition standard, ici répétée deux fois, suit la formule « pilatienne » du Soleil obscurci et de la Lune rouge.



En synthèse sur les inversions orientales :

  • Evangiles de Rabula : composition spécifique (rhétorique de la lumière, mission universelle des apôtres)
  • Art byzantin : quelques rares compositions spécifiques :
    • une icône du Sinaï ;
    • deux Crucifixions du psautier Chludov ;
    • une inverxion liée au centurion
  • Eglises de Cappadoce :
    • deux inversions absidales dans des compositions spécifiques (Hagios Stephanos de Cemil, Tokali 2 de Göreme) ;
    • deux cas isolés (Karabas Kilise, Cavusin) ;
  • Art syriaque médiéval :
    • une inversion seulement, les cinq autres suivent le modèle byzantin standard
  • Art arménien:
    • Quatre inversions certaines, trois douteuses
  • Art éthiopien :
    • Une seule inversion.

Cette synthèse montre bien, mis à part l’exception arménienne, la grande rareté des inversions dans le monde oriental. Il reste dominé par la rigidité des deux modèle byzantins, tous deux sans inversion :

  • soleil rouge / lune bleue ou blanche (Cappadoce) ;
  • soleil obscurci / lune sanglante (influence des Evangiles de Pilate).

Article suivant :  Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident 

Références :
[4] Jules Leroy « Les manuscrits syriaques à peintures conservés dans les bibliothèques d’Europe et d’Orient ».
[7] Ewa Balicka-Witakowska, « La crucifixion sans crucifié dans l’art éthiopien : recherches sur la survie de l’iconographie chrétienne de l’antiquité tardive », 1997
[27] Massimo Bernabo, « The Miniatures in the Rabbula Gospels: Postscripta to a Recent Book » Dumbarton Oaks Papers Vol. 68 (2014), pp. 343-358 https://www.jstor.org/stable/24643762
[28] Massimo Bernabo, « Il Tetravangelo di Rabbula. Firenze, Biblioteca Med. Laur., cod. Plut. 1.56. L’illustrazione del Nuovo Testamento nella Siria del VI secolo », a cura di M. Bernabò (Roma: Edizioni di Storia e Letteratura, 2008) https://www.academia.edu/20331905/Il_Tetravangelo_di_Rabbula_Firenze_Biblioteca_Med_Laur_cod_Plut_1_56_L_illustrazione_del_Nuovo_Testamento_nella_Siria_del_VI_secolo_a_cura_di_M_Bernab%C3%B2_Roma_Edizioni_di_Storia_e_Letteratura_2008_Three_sections_of_the_book_plates
[28a] Gerard Rouwhorst « The Liturgical Background of the Crucifixion and Resurrection Scene of the Syriac Gospel Codex of Rabbula » https://www.academia.edu/34520833/The_Liturgical_Background_of_the_Crucifixion_and_Resurrection_Scene_of_the_Syriac_Gospel_Codex_of_Rabbula?email_work_card=title
[29] Ally Kateusz « Ascension of Christ or Ascension of Mary? Reconsidering a Popular Early Iconography » 2015, Journal of Early Christian Studies https://www.academia.edu/14189231/Ascension_of_Christ_or_Ascension_of_Mary_Reconsidering_a_Popular_Early_Iconography
[30] Anton Baumstark, « Eine syrische « traditio legis » und ihre Parallelen » Oriens Christianus 3, 1903, p 182 https://archive.org/details/OriensChristianus3/page/182/mode/1up
[32] Lorenzo DiTommaso, Lucian Turcescu, « The Reception and Interpretation of the Bible in Late Antiquity: Proceedings of the Montréal Colloquium in Honour of Charles Kannengiesser, 11-13 October 2006 » p 218 https://books.google.fr/books?id=Gu55DwAAQBAJ&pg=PA217&lpg=PA217
[34] Pierre de Saint-Joseph, « Théologie du temps enseignée selon les règles de la véritable théologie » 1647 https://books.google.fr/books?id=YNxIQpccqbgC&pg=PA269
[35a] On peut rajouter entre les deux Vatican Gr 747 fol 225r, du XIème siècle.
[36] Kurt Weitzmann, Herbert L. Kessler « The Frescoes of the Dura Synagogue and Christian Art » p 128
[37] On s’en convaincra facilement en feuilletant le catalogue réalisé par Sonja Haberl, « Das byzantinische Kreuzigungsbild » https://docplayer.org/43323661-Diplomarbeit-titel-der-diplomarbeit-das-byzantinische-kreuzigungsbild-verfasserin-sonja-haberl-angestrebter-akademischer-grad.html
[38] WEIZMANN , K. , The Monastery of Saint Catharine at Mount Sinai
[39] Kathleen Corrigan « Visual Polemics in the Ninth-Century Byzantine Psalters: Iconophile Imagery in Three Ninth-Century Byzantine Psalters » https://archive.org/details/visual-polemics-in-the-ninth-century-byzantine-psalters.-iconophile-imagery-in-t/page/n49/mode/1up?q=%22moon%22
[39a] Maria Evangelatou « The illustration of the ninth-century Byzantine marginal psalters: layers of meaning and their sources » p 84 https://www.academia.edu/2104510/The_illustration_of_the_ninth_century_Byzantine_marginal_psalters_layers_of_meaning_and_their_sources
[39b] Marina Toumpouri «No cat. 34, Icône biface : Elkoménos (revers) et Vierge et l’Enfant (face)», «No cat. 127, Icône bilatérale : Crucifixion (revers) et Vierge et l’Enfant (face)» in Chypre médiévale: entre Byzance, l’Orient et l’Occident, Paris, Musée du Louvre, October 2012 – January 2013 https://www.academia.edu/2283357/_No_cat_34_Ic%C3%B4ne_biface_Elkom%C3%A9nos_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_No_cat_127_Ic%C3%B4ne_bilat%C3%A9rale_Crucifixion_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_in_Chypre_m%C3%A9di%C3%A9vale_entre_Byzance_l_Orient_et_l_Occident_Paris_Mus%C3%A9e_du_Louvre_October_2012_January_2013
[40] Je me suis basé sur le catalogue de C.Jolivet-Levy, « Les églises de Cappadoce : le programme iconographique de l’église et de ses abords »
[40a] Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212
[41] Catherine Jolivet-Lévy, « Inscriptions et images dans les églises byzantines de Cappadoce : Visibilité / lisibilité, interactions et fonctions » dans « Visibilité et présence des inscriptions dans l’image médiévale », https://books.openedition.org/psorbonne/39871?lang=fr#bodyftn48
[42] Sur la restitution de ces inscriptions très abrégées et leurs sources textuelles, voir Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome I partie 1 p 282 notes 2 et 3
[43] Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome II partie 1 p 346
[44] Sur le caractère exceptionnel de la Crucifixion de Tokali 2, voir l’ensemble des rapprochements possibles dans Jean-Michel Spieser et Manuela Studer-Karlen « REMARQUES SUR LA DATATION DE L’ÉGLISE DE TOKALI 2″ https://core.ac.uk/download/pdf/162133897.pdf
[45] Thomas F. Mathews « Armenian gospel iconography: the tradition of the Glajor Gospel »
[46] « The teaching of Saint Gregory : an early Armenian catechism by Agatʻangeghos », traduction anglaise , Thomson 1970
[47] Vrej Nersessian, « Treasures from the Ark : 1700 years of Armenian Christian art »
https://archive.org/details/bub_gb_2vxGAgAAQBAJ