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Les anges aux deux couronnes

23 mai 2025

L’ange porteur de couronne (stéphanophore) est un motif très courant. Cet article est consacré à une variante gothique particulière, où l’ange élève symétriquement deux couronnes de part et d’autre de sa tête.


En aparté : les origines du motif

De l’athlète au martyr

cratère à figures rouges. 5eme s av JC Col. D 111 – Athènes, Kanellopoulos MuseumCouronnement d’un athlète par la déesse Niké. Cratère à figures rouges. 5ème s av JC, Col. D 111 – Kanellopoulos Museum, Athènes Pierre et Paul BICULIUS 4eme Britsih MuseumLe Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul (Coupe pour Biculius), British Museum

Dès l’antiquité grecque, la couronne de lauriers décernée par une Victoire ailée récompense l’athlète.

Dans l’art paléochrétien, c’est le Christ en personne qui offre des couronnes aux martyrs (pour d’autres exemples, voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne). Les auteurs chrétiens éclairent la métaphore, en expliquant que les martyrs obtiennent leur couronne de gloire en tant qu’athlètes du Christ.


De l’Empereur au Christ

347-355 RIC VIII Antioch 68 AMultiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68), 347-55
586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13v detail angesAscension, 586, Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13v

A Rome, l’Empereur triomphant est couronné par des victoires.

Le motif est très tôt transposé au Christ : ici, deux anges lui apportent des couronnes dans un linge, un signe de respect courant face à une figure d’autorité ( [1], p 200). Pour une analyse plus approfondie de cette image, voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


trierer_Apokalypse_fol_16vAcclamation des Vieillards,
Apocalypse de Trèves, 800-25, Staatsbibliothek Trier Cod 31 fol 16v

Le thème du don de la couronne en signe d’allégeance à la puissance suprême se lit en particulier dans le texte de l’Apocalypse :

Les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône, en disant  » Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance, car c’est vous qui avez créé toutes choses, et c’est à cause de votre volonté qu’elles ont eu l’existence et qu’elles ont été créées. Apocalypse 4,10-11

En pratique, on ne représente jamais ce dépôt des couronnes devant le trône :

  • dans les images encore influencées par l’Antiquité, comme l’Apocalypse carolingienne de Trèves, les vieillards brandissent une couronne de triomphe ;
  • plus tard, ils gardent leur couronne pour signifier qu’ils sont bien rois, et brandissent comme substitut un instrument de musique et/ou une coupe [2] .

Victoires symétriques

Victoire ailée provenant de Myrina (Mysie), Musée des Beaux-Arts de Lyon (inventaire E 365-1)Victoire ailée provenant de Myrina (Mysie), Musée des Beaux-Arts de Lyon (inventaire E 365-1) Piramide_C_Cestio_interno_-_una_nike_1050797Fresque à l’intérieur de la pyramide de Cestius, Rome

La Victoire offrant symétriquement deux couronnes est un motif très exceptionnel, malgré sa force décorative.


 

284-94 Aureus RIC V Diocletian 313CONCORDIAE AUGUSTORUM NOSTRORUM
Aureus de Dioclétien, 284-94, RIC V Diocletian 313.

On le rencontre au moment de la partition de l’Empire, dans un souci d’égalité : Dioclétien et Maximien sont assis côte à côte en parallèle, chacun tenant son globe et son parazonium. La Victoire couronne simultanément les deux.

Inventé pour des empereurs païens, ce motif c’est transmis aux empereurs chrétiens jusqu’à Théodose et Valentinien II ( voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine)


Arc de Titus Victoires RomeArc de Titus, Rome Porte noire Besançon IIeme siecle Marc AurèlePorte noire, 2ème siècle (Marc-Aurèle), Besançon

Niké_Éphèse 4eme s

Niké, 4ème siècle, Éphèse

Dans l’art décoratif antique, on emploie souvent comme motif d’écoinçon des Victoires en vol, tenant une couronne et une palme, ou un trophée (Arc de Constantin).




A) Les anges aux deux couronnes en France

A0) Cathédrale de Reims (vers 1220)

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Cathédrale_ND_de_Reims_-_chevet_-11)Anges du chevet Cathedrale_ND_de_Reims-Ange_10_dix_5261Ange porteur de couronne

Le chevet est décoré de douze grandes statues, le Christ enseignant et onze anges portant le pain, le calice, le livre des Evangiles, des encensoirs, un sceptre et une couronne [3]. Le caractère royal du lieu, ainsi que l’espace triangulaire dans lequel ils s’inscrivent, ont pu jouer un rôle lointain dans la genèse de notre motif, une vingtaine d’années plus tard.


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A1) Sainte Chapelle (1241-46)

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Une motivation religieuse : la couronne des martyrs

Paris-Sainte_Chapelle angesSainte chapelle, Chapelle haute

Chaque travée de la chapelle haute suit le même principe décoratif, totalement original :

  • deux anges à l’encensoir sur les demi-écoinçons latéraux ;
  • trois médaillons représentant le martyre d’un saint ;
  • deux anges élevant deux couronnes.

Cette décoration angélique est indissociable des médaillons :

Les anges aux encensoirs gardent vivant le souvenir de la liturgie qui est célébrée le jour de la mort de chacun des martyrs représentés, c’est-à-dire le jour de leur entrée au paradis. (P.Kurmann [4] , p 400)

Tous les martyrs sont représentés au moment de leur supplice et reçoivent la couronne du martyr de la main des anges sculptés dans les écoinçons. Rassemblés autour de la couronne d’épines, couronne du Christ souffrant, les martyrs, en sont, en raison de leur passion, les dignes successeurs. Ils reçoivent la couronne céleste qu’ils vont porter comme le Christ portait la couronne d’épines. W.Sauerländer [5]


Paris-Sainte_Chapelle_-_anges couronne epinesTribune centrale

On aurait aimé que cette identification entre couronne des martyrs et couronne du Christ soit étayée architecturellement, avec ces deux anges qui se trouvent au même niveau, au centre de la tribune des reliques. Malheureusement, ils sont probablement dus aux restaurateurs du XIXème siècle, puisqu’ils ne figurent pas sur les deux seuls témoignages antérieurs aux destructions révolutionnaires :


 

 

Paris-Sainte_Chapelle Maitre de Bedford Pontifical de PoitiersPontifical de Poitiers, Maitre de Bedford

Paris-Sainte_Chapelle gravure de RansonetteGravure de Ransonette

Tribune des reliques


Paris-Sainte_Chapelle_-_reineAlcôve de la Reine (côté Sud) Alcôve du Roi (côté Nord)

Au niveau de la troisième travée, les deux alcôves royales interrompent cette composition, avec une arcade de largeur double supportant une scène complètement différente : un Christ bénissant  est encadré par deux processions : un ange qui offre une couronne suivi par trois anges aux encensoirs.

L’alternance systématique des anges aux deux couronnes et des médaillons de martyrs se poursuit néanmoins sur le mur du fond :

  • côté Reine, entre deux martyrs indéterminés ;
  • côté Roi, entre Saint Mathias et Saint Philippe apparaît un motif différent : un ange barré d’une banderole et flanqué de deux dragons :

Paris-Sainte_Chapelle_-_roi detail

Pour autant qu’on puisse en juger (sur 44 médaillons, seuls 25 ont été identifiés), Saint Mathias et Saint Philippe sont les deux seuls martyrs à être également des apôtres : si l’ange à la banderole n’est pas une fantaisie des restaurateurs, il se pourrait qu’il signale cette exceptionnelle dignité, seule l’alcôve du roi étant digne de cette compagnie.


Paris-Sainte_Chapelle Branner medaillons fig 1Figure 1, R.Branner [6]

Les destructions font que la répartition des martyrs n’a pas été élucidée. R.Branner a fait néanmoins l’observation intéressante que Louis IX, depuis son alcôve, voyait en face de lui Saint Denis, le patron des rois de France. Tandis que Marguerite de Provence voyait un face d’elle sa sainte patronne. Cette subtilité en laisse présager d’autres.


Des anges aux Vieillards (SCOOP !)

On compte deux anges à double couronne pour chacune des quatre travées, plus deux sur le mur Ouest et sept sur les pans du choeur, soit vingt quatre au total (en soustrayant l’ange à banderole). Ce nombre symbolique laisse penser que c’est intentionnellement qu’on a modifié le motif à l’intérieur de l’alcôve du Roi.

Tout en couronnant les martyrs en dessous d’eux, les vingt quatre anges imitent les Vieillards de l’Apocalypse en offrant leurs couronnes au Christ, présent par ses reliques à l’intérieur de la Grande Châsse qui était exposée sur la tribune.


Une motivation politique : la couronne royale

L’intention première de couronner les martyrs, de part et d’autre de l’ange à la double couronne , évite de postuler une signification politique précise au motif : union des royaumes de France et de Castille, continuité entre la régence de Blanche et le règne de Louis…. En revanche, le motif évoquait directement les deux couronnes du sacre, celle du roi et celle de la reine, léguées par Philippe Auguste au trésor de Saint Denis [0].

Dans la décoration de la Sainte Chapelle, de nombreux  éléments de la décoration sont au service d’un programme iconographique visant « à exalter le thème de la royauté triomphante du Christ en rapport avec la royauté du roi de France  » ( [7] , p 123).

En témoignent notamment les nombreux rois bibliques qui peuplent les verrières au dessus des alcôves, comme l’a montré Beat Brenk [1].

Avec l’acquisition de la couronne d’épines…, la monarchie se dotait non seulement d’une relique christique mais, dans les images de la propagande, établissait un parallélisme entre la couronne de Christ et la couronne du roi de France. » ([7], p 122)


Paris-Sainte_Chapelle_-_roi detail ChristAlcôve du Roi
Paris-Sainte_Chapelle_-_reine detailAlcôve de la Reine 

En outre, parmi la multiplicité de couronnes qui peuplent la Sainte Chapelle, les seules qui ne sont pas destinées à récompenser les martyrs sont celles brandies au sommet des deux arcades des alcôves du Roi et de la Reine : elles servent à honorer le Christ, qui  tient le globe de la puissance côté roi et le livre de la foi côté reine).

Ainsi s’établit une proximité immédiate entre la royauté terrestre et la royauté céleste.


Une motivation eschatologique : la couronne des Elus

La couronne est donc en premier lieu destinée aux Martyrs, qui accèdent directement au Paradis. Mais elle concerne par extension les Elus, qui n’y entreront qu’à l’issue du Jugement Dernier.


Elus couronnés, portail du Jugement, ChartresChartres
Elus couronnés, portail du Jugement, Amiens
Amiens
Cortège des Elus et des Damnés, Portail du Jugement

Le thème est présent à Chartres, où les anges de gauche tiennent des couronnes discrètes au dessus des Elus progressant vers le paradis ; il se développe à Amiens, où les anges de droite, en plus, brandissent des épées au dessus des Damnés.

« Une sorte de convention s’est en effet imposée dans l’iconographie médiévale du couronnement des élus : on représente les anges déposant la couronne sur la tête de l’élu ou se préparant à le faire, mais presque jamais l’élu couronné, sans doute pour éviter de le confondre avec un véritable souverain » [8]

P. Kurmann suggère que cette thématique des élus touche également la Sainte Chapelle, dans la mesure où le thème des Martyrs pourrait facilement glisser vers celui des Elus :

« Les spectateurs des scènes de martyrs – et dans la Sainte-Chapelle; ils ne sont autres que le roi et ses plus proches courtisans – sont appelés à suivre l’exemple des martyrs au moins dans la mesure où ils doivent accepter les moyens de grâce offerts par l’Église, recevoir les sacrements et lutter contre le péché. Dans la séquence d’images qui illustrent l’histoire du salut dans la Sainte-Chapelle, les anges ont la noble tâche de représenter la félicité céleste que la grâce divine accorde aux élus. » P. Kurmann ([4] , p 400)


Si le Jugement dernier n’est pas présent à l’intérieur de la chapelle haute, il l’était à son entrée :

Paris-Sainte_Chapelle portail JugementAncien portail de la chapelle haute (gravure de Martinet)

Ce portail, dont ne témoigne que cette seule gravure, reprenait dans les grandes lignes la composition du Portail de Jugement qui, vers 1240, venait d’être parachevé à Notre Dame de Paris :

  • au trumeau un Christ enseignant,
  • au linteau la Résurrection des morts autour de la Pesée des âmes,
  • et au bas des voussures le Paradis et l’Enfer.

Les douze apôtres des ébrasements de la cathédrale, qui ne pouvaient trouver place dans un portail bien plus étroit, furent « repoussées » à l’intérieur, y gagnant un sens nouveau, en accord avec le programme complexe de la chapelle supérieure. [9]

Ainsi ceux qui passaient le portail et pénétraient dans cette chapelle aérienne, ouverte de toutes part sur le ciel, se trouvaient comme au Paradis, entourés par les grandes statues des douze Apôtres et par les petits anges multipliant les couronnes.


Une innovation iconographique

Cette triple motivation, religieuse, politique et eschatologique, confirme que ce motif a été pensé spécifiquement pour la Sainte Chapelle, ainsi que le pressentaient ceux qui l’ont étudié :

Le remplissage du champ triangulaire d’un écoinçon arqué par un ange aux ailes largement déployées, un choix qui semble être évident pour l’occasion, semble avoir été une invention du concepteur de la Sainte-Chapelle P. Kurmann ([4] , p 401)

La diffusion de l’emploi en série des anges brandissant deux couronnes est de toute évidence portée par le rayonnement des chantiers parisiens, non sans modulations. Le type de la Sainte-Chapelle est très certainement premier. La version de Rampillon a peut-être suivi de près. Claude Andrault-Schmidt ([12], p 286)


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A2) Rampillon (1240-50)

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1240-50 Rampillon_Saint-Éliphe_498Portail Ouest, église Saint Eliphe, Rampillon

Ce portail reprend lui aussi la structure de ceux de Notre Dame et de la Sainte Chapelle, avec une particularité iconographique remarquable : l’absence des Elus et des Damnés, aussi bien dans le linteau que dans les voussures. En revanche les douze apôtres sont bien là, autour d’un personnage énigmatique qui, deuxième particularité iconographique, n’est pas un Christ enseignant. On notera une troisième particularité remarquable : le Christ-Juge du tympan est coiffé d’une couronne d’épines.

Dans les écoinçons des arcatures abritant les Apôtres, on retrouve notre ange aux deux couronnes.


1240-50 Rampillon ebrasement 2Arcatures se prolongeant en avant du contrefort droit

Sur les arcatures frontales, il est encadré par deux anges aux encensoirs, exactement comme à la Sainte Chapelle.


1240-50 Rampillon ebrasement 1Arcatures de l’ébrasement droit

Sur l’ébrasement, les demi-écoinçons des extrémités portent :

  • côté portail (à gauche sur la photographie), un mort sortant du tombeau, qui prolonge le thème du linteau ;
  • à droite un autre thème funéraire : un ange tenant un cierge.

Dans cette répartition systématique, une anomalie brise la symétrie du portail : un ange tenant une coupe au centre de l’ébrasement droit.


Les couronnes des Martyrs (SCOOP !)

« A Rampillon, on peut se demander si les anges ne destinent pas leurs couronnes aux apôtres des ébrasements. » ( [12], p 287)

Cette lecture semble contredite par l’ange à la coupe. Or il se trouve qu’un seul des douze apôtres n’est pas mort en martyr, mais de vieillesse, après avoir survécu miraculeusement à un ébouillantement : il s’agit de Saint Jean l’Evangéliste, dont l’attribut habituel est justement une coupe de poison [10] .

Ce détail est à la fois la preuve d’une conception rigoureuse et d’une parenté étroite avec la Sainte Chapelle : selon la même motivation première, les anges couronnent des martyrs, en l’occurrence les onze apôtres , et non des Elus, qui d’ailleurs ne sont présents nulle part dans le portail [11].


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A3) Le revers de la façade de la cathédrale de Reims (1250-60)

Le revers de cette façade comporte de nombreux éléments sur le thème du Couronnement, puisque c’est par là au sortaient les rois nouvellement sacrés. Il n’est donc guère étonnant qu’on y rencontre notre motif, avec trois nuances différentes.

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La récompense des Bons : la porte Nord

1250-60 Reims revers facade ouest porte nord (c) Centre André ChastelClé de l’archivolte de la porte Nord

Un ange aux deux couronnes se trouve surplombé par un ange tenant un encensoir. Pour interpréter ce motif très particulier, il est nécessaire de le situer au sein de la composition.


1250-60 Reims revers facade ouest porte nord schema
Les scènes se lisent ici  de bas en haut et deux à deux, une scène de l’Ancien Testament étant mis en parallèle avec une scène du Nouveau (flèches blanches) :

  • A1) Isaac et Abraham devant l’autel du sacrifice ;
  • A2) Le Christ et Saint Matthieu devant le bureau du percepteur
  • B1) Deux hébreux en dessous de Moïse avec le Serpent d’Airain (qui conserve la vie) ;
  • B2) Une femme et la fille de Jaïre, en dessous du Christ (qui ressuscite cette dernière) ;
  • C1) Aaron inscrivant le signe du Tau avec le sang de l’agneau, sacrifié pour la Pâque juive ;
  • C2) Le Christ guérissant un lépreux ;
  • D1) Elie et la veuve de Sarepta, qui lui donnera à boire (1 Rois 17:10) ;
  • D2) le Christ et la Samaritaine au puits

Jean Wirth ( [11a], p 131) a expliqué le thème de cette typologie très particulière :

« La vocation de Matthieu (Matthieu 9, 9-13) donne la clé de lecture du cycle typologique. Le Christ dit en effet à cette occasion: « C’est la miséricorde que je désire, pas les sacrifices ». Dans les trois scènes qui la surmontent, il donne en effet des exemples de sa miséricorde. Les scènes typologiques de gauche contiennent bien deux sacrifices sanglants, mais c’est précisément la miséricorde qu’ils soulignent, puisque celui d’Isaac a été arrêté à temps par l’intervention divine, et parce que celui de l’agneau pascal entraîne le salut du peuple hébreu, grâce à l’inscription du tau avec son sang. Le serpent d’airain sauve à son tour ses adorateurs et la veuve de Sarepta reçoit miraculeusement sa subsistance en contrepartie de sa charité envers Elie (I Rois 17, 8-24). Sous l’apparence des sacrifices sanglants, c’est déjà de la miséricorde qu’il s’agit sous l’ancienne loi. »



A la lumière de cette explication, on voit que :

  • l’ange à l’encensoir honore les personnages sacrés : Elie, Aaron, Moïse et Abraham d’un côté, le Christ de l’autre (sur fond bleu) ;
  • l’ange aux deux couronnes récompense ceux qui ont mérité la miséricorde, en commençant par les deux femmes charitables situées juste en dessous : le Veuve de Sarepta et la Samaritaine.

L’exception du registre  le plus éloigné   (A1 et A2) était inévitable, pour que le personnage  sacré (Abraham et le Christ) ait la plus grande taille.


Un attribut angélique : la porte Sud

1250-60 Reims revers facade ouest porte sud (c) Centre André ChastelClé de l’archivolte de la porte Sud

Cette fois, l’ange aux deux couronnes surplombe un ange tenant un astre rayonnant (étoile ou soleil). Là encore, il est nécessaire de replacer  le motif dans son contexte, ici une série de scènes inspirées de l’Apocalypse.


1250-60 Reims revers facade ouest porte sud schema
Les scènes se lisent dans le sens des aiguilles de la montre (flèche blanche) :

  • A) Les anges des quatre vents, chacun tenant un masque (cercle vert)
  • B) Plusieurs interactions entre l’ange de Saint Jean :
    • B1) l’ange interrompt Jean en train d’écrire (à Patmos) ;
    • B2) Il dialogue avec Jean : les deux tiennent des banderoles ;
    • B3) Il lui apporte le livre ouvert (cercle bleu foncé) et Saint Jean commence à écrire ;
    • B4) Un ange sonne de la trompette (cercle orange), un autre montre le livre (écrit ?), Jean est en adoration

Suivent trois scènes extraites de l’Apocalypse ( [11a], p 131) :

  • C) Les deux témoins devant la Bête
  • D) La femme vêtue de soleil et le Dragon
  • E) Le Christ tendant la coupe de colère à la Prostituée

Peter Kurmann ( [11b], p 280) a tenté de rapprocher ces scènes de passages précis du récit : ainsi l’ange de la clé  inférieure tiendrait l’étoile Absinthe (Apo 8,10) . Pour Donna L. Sadler ([11c], p 105), qui omet omettant les couronnes et l’étoile, les scènes sont à lire plus librement, et les deux anges de la clé seraient en rapport avec les sept anges à la trompette et l’ange à l’encensoir d’Apocalypse 8, 2-6.

Quoiqu’il en soit, la composition d’ensemble montre que :

  • l’ange aux deux couronnes complète la voussure angélique (fond bleu) : la couronne s’ajoute aux autres attributs, purement apocalyptiques (vents, trompette, livre) ;
  • l’ange à l’étoile s’insère dans la voussure johannique : l’astre incendiaire (cercle rouge), qu’il tient étrangement de la main gauche, sert probablement à introduire les scènes tragiques de la partie droite (en rouge).

Les anges aux couronnes dans la façade Ouest

 

1250-60 Reims revers facade ouest porte sud (c) Centre André ChastelPorte Sud (intérieur) 1250-60 Reims revers facade ouest porte nord (c) Centre André ChastelPorte Nord (intérieur)

On ne peut que constater une forme de continuité topographique entre les deux clés des portails latéraux, l’ange aux deux couronnes servant de motif de jonction :

  • côté Sud, l’ange du bas tient de la main gauche un astre brûlant ;
  • côté Nord, l’ange du haut tient de la main droite un feu qui ne se voit pas (l’encensoir).

Reims façade Ouest portail central voussure interneFaçade Ouest, portail central (extérieur)

L’intérieur des deux portes latérales manifeste une certaine unité de conception avec l’extérieur du portail central :

  • la voussure interne présente à son sommet quatre anges tenant une couronne  (cercle jaune),
  • un peu plus bas, un ange tenant un astre rayonnant (cercle rouge), qui se trouve du côté Sud, comme à l’intérieur.

 On ne peut donc douter que la question de l’exposition a joué, et que cet astre représente, à l’extérieur comme à l’intérieur, le soleil.

Reims façade Ouest portail Nord (Passion) bas de l'archivolte droite 1245-55Façade Ouest, porte Nord, bas de l’archivolte droite

A noter sur la même façade, mais dans la porte Nord sur le thème de la Passion, un couple d’anges portant chacun une couronne, au niveau inférieur de l’archivolte. Il faut la lire en deux scènes :

  • à gauche l’ange à l’encensoir, honorant le Christ ressuscité ;
  • à droite l’Enfer, le Christ libérant les Justes des Limbes, puis notre couple d’anges.

En pendant à l’ange thuriféraire du Christ, il ne fait pas de doute que les deux anges stéphanophores portent les couronnes destinées à ces Justes.

Sur un thème similaire, on trouve au Portail du Jugement quatre anges tenant des couronnées destinées aux Elus (voir 2b Les anges aux luminaires dans le Jugement dernier).


La grande rose de l’Assomption

1270 Reims Grande rose facade occidentaleRose supérieure de la façade occidentale, vers 1270 (détail)

« La grande rosace au-dessus du portail central contient peu de vitraux d’origine, mais elle conserve son sujet : la Mort et l’Assomption de la Vierge. Les apôtres, 24 anges portant des instruments de musique, des rois, des prophètes et deux anges portant des couronnes entourent Marie. Au sommet de cette verrière, le Christ porte l’âme de la Vierge entre les anges agenouillés. Cet acte final anticipe le Couronnement de la Vierge dans le pignon extérieur. Une fois encore, l’auteur de ce tour de force visuel a utilisé l’intérieur et l’extérieur de la façade pour raconter l’histoire complète de la gloire finale de la Vierge… son rôle d’Épouse du Christ et de Reine du Ciel n’est rendu visible que dans le pignon extérieur qui couronne la façade ouest. » ( [11b], p 54)


1270 Reims Grande rose facade occidentale detail
Ainsi, il ne fait guère de doute que les deux couronnes ne soient destinées au Fils et à sa Mère, qui apparaissent découronnés dans le vitrail, encadrés par le soleil et la lune



Couronnement Vierge Gable portail central facade occi 1260 ca Cathedrale_de_Reims
… et couronnés à l’extérieur, entre les  luminaires magnifiés par des insertions métalliques.


En synthèse

1250-60 Reims revers facade ouest schema

A la façade occidentale de Reims, notre motif prend donc plusieurs nuances distinctes :

  • récompense des Bons, à la porte intérieure Nord  ;
  • motif angélique s’ajoutant aux attributs apocalyptiques, à la porte intérieure Sud ;
  • couronnement du Christ et de la Vierge à la grande rose centrale (en écho au couronnement du roi et de la reine).

De la Sainte Chapelle à Reims, il semble particulièrement adapté aux monuments monarchiques.


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A4) A Notre Dame

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Notre dame Portail Saint EtiennePortail Saint Etienne, 1258-67, Notre Dame de Paris

La voussure interne présente douze anges portant des couronnes, la deuxième vingt et un martyrs, la troisième seize confesseurs. Les clés des deux premières voussures (anges et martyrs) sont des anges portant deux couronnes : si le positionnement est identique à celui des deux portails de Reims, la thématique est plus conventionnelle : comme à la Sainte Chapelle, il s’agit du couronnement des martyrs.


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A5) Le foyer poitevin

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1245-57 Stalles poitiers (c) Ministère de la CultureStalles de la Cathédrale Saint Pierre, Poitiers

Les anges aux deux couronnes s’intercalent entre des motifs profanes d’une grande variété : ici un coq et une chauve souris. Un seul des demi-écoinçons a été conservé intact, ici à gauche (les autres sont des anges sciés en deux) : il ne porte pas un ange à l’encensoir (comme à la Sainte Chapelle et à Rampillon), mais un ange vu de profil tenant une couronne.


1245-57 Stalles poitiers 2 1245-57 Stalles poitiers

On notera la Madone qui a été resculptée au centre d’un ange, dont on a conservé les bras et les couronnes. Comme Marie est elle-même couronnée, ceci exclut l’idée que les deux couronnes aient été comprises comme destinées à la Vierge et à l’Enfant

Claude Andrault-Schmidt [12] relie ici les anges non plus aux martyrs, mais à l’espérance pour les chanoines d’être admis parmi les Elus :

« Les stalles ne représentent-elles pas une sorte de paradis, une suite de ces mansiones ou petites demeures des justes évoquées dans l’exégèse ? Autrement dit, les couronnes attendent les chanoines eux-mêmes…. Il n’est pas absurde d’imaginer les chanoines dans leurs stalles jouant le même rôle les. apôtres, car cette assimilation est courante: l’évêque sur son trône est une figure du Christ et son clergé renvoie aux apôtres voire à d’autres saints, comme dans les théophanies absidales. » [12]

Si les stalles reprennent d’un point de vue décoratif le motif de la Sainte Chapelle, elles s’en démarquent clairement : pas de martyrs, pas d’anges à l’encensoir, mélange avec des motifs profanes. Cette influence lointaine s’explique par le donateur probable :

« Selon une tradition écrite , l’évêque Jean de Melun ( 1235-1257 ) a offert ces stalles à la cathédrale . Ce personnage , issu d’une famille très liée à la dynastie capétienne , a en effet pu concourir à introduire en Poitou l’art du domaine royal , dont ces stalles sont le témoin évident , à une époque où ce territoire venait de faire retour à la Couronne » [13]


1200-50 Poitiers Baptistère revers arc triomphalRevers arc triomphal, 1200-50, Baptistère Saint Jean, Poitiers

Claude Andrault-Schmidt suggère que le motif parisien a pu rencontrer une formule déjà présente localement, comme en témoigne cette fresque : l’ange ne couronne pas les deux grands saints anonymes : avec ses deux collègues à l’encensoir, il honore le chrisme central. Au revers de l’arc triomphal, cette scène d’adoration fait miroir avec le Christ en Majesté qui se développe dans le cul de four.


1280-1320 Poitiers Vue_sur_les_voûtes_du_transept_sudCathédrale Saint Pierre, Poitiers

Ces fresques récemment découvertes sont datées entre 1280 et 1320 [14]. Un voutain est entièrement dédié à notre motif : trois anges à double couronne et vus en pied surplombent deux anges aux encensoirs, de la même manière qu’au baptistère.

Le motif est ici clairement le couronnement des Elus : les six qui prennent place dans le Sein d’Abraham, dans le voutain de gauche gauche, portent tout des couronnes, de manière exceptionnelle. Le thème du couronnement se poursuit dans le voutain de droite, avec le couronne d’épines présentée par un ange ; et se termine dans le dernier voutain, avec le Couronnement de la Vierge.



1280-1320 Poitiers intrados
Le motif revient encore à l’intrados de l’arc d’entrée, où le Christ couronne de la main droite une vierge méritante, et dédaigne de la main gauche, avec la banderole NESCIO, les vierges réprouvées.



1280-1320 Poitiers Vue_sur_les_voûtes_du_transept_sud schema
La conception d’ensemble est très cohérente, avec cette particularité que le thème du Jugement est exprimé par la parabole des Vierges sages et des Vierges folles, répétée deux fois :

  • en 0, les morts ressuscitent ;
  • en 1a, le Christ dédaigne les Réprouvés (flèche rouge) et couronne les Elus (flèche verte) ;
  • en 1b, le Christ dédaigne les Réprouvés et les empêche d’avancer ; de l’autre côté, des Elus auréolés attendent ; les anges montrent les six couronnes pour les six Elus admis dans le Saint d’Abraham (cercles verts) ;
  • en 2, le Christ couronne Marie (flèche bleue), comme il a couronné la première des vierges sages.


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A6) La courte postérité du motif

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vPieds droits des portails de la façade ouest
1310-30 Cathédrale Saint Jean, Lyon

On trouve encore une résurgence des anges à deux couronnes au début du siècle suivant, dans les trilobes des gâbles de certains pieds droits de la Cathédrale de Lyon, en compagnie d’autres motifs eschatologiques tels que la Pesée des âmes et le Christ Juge, mais aussi de motifs végétaux ou hagiographiques ( [12], p 286). Il n’y a pas de relation discernable avec les scènes représentées en dessous, ni avec le thème du martyre. Tandis que le motif initial remplissait naturellement un triangle pointe en bas, il a dû être modifié pour s’adapter à un triangle pointe en haut, en plaçant les ailes à la verticale,


1350-1400 SAINT-ANTOINE-L'ABBAYE ange musicienAnge musicien du triforium
1350-80, Eglise abbatiale, Saint Antoine en Dauphiné

Citons pour mémoire une série d’anges musiciens aux ailes déployées, remplissant les écoinçons du triforium de le nef : il ne semble pas qu’il y ait des porteurs de couronne parmi eux.



B) Les anges aux deux couronnes en Angleterre

B1) Cathédrale de Wells, vers 1230

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Vers 1230, Façade Ouest de la cathédrale de Wells 

Formellement, les anges aux deux couronnes apparaissent une quinzaine d’années avant la Sainte Chapelle, mais en extérieur, et dans un usage complètement différent :

Au deuxième niveau de la façade Ouest , dans trente-deux quadrilobes, des anges surgissent des nuages, ayant deux ailes, un nimbe sur la tête, des linges élégamment et diversement disposés, et tenant dans leurs mains des mitres, des couronnes et des banderoles, emblèmes des récompenses temporelles et éternelles pour les fidèles«  [15]


1230 Wells cathedral angels Sir William Henry St. John Hope p 11

[15], figure 1

Les manques et l’état de dégradation des sculptures ne permettent pas un décompte complet, mais il ne subsiste actuellement qu’un seul ange avec deux couronnes : il les porte dans un linge passant derrière son dos (SF sur la figure). Il ne constitue qu’une combinatoire possible parmi d’autres, où l’on trouve une couronne à main gauche (portée dans un linge ou à main nue) , et à main droit un livre, une palme ou une mitre.

C’est ici le souci de variété qui prime, plutôt qu’une intention précise comme à la Sainte Chapelle.


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B2) Ancien jubé de Salisbury, 1236

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1236, Original Morning Chapel Choir Screen, Salisbury Cathedral west wall of the northeast transept

Vestiges de l’ancien jubé, Cathédrale de Salisbury

Ce jubé a été partiellement conservé et remonté dans le transept Nord Est. Les anges sont cette fois placés dans des écoinçons, anticipant la solution de la Sainte Chapelle : mais on ne trouve aucun ange portant une couronne et a fortiori deux.


1236 Salisbury anges 7 8Anges 7 et 8 [16]

Le motif le plus proche est celui d’un ange présentant la couronne d’épines face à un ange présentant le soleil.

Ici encore, c’est la variété qui prime plutôt qu’une intention systématique.


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B3) Westminster, vers 1245

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1245 Wetsminster abbey St Edmund chapel east wall 1245 Wetsminster abbey St Edmund chapel east wall Binski fig 55

Vers 1245, Mur est de la chapelle Saint Edmund, Abbaye de Wetsminster

Ce motif, dont un seul a été conservé, est une imitation très précoce de la Sainte Chapelle [17], dans un contexte de rivalité entre Henri III et Louis IX. L’ambition était de faire de Westminster un équivalent anglais de la Sainte Chapelle, ce qui se concrétisera en 1247 par l’acquisition de la relique du Saint Sang.

L’importation de ce motif particulier montre à la fois qu’il s’agissait d’une innovation remarquée, et que l’allusion monarchique était bien perçue, puisqu’ici il n’y pas ici de martyrs à couronner.


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B4) Le « Choeur des anges » de la cathédrale de Lincoln, 1256-80

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1260 ca Lincoln Choir of angel Bay I-II-III Nef NordBaies I-II-III, côté Nord de la Nef , vers 1260, cathédrale de Lincoln

On retrouve la diversité propre aux monuments anglais avec une vingt neuf anges en pied ornant les écoinçons du triforium, tous avec des poses et des attributs différents [18].


Lincoln_Cathedral,_Angel_with_sun_and_moon_(n.14)_(32142980871) (1) Lincoln_Cathedral,_Angel_holding_up_two_crowns_(31886470500)

Anges des baies I et III

Les deux seuls anges parfaitement symétriques se trouvent aux baies I et III :

  • l’ange aux luminaires (baie I), les pieds posés sur un nuage, présente une intéressante inversion lune-soleil (voir Les inversions topographiques (SCOOP)) ;
  • l’ange aux deux couronnes, les pieds posés sur les têtes d’un roi et d’une reine, proclame que la royauté céleste est supérieure à la royauté terrestre.

Le motif des anges en écoinçon se rencontre encore dans la cathédrale de Lincoln (arcades aveugles du choeur), Worcester (triforium de la nef, arcades aveugles du transept), et Chichester (triforium du retro-choeur), mais semble-t-il sans anges aux deux couronnes. [18a]


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B5) La chape d’Anagni

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1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas A 1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas B

Chape, Fin 13ème siècle, Cathédrale d’Anagni

Cette chape, réalisée en opus anglicanum, a été réalisée en Angleterre ou en France [19]. Elle fait partie des nombreux vêtements liturgiques offerts par le pape Boniface VIII à la cathédrale d’Anagni. Des anges à l’encensoir ou au cierge comblent les espaces entre les médaillons, consacrés à différentes scènes de la vie de Saint Nicolas.


1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas A detail ange

Le seul ange aux deux couronnes subsistant se trouve à l’avers, à l’intérieur du médaillon en bas à gauche, malheureusement tronqué lorsque la dalmatique originale a été retaillée pour la transformer en chape. A la différence des anges intercalaires, purement décoratifs, il participait donc à la narration. Les deux médaillons précédents représentent deux épisodes de la fin de la vie de Saint Nicolas (les trois princes le remerciant de les avoir délivrés, Saint Nicolas exorcisant un enfant amené par sa mère) : il y a toute les chances pour que le médaillon tronqué ait représenté Saint Nicolas arrivant au Paradis. Etant mort de sa belle mort, il n’y entre pas en martyr, mais en élu.

Le motif décoratif de l’ange aux deux couronnes était alors suffisamment connu pour rentrer dans la narration sans poser problème : pour honorer un Elu, deux couronnes valent mieux qu’une.



En synthèse

Anges aux deux couronnes schema P.Bousquet V1

Les anges encadrés en orange sont ceux qui ne portent pas deux couronnes. Les flèches en pointillé orange indiquent les influences éventuelles dans l’apparition du motif à la Sainte Chapelle : un ange de Reims tenait déjà une couronne, les anges de Salisbury occupaient des écoinçons (mais sans tenir de couronne).

Les flèches en bleu indiquent la diffusion certaine du motif de la Sainte Chapelle, vers Rampillon, Westminster et Poitiers. . A Reims le motif d’écoinçon devient un motif de clé et prend plusieurs nuances,  avec probablement la même thématique royale (rectangle vert). A Notre Dame, il reste restreint à la thématique du couronnement des Martyrs.

Par la suite, le motif évoque plutôt le couronnement des Elus en général (Poitiers, Anagni) ou devient purement décoratif (Lyon).

En Angleterre, après Westminster, le motif évolue à Lincoln sous une forme originale, illustrant la supériorité de la royauté céleste sur la royauté terrestre.


Références :
[1] Beat Brenk « The Sainte-Chapelle as a Capetian Political Program » in « Artistic Integration in Gothic Buildings » 1995 (pp. 195-213) https://www.jstor.org/stable/10.3138/9781442671041.16
[2] Nurith Kenaan, Ruth Bartal « Quelques aspects de l’iconographie des vingt-quatre Vieillards dans la sculpture française du XIIe s. » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1981, pp. 233-239 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1981_num_24_95_2180
[4] P.Kurmann, « Himmelsboten aus Amiens. Bemerkungen zu den Engeln in der oberen Sainte-Chapelle ». In C. Hediger ( Ed. ), « La Sainte-Chapelle de Paris, Royaume de France ou Jérusalem céleste ?. Actes du colloque tenu au Collège de France, Paris (6-8 Décembre 2001) », 2007 p 393
[5] W Sauerländer, « Architecture gothique et mise en scène des reliques : l’exemple de la Sainte-Chapelle » in Christine Hediger, éd., « La Sainte-Chapelle de Paris, Royaume de France ou Jérusalem céleste ?. Actes du colloque tenu au Collège de France, Paris (6-8 Décembre 2001) », 2007 , p 124
[6] R.Branner, « The Painted Medallions in the Sainte-Chapelle in Paris », 1967, https://www.jstor.org/stable/pdf/1005981.pdf
[7] Chiara Mercuri, « Les reflets sur l’iconographie de la translation de la couronne d’épines en France » 2005 https://www.academia.edu/122553325/Les_reflets_sur_l_iconographie_de_la_translation_de_la_couronne_d_%C3%A9pines_en_France
[8] Marcello Angheben « L’iconographie du Jugement dernier au portail central de la cathédrale d’Auxerre », dans C. SAPIN (éd.), Saint-Étienne d’Auxerre. La seconde vie d’une cathédrale, Auxerre et Paris, 2011, p 424 https://www.academia.edu/14357833/_L_iconographie_du_Jugement_dernier_au_portail_central_de_la_cath%C3%A9drale_d_Auxerre_dans_C_SAPIN_%C3%A9d_Saint_%C3%89tienne_d_Auxerre_La_seconde_vie_d_une_cath%C3%A9drale_Auxerre_et_Paris_2011_p_411_429
[9] Pierre-Yves Le Pogam, Saint Louis, 2014, p 230
[10] Les statues des apôtres ont été déplacées, et les attributs trop mutilés pour permettre de les identifier (sauf Pierre et Paul). Cinq sont imberbes, candidats possibles pour Saint Jean.
[11] Mis à part les minuscules personnages nus qui entrent dans le sein d’Abraham, et un qui devait se trouver sur un des plateaux de la balance de Saint Michel, presque totalement mutilée.
[11a] Jean Wirth, La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle
[11b] Kurmann Peter, Le portail apocalyptique de la cathédrale de Reims, in L’Apocalypse de Jean : traditions exégétiques et iconographiques, IIIe-XIIIe siècles, Genève, Droz, 1979.
https://books.google.fr/books?id=-nl2K_O26NQC&pg=PP1&dq=%22L%27Apocalypse+de+Jean+:+traditions+ex%C3%A9g%C3%A9tiques+et+iconographiques%22&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwio8d2d2r6NAxVdRKQEHaPZIQAQ6AF6BAgHEAM#v=onepage&q=absinthe&f=false
[11c] Donna L. Sadler Reading the Reverse Facade of Reims Cathedral: Royalty and Ritual in Thirteenth-Century France, 2017
https://books.google.fr/books?id=oy4rDwAAQBAJ&pg=PA105
[12] Claude Andrault-Schmidt « Les stalles du XIIIème siècle, un chef d’oeuvre et un jalon » dans « La cathédrale Saint-Pierre de Poitiers. Enquêtes croisées » p 287
[13] Yves Blomme, « Poitiers: la cathédrale Saint-Pierre », 2001 , p 61
[14] Claude Andrault-Schmitt, Claudine Landry-Delcroix « Le décor gothique de la chapelle des Apôtres à la cathédrale de Poitiers », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 2017 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2017_num_161_1_96412
[14a] Ferdinand de Guilhermy, Eugène Viollet-le-Duc, Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris
https://fr.wikisource.org/wiki/Description_de_Notre-Dame,_cath%C3%A9drale_de_Paris/Texte_sur_une_seule_page
[15] Sir William Henry St. John Hope « The Imagery and Sculptures on the West Front of Wells Cathedral Church » 1904 p 11 https://dn790008.ca.archive.org/0/items/imagerysculpture00hope/imagerysculpture00hope.pdf
[17] Paul Binski, « Westminster Abbey and the Plantagenets : kingship and the representation of power », 1200-1400 p 39 https://archive.org/details/westminsterabbey0000bins/page/39/mode/1up?view=theater

2b Les anges aux luminaires dans le Jugement dernier

23 mai 2025

Les anges portant le soleil et la lune apparaissent dans les Crucifixions autour de 1220. Cet article présente les rares tympans gothiques où l’on retrouve ce motif dans le contexte du Jugement dernier.

Pour mieux comprendre  son  apparition, commençons par présenter les quelques tympans romans où figurent le Soleil et la Lune.

Chapitre précédente : 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion

A) Le Soleil et la Lune dans les tympans romans

Ces cas se comptent sur les doigts d’une main : on y voit seulement des personnifications du Soleil et de la Lune, mais jamais d’anges qui les transportent.

A1) Conques (vers 1100)

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conques_tympan_jugement_dernier_christ_croixTympan de Conques, vers 1100 (détail) 

Le sujet du tympan de Conques est le Jugement dernier : mais la croix en position sommitale et axiale structure toute la composition. Les deux anges des cantons supérieurs jouent un rôle double :

  • d’une main ils soutiennent la croix en tant que signe de la Parousie, comme le précise la seconde ligne de l’inscription :

Ce signe, la croix, apparaîtra dans le ciel lorsque le Seigneur viendra pour le Jugement

(h)oc signum crucis erit un celo cum dominus ad ivdicandum venerit

  • de l’autre ils tiennent les deux objets liés directement à la mort du Christ, la lance et un clou, que la première ligne de l’inscription associe aux deux luminaires :

Soleil Lance Clous Lune

sol lancea clavi luna

Les personnifications du Soleil et de la Lune sont presque identiques, chacune avec deux torches en main ; elles ne se différentient que par le sexe, le décor du disque (rayons ou nuages) et probablement les couleurs :

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix colorise (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

Il est logique que la lance soit située du côté du flanc qu’elle a percé, le droit. Mais son association avec le Soleil (le Jour) lui confère ici une valeur positive : en faisant jaillir l’eau et le sang, elle est du côté du Baptême, de l’Eucharistie, et de ceux qui respectent les sacrements : les Elus.

Réciproquement, l’association de la Lune (la Nuit) avec les clous leur confère une valeur négative : instruments de la souffrance du Christ, ils président aux souffrances des Damnés.

Par l’importance de sa croix sommitale, le tympan de Conques développe de manière explicite la superposition entre les polarités habituelles de la Crucifixion (voir – 1) introduction) et celles propres au Jugement dernier : idée qui restera en germe dans la plupart des tympans.


Une seconde éclipse

Cette superposition explique le positionnement des luminaires à l’emplacement qui est le leur dans la Crucifixion, au dessus de la traverse ; mais leur présence dans la scène du Jugement dernier se justifie par un passage de l’évangile de Matthieu décrivant les présages avant le retour du Christ :

Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Mathieu 24,29

Ce texte évangélique reprend littéralement un passage de l’Ancien Testament :

Voici des multitudes et encore des multitudes dans la vallée du Jugement ; il est tout proche, le jour du Seigneur dans la vallée du Jugement ! Le soleil et la lune se sont obscurcis, les étoiles ont retiré leur clarté. Joël, 4,14- 15

Cette éclipse terminale prélude au retour triomphal du Christ, tout comme la première éclipse avait accompagné sa mort : sous cet aspect, lz  Jugement dernier apparaît comme la contrepartie de la Crucifixion.


Le thème de la disparition des luminaires

A propos du tympan de Conques, Emile Mâle fournira une explication assez réductrice, considérant que les anges non pas portent, mais emportent les luminaires :

Pour la première fois, le Soleil et la Lune planent au-dessus de la scène du Jugement, à côté des anges qui montrent la lance, les clous et la croix ; au siècle suivant , des anges emporteront les deux astres , comme on éteint des lampes devenues inutiles , car la croix , nous enseigne Honorius d’Autun , « brillera d’une lumière plus éclatante que le soleil  » . [1]

Cette interprétation, répétée sempiternellement pour tous les tympans gothiques, mérite comme le verrons d’être largement nuancée.


Le thème du jour perpétuel (SCOOP !)

Conques couronnement (c) OT-Conques-MarcillacAnge tenant une couronne au dessus des Elus, vers 1100, Tympan de Conques

Un ange tenant une couronne surplombe la file des Elus, commentée par les deux vers léonins :

Ainsi, aux élus conduits aux joies du ciel sont donnés la gloire , la paix , le repos et le jour perpétuel.

Sic datur electis ad celi gaudia vectis / gloria pax requies perpetuusque dies

La couronne est l’image du mot gloire. Il est donc très probable que le cierge, juste au dessus du mot « perpetuusque dies« , soit l’image de cette lumière permanente qui remplace l’alternance du soleil et de la lune. De la même manière, les étoiles tombées du ciel sont rassemblées sur le pourtour et à l’intérieur de la mandorle divine. On notera que le soleil et la lune se trouvent derrière la traverse de la croix, comme s’ils se reculaient vers le fond.

Ainsi, la composition de Conques se trouve être certainement la plus proche à la fois du texte de Mathieu (la disparition des luminaires) et de celui de l‘Apocalypse qui décrit le Jour perpétuel de la Jérusalem céleste :

La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau. Apocalypse 21, 23


Le thème du Juge-Roi (SCOOP !)

Tympan de Beaulieu détail couronneTympan de Beaulieu

Ce tympan présente lui aussi deux anges apportant la croix parousiaque, mais décentrée. Un autre apporte les quatre clous, et un autre une couronne royale.


Conques REX IUDEX (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

A Conques, l’auréole présente le mot REX (roi) sur les trois branches de la croix, le mot IUDEX (juge) dans les intervalles. On connaît plusieurs exemples de tels nimbes à anagramme à l’époque romane, dont plusieurs avec le mot REX à la même place [2], mais la combinaison REX /IUDEX inventée à Conques est unique : elle permet de désigner le Christ-Juge comme Roi, sans pour autant figurer la couronne

Le mot REX fait écho à l’inscription injurieuse du titulus, ici inscrite directement sur le montant de la croix :

<IESUS NAZAR>ENUS REX JUDEORUM


Conques REX IUDEX suppedaneum (c) OT-Conques-Marcillac

(c) OT-Conques-Marcillac

A l’extrémité opposée, la planche inclinée sur laquelle sont posées les pieds évoque le suppedaneum de la Croix.

Sous une forme très concise et astucieuse est affirmée à nouveau l’idée forte que le Jugement dernier vient venger la Crucifixion.


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A2) Perse (début 12ème siècle)

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Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-luneChapelle Saint Hilarian-Sainte Foy de Perse

Malgré la proximité avec Conques, la scène représentée dans le tympan n’est ni le Jugement dernier, ni la Parousie, mais la Pentecôte (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse).


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A3) Autun (1130-35)

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Saint Lazare 1130-35 AutunTympan du Jugement dernier, 1130-35, Cathédrale Saint Lazare, Autun

Le Christ apparaît dans une mandorle transportée par quatre anges, les deux supérieurs encore en vol et les deux inférieurs atterrissant. L’inscription du pourtour, en quatre vers intersectés par les membres et la tête, mérite une traduction littérale (souvent approximative dans la littérature) :

Moi seul dispose de tout /
et couronne les mérites./
ceux qui pratiquent le crime,
moi / jugeant, la peine les châtie.

“MNIA.DISPONO.SOLUS /
MERITOS QUE CORONO: /
QUOS SCELUS. EXERCE(n)T
ME / JUDICE. PENA COERCET

Quoique évoqué dans le texte, le couronnement des Elus n’est représenté nulle part, à la différence de Conques.


Saint Lazare 1130-35 Autun detail
Le soleil et la lune sont présents très discrètement, personnifiés par un simple visage. Leur taille minime suggère moins un lien avec le thème général du Jugement, qu’un commentaire graphique du texte voisin : le Soleil jouxte le mot CORONO (je couronne) et la Lune le mot SCELUS (le crime).

Comme ils sont situés juste au dessus de la mandorle véhiculée par les anges, on peut aussi supposer qu’ils illustrent l’origine du mouvement : la descente DEPUIS le ciel. Le cas inverse se rencontre dans quelques rares Ascensions avec luminaires, où ils indiquent la destination du mouvement (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient )


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A4) Parme (1196)

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Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de ParmeTympan du Portail de la Vie (Sud), Benedetto Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Ce tympan illustre un sujet très particulier, le Quatrième apologue du « Roman de Barlaam et Josaphat”. Pour l’analyse, voir Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.



B) Les anges aux luminaires dans les tympans gothiques

B1) Chartres

C’est à Chartres qu’ils apparaissent, mais pas dans le Jugement dernier.

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Création des luminaires (1210-25)

Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation jpur et nuitPremier Jour : création de la Nuit et du Jour
Voussure externe gauche, portail Nord, porte centre, 1210-25, Cathédrale de Chartres

Pour le Premier jour, le groupe de droite est une allégorie : la Nuit – une jeune femme tenant comme emblème un disque en forme de lune – et le Jour -un jeune homme tenant une torche qui ouvre le chemin. Avant la Création de la Lumière, on ne voit rien (comme avant le big-bang) : aussi l’homme à gauche est un homme du futur : c’est le rédacteur de la Genèse en train d’ouvrir le récit, son livre sur les genoux [3].


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation firmamentDeuxième jour : séparation des eaux et création du firmament

Dans la scène du Deuxième Jour, située juste au dessus, deux anges, l’un tourné vers Dieu, l’autre en prières, font voir le lieu où ils ils résident : le firmament.


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation luminairesQuatrième Jour : création des luminaires

Le Quatrième jour présente lui aussi une narration continue : à gauche Dieu modèle un disque entre ses mains, à droite deux anges sexués, homme et femme; tiennent ce qu’il a fabriqué. Dans les manuscrits, la représentation canonique du Quatrième Jour est celle de Dieu élevant les deux mains pour placer lui-même les luminaires dans le firmament, dans l’ordre du texte : soleil, puis lune (pour les rares inversions, voir le Quatrième Jour). Tout en respectant l’ordre canonique, la formule chartraine est tout à fait originale. Il et clair qu’elle se situe dans une continuité graphique : le couple allégorique du Premier Jour puis le couple angélique du Deuxième. Mais, comme souvent, l’explication immédiate se double d’une interprétation plus théorique : les anges sont les intermédiaires chargés de régir le mouvement des planètes.


En aparté : les anges « gubernateurs »

Voici les grandes étapes de cette idée, selon Barbara Bruderer Eichberg ( [4], p 33 et ss)

Elle remonte au Timée de Platon, mais s’étoffe dans le commentaire néoplatonicien de Proclus (mort en 485), où se ne sont plus les Dieux de l’Olympe qui meuvent directement les astres, mais des esprits-serviteurs.

L’idée se christianise au sixième siècle :

Tous les astres ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et se meuvent, non point par le mouvement même du Ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le Soleil, à d’autres la Lune, à d’autres les étoiles, à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, vers 550

Cependant, ce n’est pas cette source byzantine qui influencera les théologiens scholastiques, mais la synthèse effectuée par Avicenne au XIème siècle :

« il est aussi l’un des premiers théoriciens qui, par l’emprunt non des esprits divins platoniciens mais des intelligences aristotéliciennes comme moteurs intelligibles des astres, les ont intégrées au système hiérarchique des êtres purs et spirituels de Denys, autrement dit, aux ordres angéliques. Par l’amalgame des ces trois lignes spéculatives, il est parvenu à créer dans sa Métaphysique un univers irrévocablement hiérarchisé, dans lequel les ordres angéliques sont reliés, d’une part, à la sphère intelligible des intelligences et, d’autre part, à la sphère sensible des âmes moteurs des astres. »

Au XIIIème siècle à Paris, la question est très discutée : dans son De universo (1231), l’évêque et confesseur de Saint Louis, Guillaume d’Auvergne, s’y oppose vigoureusement ; mais un peu plus tard Vincent de Beauvais, lui aussi très apprécié de saint Louis, retient l’idée que les anges font mouvoir les planètes, position qui sera entérinée par Saint Thomas d’Aquin [5]. En 1277, l’évêque de Paris condamne l’idée qu' »une intelligence fasse mouvoir un ciel de sa propre volonté » [6], mais il s’agit essentiellement de condamner l’idée que les astres soient doués d’une forme de vie indépendante.


14eme BL MS Harley 9440 fol 28r Breviari d'amorBL MS Harley 9440 fol 28r 14eme BL Ms. Royal 19 C. I fol 50 Breviari d'amorBL Ms. Royal 19 C. I fol 50

14ème siècle, Matfre Ermengaud, Breviari d’amor

Cette question importante, mais très théorique, ne se prêtait guère à la figuration. La seule iconographie qui s’en rapproche date du siècle suivant, avec ces anges faisant tourner les sphères célestes, soit avec une manivelle, soit à la main.

Reste que les anges aux luminaires apparaissent simultanément dans les Crucifixions vers 1220 (voir 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion) et dans la Création de Chartres à la même période, soit au tout début de ce renouveau d’intérêt théologique quant à la question du mouvement des planètes. L’abandon de la formule carolingienne, puis romane (le Soleil et la Lune personnifiés tels des divinités antiques) au profit de cette médiation angélique reflète probablement cette évolution des idées.



Portail de Job et Salomon (1210-25)

Chartres 1210-25 Portail de Job linteau gauche Chartres 1210-25 Portail de Job linteau droit

Première voussure au niveau du linteau, portail Nord, porte droite , 1210-25, Cathédrale de Chartres

Dans le même portail Nord, les anges portant la lune et le soleil, surplombés par un ange portant une étoile, sont réutilisés dans les voussures d’un portail sur le thème de de la Sagesse, avec au tympan Job et au linteau le Jugement de Salomon. Pour W.Sauerländer ( [7], p 436), ces signes célestes pourraient être en rapport avec un passage cosmique du texte de Job :

Noues-tu les liens des Pléiades, Ou détaches-tu les cordages de l’Orion ? Fais-tu paraître en leur temps les signes du zodiaque, Et conduis-tu la Grande Ourse avec ses petits ? Connais-tu les lois du ciel? Règles-tu son pouvoir sur la terre ? Job 38, 31-33


Chartres 1210-25 Portail de Job
Le fait qu’ils encadrent le linteau, avec la scène du Jugement de Salomon, leur donne à mon avis un usage plus précis, celui d’en faciliter la lecture :

  • le soleil (le jour) éclaire Salomon et la bonne mère, qui préfère donner son enfant plutôt que de le laisser couper en deux par le numide ;
  • la lune (l’obscurité) est du côté de la mauvaise mère, qui refuse l’enfant, et du côté des spectateurs moins sagaces que Salomon.

Les autres anges, au dessus, accompagnent la scène du tympan, Job sur son fumier torturé par le démon. Les anges des étages 3 et 4 portent des torchères, ceux de l’étage 5 une épée et un bouclier, et ceux de l’étage 6 une couronne : ils forment une escorte glorieuse qui proclame le triomphe de Job au ciel, après son combat contre le démon.


Portail du Jugement Dernier (SCOOP !)

Chartres Portail Sud Porte centrale Jugement dernierPortail Sud Porte centrale (1205-15), Cathédrale de Chartres

Quatre anges apportent dans de longs linges trois instruments de la Passion bien particuliers : la croix en position axiale, une couronne et les clous.

L’absence des luminaires rend moins visible une polarité très semblable à celle de Conques :

  • à gauche, la couronne est moins la couronne d’épines qu’une couronne générique, destinée aux Elus du registre inférieur ;
  • à droite, les clous président à la torture des Damnés ;
  • au centre, la croix réduite à son montant vertical sert d’élément de séparation.

Cette polarité est soutenue par un motif discret, dans la première voussure : les séraphins de gauche tiennent à bout de bras deux globes célestes, ceux de droite deux flammes.


Saint Denis Portail du Jugement 1140Saint Denis

Cette solution très formelle inverse en somme celle de Saint Denis, où la couronne est clairement une couronne d’épines et où la croix, réduite cette fois à la traverse (le patibulum), sert de séparation entre le registre angélique et le registre apostolique : la polarité Elus/Damnés est expulsée dans les voussures, à l’extrémité des deux textes.


Burgos 1240-50 Puerta de la Coroneria
1240-50 , Puerta de la Coroneria, Cathédrale de Burgos

Ce tympan espagnol s’inspire très étroitement de celui de Chartres, tout en atténuant ses aspects insolites : les séraphins ne tiennent plus de globe ni de flamme, la croix a retrouvé son montant horizontal et n’est plus tenue au travers d’un grand linge peu explicable : à la place, deux élégants foulards joignent les mains des anges, en passant derrière leur cou. La polarité couronne d’épines / clous est respectée.


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B2) Amiens, vers 1235

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Tympan du Jugement, vers 1235, Cathédrale d'AmiensPortail du Jugement dernier, vers 1235, Cathédrale d’Amiens

Pour leur première apparition dans un Jugement dernier, la position centrifuge des luminaires montre qu’ils sont effectivement emportés par les deux anges. Ceux-ci sont clairement séparés de la scène du Christ-Juge : placés au dessus du baldaquin, de part et d’autre de la Jérusalem céleste, ils accompagnent le Dieu vengeur juste au dessus, tenant deux banderoles et crachant deux épées, tel que décrit dans l’Apocalypse :

« Il tenait dans sa main droite sept étoiles; de sa bouche sortait un glaive aigu, à deux tranchants, et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force » Apocalypse 1, 16

Il est possible que la polychromie ait accentué le côté brillant de ce visage, tandis que les luminaires étaient assombris.

La taille très importante du tympan d’Amiens a probablement favorisé l’adjonction de ce trio apocalyptique.

A noter que, comme à Conques et à Chartres; on trouve la polarité couronne d’épines / clous (la couronne d’épines, tenue par l’ange portant la croix, jouxte la couronne royale de la Vierge).


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B3) Bourges, 1225-50

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Tympan du Jugement, 1225-50 Cathédrale de BourgesPortail du Jugement dernier, 1225-50, Cathédrale de Bourges

Les deux anges sont comme à Amiens posés sur le baldaquin, mais ils tiennent cette fois les luminaires en position centripète. L’interprétation est compliquée par le fait que le Christ-Juge a été refait en plus grand, au 14ème siècle, ce qui place sa tête juste sous les deux astres. Mais on a du mal à imaginer que la composition ait voulu illustrer la disparition apocalyptique des luminaires : ceux-ci se positionnent  plutôt ici comme des attributs christiques.

L’hypothèse la plus simple est que les luminaires, introduits à Amiens en relation étroite avec le texte de l’Apocalypse, aient été rapidement considérés comme des « arma christi » s’ajoutant aux instruments de la Passion des autres anges (couronne d’épines, croix, lance et clous).

Une autre possibilité -non exclusive – est que l’iconographie du Christ-Juge ait pu être contaminée par le souvenir d’une iconographie plus ancienne, celle du Christ dans sa mandorle accompagné des luminaires, comme à Autun (pour d’autres exemples en dehors des tympans, voir 1 Mandorle double dissymétrique).

A noter, comme à Amiens, la polarité des couronnes (royale et d’épines) et des clous.


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B4) Rampillon, vers 1240

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Tympan du Jugement, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, RampillonPortail du Jugement dernier, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, Rampillon

Cette situation est encore plus flagrante à Rampillon, où les anges sont complètement intégrés à la scène du Christ-Juge : de même taille que la Vierge et Saint Jean, posés en avant du feuillage sur une bande nuageuse, ils amènent le soleil et la lune en collision au dessus de la tête du Christ, et masquent partiellement son auréole : dans une inversion paradoxale, c’est celle-ci qui semble éclipsée au profit de ces luminaires géants.

L’insertion de ce motif innovant, avec des anges de taille réelle, dans un tympan de dimension réduite, est une question ouverte.

A noter que la polarité couronne / clou a disparu, puisque la couronne d’épines se trouve, de manière exceptionnelle, posée sur la tête du Christ.

De plus, le portail de Rampillon a la particularité, parmi les portails du Jugement du Nord de la France, d’être le seul à avoir supprimé également la polarité Elus / Damnés : le Paradis se trouve simplement évoqué par les scènes du Sein d’Abraham et de Saint Michel, insérées dans le linteau de la Résurrection.


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B5) Larchant

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Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-Jugement dernier portail nordPortail du Jugement dernier, 1240-1300, Basilique Saint Mathurin, Larchant [8]

Ce tympan se place dans la proximité de celui de Notre Dame , puisque cette église de pèlerinage a été édifiée par le chapitre de Paris. L’élément remarquable est le quatuor d’anges thuriféraires du registre supérieur :

  • les deux grands, debout sur une nuée, tiennent un encensoir et une coupe à encens [9] ;
  • les deux petits sortent du ciel en tenant d’une main un encensoir et de l’autre le soleil et la lune (disparue), juste au dessus du dossier en amande du trône du Christ.

La polarité couronne / clous était probablement présente (l’ange de droite portant la lance et les clous).


Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-schema portailPlan du portail [10] Église Saint Mathurin de LarchantAnge stéphanophore

A noter que la première voussure présente, de part et d’autre du linteau de la Résurrection, deux anges buccinateurs. Les six autres anges, qui bordent la partie tympan, sont couronnés et tiennent chacun une seconde couronne, celle qui attend les Elus dans le Ciel. Ce motif des couronnes apparaît également à Rampillon, situé à une soixantaine de kilomètres.


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B6) En Aquitaine

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Saint Seurin de Bordeaux (1230-67)

Saint Seurin Bordeaux 1220-1260Portail du Jugement, église Saint Seurin, 1230-67 [11]

Le composition développe de manière plus claire la même idée qu’à Rampillon et Larchant : deux anges surgissent du fond, les ailes passant devant le feuillage, pour amener au Christ les luminaires de sa Crucifixion : au deux bouts de la barre horizontale de l’auréole, ils sont cette fois tenus au travers d’un linge, non pour les sacraliser (les autres instruments de la Passion sont tenus à main nue) mais probablement pour évoquer l’éclipse.

Simultanément, dans la première voussure, deux autres anges amènent explicitement la couronne royale, qui a Conques était seulement suggérée par le mot REX.



Saint Seurin Bordeaux 1220-1260 schema
Ce thème royal est souligné par la couronne que porte Marie, et par la couronne d’épine presque en position symétrique (en jaune). Comme à Rampillon, l’élimination de la polarité Elus/Damnés coïncide avec l’élimination de la polarité couronne /clou au profit d’un nouveau dispositif : la couronne sommitale, qui vient honorer le Christ et, au delà, tous les Elus.

A noter que, selon une iconographie plus courante dans les enluminures, le Christ est ici assis sur l’arc-en-ciel. Ses pieds sont posés sur un escabeau évoquant la terre, plus souvent représentée par un globe ou un demi-globe (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier).


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Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux (1240-50) (SCOOP !)

Portail royal, 1250-60 BordeauxPortail royal, 1240-50, Cathédrale de Bordeaux

Les deux registres comportent quatorze anges, debout dans une attitude statique (sauf deux agenouillés). En l’absence de polarité Elus / Damnés, le couple clous / couronne d’épines est, comme à Saint Seurin, inversé.

Dans les portails du Jugement d’Aquitaine, la séparation entre élus et reprouvés disparaît progressivement, comme le note M.Angheben ( [12], p 96) :

L’étape ultime de cette évolution est manifestement celle du portail de Bordeaux où le registre inférieur n’est occupé que par les ressuscités…. La chronologie de ces nombreuses œuvres est toutefois trop incertaine pour attester cette évolution linéaire. Il se pourrait au contraire que le concepteur du portail de Bordeaux ait créé ou adopté cette formule avant les autres, imprimant ainsi à l’évolution du Jugement dernier une accélération remarquable.  Quelle que fût l’importance de cette innovation, elle fait du Jugement dernier de Bordeaux le plus sobre de sa génération et correspond probablement à une évolution de sa portée sémantique. Comme on va le voir au sujet des ressuscités, l’absence de pesée et de séparation vient sans doute de ce que les âmes ont été jugées une première fois à l’occasion du jugement immédiat et que le Jugement dernier ne modifie pas leur statut.


Portail royal, 1250 ca Bordeaux archeovisionReconstitution archeovision [13]

Les traces de polychromie ont permis cette restitution, qui rend évidente une ambiance nocturne devant un firmament constellé d’étoiles.



Portail royal, 1250 ca Bordeaux age porteur de lune
La présentation centripète des luminaires, et l’inventivité de ces faces humaines affrontées, suggère qu’il ne s’agit pas ici de représenter leur extinction. Ni de les assimiler à des arma christi, puisqu’ils sont dans un registre supérieur, clairement séparé.

Il y a probablement ici une ambition théologique proche de cette réflexion de Saint Thomas d’Aquin [14] :

Certains affirment avec assez de probabilité que la résurrection aura lieu quasiment au crépuscule, alors que le soleil se trouve à l’orient et la lune à l’occident: c’est dans cette disposition qu’ils ont été créés, croit-on; ainsi leur révolution (circulatio) sera-t-elle achevée par leur retour au même point. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1266-73

Le portail ayant la particularité d’être situé au Nord, le Soleil se trouve effectivement à l’orient et la lune à l’occident.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux schema
Il faut tenir compte d’un autre élément, qui reprend la thématique de Saint Seurin : les deux anges sommitaux de la première voussure brandissent non plus une, mais deux couronnes royales, accolées autour d’une palme.

Pour M.Angheben ( [12], p 104), « ces couronnes correspondent aux récompenses destinées aux élus et ce sont elles que désigne le septième ange du registre supérieur du tympan ».

Les huit autres anges de la première voussure ont soit les mains jointes (pour les deux d’en bas, au niveau de la Résurrection des morts), soit les mains systématiquement cassées, ce qui suggère qu’ils auraient pu tenir devant leur torse la  couronne destinée aux Elus, comme à Larchant.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux detail couronnes
Mais même si c’était le cas, le geste des deux anges du haut est bien différent, puisqu’ils élèvent les couronnes au dessus de leurs tête pour les fusionner avec le baldaquin. Je pense que cette trouvaille graphique, effectivement pointée par le septième ange, signifie que les luminaires, ayant achevé leur mouvement, forment comme deux nouvelles couronnes permanentes au centre de l’architecture céleste.

La relation ici affirmée entre luminaires immobilisés et couronnement du Christ-Juge pourrait bien être une des sources du motif des anges aux luminaires dans les Jugements derniers : les anges présentent au dessus du Christ le soleil et la lune comme les regalia d’un couronnement cosmique.


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L’ancien portail de la cathédrale de Dax (1300-20)

Portail des apotres 1300-20 Cathédrale_de_DaxCathédrale de Dax (1300-20)

Ce portail, malheureusement très mutilé, trahit l’influence du portail royal de Bordeaux, où le soleil et la lune ne sont plus des instruments de la Passion, mais des attributs permanents du Christ glorieux : ils sont néanmoins tenus au travers de linges, peut être sous l’influence locale de Saint Seurin. On observe la double polarité Elus / Damnés et Couronne d’épines / Clous. Il est très probable que les deux ange du haut tenaient une couronne royale, selon le dispositif commun à presque tous les tympans du Jugement aquitains [15].


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Le portail principal de la cathédrale de Bordeaux (1361-69)

Portail nord, 1361-69 BordeauxPortail principal (1361-69)

La cathédrale de Bordeaux a pour particularité d’avoir deux portails du Jugement dernier du côté Nord, le portail royal et celui-ci, réalisé une centaine d’années après : on ne peut doute que ce soit cette topographie très particulière qui ait conduit à répéter et amplifier, un bon siècle plus tard, la promotion extraordinaire des luminaires amorcée au portail royal. On assiste ici à un véritable cumul de plusieurs idées déjà évoquées :

  • les luminaires rappellent l’orientation générale de l’édifice ;
  • le registre inférieur représentant l’Ascension, ils en marquant la destination, telles deux bornes-frontières à l’entrée du ciel ;
  • ils sont présentés à égalité de dignité avec les autres arma christi :
    • la couronne d’épines et la lance, qui perforent comme les rayons du soleil,
    • le voile de Véronique, qui reflète l’image du Christ comme la lune la lumière du soleil.


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Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Bazas 1233-1308Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Un autre portail aquitain présente une composition en apparence comparable, où l’on a cru reconnaître le voile de Véronique et la couronne d’épines (en fait, celle-ci est portée par l’ange à droite de Saint Jean). Il s’agit bien d’une couronne royale, et son appariement avec le voile de Véronique ne ferait guère sens (sinon que tous deux concernent la tête du Christ). Je pense plutôt que l’ange de gauche tient le linge qui a servi à transporter la couronne, et que l’ange de droite vient de la saisir à main nue pour la poser sur la tête du Christ.

A noter que bien que le portail comporte un registre Elus/Damnés, les instruments de la Passion restent non polarisés [16] (sans doute sous l’influence régionale du portail royal).


Villeneuve l'archeveque 1240 caCouronnement de la Vierge, vers 1240, Villeneuve l’Archevêque

De la même manière, ici, deux anges amènent dans un linge la couronne du Christ, tandis que celui-ci pose à main nue une autre couronne sur la tête de la Vierge ( [7], p 468).


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Trois portails avec couronnement

Pour terminer ce parcours, citons trois portails du Jugement où les luminaires ne sont pas présents, mais où la couronne tient une place importante.

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1225-30 Reims-Portail_Nord-Tympan_du_Jugement_DernierPortail du Jugement, 1225-30, Reims

L’archivolte présente trois voussures de cinq registres :

  • celle de l’arrière est polarisée, avec à gauche cinq vierges sages surplombées par une porte ouverte, et à droite cinq vierges folles surplombées par une porte fermée ;
  • celle du centre présente cinq saints lisant un livre ;
  • celle de l’avant se divise en deux sections :
    • en bas, deux anges sonnent de la trompette (au niveau de la Résurrection des Morts et du Jugement ) ;
    • en haut, trois anges tiennent une couronne (au niveau du Christ).

De la même manière que les trompettes sont destinées aux Morts, les couronnes sont destinées aux Elus. Malgré le caractère éminemment monarchique de la cathédrale de Reims, le portail du Jugement ne comporte par encore l’idée de couronner le Christ-Juge.

Pour des anges à valeur monarchique dans cette même cathédrale, voir Les anges aux deux couronnes .


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Cathédrale de Ferrare vers 1250Loggia de la façade de la cathédrale de Ferrare, vers 1250

Dans la seule oeuvre italienne qui s’inspire des portails gothique français, c’est la couronne d’épines, tenue par deux anges au dessus du Christ, qui se place en haut du fronton : elle n’a donc aucun rapport avec le thème du couronnement des Elus, ce qui contredirait d’ailleurs la polarité Elus /Damnés de la frise. Les autres instruments de la Passion sont répartis selon la chronologie :

  • à gauche la lance et les clous, instrument de la Mort du Christ ;
  • à droite la croix, signe de son retour.


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1270 ca Catedral_Leon portada_JuicioCathédrale de Leon, vers 1270

Ce portail est le seul qui combine les deux couronnes :

  • la couronné d’épines tenue par deux anges posés sur le baldaquin,
  • la couronne royale, pour la première fois posée directement sur la tête du Christ.

Il est intéressant qu’on n’ait pas retenu l’option inverse :

  • la couronne royale au sommet, d’un point de vue honorifique,
  • la couronne d’épines sur le front, d’un point de vue narratif.

D’autant que les instruments présentés par les deux anges en pied suivent la chronologie de la Passion : à gauche la colonne et le fouet, à droite le manteau, la lance, la croix et les clous.

Sans doute a-t-on pensé que la couronne d’épines était incompatible avec la dignité du Christ-Juge, revenu devant les Nations en tant que Roi. Ce choix rend, a posteriori, d’autant plus étonnante la formule quasiment unique de Rampillon [17].

La motivation de ce double couronnement est ici probablement politique :

« Le Christ Juge, plus majestueux qu’à Burgos, apparaît couronné, élément iconographique banni auparavant à Saint-Denis. Cette disposition est liée à des motivations politiques. Il y a la volonté d’exprimer le caractère emblématique de la ville royale qu’était León, en conflit avec la ville royale qu’était Burgos à l’époque ». ( [18], p 186)

A noter que le Christ en Majesté apparaît également couronné dans une autre portail de la même cathédrale (portal del Sarmental).



En synthèse

Portails cosmiques schema P.Bousquet
Ce schéma synoptique récapitule tous les tympans du Jugement, du 12ème et 13ème siècle, soit cosmiques (soleil en bleu, lune en rose), soit présentant une couronne (d’épines en blanc, royale en jaune). La chronologie est très incertaine, et le schéma vaut surtout pour les rapprochements qu’il permet de mettre en évidence, avec toutes les réserves relatives à l’ampleur des pertes.

Les tympans non cosmiques ont un cadre orange.

Les tympans polarisés (à gauche) présentent une distinction forte entre Elus et Damnés ; les tympans non polarisés (à droite) présentent un registre unique avec la Résurrection des Morts, peu ou pas différenciés : mis à part Rampillon, ils se trouvent tous en Aquitaine.

Un premier résultat de cette catégorisation est que l’interprétation d’E.Mâle concernant les tympans cosmiques, selon laquelle les luminaires sont en train d’être éteints ou enlevés (cercles bleu et rose emplis de noir), n’est claire que pour quatre cas :

  • Conques et Amiens ;
  • en Aquitaine, Saint Seurin et Dax (dans la mesure ou les linges évoqueraient l’idée d’éclipse).

Dans les quatre autres tympans cosmiques, les luminaires paraissent plutôt s’assimiler à des arma christi (cercles bleu et rose emplis de jaune) :

  • à Bourges
  • en Ile de France, à Rampillon et à Larchant (le second sans doute influencé par le premier) ;
  • au portail royal de Bordeaux, où ils deviennent presque des regalia.

Un deuxième résultat est l’existence de cinq tympans doublement polarisés (encadrés en vert) qui soulignent la séparation Elus/Damnés en mettant en pendant la couronne d’épines (cercle blanc) et les clous (cercle rouge). L’idée semble s’ébaucher à Conques, où la couronne d’épines est absente, et où les clous sont mis en pendant avec la lance, et plus bas avec la couronne des Elus. Elle naît véritablement à Chartres (recopiée à Burgos) puis touche quatre tympans cosmiques (Amiens, Bourges, Larchant et à la fin du siècle Dax).

Un troisième résultat est que l’idée de placer au dessus du Christ-Juge une couronne royale (cercle jaune) n’apparaît qu’en Aquitaine : portail royal, Saint Seurin et sans doute Dax, plus quelques tympans mineurs très détériorés.

Le couronnement direct est exceptionnel. On ne le rencontre qu’à :

  • Rampillon (couronne d’épines)
  • Léon (couronne royale surplombée par une couronne d’épines), pour des raisons politiques.



Inversion Lune- Soleil dans deux portails du Jugement dernier du 14ème siècle

Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon)

Ce tympan a été conçu pour la façade occidentale de l’ancienne église romane. L’inversion, qui avait probablement pour but de placer le soleil côté Sud, a été facilitée ici par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires. Pour d’autres cas de ce type (Crucifixions ou Ascensions), voir Les inversions topographiques (SCOOP) .


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Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 )
Portail Ouest de l’église St. Lorenz, 1340-50, Nurenberg

Cette composition présente une double incongruité iconographique :

  • les luminaires – une nouvelle lune plongée dans les nuages, et le soleil – sont piétinés par le Christ [19] ;
  • ils sont inversés, de sorte que le Soleil éclaire les Damnés et la Lune les Elus.

L’arc-en-ciel sur lequel le Christ est assis ajoute à cette ambiance cosmique.

Dans le silence des historiens d’art, Grok m’a fourni une explication très inventive :

« Le soleil, symbole du Christ et de la justice divine, placé du côté des damnés, pourrait créer une ironie théologique : les damnés, ayant rejeté la lumière du Christ, se retrouvent sous l’éclat du soleil, non pas comme une source de salut, mais comme une lumière révélant leurs péchés. Cette disposition accentuerait le contraste entre les élus, baignés dans la miséricorde (symbolisée par la lune, associée à l’Église), et les damnés, jugés par la justice implacable du soleil. »

J’aurais volontiers adopté cette lecture, sauf qu’elle n’explique pas pourquoi cette « ironie théologique » n’a été conçue qu’à Nuremberg.

C’est en fait une particularité de la composition qui rend compte simultanément des deux « anomalies »


Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema
Remarquons d’abord que Saint Jean Baptiste (en bleu clair) sert ici d’assesseur au Christ-Juge, ceci pour éviter la redite avec la scène de la Crucifixion au registre inférieur, avec Saint Jean l’Evangéliste (en bleu foncé). La particularité du tympan de la Lorenzkirche est donc l’imbrication étroite entre les registres du Jugement et le registre de la Passion.

Placer les luminaires sous les pieds du Christ-Juge a pour effet de les rapprocher, par delà la Résurrection des Morts, des scènes de la Passion :

  • la Lune préside aux scènes nocturnes, qui commencent par la Comparution devant Caïphe (flèche rouge) et même plus à gauche, par les scènes de la voussure : Jardin de Gethsémani et Trahison de Judas ;
  • le Soleil préside aux scènes diurnes, qui se terminent par la Résurrection (flèche verte) – les scènes de la voussure droite sont perdues.



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1360 ) Rosette
Le plus étonnant est que l’inversion se propage jusqu’en haut de la façade Ouest, avec les deux bas-reliefs qui qui encadrent la grande rosace, en répétant exactement le motif : Nouvelle lune plongée dans les nuages, et Soleil [20].



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema ensemble
On notera une autre inversion étonnante tout en bas, pour les statues d’Eve et Adam de part et d’autre du portail (voir L’inversion Eve-Adam) [21] . L’inversion féminin/masculin (en rose et bleu) et l’inversion Lune/Soleil (rouge/vert) ne sont pas nécessairement corrélées, puisque Mund et Sonne sont masculins en allemand. Reste que ce parti-pris d’inversion des conventions, pour l’ensemble de la façade, témoigne d’un projet  pour le moins original : aurait-on voulu accorder la façade Ouest avec l’orientation générale de l’édifice, en plaçant le féminin et le nocturne au Nord, le masculin et le diurne au Sud ? Nous serions ainsi en présence d’un monumentale inversion topographique.


Chapitre suivant : 3 Le globe solaire

Références :
[1] Emile Mâle, L’Art religieux du XIIe siècle en France: étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age, Page 413 https://archive.org/details/lartreligieuxdux00ml/page/413/mode/2up?view=theater
[2] Jacques Bousquet, « Les nimbes à anagramme, origine et brève fortune d’un motif roman », Les cahiers de Saint-Michel de Cuxa vol. 11 (1980) p. 101-121
[3] Jean Villette « Les Portails de la cathédrale de Chartres » p 280 https://books.google.fr/books?id=PHxYDwAAQBAJ&pg=PT280
[4] Barbara Bruderer Eichberg « Les neuf choeurs angéliques. Origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Âge » Civilisation Médiévale Année 1998 6 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1998_ths_6_1
[5] « Mais je n’ai pas posé qu’il y ait des substances spirituelles qui aient une autorité immédiate sur les corps inférieurs – sauf peut-être les âmes humaines ; et cela parce que je n’ai pas considéré qu’il y ait des opérations exercées dans les corps inférieurs, mis à part les opérations naturelles, parmi lesquelles le mouvement des corps célestes était suffisant. » Cité par Barbara Bruderer Eichberg [4], note 157
[6] Edward Grant, « Planets, stars, and orbs : the medieval cosmos, 1200-1687 » p 472 et p 528
https://archive.org/details/planetsstarsorbs0000gran/page/528/mode/1up?view=theater
[7] W.Sauerländer « Gothic sculpture in France, 1140-1270″ https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/436/mode/1up
[9] Ce motif apparaît dès 1230 sur un ange du chevet de Reims ( [7], p 318) https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/318/mode/1up?q=censer+boat
[11] Ce portail est très difficile à dater. Voir Chiara Piccinini, « Le portail sud de la collégiale : hypothèses entre iconographie, datation, style », in Autour de Saint-Seurin de Bordeaux. Lieu, Mémoire et pouvoir des premiers temps chrétiens à la fin du Moyen Age, https://www.academia.edu/12076922/Le_portail_sud_de_la_collégiale_hypothèses_entre_iconographie_datation_style_in_Autour_de_Saint_Seurin_de_Bordeaux_Lieu_Mémoire_et_pouvoir_des_premiers_temps_chrétiens_à_la_fin_du_Moyen_Age_éd_I_Cartron_et_alii_Éd_Ausonius_Bordeaux_2009_p_331_344
[12] M.Angheben, L’iconographie du Jugement dernier dans Markus Schlicht « Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux: redécouverte d’un chef-d’œuvre » 2016
[14] Légèrement postérieur au portail mais qui reflète les idées du temps. Cité par Gilbert Dahan Le Jugement dernier vu par les commentateurs des Sentences, Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 19-35 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_894
[15] C’est en tout cas ce que l’on croit deviner sur deux autres Jugements derniers d’Aquitaine, très érodés, à Saint Emilion (collégiale et église souterraine).
[16] Malgré l’érosion on distingue pour les anges de gauche l’éponge et le roseau, les clous, la lance ; pour ceux de droite, la couronne d’épines (?), la croix et le fouet. La colonne semble manquer.
[17] On ne la rencontre que dans un autre Jugement des années 1230-40, la « déesis deThérouanne », transportée dans la cathédrale de Saint Omer.
[18] Angela Franco Mata « Juicios Finales en la escultura monumental de las catedrales de Burgos y León y sus áreas de influencia. Peculiaridades iconográficas hispánicas » dans De l’art comme mystagogie. Iconographie du jugement dernier et des fins dernière à l’époque gothique. ( Actes du colloque de la Fondation Hardt, Genève, 13-16 février 1994), Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 175-198 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_902
[19] Je ne connais que deux autres exemples, dans une illustration française de la « De civitate dei », voir 6 Le globe dans le Jugement dernier
[20] Les vitraux ont été offerts par Hartwig Volckamer vers 1360. La rosace a été refaite en 1864, puis après la seconde guerre mondiale, mais les bas-reliefs sont d’origine.
[21] A la Frauenkirche de Nuremberg, construite à la même époque, les statues d’Adam et Eve sont dans l’ordre héraldique.