4 Débordements préromans et romans : ailleurs

22 septembre 2024

En dehors de l’Angleterre, les débordements restent exceptionnels, avant l’art roman (dans l’enluminure ottonienne ou dans les Bibles ibériques préromanes) comme durant la période romane (manuscrits français et Bibles italiennes).

Article précédent : 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre


Enluminure ottonienne

Très proche des styles carolingiens et byzantins, l’enluminure ottonienne encadre lourdement ses images, comme des tableaux suspendus sur la page.

La réticence au débordement

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969 Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948, fol. 2vSaint Marc, 969, Gero-Codex (Reichenau), Darmstadt University Hs 1948 fol 2v 997-1000 Evangeliar Ottos III BSB Clm 4453 p 82 JerusalemLe Christ pleurant sur Jérusalem, 997-1000 Evangéliaire d’ Otto III, BSB Clm 4453 p 82

L’encadrement de type architectural, sur fond blanc, autorise exceptionnellement un bout de siège et un bout de pupitre à déborder, pour donner une impression de profondeur (voir 5 Débordements récurrents).

Mais en général l’effet « tableau » est privilégié, et les architectures sont enfermées dans un cadre rectangulaire qui empêche tout débordement, même dans la scène à grand spectacle des assiégés essayant de fuir Jérusalem.


975-1000 Graduel de l'abbaye de Prüm BnF, MS Lat. 9448 fol 81r975-1000, Graduel de l’abbaye de Prüm, BnF MS Lat. 9448 fol 81r 975 ca Göttinger Sakramentar aus Fulda 2 Cod. Ms. theol. fol. 231 Cim, fol. 116r Martyrium des hl. AndreasVers 975, Göttinger Sakramentar aus Fulda 2 Cod. Ms. theol. fol. 231 Cim, fol. 116r

Martyre de Saint André

Un cas très particulier est celui du Graduel de Prüm : son format très étroit a conduit l’artiste, dans plusieurs pages, a rajouter un registre inférieur et à pratiquer des débordements latéraux qui n’existent pas dans les miniatures comparables [34]. La Crucifixion (entre deux disciples) et la Mise au Tombeau de Saint André (entre deux femmes) sont délibérément calquées sur celles du Christ.


Deux Annonciations très subtiles

990-1000 Sacramentaire de st Gereon de Cologne BNF Latin 817 fol 12r990-1000, Sacramentaire de Saint Géréon de Cologne, BNF Latin 817 fol 12r 1000-20 Hitda-Codex Darmstadt ULB Cod. 1640 fol 20r Annonciation1000-20, Hitda-Codex, Darmstadt ULB Cod. 1640 fol 20r

Annonciation

Ces deux Annonciations sont les plus dynamiques de l’art ottonien, traduisant par des débordements modestes tantôt le recul de la Vierge devant l’Ange, tantôt l‘irruption de celui-ci. Dans les deux cas, la Vierge se trouve à l’aplomb d’un clocher portant une croix, signalée par un débordement dans le cas du Sacramentaire de Saint Géréon. Comme le note Joshua O’Driscoll ([35], p 146), il s’agit de traduire graphiquement l’association habituelle entre Maria et Ecclesia.

L‘énorme tâche verte qui sépare l’Ange de Marie, dans le Sacramentaire de Saint Géréon, a bien évidemment attiré des explications anachroniques, telles que la désobjectivation par la couleur, ou le bouillard de l’Incarnation.


990-1000 Sacramentaire de st Gereon de Cologne BNF Latin 817 fol 11v990-1000, Sacramentaire de Saint Géréon de Cologne, BNF Latin 817 fol 11v

Comme l’explique Joshua O’Driscoll ([35], p 148 et ss), il suffisait de lire le titulus de la page de gauche pour avoir l’explication précise de l’image :

…par la mise dans l’ombre d’une opération spirituelle, elle devint la future mère de celui par qui le monde déchu reviendrait à lui

…spiritualis operis obumbratione mater futura ipsius quo mundi resipisceret lapsus

D’une manière unique, le titulus développe le paradoxe que le passage dans l’ombre était la condition pour que le monde sorte de l’ombre, à partir du mot « obumbratione » employé par Luc :

« Le Saint Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35


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Un débordement impérial (SCOOP !)

Le débordement est tellement étranger à l’esthétique ottonienne que, lorsqu’il se présente au beau milieu d’une image, et qui plus est la plus sacrée de toutes, il crève l’oeil et pose question.

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980 ca Egbert Codex (Reichenau) Trier Stadtbibliothek HS 24Portement de croix et Crucifixion
Vers 980, Egbert Codex (Reichenau) Trier Stadtbibliothek HS 24

Dans cette composition à deux registres, hermétiques comme il se doit, le Christ monte au calvaire avec une longue tunique bleue et un manteau pourpre. Arrivé en haut, il est crucifié avec sa tunique, dans la tradition orientale, et deux soldats assis jettent les dés dans le creux du manteau.


1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 250v 251r

Crucifixion, Déposition, Mise au Tombeau Tombeau vide et apparition à Marie-Madeleine, Apparition aux apôtres et à Thomas

1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichenau) Münich BSB Clm 4453 fol 250v 251r

Une vingtaine d’années plus tard, le même scriptorium de Reichenau réalise un évangéliaire somptueux, étroitement supervisé par l’empereur Otton III. Le prototype du Codex Egbert est remployé pour le premier registre de ce bifolium, mais avec une différence criante : le manteau se trouve maintenant à cheval sur les deux registres.

La composition de la page a été pensée comme un ensemble : aux tuniques pourpres et blanches du soleil et de la lune correspondent dans le registre inférieur, la tunique pourpre de la Déposition et le linceul blanc de la Mise au Tombeau. Tandis que le manteau du Codex Egbert se distinguait de la tunique par sa couleur, ici les deux partagent les mêmes couleurs impériales, pourpre et or. On sent bien sûr ici la proximité d’Otton III et le souci de relier, par ce costume, l’Empereur des cieux à l’Empereur ici bas.



1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 250v 251r detail
Par rapport à l’idée initiale du Codex Egbert, où les deux soldats se disputaient le manteau de manière très naturelle, on note une sorte de régression narrative, en plus de la confusion des couleurs : pourquoi cette forme en dôme, ces sept dés dorés, cette main du soldat de gauche qui traverse le tissu comme s’il était transparent ?


1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 234v
L’Entrée du Christ à Jérusalem, fol 234v
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453

La réponse se trouve dans cette autre scène, antithèse glorieuse de la Crucifixion : le Christ est acclamé comme un roi lors de son entrée à Jérusalem. Le petit personnage grimpé dans l’arbre, fréquent dans cette iconographie, représente en général Zachée, le collecteur d’impôt qui

« cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de la foule, car il était petit. » (Luc 19,3).

Il tient ici une branche coupée, ce qui permet d’illustrer du même coup un autre détail de l’épisode :

« Une grande foule de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin. D’autres coupèrent des branches aux arbres et en jonchèrent le chemin » Matthieu 21,8

Ainsi la séparation en deux registres, qui pouvait sembler assez artificielle puisque les deux scènes n’en font qu’une, a pour but de traduire graphiquement le texte, en rajoutant un second sol sur lequel, dans le registre supérieur, les manteaux sont piétinés par l’âne. Mais, par la magie du débordement, ils appartiennent aussi au registre inférieur : les deux passants les brandissent en voûte au dessus d’eux, de la même manière que Zachée, dans son arbre, semble brandir un arc-en-ciel glorieux au dessus du Christ-Roi.

Cette équivalence visuelle entre manteaux et voûte céleste n’est au fond que la réminiscence de l’iconographie du dieu Caelus, souvent représenté sur les sarcophages antiques par un personnage tenant un tissu bombé au dessus de lui.


1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 234vL’Entrée du Christ à Jérusalem, fol 234v 1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 250vLa Crucifixion, fol 251r

1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453

La confrontation montre bien l’idée commune qui sous-tend ces deux pages, les seules à comporter en leur centre un débordement, qui plus est par des tissus, qui plus est en forme de dôme. La première introduit la métaphore entre manteau et ciel, la seconde la file : la tunique du Christ est identique à son manteau, qui lui même est identique au manteau du firmament dans lequel les sept dés brillent comme des étoiles, du même tissu que le Soleil.


1007-12 Péricopes d'Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452 fol 107vCrucifixion, Comparution devant Caïphe, fol 107v 1007-12 Péricopes d'Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452 fol 108rDéposition, Mise au tombeau , fol 108r

1007-12 Péricopes d’Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452

L’atelier a dû être si satisfait de cette invention qu’il l’a reproduite quelques années plus tard, dans un manuscrit destiné à d’Henri II le successeur de Otton III. Pour garder le débordement du manteau au centre, les concepteurs se sont même résolus à empiler les registres de la page de gauche à l’inverse du sens chronogique, (le seul cas dans le manuscrit), avec l’avantage supplémentaire de placer les deux croix en vis à vis dans les registres supérieurs. Les registres inférieurs sont appariés graphiquement par un objet homologue, l’estrade du trône de Caïphe et le tombeau du Christ – les deux étant de magnifiques exemples de perspective inversée.

Les luminaires affligés se trouvent maintenant côté Déposition, ce qui fait perdre au manteau son symbolisme impérial et cosmique : ici, en association avec la torche, il signifie simplement la Nuit, le moment de la comparution devant Caïphe. La bande bleu clair sur laquelle déborde le haut des croix rappelle que la Crucifixion comme la Déposition se passent durant la journée, tandis que la bande rose clair de la Mise au Tombeau évoque le coucher du soleil.


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Une composition par niveaux hiérarchiques

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1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 120vLes marchands chassés du Temple, fol 120v
1000, Evangéliaire d’Otton III (Reichneau) Münich BSB Clm 4453

Cette image simple comporte seulement trois niveaux :

  • 1) le fond d’or ;
  • 2) le décor : un temple à trois colonnes
  • 3) les personnages et le sol extérieur.


1000 Evangéliaire d'Otton III (Reicheneau) Münich BSB Clm 4453 fol 29rAdoration des Mages, fol 29r 1000 Evangéliaire d'Otton III (Reichenau) Münich BSB Clm 4453 fol 156vMarie-Madeleine lavant les pieds du Christ, fol 156v

Le situation se complique lorsque les personnages se trouvent à l’intérieur du bâtiment. Il faut alors rajouter un quatrième niveau qui supplante tous les autres : le motif d’encadrement.

Depuis l’art antique, les colonnes latérales sont comprises comme un motif d’encadrement, souvent agrémenté de rideaux (voir 5 Débordements récurrents). Son caractère conventionnel se voit bien dans la première image :

  • les arcades posées sur la rangée inférieure de chapiteaux symbolisent la ville avec des tours et ses murailles,
  • le fronton posé sur les chapiteaux supérieurs est le cadre honorifique de l’ensemble de l’image.

Dans les deux images, les colonnes latérales masquent les personnages, prouvant bien qu’elle sont situées en haut de la hiérarchie. La colonne centrale, en revanche, est considérée comme faisant partie du niveau décor, hiérarchiquement inférieur au niveau des personnages :

  • dans la première image, elle est masquée seulement par l’offrande du premier roi mage : l’incongruité spatiale est atténuée par la petite taille de l’objet ;
  • dans la seconde image, elle est masqué par la main de Simon, mais aussi par le large banc, qui fait partie du même niveau que les personnages assis dessus : ce qui donne l’impression bizarre que la colonne est détachée de son socle, resté seul au premier plan.


1007-12 Péricopes d'Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452 fol 17vfol 17v 1007-12 Péricopes d'Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452 fol 18rfol 18r

Adoration des Mages, 1007-12, Péricopes d’Henri II (Reichenau), Münich BSB Clm 4452

Ce bifolium ajoute un niveau supplémentaire, au plus bas de la hiérarchie : le fond extérieur, à savoir une bande de ciel, bleue pour les Rois Mages, pourpre impérial pour Enfant Roi.

Les principes restent les mêmes, avec des anomalies aggravées : les deux premiers rois semblent flotter en avant de la colonne centrale, ainsi que le trône de la Madone.

Dans le cas du portique à trois colonnes, l’application des deux conventions (superposition par ordre hiérarchique et cadre honorifique) conduit donc inévitablement à un hiatus visuel pour la colonne centrale : cette architecture, impossible pour nos yeux habitués à la perspective, est tout à fait acceptable dans une conception non spatiale, où les niveaux s’empilent comme des cartons découpés.



1012 av Maitre des Péricopes d'Henri II Evangéliaire de Seeon Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.95 fol 8vLe songe de Joseph
Maitre des Péricopes d’Henri II, avant 1012, Evangéliaire de Seeon, Staatsbibliothek Bamberg Msc.Bibl.95 fol 8v

Dans cet Evangéliaire, les évangiles ne sont pas présentés dans quatre sections séparées, mais regroupés dans des chapitres chronologiques : la miniature du Songe de Joseph sert de frontispice au tout premier chapitre, consacré à la Nativité de Jésus.

Cette composition complexe superpose quatre « tables gigognes », de bas et haut et de l’avant-plan à l’arrière-plan :

  • le banc portant les souliers et les bandelettes de Joseph ;
  • son lit ;
  • sa maison ;
  • le cadre honorifique qui enferme la ville.

Le petit personnage enveloppé dans sa couverture se situe au tout premier plan, puisqu’il masque à la fois le sol, un pied du banc, un pied du lit, et une colonne de la maison. Il s’agit du prophète Joseph enfant, que Dieu a appelé trois fois dans son sommeil (1 Samuel 3, 1-21). L’ange du fronton est le facteur commun à ces triples songes : car Joseph, le père de Jésus, aura lui aussi trois rêves angéliques.

Dans ce masquage à cinq niveaux, le niveau le plus proche du spectateur signifie, paradoxalement, le passé le plus lointain, celui de l’Ancien Testament : le jeune Joseph s’y inscrit comme l’ancêtre du vieux Joseph, dans un autre renversement temporel.


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Masquage plutôt que débordement

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1072–75 Tyniec Sacramentary (Cologne) National Library in Warsaw Rps BOZ 8 p 36 crucifixion 1072–75 Tyniec Sacramentary (Cologne) National Library in Warsaw Rps BOZ 8 p 37

Crucifixion, p 36 et 37
1072–75, Sacramentaire de Tyniec (Cologne), Varsovie Bibliothèque nationale Rps BOZ 8

La Crucifixion s’inscrit dans le même cadre en feuille d’acanthes que le texte qui lui fait face, imitant l’esthétique des plaques de porphyre romaines. Le cadre s’interrompt néanmoins aux quatre bouts de la croix, pour insérer le titulus, le Soleil et la Lune en pleurs, et un socle.


1072–75 Tyniec Sacramentary (Cologne) National Library in Warsaw Rps BOZ 8 p 32Majestas Dei, p 32

L’autre miniature pleine page du manuscrit autorise plus de fantaisie, puisqu’il s’agit d’une vision divine. Plutôt que par des débordements externes rompant le decorum de la page, les artistes ottoniens ont travaillé la profondeur par un procédé concurrent, purement interne à l’image : le masquage hiérarchique que nous avons vu à l’oeuvre dans le cas du portique à trois colonnes. Ici, les deux séraphins à six ailes viennent devant la mandorle, qui vient devant les quatre Symboles des Evangélistes, dont les auréoles et les pattes viennent devant le cadre. Celui-ci, qui devrait donc se trouver à l’arrière-plan, passe pourtant devant les deux chérubins, qui donnent ainsi l’impression de se glisser en biais depuis le fond vers le premier plan. De la même manière, l’auréole de l’ange de Saint Matthieu passe devant l’aile d’un chérubin, donnant la même impression de surgissement.

Ce procédé du masquage  technique s’apparente à une réification, puisque le cadre acquiert une forme d’indépendance matérielle : mais cette matérialité reste abstraite, dans un monde plat où le cadre se trouve tantôt en dessous et tantôt au dessus  des autres objets de l’image.


1000-15 Evangeliaire et Capitulaire, Ms. theol. lat. fol. 283 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin 1000-15 Evangeliaire et Capitulaire, Ms. theol. lat. fol. 283 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin schema

Evangéliaire et Capitulaire, 1000-15, Ms. theol. lat. fol. 283 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin

Ce Christ de l’Apocalypse, qui affiche les débordements exceptionnels de Saint Jean en bas et de cinq chandeliers en haut, est en fait construit sur la superposition discrète de sept niveaux, à la gloire du chiffre Sept. Sur l’utilisation des masquages dans les Majestas Dei ottoniennes, voir 4 Dieu sur le Globe : art ottonien et Beatus.


Bibles ibériques

La Bible de Leon (960)

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960 Bible de Leon Mozarabe fol 50 Temple_of_Jerusalem960, Bible de Leon, Basilique de san Isidoro, Cod 2 fol 50r 1180-1220, Bible de San Millan, Real academia Madrid RAH cod 2 fol 58v

Frontispice du Lévitique

Ce frontispice est la seule miniature pleine page de la bible mozarabe de Leon. L’aménagement du Tabernacle suit assez précisément la description du Lévitique. Par comparaison avec l’image correspondante de la Bible de San Millan, on comprend que le petit mobilier placé en avant du cadre, avec ses rideaux rouge et jaune fermés, est une manière symbolique de représenter l’entrée du tabernacle comme un rupture dans le cadre. On retrouve d’ailleurs le même code de couleur, jaune et rouge, pour les deux voiles sous l’arcade, qui figurent la tente (velum).

A l’intérieur se tient Aaron en habit de grand prêtre, avec ses fils, tandis que le peuple reste dehors. La scène précisément représentée pourrait être la purification quotidienne par l’encens :

Aaron y fera fumer l’encens; il le fera fumer chaque matin, lorsqu’il préparera les lampes, et il le fera fumer entre les deux soirs, lorsqu’Aaron mettra les lampes sur le chandelier. Exode 30,7-8

Les fumées rouge et bleu (nube) qui sortent au dehors montent depuis l‘autel en T, sur lequel Aaron pose l’encensoir [36]. Dans la version plus récente, l’autel en T est au centre, on voit les parfums qui montent verticalement et forment à l’extérieur des couches horizontales.


960 Bible de Leon Mozarabe fol 150 v Mort de la reine JezebelMort de la reine Jézébel, fol 150v 960 Bible de Leon Mozarabe fol.283v Conquista de Jerusalém por Nabucodonosor e pelo profeta Jeremias recebendo os dignitários da cidade,Jérusalem assiégée et Jérémie recevant les dignitaires, fol.283v

960, Bible de Leon, Basilique de san Isidoro, Cod 2

Les autres pages du manuscrit qui pourraient évoquer un débordement ne possèdent en fait pas de cadre : la ville est placée au fond, sans interaction avec la scène qui se déroule au premier plan.


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La Bible de Ripoll (1027-32)

Dans ce manuscrit, les frontispices sont entièrement remplis d’un empilement de registres, dans lesquels l’histoire se déroule continument, de haut en bas puis de  gauche à droite.

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Des registres étanches

1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 1rDe la déroute des Egyptiens à la défaite des Amalécites
1027-32, Bible de Ripoll, Vat.lat.5729 fol 1r

Dans ce tout premier frontispice, les encadrements sont épais et imperméables, y compris les planchers entre les registres. Pour ponctuer les scènes horizontalement sans briser la continuité du récit, l’illustrateur a eu l’idée d’utiliser un symbole récurrent, un autel de sacrifice qui fume.

Dans les trois premiers registres, il marque un lien de conséquence, à la manière d’un double point :

  • les Egyptiens sont noyés dans la mer Rouge, donc les Hébreux remercient Dieu ;
  • les Hébreux se plaignent de la soif et de la faim,
    • donc Moïse radoucit les eaux amères de Mara,
    • puis fait tomber la manne et les cailles dans le désert.

Dans le quatrième registre, il joue en revanche le rôle d’un point-virgule, séparant les deux épisodes d’Exode 17 :

  • Moïse fait jaillir l’eau à Horeb ;
  • Moïse sur un rocher lève et abaisse son bras, donnant alternativement le dessus aux Hébreux et aux Amalécites.

En toute logique, l’illustrateur aurait dû supprimer le plancher en dessous de Moïse sur son rocher, pour exprimer l’unité de lieu avec la scène de la bataille ; mais il a privilégié la chronologie du texte, où les scènes sont consécutives : Aaron et Hur ont l’idée de soutenir en l’air les bras de Moïse, ce qui cause la défaite définitive des Amalécites, dont la cavalerie s’enfuit à droite. Le soleil obscurci et les chevaux coupés par le cadre sont deux manières d’exprimer :

 » j’effacerai le souvenir d’Amalek de dessous le ciel. » Exode 17,14

Cette prégnance de la chronologie montre que l’illustrateur conçoit ses registres comme un rouleau de papyrus segmenté en morceaux, qu’on empile ensuite sur la page.

Des hors-cadre contraints

1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 160r1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 160r

Dans d’autres frontispices, une autre solution plus économe en place s’impose :

  • le registre du haut s’étend sans solution de continuité dans la marge supérieure ;
  • les « planchers » ne sont plus que de fines lignes qui règlent le dessin.

Ainsi les soldats qui reculent sur le toit où tombent dans la pièce en dessous ne constituent pas des débordements délibérés, mais des conséquences involontaires de la compacité de la formule.


1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82r bas scenes de l'ExodeScènes de l’Exode (registre inférieur)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82r

De la même manière, les pieds ou les épées qui débordent légèrement de ce registre inférieur résultent du manque de place.


1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 227v Reve de Nabuchodonosor, festin de Balthasar Fosse au lionCycle de Daniel (registres 3 à 5)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 227v

Cette page illustre les inconvénients de l’absence de délimitation horizontale : les bûcherons qui viennent couper l’arbre dans l’épisode du Rêve de Nabuchodonosor (registre 3) semblent malencontreusement s’empaler sur le candélabre du Festin de Balthazar (registre 5), à coté de la main surnaturelle :

« A ce moment apparurent des doigts de main humaine qui écrivaient, en face du candélabre, sur la chaux de la muraille du palais royal. » Daniel 5,5

L’artiste se sert de cet axe vertical pour séparer les deux registres en deux : à gauche la scène mystérieuse, à droite l’explication qu’en donne Daniel

  • au registre 3, Nabuchodonosor au milieu du bétail : « on te donnera, comme aux boeufs, de l’herbe à manger »
  • au registre 4, Darius, arrivant avec ses soldats pour assassiner Balthasar.



1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 227v Reve de Nabuchodonosor, festin de Balthasar Fosse au lion detail
Les trois personnages un peu ridicules qui déboulent sur la gauche, dans la partie « mystère », sont les astrologues auxquels Balthasar a promis d’être revêtu de pourpre et de commander (d’où les habits brandis et le bâton), mais qui sont juste capable de faire les cornes à la main mystérieuse. Avec une magistrale économie de moyens, et par antithèse avec cette main diabolique, la main de Dieu, qui a permis à Daniel de déchiffrer tous ces mystères, le protège encore au dessus de la fosse au lion.

Ainsi, et c’est le grand avantage de ce format très compact, Daniel se trouve en quelque sorte factorisé au bas de ces trois épisodes où il joue le rôle central.



1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 227v Reve de Nabuchodonosor, festin de Balthasar Fosse au lion detail Daniel
Pour être complet, signalons que Daniel est également représenté à droite du premier registre, distingué par un nimbe : Nabuchodonosor se prosterne à ses pieds, le récompense par des parfums et le nomme « chef suprême sur tous les sages de Babylone » (Daniel 2,48). L’illustrateur ne manque pas de se moquer de ces sages en les montrant enfumés par la fournaise ardente du deuxième registre, un épisode du chapitre suivant (Daniel 3,48-93). Un des petits plaisirs graphiques que permet le format compact.


De rares hors-cadre délibérés

1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82v Histoire de SamsonHistoire de Samson (registre inférieur)
1027-32, Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 82v

Le lion (Juges 14), la mâchoire d’âne (Juges 15), l’écroulement de la maison des Philistins (Juges 16, 22-31), les portes de Gaza (Juges 16,1-3).

La montagne qui conclut le dernier épisode est bien mentionnée dans le texte :

Il saisit les battants de la porte de la ville et les deux poteaux, les arracha avec la barre, les mit sur ses épaules, et les porta sur le sommet de la montagne qui est en face d’Hébron. Juges 16,3

Cependant, pour respecter la stricte chronologie, l’épisode des portes aurait dû être placé avant celui de l’écroulement, où Samson trouve la mort. Ces deux infractions exceptionnelles à la charte graphique – l’interversion chronologique et le débordement dans la marge – sont à mon avis délibérées. Elles indiquent que cette fin de page ne doit pas être lue à la manière habituelle, mais de manière typologique, l’épisode des portes de Gaza étant considéré comme une des préfigurations bibliques de la Résurrection du Christ :

Samson emportant les portes de Gaza; Résurrection du Christ; Jonas rejeté par la baleineSamson emportant les portes de Gaza; Résurrection du Christ; Jonas rejeté par la baleine,
1300-25, Louvre (c) RMN photo Thierry Le Mage


1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 369r entree a JerusalemEntrée à Jérusalem
1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 369r

La Bible de Ripoll est la seule bible romane qui contienne des illustrations du Nouveau Testament, sur cinq pages consécutives. Le cadre épais permet ici se caser un élément censé se situer au premier plan : une chèvre qui regarde passer le cortège. Ce débordement inhabituel a perturbé le peintre, qui s’est trompé en coloriant le début du cadre en bleu, puis a laissé un blanc avant de revenir à la couleur convenable, l’orange.


1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 367v (1er registre) Multiplication des painsLa Première Multiplication des Pains (premier registre)
1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729 fol 367v (4eme registre)La guérison à la piscine de Bethesda (quatrième registre)

1027-32 Bible de Ripoll Vat.lat.5729, fol 367v

Cette page inachevée utilise les empiètements de manière tout aussi délibérée :

  • dans la première image, pour exprimer l’idée d’abondance, en opposant la multitude des convives et les corbeilles qu’on remplira de tout ce qu’ils n’auront pas mangé ;
  • dans la seconde, pour exprimer la guérison surnaturelle du malade, en le montant d’abord barbu et alité, puis debout sur le bord et rajeuni, portant son barda sur ses épaules ; il est montré une troisième fois à droite, à l’intérieur de l’image, arrêté par les Pharisiens qui lui reprochent d’avoir été guéri un jour de Sabbat (Jean 5,1-18).


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La Bible de Roda (1050-1100)

Un peu plus récente, cette autre Bible catalane se montre bien plus exigeante vis à vis des la séparation des registres, au point que les débordements y sont presque inexistants.

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1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 66r festin de balthazarCycle de Daniel
1050-1100, Bible de Roda, BNF Latin 6-3 fol 66r

Tout en reprenant le même principe du registre supérieur ouvert en haut, la page se stratifie en tranches étanches, au point que la Vision par Daniel de l’Ancien des jours se décompose, en bas, en deux registres. On retrouve dans les deux registres du haut le Festin de Balthasar, au dessus de Daniel échappant aux lions.



1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 66r festin de balthazar detail
La scène de droite représente le retournement de situation qui s’ensuit :

« Sur l’ordre du roi, on amena ces hommes qui avaient dit du mal de Daniel, et on les jeta dans la fosse aux lions, eux, leurs femmes et leurs enfants. Ils n’avaient pas encore atteint le fond de la fosse, que les lions les saisirent et brisèrent tous leurs os. » Daniel 6,25

Sur l’ordre de Darius conseillé par Daniel, une femme, empoignée par un serviteur, transgresse fatalement la cloison.


1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 145rBataille de Beth-Zachaha (1Macc 6, 33), fol 145r 1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 145VLa fin de Judas Machabée (1Macc 9, 7-22), fol 145v

1050-1100, Bible de Roda, BNF Latin 6-3

Ces deux pages recto-verso illustrent la porosité paradoxale entre deux formules qui semblent radicalement opposées.

Dans la page recto, le dessinateur a choisi la formule de l’image unique (avec un seul trait de sol en bas) pour représenter la bataille entre Antiochus Eupator et Judas Machabée. Le frère de celui-ci, Eléazar, se sacrifie vainement en se glissant sous l’éléphant équipé d’une tourelle, croyant à tort qu’il porte le roi Antiochus.

Dans la page verso, le dessinateur conserve cette formule ouverte pour la scène de la bataille où Judas Machabée trouve la mort. Il l’insère entre deux registres qui suivent la formule étanche, avec :

  • un registre supérieur avec plancher, où le roi exhorte ses guerriers à la bataille ;
  • un registre inférieur avec plancher et plafond, pour l’enterrement de Judas Machabée.


1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 127rHistoire de Tobie (Tob 2 à Tob 12), fol 127r
1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6-3

Cette page illustre l’ingéniosité avec laquelle l’illustrateur adapte ces règles à des cas particuliers : ici, le fait que les trois registres commencent par une scène d’intérieur, qui les ferme à gauche, et se terminent à droite par une scène d’extérieur :

  • en haut, pour la rencontre entre Tobie fils et l’archange Raphaël, elle est ouverte, selon la convention habituelle du registre supérieur ;
  • au centre, il s’agit comme au folio 146v d’une formule ouverte, qui laisse à droite le fleuve s’écouler vers l’extérieur ;
  • en bas, il s’agit d’un registre inférieur fermé, dont l’archange s’envole en débordant vers le haut.


1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6 (3) fol 134vJudith et Holopherne, fol 134v
1050-1100 Bible de Roda BNF Latin 6-3

Cette page complexe obéit à une troisième convention, que l’on pourrait baptiser « architecturale » : toutes les scènes de l’histoire sont hébergées dans les compartiments d’un bâtiment fictif, qui représente ici deux lieux bien distincts : la ville des Juifs en haut, le camp des Assyriens en bas.

C’est cette convention particulière qui explique les quatre débordements :

  • en haut à gauche, Judith suivie de sa servante sort de la ville juive en passant devant la cloison ;
  • à l’étage médian, les deux pénètrent de la même manière dans le palais d’Holopherne ;
  • à l’étage inférieur, on notera à droite le détail du fourreau entourant la colonne, qui respecte scrupuleusement le texte :

Ayant dit ces paroles, elle s’approcha de la colonne qui était à la tête du lit d’Holoferne, détacha son épée qui y était suspendue et, l’ayant tirée du fourreau, elle saisit les cheveux d’Holoferne, en disant:  » Seigneur Dieu, fortifiez-moi à cette heure!  » Et de deux coups sur la nuque, elle lui trancha la tête. Judith 13,8-10

Enfin, en haut à droite, Judith et la servante rentrent dans la ville juive, toujours en passant devant la cloison.

C’est cette idée d’une architecture à étages, dans laquelle on peut descendre ou remonter (par la pente incurvée sur la droite) qui autorise l’infraction à la lecture, toujours de haut en bas, des pages à registres étanches.


Manuscrits français

Dans les manuscrits français romans, les enluminures sont, pour l’immense majorité, des initiales historiées. Les pleines-pages encadrées sont très rares, et celles présentant des débordements encore plus.

La Vie de Saint Omer (1050-70)

Ce manuscrit constitue une transition entre l’art ottonien et l’art roman proprement dit : les débordements devant un cadre imitant la pierre illustrent bien les libertés de cet art nouveau, qui se superpose aux rigidités antérieures.

Ce document est particulièrement intéressant par la charte graphique rigoureuse à laquelle obéissent ses seize grandes miniatures (plus deux inachevées).

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1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 4r Eustase accepte l'entrée en religion d'Omer et de son pèreEustase accepte l’entrée en religion d’Omer et de son père, fol 4r 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 10r interdit à son serviteur d'errer en villeSaint Omer interdit à son serviteur d’errer en ville, fol 10r

1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

Dans ces deux miniatures, le débordement latéral a valeur hiérarchique.

Les images n’étant pas équidistantes dans le manuscrit, elles tombent aléatoirement sur un recto ou un verso. La position du supérieur hiérarchique, tantôt à gauche et tantôt à droite de l’image, n’est donc pas liée au caractère recto ou verso de la page, mais uniquement à un principe d’alternance, afin de créer de la variété dans des situations assez répétitives.


1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 15v le seigneur Adroald donne la terre de Sithiu à l'évêque OmerLe seigneur Adroald donne la terre de Sithiu à l’évêque Omer, fol 15v 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 17v Omer accueille les savants moines de Luxeuil, Bertin, Mommelin et Ebertram, venus le rejoindre.Omer accueille les savants moines de Luxeuil, Bertin, Mommelin et Ebertram, venus le rejoindre, fol 17v

Ces deux miniatures consécutives constituent la seule exception à cette alternance : l’artiste a sans doute voulu souligner la similitude de la situation : accroissement des terres et des effectifs de l’Evéché.

Dans la première miniature, l’égalité hiérarchique entre le seigneur et l’évêque est marquée par leur commun débordement latéral.



1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 13v St Omer faisant planter une croix à JournySaint Omer faisant planter une croix à Journy, fol 13v
1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

Cette composition satisfait deux contraintes :

  • planter la croix au centre de l’image, à la même hauteur que la crosse du Saint ;
  • planter entre les deux l’arbre vivant qui a fourni leur bois.

On obtient ainsi un heureux crescendo jusqu’à la figure du Saint.


1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 21r St Omer de l'eau jaillit miraculeusement sous la crosse d'OmerSaint Omer plante sa crosse et fait jaillir de l’eau, fol 21r 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 23r le baptême de l'enfant aveugle d'AlvringhemLe baptême de l’enfant aveugle d’Alvringhem, fol 23r

1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

La première image place cette fois la crosse au centre, entre la main de Dieu et l’eau qui surgit miraculeusement. Devant un cadre de type architecture, le débordement a surtout une valeur spatiale. Mais il garde aussi sa signification hiérarchique en plaçant en pendant les deux pères, l’Evêque et celui qui amène son enfant pour le faire baptiser.

La miniature suivante inverse les positions, par la règle d’alternance. Les deux « pères » restent en débordement.


1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 25v Omer, aveugle et mourant, prie une dernière fois devant l'autelSaint Omer, aveugle et mourant, prie une dernière fois devant l’autel, fol 25v 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 28r l'abbé Bertin accompagne le cercueil d'OmerL’abbé Bertin accompagne le cercueil d’Omer, fol 28r

1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

Dans la première image, le débordement du saint conserve cette double signification, hiérarchique et spatiale : ce pourquoi l’escalier, purement spatial, ne déborde qu’à droite.

Dans la seconde image, le saint évêque, même mort, garde la préséance sur le saint abbé.


1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 31r Un honnête homme prête douze deniers à un fourbe,Un honnête homme prête douze deniers à un fourbe, fol 31r 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 31v trois ans plus tard, le fourbe meurt foudroyé sous les yeux de son créditeurLe fourbe meurt foudroyé sous les yeux de son créditeur, fol 31v

1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

Ces deux images recto-verso montrent les deux temps d’une histoire sans rapport hiérarchique : d’où l’absence de débordements. Les positions du fourbe et de l’honnête homme s’inversent, conformément au principe d’alternance.


1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 34r deux hommes entraînent un prisonnier enchaînéDeux hommes entraînent un clerc enchaîné, fol 34r 1050-75 Bibl num agglo St Omer MS 698 fol 34v Le clerc est délivre par saint OmerLe clerc est délivré par saint Omer, fol 34v

1050-75, Vie de Saint Omer, Bibliothèque numérique d’agglomération de Saint-Omer, MS 698

Ces deux images recto-verso montrent elles-aussi les deux temps d’une histoire :

  • dans la scène de la capture, les débordements des gardes accompagnent le rapport de domination ;
  • dans la dernière scène, le clerc libéré repasse au premier plan, offrant ses chaînes au cercueil du saint.


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La Bible d’Etienne Harding (1109-11)

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1109-11 Bible d'Etienne Harding Dijon, BM, 0014 fol 13 Cycle de David IRHTCycle de David, fol 13
1109-11, Bible d’Etienne Harding (abbaye de Cîteaux), Dijon BM 0014, IRHT

Les précédents catalans rendent moins extraordinaire une page de cette Bible, qui anticipe de huit siècles nos BD.

La page compte de nombreux débordements verticaux classiques (pointe des lances et des épées, pieds), que l’on peut mettre sur le compte de la compacité. D’autres débordements ont un objectif expressif, pour illustrer :

  • le gigantisme de Goliath ;
  • l’humilité d’Abigail, prosternée devant le cheval de David ;
  • l’arbre auquel Absalon se trouve pendu par les cheveux.

L’artiste répugne en revanche aux débordements horizontaux, qui cassent la succession chronologique des cases.


1109-11 Bible d'Etienne Harding Dijon, BM, 0014 fol 13 Cycle de David IRHT detail

Il n’en pratique que pour la deuxième case :

  • à droite, il est imposé par le gigantisme de Goliath ;
  • à gauche, il est plus étonnant, puisque la queue du lion crée une continuité entre deux épisodes n’ayant rien à voir ; elle ne traduit pas non plus à un mouvement de recul de l’animal.

La justification est symbolique : l’illustrateur a voulu établir un parallèle, de part et d’autre de la case où le roi Samuel oint le jeune berger sur le commandement de Dieu, entre les deux ennemis démesurés qui démontrent son exceptionnelle valeur, avant comme après l’onction.


1109-11 Bible d'Etienne Harding Dijon, BM, 0014 fol 148 Festin d'holopherne IRHTLe festin d’Holopherne, fol 148

Le manuscrit ne comporte par d’autres pleines pages illustrées, mais un autre débordement latéral, bien fait pour éveiller l’attention :

« Le coeur d’Holoferne fut agité, parce qu’il brûlait de désir pour elle. Holoferne lui dit:  » Bois donc et mange avec joie, car tu as trouvé grâce devant moi.  » Judith répondit:  » Je boirai, seigneur, car mon âme est plus honorée en ce jour qu’elle ne l’a été tous les jours de ma vie.  » Et prenant ce que sa servante lui avait préparé, elle mangea et but devant lui. Holoferne fut transporté de joie à cause d’elle, et il but du vin à l’excès, plus qu’il n’en avait jamais bu dans sa vie. » Judith 12,16-20

Le cadrage sert à mettre en dehors du domaine d’Holopherne, où règne le vin en excès, celui de Judith, à savoir la boisson que lui a préparée sa servante (le texte ne précise pas ce dont il s’agit) et, au delà, sa ville de Béthulie accablée par la soif.

Le festin, qui devait être le préliminaire à la perte de la virginité de Judith, se révèle ainsi être le préliminaire à la mort de son ennemi.


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La Bible de Souvigny (1160-1200)

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1160-1200 Bible de Souvigny Moulins BM MS 1 fol 93r David1160-1200, Bible de Souvigny, Moulins BM MS 1 fol 93r

S’agissant d’un registre inférieur, l’illustrateur n’a pas osé faire déborder Goliath lui-même, seulement le haut de sa lance : sa pointe reste, quant à elle, bloquée à l’intérieur du cadre. A l’inverse, la fronde de David joue librement à l’extérieur : le hors-cadre sert graphiquement à donner de la visibilité à ce petit objet, et symboliquement à suggérer, par cette échappée en dehors de la réalité de l’image, une forme d’intervention divine.


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Le Sacramentaire de Limoges (1100-25)

Les graduels comme les sacramentaires ont la particularité de présenter des images sur deux registres, presque toujours strictement cloisonnés.

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975-1000 Graduel_de_l'abbaye_de_Prüm BNF Latin 9448 Fol 26v975-1000, Graduel de l’abbaye de Prüm, BNF Latin 9448 Fol 26v 1100-25 Sacramentaire de Limoges BNF Latin 9438 fol 24r1100-25, Sacramentaire de Limoges, BNF Latin 9438 fol 24r

Ici, le Baptême du Christ est mis en relation avec les Noces de Cana, où le Christ change l’eau en vin. Le fleuve Jourdain est représenté à l’antique, avec ses deux sources figurées par des amphores tenues par des personnages demi-nus.

Cette page est la seule du Sacramentaire de Limoges où l’artiste a pratiqué des débordements :

  • la colombe, tombant du ciel en piqué, vient sanctifier l’eau de l’amphore de Saint Jean Baptiste ;
  • les amphores du Jourdain sont posées à cheval sur le bord interne, pour expliciter le parallèle avec les jarres du registre inférieur.

Bibles italiennes

Bible de Matilda

1075-99 Bible de Matilda San Benedetto Po Morgan MS M.492 fol. 84r Le christ chassant les marchands du TempleLe Christ chassant les marchands du Temple, fol. 84r
1075-99, Bible de Matilda (San Benedetto Po), Morgan MS M.492

Dans ce manuscrit, aucune image n’est encadrée : ceci n’est donc pas un cadre, mais la représentation stylisée du Temple : le Christ tenant son fouet y pénètre par la porte en haut à gauche et les marchands s’en échappent derrière la colonne de droite, selon les trois registres de l’image :

  • en haut trois marchants et un oiseau, débordant beaucoup ;
  • au centre trois marchands et un boeuf, débordant moins ;
  • en bas trois marchands, avec oiseau et boeuf, ne débordant pas.

De manière très logique, l’intensité du débordement dépend donc de la distance au Christ : ceux qui sont situés le premier sortent en premier.

L’hybride sous la paroi de gauche et l’atlante sous celle de droite soulignent leur différence de nature, et servent probablement à justifier aux yeux du lecteur ce débordement inhabituel :

  • à gauche la frise étroite, prolongée par celle de la voûte, est un mur infranchissable (sauf par la porte) ;
  • à droite la frise large, décorée de feuilles d’acanthes, portée par l’atlante et portant un chapiteau, est une véritable colonne, derrière laquelle on peut passer.

Bible du Panthéon

1125 ca Bible du Pantheon Vat Lat 12958 fol 108v Ascension d'Elie
Ascension d’Elie
Vers 1125, Bible du Panthéon, Vat Lat 12958 fol 108v

Cette initiale F représente une scène continue : Elie sur un char est emporté vers Dieu, en laissant son manteau à son fils Elisée (2 Rois 2,1 -14). L’artiste l’a scindée en trois pour une raison non pas narrative, mais symbolique :

  • le fond bleu du bas, semé de fleurs, représente le domaine terrestre ;
  • le fond bleu du centre, semé d’étoiles rouges, représente le ciel ordinaire ;
  • le fond bleu du haut, semé d’étoiles blanches à l’intérieur de la mandorle, représente le Ciel de Dieu.

Placer le manteau à cheval entre deux registres est aussi une allusion à son pouvoir surnaturel, séparer en deux les eaux du Jourdain, ce que fait d’abord Elie, puis Elisée. D’où la conclusion de l’épisode :

L’esprit d’Élie repose maintenant sur Élisée !


1125 ca Bible du Pantheon Vat Lat 12958 fol 268r JudithJudith et Holopherne
Vers 1125, Bible du Panthéon, Vat Lat 12958 fol 268r

Tandis que le fourreau de l’épée reste accroché à la colonne, sa lame sort de l’image, tranchant à la fois le cadre et le texte. Comme dans le David de la Bible de Souvigny, il s’agit de mettre en valeur un objet-clé, tout en suggérant qu’il n’est pas uniquement manié depuis l’intérieur de l’image : en faisant lever l’épée à Judith alors que le cou d’Holopherne est déjà tranché, l’illustrateur suggère que la main de Dieu a frappé avant-même celle de l’héroïne.



Article suivant : 5 Débordements récurrents

 


Références :
[34] Janet Teresa Marquardt, « Illustrations of troper texts : the painted miniatures in the pruem troper-gradual, Paris, Bibliothèque nationale, fonds latin MS. 9448 », PhD 1986, p 152
[35] Joshua O’Driscoll, « Image and Inscription in the Painterly Manuscripts From Ottonian Cologne » PhD 2015 http://nrs.harvard.edu/urn-3:HUL.InstRepos:17467286
[36] Andreina Contessa, « Noah’s ark and the ark of the covenant » dans « Between Judaism and Christianity: Art Historical Essays in Honor of Elisheva (Elisabeth) Revel-Neher » p 179 https://books.google.fr/books?id=0G81JZir5JcC&pg=PA179

5 Débordements récurrents

22 septembre 2024

Tous les débordements que nous avons vus jusqu’ici sont des inventions ad hoc, pour une image particulière d’un manuscrit particulier. Il existe cependant quelques cas où le même type de débordement apparaît de manière répétée, soit par une filiation souterraine que la rareté des exemples empêche de cerner, soit simplement parce que la même cause, chez des artistes éloignés, a produit la même idée.

Article précédent : 4 Débordements romans : ailleurs


Dévot ou donateur

C’est certainement le cas d’utilisation le plus fréquent pour les débordements : encore rare à l’époque romane, il va se développer à l’époque gothique pour devenir très fréquent au XIVème siècle, avec la multiplication des Livres d’heures personnalisés.

Un étonnant précurseur carolingienv

825-50 Psautier de Louis le Germanique (St Bertin) Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r Arnulf de Carinthie devant la CroixArnulf de Carinthie au pied de la Croix
896-99, Psautier de Louis le Germanique (St Bertin), Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r

Cette enluminure pleine page a été rajoutée à la fin du 9ème siècle, dans le psautier de Louis le Germanique, à la cour de son petit fils le roi Arnulf de Carinthie, empereur d’Occident de 896 à 899. On l’a identifié récemment par l’inscription ARNOLF, lisible seulement en lumière ultraviolette [37] .

De toute l’enluminure carolingienne et ottonienne, cette page présente une composition unique : c’est le seul cas où le donateur transgresse l’intangibilité du cadre [37a]. L’audace est d’autant plus grande que le dévot se présente en taille réelle, en position d’honneur, et tenant de la main gauche la base effilée de la croix . Cette posture est des plus étranges compte tenu de l’iconographie des Crucifixions carolingiennes :

  • du fait des gouttes de sang tombant des plaies des pieds, le dévot se trouve dans la même situation qu’Adam au pied de la croix ;
  • il se trouve aussi à l’emplacement privilégié d’Ecclesia, levant son calice pour en recueillir le sang de la plaie du flanc, qui ici est absente.

Cette image particulière vient conclure un texte toute aussi particulier, une « prière à dire devant la croix » (fol 121r-122v) qui commence ainsi :

Rédempteur du monde et éclaireur de ceux qui viennent en ce monde, regarde-moi prosterné devant toi et entends-moi t’appeler.

redemptor mundi et inluminator venientum in hunc mundum respice me prostratum coram te et exaudi me in vocantem te.

Un peu plus loin, le suppliant demande explicitement à être régénéré par le sang :

Par l’arbre interdit, en transgressant négligemment ce qui lui avait été prescrit en premier, Adam a provoqué ton indignation. Recrée en moi ta créature, pour laquelle tu as donné, pendu à la potence de la croix, le prix très précieux de ton sang,

Per lignum vetitum adam prevaricante primum comissis negligenter provacavi(t) indignationem tuam. Recrea in me creaturam tuum pro qua preciosissimum sanguinis tui pretium tradidisti in crucis pendens patibulo


1026-50 Gundold-Evangeliars (cologne) Würt. Landesbib. St. Cod Bibl. 4° 2 a u. b., fol 9r)1026-50, Evangéliaire de Gundold (Cologne), Würt. Landesbib. St. Cod Bibl. 4° 2 a u. b., fol 9r

Au vu de cet exemple postérieur, , cette position de régénération n’est pas unique, d’autant plus lorsque la plaie du flanc est représentée. A noter cependant que le donateur est ici un ecclésiastique, et qu’il se garde de toucher  la base hampée de la croix.


880-920 (c) RMN musée de Cluny photo Thierry Ollivier880-920 (c) RMN musée de Cluny, photo Thierry Ollivier 888-935, fresque provenant de la crypte de l’abbatiale Sankt Maximin de Trèves (c) Museum am Dom Trier, Cl. J. Mercieca, 2011888- 935, fresque provenant de la crypte de l’abbatiale Sankt Maximin de Trèves (c) Museum am Dom Trier, Cl. J. Mercieca, 2011

Comme l’a montré B. Kitzinger [38], ce type de croix (que les spécialistes nomment Steckkreuz) fait référence aux croix de procession. Dans quelques ivoires et une autre miniature contemporaine [39], la hampe sert à enrouler le serpent du Mal, bloqué dans sa remontée par la partie élargie. La fresque de Trèves, située au dessus d’un autel, est particulièrement significative :

« L’axialisation de la scène autour du Christ en croix se prolonge par la mise en scène de la peinture, créant l’illusion que le Christ en croix et le calice sont directement posés sur la table liturgique, locus privilégié de l’échange entre Dieu et les Hommes. Ainsi, à travers une dialectique spatiale et visuelle, la Crucifixion dévoile l’efficacité du sacrement en matérialisant le corps et le sang du Christ à côté des espèces consacrées. D’ailleurs la forme de la croix, ici hampée, rappelle la morphologie des croix liturgiques qui étaient transportées et posées sur l’autel lors de certains rituels. » Julie Mercieca [40]


Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol.3vCharles le Chauve avant 869, Psautier de Charles le Chauve, BNF Latin 1152 fol 3v 825-50 Psautier de Louis le Germanique (St Bertin) Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r Arnulf de Carinthie devant la CroixArnulf de Carinthie au pied de la Croix, 890-99

Dans les images de couronnement des empereurs carolingiens, consacrés par la main de Dieu, la main droite tient le sceptre et la main gauche le globe crucifère, symbole de l’Empire chrétien.

Dans la Crucifixion d’Arnulf, le podium sur lequel il plante la croix est contigu au prie-Dieu et fait pendant, en hors cadre, au panonceau INRI (Rex judeorum) : il serait alors tentant de considérer qu’il représente ici non pas seulement un autel, mais le royaume terrestre d’Arnulf. L’image pourrait être comprise comme la contrepartie privée et dévotionnelle de cette imagerie officielle : sans couronne et à genoux, de la main gauche (celle qui ne tient le sceptre, mais le globe crucifère), Arnulf plante, tel un étendard, la croix du Christ sur son royaume.

C’est bien ce que suggère la fin de sa prière :

pour que, par ton célèbre étendard, dans les circonstances variées de la vie présente, on mérite partout d’être en sécurité.

ut per hoc clarissimum tuum vexillum in praesentis vitae varietatibus merear ubique fieri tutus


Les donateurs en hors cadre à l’époque romane

1080-1100 Sermonnaire de Jumieges Saint Grégoire Rouen BM Ms_1408_fol51Saint Grégoire le Grand aux pieds de la Vierge, 1080-1100, Sermonnaire de Jumièges, Rouen BM Ms 1408 fol 51 1143 ST Gregoire d'Antioche aux pieds de la Vierge Eglise de la Martorana PalermeSaint Grégoire d’Antioche aux pieds de la Vierge, 1143, Eglise de la Martorana Palerme

Lorsque le cadre est de type architectural, le fait qu’un suppliant passe devant n’est pas substantiellement différent d’une scène continue.


1067 Théodore Gavras et son épouse Irina. Évangélairede Sainte-Catherine du Sinaï, Bibliothèque nationale russe gr. 172 fol 2v-31067, Théodore Gavras et son épouse Irina, Évangélaire de Sainte-Catherine du Sinaï, Bibliothèque nationale russe, gr. 172 fol 2v-3.

L’introduction du cadre et la taille réduite des dévots crée un effet de mise à distance, qui ici n’empêche pas les interactions : le Christ impose sa main sur l’époux tandis que la Vierge lui présente l’épouse. Ce Théodore Gavras, « patricien et topotirite, serviteur du Christ » est le père du futur saint Théodore Gavras, encore adolescent à l’époque : c’est donc seulement le rang social du couple (et non la sainteté du fils) qui lui vaut cette familiarité avec les personnages sacrés [41].


1125 Comment. in Jeremiam (St Vaast) Dijon BM 130 fol 104 Etienne Harding, Henri I abbé de Cîteaux et copiste IRHTLa consécration à la Vierge des abbayes de Cîteaux et de Saint Vaast
1125, Commentaires sur Jérémie, Dijon BM 130 fol 104 IRHT.

A l’intérieur du cadre, Henri I, abbé de saint Vaast et Etienne Harding, abbé de Cîteaux, offrent leurs abbayes à la Vierge. A cheval sur le cadre, le copiste Oisbertus, de Saint Vaast, offre quant à lui son codex à Etienne Harding, scellant l’alliance entre les deux abbayes. Mais au delà, il l’offre aussi à la Vierge, à qui il s’adresse directement :

Pour (ce) livre, enrichis l’écrivain de la vie éternelle

Pro libro dita scriptorem perpete vita


« Oisbertus n’est pas dans la page, ni dans l’image, mais, comme l’observateur, devant celle-ci. Il offre ainsi le livre non seulement à la Vierge et à Etienne Harding, mais à l’image même, figurant Marie et l’abbé de Cîteaux : le livre qu’il a entre les mains est le manuscrit qui contient la miniature, dans une mise en abîme subtile »
[42] .

Ajoutons, pour confirmer le caractère délibéré de cette mise en abîme, que le copiste pointe de l’index une page recto au milieu du livre, soit l’emplacement exact de la miniature.

Dans la suite de son analyse, Alessia Trivellone montre que l’image évoque aussi une apparition mariale dans une église, à laquelle assistent les deux abbés (nimbés), tandis que le scribe devant le cadre reste en dehors de cet espace sacré.



1125 Comment. in Jeremiam (St Vaast) Dijon BM 130 fol 104 Etienne Harding, Henri I abbé de Cîteaux et copiste schema
Ajoutons que, par son emplacement très précis, le livre se présente comme l’intersection entre la sphère terrestre verte et la sphère céleste bleue.

Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 fol 14Fol 14r Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 f. 165v.Fol 165v

Psautier Shaftesbury (Angleterre) 1130-40, BL Lansdowne 383

Ce psautier anglais a été réalisé pour une femme de haut rang, peut-être la reine Adeliza de Louvain [43]. Elle apparaît dans deux pages :

  • prosternée à bonne distance du Christ en Majesté ;
  • debout et masquant le cadre de la Vierge à l’Enfant, elle aussi en Majesté.

Dans les deux cas, son haut rang l’autorise à se présenter en position d’honneur, juste à l’aplomb du globe du pouvoir : crucifère ou florissant. Le degré de recouvrement avec le cadre semble réglé par l’affinité entre la dévote et cet emblème :

  • pouvoir cosmique pour le Christ,
  • pouvoir de germination pour la Vierge (sur le globe florissant marial, voir  Disques au féminin).

1161-71 Page de dedicace avec abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekPage de dédicace avec l’abbé Walther 1161-71 Annonciation avec le donateur abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekAnnonciation avec l’abbé Walther

Bréviaire de l’abbaye bénédictine de Michelsbeuern,
1161-71, BSB Clm 8271 Münich, Bayerische Staatsbibliothek

Le manuscrit ne contient que trois images pleine page, et l’abbé Walther apparaît dans deux d’entre elles, en compagnie du couple de la Vierge et de Saint Michel (le patron de l’abbaye) :

  • en débordement sur le cadre, dans la page de dédicace ;
  • intégré à l’image, dans la page de l’Annonciation.

Le sujet de la page de dédicace est le Verbe : le livre fermé du Christ, le missel ouvert que l’Abbé nous présente, et le texte du cadre, sur le denier mot duquel sa personne vient opportunément s’inscrire :

O Jésus, vie, salut, chemin, paix, lumière, gloire, vertu ! Reçois tous les voeux que te destine, en esprit, l’abbé Waltherus.

Jhesu ! Vita, salus, via, pax, lux; gloria, virtus ! mente tibi tota quae destinat excipe vota Abbas Waltherus

Ainsi s’explique la posture de l’abbé, le crâne frôlant les pieds de celui qu’il voit par l’esprit.

Dans la page de l’Annonciation, l’abbé se place dans l’image, à la verticale de la colombe, de profil comme l’ange et élevant les bras vers Marie. Le carré bleu central, le vase et l’inscription (« missus est ab angelo a deo in civitatem ») sont des ajouts du 16ème siècle [43a], de sorte qu’il est impossible de savoir ce que la scène signifiait réellement. Dans les Annonciations avec donateur au centre (voir 7-1 …au centre et sur les bords), il semble que l’idée soit de profiter de l’acceptation de la Vierge à la requête de l’Ange, pour qu’elle accepte du même coup la supplique du donateur.


1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)Psautier provenant probablement de l’abbaye d’Ebracher (Würzburg)
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

C’est ici la donatrice Sophia qui est placée en position d’honneur, en face du sous-diacre Hiltegerus en habit sacerdotal. Le décalage de la mandorle par rapport au cadre crée en haut une impression d’ascension, et en bas en effet d’écho entre :

  • les deux animaux terrestres, Lion et Taureau, chacun tenant un phylactère de louange qui monte vers le Seigneur ;
  • les deux dévots humains, tenant une banderole unique qui réunit leurs deux contributions :
    • côté donatrice : Pour que notre oeuvre t’agrée (Ut nostrum sit opus placitum)
    • côté sous-diacre : Christ nous te prions (Tibi Christe rogamus).

Sur la forme très particulière de la mandorle, voir 3 Mandorle double symétrique.


1200-15 Miscellanea St Pierre de Cluny BNF Latin 17716 fol 23r1200-15, Miscellanea (St Pierre de Cluny) BNF Latin 17716 fol 23r

Cette miniature a pour particularité unique que la supplication du moine, dans l’image, est aussi le début de l’hymne Mater misericordie qui constitue le texte de la page :

Mère de miséricorde, espérance et voie du pardon ; Sainte, pour nous implore ton saint fils.

Mater misericordie, spes et uia uenie; pia pium pro nobis exora filium.

Le phylactère tendu par le moine est accepté par la Vierge, qui intercède du regard auprès de son fils.

Le pied du moine dépasse le cadre de l’image et fait saillie dans l’espace de la notation musicale située en dessous, indiquant subtilement sa participation à deux domaines différents de la page. Ces domaines sont juxtaposés mais caractérisés par des temporalités distinctes :  le domaine de (l’image dépeint une expérience visionnaire de la prière, qui est intemporelle, tandis que la notation musicale en dessous et à droite de l’image représente le temps du présent, le temps humain de la liturgie.  Susan Boynton [44]

Bien que le débordement de ce pied soit minime, il est conçu pour répondre à un autre débordement discret, celui du pied de l’Enfant sur le phylactère. Ainsi ce dernier apparaît comme la projection en réduction, dans l’image sacrée, de l’hymne qui se développe dans l’espace liturgique : comme si l’écho du chant pénétrait, par ce canal, jusqu’à l’Enfant.


1260 ca Psautier cistercien Besançon BM -ms.0054 f008Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 8

Ce psautier cistercien, illustré par une moniale dans un style encore roman, montre l’abbé Walters posant le bas de sa crosse sur la marche inférieure du trône, tandis que l’abbesse Agnesa reste prosternée en hors cadre. Les deux sont encouragés à s’approcher, en position d’honneur, par le geste de bénédiction de l’Enfant (pour d’autres exemples de la même époque, voix 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450) ).


L’Etoile de la Nativité

Plusieurs illustrateurs ont eu indépendamment la même idée : placer en dehors du cadre cet élément transcendant

1190-1200 Angleterre N Saint_Louis_Psalter Leiden University BPL 76 A fol 16v1190-1200, Psautier de Saint Louis, Angleterre Nord, Leiden University BPL 76 A fol 16v 1188 Evangeliar Heinrichs d. Löwen und Mathildes von England Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel Cod. Guelf. 105 Noviss. 2°fol 20r1188, Evangeliaire d’Henri le Lion et Mathilde d’Angleterre, Abbaye de Helmarshausen, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, Cod. Guelf. 105 Noviss. 2°fol 20r

Autant l’illustrateur anglais pratique volontiers les débordements – voir l’arrière-train du cheval (3 Débordements préromans et romans : en Angleterre), autant l’illustrateur germanique, corseté par le decorum de cette commande princière, n’en a eu l’audace que dans cette seule image, pour cette Etoile surnaturelle.


1215-17 Berthold Sacramentary Weingarten Morgan MS M.710 fol. 19v1215-17, Sacramentaire de Berthold (abbaye de Weingarten), Morgan MS M.710 fol. 19v

Le plus remarquable ici n’est pas l’étoile, mais la conception architecturale des trois registres, où les Rois mages :

  • rentrent en haut à Bethléem par une porte à fronton,
  • se présentent devant l’Enfant en grande tenue,
  • revêtent leurs habits de voyage pour ressortir en bas par une porte crénelée, avec les mêmes chevaux, mais dans un ordre différent, le plus âgé reprenant d’un air courroucé la place de tête qui lui est due.

« Cette image exceptionnelle montre éloquemment comment le temps du récit, dont le développement va de plus en plus caractériser les images « gothiques », travaille l’épaisseur de l’image pour donner l’impression de l’approche vers le « lieu » de l’Incarnation, puis d’un nouvel éloignement. Ce lieu est un édifice montré alternativement à l’extérieur et à l’intérieur, dans la dynamique des deux déplacements inverses qui se figent dans le moment central de l’adoration; plus encore que la crèche, cet édifice, dont la disposition, la longueur et les orifices ordonnent et scandent la progression des rois, est bien une « métonymie » de l’Ecclesia ». Jean-Claude Schmitt ( [45], p 340)


Le repas chez Simon le Pharisien

1150 ca ANSELMUS CANTUARIENSIS Stiftbibliothek Admont MS 289 fol 83rLe repas chez Simon le Pharisien
Vers 1150, ANSELMUS CANTUARIENSIS, Salzburg, Stiftbibliothek Admont MS 289 fol 83r

Pour traduire la dynamique du récit, l’image représente la pécheresse deux fois, debout lorsqu’elle entre en scène, puis prosternée aux pieds du Christ :

Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. Luc 7, 37-38

Le débordement, en décalant une des deux instances du personnage dans le passé immédiat de l’image, autorise cette duplication.


1260-ca-Psautier-cistercien-Besançon-BM-ms.0054-f007Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 7

La dessinatrice recourt encore à la convention de représenter Marie-Madeleine deux fois :

  • une fois dans l’image, habillée en moniale pour verser le parfum sur la tête du Christ ;
  • une fois en débordement,  les cheveux dénoués, pour essuyer ses pieds.

Le hors-cadre permet ici encore de dupliquer un personnage, en imprimant deux temporalités différentes à l’image : ici le débordement a valeur de futur immédiat.


1125-30 St Albans psalter Hertfordshire Hildesheim HS St. Godehard 1 Fol 18v Le repas chez simon1125-30, St Albans psalter, Hertfordshire, Hildesheim, HS St. Godehard 1 Fol 18v

Dans le même épisode, cet artiste anglais a fait déborder un serviteur apportant un récipient. Il ne s’agit pas d’une copie mal comprise, mais d’une utilisation différente du hors cadre, pour illustrer un autre moment de la narration :

…il dit à Simon: Vois-tu cette femme? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as point donné d’eau … tu n’as point versé d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds. Luc 7, 44-48

Ainsi le serviteur désappointé amène en retard le parfum manquant, et sa main vide fait pendant à celle de Simon mortifié.


Habacuc transporté par les cheveux

Nous avons déjà rencontré la scène rare d’Ezéchiel transporté par les cheveux (voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre). Un autre prophète emprunte plus fréquemment ce mode de locomotion angélique.

1050 ca Beatus de St Sever BNF Latin 8878 fol 233v Habacuc (Placidus)Vers 1050, dessinateur Placidus, Beatus de St Sever, BNF Latin 8878 fol 233v

Cette image du cycle de Daniel, due au dessinateur Placidus, montre l’ange transportant Habacuc par les cheveux, pour qu’il apporte à boire et à manger à Daniel dans la fosse au lions (Daniel 14, 34-36). Dans le Beatus de St Sever, les débordements sont pratiquement inexistants : cette mise en page est moins étonnante si l’on comprend qu’il ne s’agit pas d’une image encadrée dont un élément déborde, mais de deux figures sur fond blanc : l’ange et la fosse au lion, entourée par quatre murs (un cas similaire montre un ange transportant le diable dans une cage figurant les Enfers, voir 2 Débordements préromans et romans : dans les Beatus).


1125-50 Walthersbible Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 11125-50, Walthersbible, Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 1145-50 BIBLIA, PARS I (ADMONTER RIESENBIBEL) Wien, Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Cod. Ser. n. 2701 fol 228r Daniel1145-50 BIBLIA, PARS I (ADMONTER RIESENBIBEL) Wien, Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Cod. Ser. n. 2701 fol 228r Daniel

Dans ces deux bibles germaniques, l’une suit la même tradition graphique (le cadre est assimilé aux parois de la fosse) tandis que l’autre traduit la situation par deux scènes encadrées : l’une montrant Darius face à Daniel dans sa fosse, l’autre montrant l’ange et Habacuc qui atterrit, en traversant les deux cadres et le plafond de la fosse.


1100-20 Bibbia di Santa Maria del Fiore Bibl. Med. Laur, edili 125, fol. 259v Daniel
1100-20, Bible de Santa Maria del Fiore, Bibl. Med. Laur, edili 125, fol. 259v

Cette Bible toscane du début du siècle n’atteint pas au même niveau d’intégration graphique : les deux scènes sont superposées dans l’ordre chronologique, et le vol d’Habacuc est suggéré seulement par ses pieds qui pendent hors du cadre.


La double page du Maitre de Jessé

C’est dire la qualité d’invention exceptionnelle d’un artiste français de la même période, auquel on a donné le nom conventionnel de Maître de Jessé.


1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2vFrontispice de Daniel
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2v

La fosse aux lions est ici figurée par l’initiale A de Anno. Les protagonistes sont de taille décroissante, depuis l’ange coupé par l’angle supérieur droit jusqu’à Hababuc, puis à Daniel, puis aux six lions de la fosse (tous dans des poses différentes), puis au septième lion domestiqué sous ses pieds, décroissance voulue pour figurer un effet de profondeur entre les deux débordements, celui de l’ange au premier plan et celui des lions, à l’arrière plan…



1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2v detail
…lions qui sont progressivement diminués de manière à ce que le dernier soit de taille à s’intégrer dans le cadre, à côté de l’oiseau qui le menace.



1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2v schema
A noter que cette page est un cas d’école de perspective inversée (où le point de suite est « en avant » de l’image) : pour les fuyantes du trône (en jaune) et des grecques (en bleu). Pour celles du bord supérieur (en blanc), l’artiste a choisi un point de fuite situé au dessus de l’image, qui élève le regard vers une réalité supérieure.

Cette page d’une exceptionnelle qualité se trouve au verso d’un feuillet, rajouté au début d’un Commentaire de Jérôme sur Daniel à la place du feuillet primitif [46], et qui présente au recto un autre frontispice tout aussi remarquable :

1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel Dieu en majesté entouré des petits prophètes Dijon BM MS 132 fol 2r
Frontispice aux prophètes mineurs
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2r

Les douze prophètes mineurs, barbus, sont représentés autour d’un Christ imberbe, tous dans des attitudes différentes, portant un court texte qui permet de les identifier. De même que le Christ déborde sur la mandorle, le cercle des prophètes déborde à son tour sur un cadre très chargé, rempli de motifs cufiques et zoomorphes. Le premier prophète en bas à droite, Naüm, se caractérise par une position qui a échappé aux commentateurs : l’artiste a tenté de le représenter de dos, entrant dans l’image à travers le cadre, comme en témoignent la plante du pied droit et les plis de la robe sur le fessier.


Forty-Martyrs-of-Sebaste-Constantinople-10th-century-CE.-Museum-fur-Byzantinische-Kunst-Bode-Museum-Berlin detail
Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin (détail)

A une époque où le motif est pratiquement inexistant (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)), l’artiste a été dépassé par son idée : il a tenté d’inventer une vue de dos à partir des schémas qu’il maîtrisait, et non par l’observation directe.


Le rideau pendu au cadre


Un héritage antique

 

300-25 Diptyque de Claudius Museo del duomo Monza300-25 Diptyque de Claudius, Museo del duomo, Monza

Dès l’Antiquité, le rideau, qui parfois serpente autour d’une colonne, constitue un élément de majesté à l’arrière d’un grand personnage.


600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 2r FrontispiceFrontispice
Pentateuque de Tours, vers 600, BNF NAL 2334 fol 2r

Il révèle ici les titres des Cinq livres du Pentateuque, inscrits en hébreux et en latin. Les quatre croix dorées qui le christianisent, associées aux quatre colonnes, suggèrent que le portique représente les Quatre Evangiles, au travers duquel apparaît le sens caché de l’Ancien Testament. La conque inscrite dans le fronton, comme dans le diptyque de Claudius, devient dans ce contexte chrétien un symbole de vie éternelle, tout comme les deux paons qui la surplombent.

Très tôt, le rideau ouvert est donc à la fois un décor honorifique, un symbole du dévoilement, et un objet graphique qui, par sa forme serpentine et son accrochage côté Ciel , constitue le dual naturel de la colonne, rigide et plantée dans la Terre.

Le cadre se réifie simultanément dans ces deux matières impériales que sont le marbre et la pourpre.


Vers 720, Béde le vénérable écrit le « De tabernaculo », une exégèse verset par verset des chapitres 24 à 30 de l’Exode, qui décrivent le Tabernacle de Moïse et notamment ses rideaux [46a]. On subodore que ce texte a pu rajouter au motif la nouvelle symbolique de « rideau du tabernacle », mais aucun exemple indiscutable n’a été apporté [46b].


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L’apogée carolingienne

 

800-14 Évangiles de Saint-Médard de Soissons BNF Latin 8850 fol 1vAdoration de l’Agneau
800-14, Évangiles de Saint-Médard de Soissons, BNF Latin 8850 fol 1v

Ce frontispice d’un Evangélaire prestigieux ayant appartenu à Charlemagne utilise la structure d’un théâtre antique pour figurer les quatre Vivants soutenant la mer de cristal, au dessus de laquelle les vingt quatre vieillards adorent l’Agneau. Considérée en creux, cette structure quaternaire permet la même transition vers le ternaire que dans le texte qu’elle illustre :

« Ces quatre animaux ont chacun six ailes; ils sont couverts d’yeux tout à l’entour et au dedans, et ils ne cessent jour et nuit de dire:  » Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu Tout-Puissant, qui était, qui est et qui vient ! «  Apocalypse 4,8

Ainsi dans les vides entre les colonnes on peut lire en lettres d’or :

Sanctus

Dominus Deus

Qui erat

sanctus

 

et qui est

sanctus

Omnipotens

et qui venturus est.

Entre Deus et Omnipotens, la tête de lion dorée suspendue à rien, qui soutient les deux pans du rideau, renvoie au médaillon doré de l’Agneau tout en haut, d’où tombent des rayons de lumière : le texte de l’Apocalypse qualifie d’ailleurs l’Agneau de « Lion de Juda » [47]. Le rideau, qui en se soulevant laisse apparaître la Jérusalem terrestre, est ici la métaphore étymologique du mot Apo-calypse : Dé-voilement. De même que l’Apocalypse unifie les quatre Evangiles, le rideau joint les quatre colonnes, et dévoile les trois Temps de la présence du Christ : dans le Passé, dans le Présent et dans le Futur.

Le génie de ce frontispice unique est qu’il annonce par sa structure-même les pages qui vont suivre : les Canons, concordances entre les Evangiles, sont traditionnellement présentés dans des portiques allant de cinq à trois colonnes.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 16v Le banquet des enfants de Job (c) Biblioteca Vaticana800-20, Le banquet des enfants de Job, Vat. Gr. 749, fol 16v (c) Biblioteca Vaticana 880-920 Coronation Gospels BL Cotton MS Tiberius A II fol 24r St Matthieu880-920, Saint Matthieu, Evangiles du couronnement, BL Cotton MS Tiberius A II fol 24r

A l’époque carolingienne apparaît le motif des rideaux s’enroulant sur le bord supérieur du cadre, comme sur une tringle, ou sur les colonnes latérales.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs fol 10Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 10

C’est probablement dans ce manuscrit que la métaphore carolingienne du voile atteint sa complexité maximale. Dans le registre central, on retrouve le motif du rideau pourpre frappé de quatre croix dorées, ici fermé, transformant le Tabernacle biblique en un autel sur lequel l’Agneau ouvre le Livre aux sept sceaux. La figure barbue de droite est Moïse relevant son voile :

« Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage. Quand Moïse entrait devant Yahweh pour parler avec lui, il ôtait le voile, jusqu’à ce qu’il sortit; puis il sortait et disait aux enfants d’Israël ce qui lui avait été ordonné. Les enfants d’Israël voyaient le visage de Moïse, ils voyaient que la peau du visage de Moïse était rayonnante; et Moïse remettait le voile sur son visage, jusqu’à ce qu’il entrât pour parler avec Yahweh ». Exode 34,33-35

A noter que les quatre Vivants coopèrent pour enlever ce voile, y compris l’Ange de Saint Matthieu qui le soulève avec l’air de sa trompette. Comme l’a relevé Kessler [47a], le verbe « per-sonare », qui signifie « sonner de la trompette », est rapproché étymologiquement, par Boèce, de « persona » (la substance individuelle) et de « personae » (les masques de théâtre) : ainsi ce dévoilement est aussi un démasquage.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32Frontispice du Lévitique, Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 32

Cette composition unique présente quatre étages de rideaux :

  • au premier registre, deux hommes en tunique blanche suspendent des rideaux à des crochets assujettis au cadre, et deux hommes en tunique orange les portent sur l’épaule, le temps de planter avec leur marteau les derniers crochets ;
  • au deuxième registre, une tente s’ouvre, portée des deux côtés par une colonne et attachée à un anneau d’or fixé latéralement sur le cadre ;
  • au troisième registre, devant des rideaux sombres, sont répétés deux groupes composés de Moïse à la barbe blanche, d’Aaron et de cinq lévites ;
  • au quatrième registre, devant un rideau violet, « l’assemblée s’étant réunie à l’entrée de la tente de réunion » (Lev 8,4), Moïse et Aaron sacrifient un taureau et deux béliers (Lev 8,14-28).

Joachim E. Gaehde [47b] a analysé l’iconographie de cette page, qui suit de manière détaillée les passages de l’Exode et du Lévitique décrivant la construction et la consécration du Tabernacle de Moïse. Nous préciserons seulement ici ce qui concerne les rideaux.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 schema
Sur la base des mêmes textes, le Codex Amiatinus avait établi une vue en plan de ce que le Maître de la Bible de Saint Paul Hors les Murs représente en vue de face :

  • les tentures (1) qui entourent le Saint des Saints, lequel renferme l’Arche d’Alliance (a) avec ses deux chérubins en or  ;
  • la tente (2) qui surplombe le Saint des Saints (non représentable sur le plan) :

« Tu feras pour la tente une couverture en peaux de béliers teintes en rouge, et une couverture en peaux de veaux marins, par-dessus. » Lev 26,40

  • le voile de séparation (3) entre le Saint des Saints et le Saint, dans lequel se trouve la Table des pains de proposition (b) et le Candélabre (c) ;
  • les rideaux à l’entrée du Tabernacle, sur le parvis duquel ont lieu les sacrifices.

875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 detail arche
L’Arche d’Alliance (dans le Saint des Saints) ne devrait pas être posée sur la Table des pains de proposition (dans le Saint), mais l’illustrateur profite de leurs points communs (les deux sont de bois d’acacia doré, sont équipés de quatre anneaux d’or et de deux barres de bois doré) pour les fusionner graphiquement et ainsi les christianiser :

  • la partie tabernacle (au sens chrétien) reste en arrière, sous la tente ;
  • la partie table d’autel, avec son rideau orné de croix, vient en saillie, de manière à ce que Moïse puisse la consacrer avec son calice doré.

875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 schema croix

Mais la trouvaille géniale de l’image est que les quatre étages de rideaux font apparaître en creux, par leur ouverture, une grande croix vert clair qui christianise l’ensemble de la composition, absorbant, d’une manière graphique, tout le Lévitique dans l’Evangile.


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Une variante anglaise

vLa Sagesse dans son Temple, 975-1000 Prudence (Cantorbéry), BL Cotton MS Cleopatra C VIII fol 36r 1050 Encomium Emmae Reginae British Library MS Additional 33241 fol 1v Emma and her sons Harthacnut and EdwardLa Reine Emma, ses fils Harthacnut et Edward, et un scribe, Encomium Emmae Reginae, 1030-40, BL MS Add 33241 fol 1v

Trois manuscrits de Cantorbéry montrent la Sagesse trônant devant son temple aux sept colonnes (Proverbes 9,1). L’artiste se sert habilement du rideau pour masquer la dissymétrie entre les trois colonnes de gauche et les quatre de droite.

Dans le frontispice de l’Encomium Emmae Reginae, les rideaux jouent un rôle honorifique, mais aussi probablement symbolique, en joignant la fenêtre unique pratiquée dans le colonne maternelle et les deux fenêtres de la colonne filiale. L’artiste semble avoir été quelque peu dépassé par cette invention alambiquée, puisqu’à droite le rideau et le manteau du fils sont indiscernables. La division dissymétrique du baldaquin pourrait bien être un hommage courtisan à la Sagesse de la reine, les sept lambrequins évoquant subtilement les sept colonnes de son Temple.


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L’adoption romane

Le motif va se banaliser à l’époque romane, dans des manuscrits qui ne pratiquent par ailleurs aucun autre débordement : preuve que le rideau n’est pas perçu comme sortant de l’image, mais comme faisant partie intégrante du cadre.


1100 ca Evangélaire (Beauvais, abbaye Saint-Quentin) Amiens BM 24 fol 53 St Marc IRHTSt Marc
Vers 1100, Evangéliaire (Beauvais, abbaye Saint-Quentin), Amiens BM 24 fol 53 IRHT

Le cas le plus fréquent est celui des rideaux qui s’enroulent autour de l’arcature qui forme le cadre des portraits des Evangélistes. Dans cet exemple particulièrement expressionniste, le rideau entraîne, dans une sorte de danse des voiles, le lion, le rotulus et même Saint Marc, qui se contorsionne dans les plis serpentins de ses vêtements.


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Une adaptation germanique

1080 1100 Evangeleinsbuch Heirichs IV Cracovie Cathédrale Cod. 208 St Emmeran abb 92Saint Emmeran, 1080-1100, Evangéliaire d’Heirich IV, Cathédrale de Cracovie, Cod. 208 1150 Evangeliar - BSB Clm 14267 fol 15v St JeromeSaint Jérôme, 1150, Evangéliaire, BSB Clm 14267 fol 15v

La formule allemande est très codifiée : le rideau ne se noue pas autour de la totalité du cadre – débordement trop radical – mais uniquement de son liseré interne, qui se réifie en tringle.


1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 21 CèneCène, p 21 1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 50 Noces de CanaNoces de Cana, p 50

1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903

Cet illustrateur s’en sert à de nombreuses reprises, comme un motif purement décoratif, sans valeur symbolique : dans ces deux images, le rideau est tantôt convexe et tantôt concave au dessus de la figure du Christ. Les festons font écho à ceux de la nappe qui, bizarrement, s’enroule elle-aussi autour du bord de la table. Dans la Cène, deux lampes à huile sont suspendues à la même tringle.


1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 15v CeneLa Cène, fol 15v
1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002

Cet autre illustrateur recopie la nappe et les lampes, mais pas le rideau : ce qui montre bien son caractère facultatif, du moins dans une salle à manger.


Annonciation, p 67 1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 148 Naissance st Jean BaptisteNaissance de Saint Jean Baptiste, p 148

1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903

Dans ces deux pages, les bords latéraux symbolisent les murs de la maison, porte d’entrée incluse.

Dans l’Annonciation, le rideau de la chambre de la Vierge s’enroule au travers de la fenêtre, sans autre nécessité apparente que l’abus du procédé. Le rapprochement avec la miniature de la Reine Emma et de ses fils, exactement contemporaine, laisse néanmoins soupçonner que ce motif étrange de la colonne non pas entourée, mais pénétrée par un rideau tombant du ciel, pourrait avoir un lien avec la Maternité bénie par Dieu.

Dans la Naissance de Saint Jean Baptiste, le rideau troue le plafond et serpente autour des créneaux, avec pour justification de relier célestement les vieux époux (Elisabeth et Zacharie) en passant par une invention de l’artiste, le jeune couple venu visiter l’accouchée :

« Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait fait éclater envers elle sa miséricorde, et ils se réjouirent avec elle » Luc 1,28

Autant l’artiste reprend pour cette scène la structure byzantine (avec le bain de l’enfant au registre inférieur), autant ses rideaux exubérants sont typiquement occidentaux.


1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 30v Naissance St Jean BaptisteNaissance St Jean Baptiste, fol 30v 1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 37v Naissance Jesus Fronstiscpice MatthieuNaissance de Jésus, fol 37v (frontispice de l’Evangile de Matthieu)

1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002

Le copiste de Passau n’utilise le rideau que dans ses deux scènes de naissance : ce qui tendrait à prouver que, pour lui, le rideau est un plutôt un élément narratif, faisant partie du mobilier de la chambre.


1176 Psautier de Windberg BSB Clm 23093 p 1321176, Psautier de Windberg, BSB Clm 23093 p 132

Le rideau constitue ici un élément de majesté au dessus de la Vierge à l’Enfant, tout en suggérant, par son ventre central qui retombe par dessus l’arcade, une continuité virginale entre la Mère et le Fils.


1170 ca Copenhagen psalter KB Thott 143 2º fol 9v NativiteNativité, vers 1170, Psautier de Copenhague, Angleterre, KB Thott 143 2º fol 9v

Ce manuscrit anglais recourt dans plusieurs pages au même procédé, à l’exclusion de tout autre débordement. Ici, le rideau est suspendu en haut sous le liseré doré et il s’enroule, latéralement, autour du même liseré.

La pratique des liserés dorés, possiblement posés par un artiste spécialisé, a probablement favorisé cette dissociation du cadre entre paroi et contenu décoratif peint que nous avons déjà observée, ainsi que l’assimilation du bord métallique à une tringle.


sb-line

Une valeur mystique

 

1300 ca Rothschild Canticles (flamand) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r
Dieu, personne ne le vit jamais (Jean 1,18)
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r

Cette page d’un manuscrit mystique de la période gothique reprendra de manière très originale le motif des rideaux accrochés au cadre pour illustrer, paradoxalement, la citation de Jean proclamant l‘invisibilité de Dieu ( [48], p 124). Les quatre rideaux évoquent la tente de la Rencontre (Exode 33,7-23) sous laquelle Yahweh proclame à Moïse cette invisibilité ( [49], p 147). Ils sont soulevés par deux arcs de cercle nuageux, révélant la Trinité composée de trois enveloppes concentriques, nuageuses à l’extérieur et ignées à l’intérieur [50].


L’homme devant l’arcade

Longtemps les seules miniatures pleine plage ont été celle des Evangélistes écrivant, en frontispice de leur livre. Dans l’immense majorité des cas, leur dignité s’oppose à tout débordement. Mais il y a quelques rarissimes exceptions.

880-900 Evangeliaire caroligien Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 23vVocation de St Matthieu 880-900 Evangeliaire caroligien Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 24r St MatthieuSt Matthieu écrivant

880-900 Evangéliaire carolingien, Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 24r

Cet évangéliaire enluminé en France a la particularité unique d’ouvrir chaque Evangile par un bifolium. Celui de Saint Matthieu montre sa conversion, alors qu’il laisse tomber l’argent et l’épée du percepteur pour suivre le Christ, qui tient en main un rotulus. Ce mouvement de poursuite trouve une écho dans la page recto, où la boîte à rotulus semble également sortir vers la droite, à l’imitation du Christ.


855, Juillet Martyrologe pour l'empereur Lotahire premier (Reichenau) Vatican Cod. Reg. Lat. 438, fol 15vMois de Juillet, 855, Martyrologe pour l’empereur Lothaire premier (Reichenau), Vatican Cod. Reg. Lat. 438, fol 15v

Ce manuscrit carolingien de Reichenau est exceptionnel pour sa liberté graphique. Tous les Mois sont personnifiés devant une arcade, mais Juillet moissonneur déborde largement de la faux. La bestiole n’est autre que « le signe ardent du Cancer ». Les deux personnages sous les colonnes représenteraient, dit-on, les travailleurs qui soutiennent la société.


969 Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948, fol. 2vSaint Marc, fol. 2v 969 Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948, fol. 7vUn moine présentant le codex à Gero, fol. 7v

969, Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948

L’art ottonien est, comme nous l’avons vu, très rétif aux débordements. L’exception apparaît à nouveau à Reichenau, avec ce débordement latéral du siège. L’intention est de créer un effet de profondeur, mais l’artiste tient également au decorum du cadre. Ce pourquoi, dans l’image de gauche, il prolonge la colonne jusqu’en bas, au détriment du réalisme spatial.

Ce type de difficulté conceptuelle explique sans doute pourquoi, en dehors du scriptorium très avancé de Reichenau, les débordements des Evangélistes sont si rares.


970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC fol 1v CrucifixionCrucifixion, fol 1v 970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC fol 2r St GregoireLe pape Grégoire, fol 2r

950-70, Fragments (Corvey) inséré dans un sacramentaire (Reichenau), Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC

Dans la page recto de ce bifolium, le Pape Grégoire, inspiré par la colombe du Saint Esprit, regarde son livre sur lequel est inscrit :

Grégoire écrit ce que lui dicte l’Esprit nourricier

SCRIBIT GREGORIVS DICTAT QVAE SP[IRITU]S ALMVS

Or il n’est pas montré en train d’écrire, mais de méditer. D’où une première interprétation [51] dans laquelle la Crucifixion, sur la page verso, représente la vision à laquelle Grégoire assiste, en esprit.

Mais cette lecture n’épuise pas la signification de cette construction complexe : pourquoi avoir décentré la croix latéralement, avec l’inconvénient de repousser Marie sur le cadre et de laisser moins de place pour le texte qui la concerne ? Celui-ci, écrit dans l’épaisseur du bord gauche, descend ainsi beaucoup plus bas que celui qui concerne Saint Jean, dans le bord droit :

Brillante Etoile de la mer, intercède pour tous, mélangés

Et toi, virginal Jean, prie avec la Vierge.

F V L G I D A  S T E L L A  M A R I S  P R O  C U N C T I S  P O S C E  M I S C E L L I S

E T  T U  I U N G E  P R E C E S C U [ M ]  U I R G I N E  U I R G O  I O H A N E S

Par le mot CUNCTIS (tous), le texte de Marie résonne avec celui du Christ inscrit, en haut et en bas,  de part et d’autre de la Croix :

Sur ta Croix, ô Christ, cloue toutes les fautes

IN CRUCE CHR[IST]E TUA CONFIGE NOCENTIA CUNCTA

Le dernier texte, réparti sur les bords supérieur et inférieur, s’applique aux deux éléments en hors cadre, en haut et en bas de la Croix :

Ceci signifie l’Agneau
du Monde, détruit à cause de la contamination

ANNUAT HOC AGNUS
MUNDI PRO PESTE PEREMPTUS


970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC schema
Tandis que le mot AGNUS commente le panonceau INRI et le mot PESTE le serpent (en blanc), la répétition du mot CUNCTUS (en jaune) souligne la complémentarité de Marie et du Christ dans la Rédemption de tous : Marie plaide, le Christ juge, et Saint Jean sert d’assesseur. Ce qui est une première manière de justifier la proximité de Marie et du Christ dans l’image.

Si l’on prend maintenant en compte la seconde page, on constate que Marie, intermédiaire entre le Christ et les hommes, joue le même rôle que le Livre, intermédiaire entre l’Esprit Saint et les hommes (en vert). Par sa posture penchée au dessus du pupitre et sa position au niveau du suppedaneum (ligne bleue), Grégoire s’identifie au Christ. Mais en tant que scribe de l’Esprit Saint, il s’identifie aussi à Jean l’Evangéliste (cercles violets).

Ainsi les textes et les débordements coopèrent pour donner tout son sens à ce bifolium inspiré.



Article suivant : 6 Débordements dans les Bestiaires

Références :
[37] Fabrizio Crivello « Ein Name für das Herrscherbild des Ludwigspsalters » Jg. 60 Nr. 6 (2007): Kunstchronik. https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/kchronik/article/view/103460
[37a] Pour un panorama d’ensemble, voir Klaus Gereon Beuckers : « L’image du donateur ottonien. Types d’images, motifs d’action et statut du donateur dans les représentations ottoniennes et saliennes des donateurs. » Dans : Klaus Gereon Beuckers, Johannes Cramer, Michael Imhof (éd.) : Les Ottoniens. Art – Architecture – Histoire
[38] B. Kitzinger, « The Instrumental Cross and the Use of the Gospel Book, Troyes, Bibliothèque Municipale MS 960 », Different Visions : A Journal of New Perspectives on Medieval Art, 4 (2014), p. 12-13. https://differentvisions.org/issue-four/2019/06/the-instrumental-cross-and-the-use-of-the-gospel-book-troyes-bibliotheque-municipale-ms-960/
[39] Vat. Pal Lat 834 fol 1r, abbaye de Lorsch https://digi.vatlib.it/view/bav_pal_lat_834
[40] Julie Mercieca, “La Crucifixion : iconographie et spatialisation des peintures murales entre le ixe et le début du xie siècle dans l’Occident chrétien”, Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA, 2017 https://journals.openedition.org/cem/14642?lang=en#ftn39
[42] Alessia Trivellone, « Une vision de la Vierge à Arras : La polysémie d’une image mariale, entre dédicace,apparition et prière ». Colloque : ”La Vierge dans la littérature et dans les arts du Moyen Âge”, Université de Perpignan 17-19 octobre 2013, 2017 https://hal.science/hal-01979315/file/TRIVELLONE__2017__UNE-VISION-DE-L__6349_1.pdf
[43a] Elisabeth Klemm « Die romanischen Handschriften der Bayerischen Staatsbibliothek: Teil 1. Die Bistümer Regensburg, Passau und Salzburg ». Textband. – Wiesbaden: Reichert, 1980 http://bilder.manuscripta-mediaevalia.de//hs/katalogseiten/HSK0468a_a165_jpg.htm
[44] Susan Boynton, « Cluniac Spaces of Performance » dans « Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial. Byzance et Moyen Âge occidental » https://books.openedition.org/psorbonne/39771?lang=fr
[45] Jean-Claude Schmitt « De l’espace aux lieux : les images médiévales » Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public nnée 2006 37 pp. 317-346 https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2007_act_37_1_1928
[46] Yolanta Zaluska « Manuscrits enluminés de Dijon », p 71 https://books.google.fr/books?id=cswAEQAAQBAJ&pg=PA71#v=onepage&q&f=false
[46a] « Bede, on the tabernacle » traduction Arthur G Holder https://archive.org/details/bedeontabernacle0000bede/page/48/mode/1up?q=curtains
[46b] On a souvent interprété en ses termes le rideau qui apparaît à côté de Saint Matthieu dans les Evangiles de Lindisfarme :
Evangiles de Lindisfrane, saint Matthieu, 680-700, BL Cotton ms. Nero D. IV, fol 25vEvangiles de Lindisfrane, saint Matthieu, 680-700, BL Cotton ms. Nero D. IV, fol 25v
Le personnage nimbé qui se cache derrière le rideau ne fait pas l’unanimité : Moïse, Ezéchiel, Isaïe, le Christ… Voir Michelle P. Brown « The Lindisfarne Gospels: Society, Spirituality and the Scribe » p 362 https://books.google.fr/books?id=sdOzz5HzxngC&pg=RA1-PA362 . Il s’agit probablement d’une représentation précoce de Moïse relevant son voile (voir [47a]).
[47] L’historien et l’image: de l’illustration à la preuve : actes du Colloque tenu à l’Université de Metz, 11-12 mars 1994 p 107
[47a] Le voile au dessus de la tête est inspiré par la présentation antique de Caelus. Le motif du vieillard soulevant son voile (qui symbolise à la fois Moïse, Saint Paul et Saint Jean) est présent également dans le Bible de Mouthier-Grandval (BL Add 10546 fol 449r), et dans la Bible de Charles le Chauve (BNF Lat 1 fol 415v). Sur son explication, voir Kessler, « Spiritual Seeing: Picturing God’s Invisibility in Medieval Art », p 176 et ss https://books.google.fr/books?id=FbGiJwBeKv8C&pg=PA177
[47b] Joachim E. Gaehde, « Carolingian Interpretations of an Early Christian Picture Cycle to the Octateuch in the Bible of San Paolo Fuori Le Mura in Rome » Frühmittelalterliche Studien, 1974, Vol.8 (1), p.351-384
[48] Jeffrey Hamburger, The Rothschild canticles : art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300 https://archive.org/details/rothschildcantic0000hamb/page/124/mode/1up
[49] Barbara Newman, « Contemplating the Trinity: Text, Image, and the Origins of the Rothschild Canticles » Gesta, Vol. 52, No. 2 (September 2013), pp. 133-159 https://www.jstor.org/stable/10.1086/672087
[50] Le motif du linge blanc, tantôt vêtement de Dieu, tantôt ruban unissant les trois Personnes, tantôt noué pour former une couronne, est récurrent dans la section du manuscrit  consacrée à la Trinité. Voir https://maypoleofwisdom.com/trinity-in-the-the-rothschild-canticles/
[51] David Ganz, « Doppelbilder. Die innere Schau als Bildmontage im Frühmittelalter » dans Bilder, Räume, Betrachter : Festschrift für Wolfgang Kemp zum 60. Geburtstag, Berlin 2006 https://www.academia.edu/77463052/Doppelbilder_Die_innere_Schau_als_Bildmontage_im_Fr%C3%BChmittelalter?uc-g-sw=44355200

6 Débordements dans les Bestiaires

22 septembre 2024

Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient

Dans les Bestiaires, les débordements sont plus fréquents que dans les manuscrits religieux : les scènes sont moins codifiées, plus fantaisistes, et le cadre n’y est pas revêtu du même enjeu de sacralité. Néanmoins, les hors-cadre restent réservés à certains animaux, ou à des situations bien précises.

Il ne faudrait pas tirer de ce relevé l’impression fausse qu’ils abondent : ils ne dépassent pas un très faible pourcentage des images, et sont jamais une figure obligée : on voit d’ailleurs que, pour une même image, certains copistes les suppriment ou les ajoutent. En toute état de cause, ils se concentrent dans quelques manuscrits de tout premier plan, sous la plume de dessinateurs particulièrement créatifs.

Les exemples fournis ici proviennent de l’excellent site de David Badke [52], dont la base de données peut être parcourue soit par manuscrit, soit par animal. Lorsqu’un bestiaire en copie un autre, je n’ai retenu qu’un seule image. Enfin, je n’ai pas tenu compte de l’origine des manuscrits (pour la plupart anglais) ni de leurs style : en effet les images se transmettent et s’améliorent continument, sans rupture nette entre roman et gothique.

Article précédent  : 5 Débordements récurrents

Les Merveilles de l’Orient

Ce texte ne s’inscrit pas dans la famille des Bestiaires, mais il se présente de la même manière, avec des images encadrées illustrant différentes créatures.

Le codex Nowell (Cotton Vitellius A XV )

Ce manuscrit en vieil anglais est connu pour sa grande liberté dans le maniement des cadres.


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV fol 102r hostesLes hostes, fol 102r 997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV fol 104r panotiiLes panotii, fol 104r

997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV


Au-delà de la rivière Brixontes, à l’est de là, il y a des gens nés hauts et grands, qui ont des pieds et des jambes de douze pieds de long, des flancs avec une poitrine de sept pieds de long.

En allant vers l’est, il y a un endroit où naissent des gens qui mesurent quinze pieds de haut et dix de large. Ils ont de grandes têtes et des oreilles comme des éventails.

Ces débordements pourraient signaler la taille exceptionnelle des créatures.


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV f 106v sigelwaraLes sigelwara
997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV, fol 106v

Ici en revanche le texte ne dit rien sur la taille, et le débordement de gauche sert à mettre en évidence un fleuron, sans doute l’arbre merveilleux :

« Il y a aussi une sorte d’arbre qui pousse là-bas et sur lequel éclosent les pierres les plus précieuses. Il y a aussi un groupe de personnes d’apparence sombre, qu’on appelle les Éthiopiens. »

Dans le silence du texte, la petite silhouette en dehors cadre à droite reste mystérieuse ( [53], p 109, note 12). Sa position , en pendant de l’arbre, pourrait signifier que c’est une femme pour qui l’homme cueille une pierre précieuse.

Au terme d’une étude serrée, Simon Thomson ([53], p 114 et ss) a conclu que les cadres avaient probablement été tracés après coup, en fonction de la place disponible, peut-être par une main différente de celle de l’artiste principal. Avec un faible niveau technique et sans constituer un système cohérent, ces images témoignent néanmoins d’ »une exploration active des possibilités du cadrage ».


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV f. 102v blemmyae
Les blemmyae, 997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV f. 102v

« Il y a ensuite une autre île, au sud des Brixontes, sur laquelle naissent des hommes sans tête qui ont les yeux et la bouche dans la poitrine. Ils mesurent huit pieds de haut et huit pieds de large. »

Ce monstre sans tête (son nom de blemmyae est connu par d’autres textes) est représenté dans un cadre carré, pour respecter les dimensions.


Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient

1050 ca Marvels of the east BL Cotton Tiberius B V fol 82r Blemmyaevers 1050, Marvels of the east, BL Cotton Tiberius B V fol 82r 1100-1200 Bodleian Library MS Bodley 614, fol. 41r1100-1200, Bodleian Library MS Bodley 614, fol. 41r

Les blemmyae

Dans ces versions bilingue postérieures (latin / vieil anglais), la même créature se prête à une mise en page exceptionnelle, le cadre quittant son statut abstrait pour se réifier en un objet de l’image, manipulable par le monstre.

Herbert R. Broderick [54] cite cette miniature comme témoignant d’une esthétique anglo-saxonne spécifique au Xème et XIème, mais les rares exemples qu’il donne sont très disparates [55]. La question-clé est de savoir pourquoi, dans un manuscrit qui comporte des cadres tout à fait standards (mis à part de modestes débordements), l’illustrateur a inventé un cadre aussi étrange uniquement pour les blemmyae. On peut proposer une explication de nature purement graphique :


Ainsi cette réification du cadre, qui ne touche que les blemmyae, ne résulterait pas d’une intention délibérée, guidée par une esthétique générale, mais serait simplement l’effet de bord d’une suite de décisions graphiques.


Exprimer un mouvement

Il n’est pas étonnant que les Bestiaires, comme d’autres types de manuscrit, utilisent le débordement dans une intention dynamique.

Le castor

castor-se-castrant-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-10v1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 10v castor-se-castrant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-28v1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 28v

Castor se castrant

Lorsqu’il se sent coincé, le castor se castre et abandonne ses testicules, car il sait qu’il est chassé uniquement pour cela. Le débordement côté gauche exprime l’irruption du chasseur, à cheval ou à pied, tandis que le castor reste bloqué à droite contre le cadre.


Le singe

 

singe-1280-1300-Bestiaire-divin-BnF-fr-14964-fol-147r.1280-1300, Bestiaire divin, BNF fr 14964 fol 147r

La guenon a toujours deux enfants, le favori qu’elle porte dans ses bras et l’autre qui s’accroche à son dos et qu’elle sacrifie pour pouvoir s’échapper : c’est cette fuite réussie qu’exprime le débordement sur le bord droit.


Le tigre

tigre-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-35r1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 35r

La tigresse est plus rapide que le cheval du chasseur : aussi celui-ci laisse tomber derrière lui une bille de verre dans laquelle l’animal, en voyant son reflet minuscule, croit reconnaître son tigreau et s’arrête. Le franchissement des deux bords exprime que la poursuite et l’échappée ont simultanément réussi, du moins à ce que croit la tigresse.


Les blaireaux

blaireaux-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-50vBlaireaux, 1225-50 Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 50v

Les blaireaux coopèrent pour creuser leur trou : l’un se couche sur le dos, tenant un bâton dans la gueule, tandis que deux autres empilent de la terre sur son ventre. Les deux de gauche saisissent le bâton avec leur bouche, pour évacuer le blaireau-traîneau à l’extérieur.

S’agissant d’une page verso, l’intérieur du livre figure l’intérieur de la terre. Les deux débordements décomposent les deux mouvements : de la terre vers le traîneau, puis du traîneau vers la marge large.


Mettre en évidence une caractéristique

Cet objectif est quant à lui lié au caractère encyclopédique des Bestiaires.

Bêtes à cornes

antilope-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-9vAntilope, 1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 9v monocerus-1200-Aberdeen-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-15rMonocérus, 1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 15r

Lorsque l’antilope va boire dans la rivière, ses cornes en forme de scie s’emmêlent dans les buissons, ce qui en fait une proie facile pour un chasseur.

Le monocérus, souvent confondu avec la licorne, se caractérise par sa corne unique.


licorne 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 10vVers 1230, Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 10v licorne-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-26v1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 26v

La chasse à la licorne

Le seul moyen d’arrêter une licorne est de placer sur son chemin une jeune vierge : l’animal pose sa tête sur ses genoux et sa dangereuse corne dans la marge, ce qui permet au chasseur de lui percer le flanc, dans un symbolisme basique.


chevre-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-14r1230-40, BL Harley MS 4751 fol 14r chevre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-33r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 33r

Les chèvres sauvages sont représentées soit en couple, grignotant un arbre des deux côtés, soit en haut d’une montagne, d’où elles peuvent voir les chasseurs arriver.

Dans le Harley MS 4751, la montagne est à peine suggérée par les monticules en bas des arbres, et la vigilance caprine est illustrée par l’animal qui arrête de brouter pour regarder en arrière. Le décrochement dans le cadre attire l’attention sur les deux scènes, et les pattes qui débordent à droite anticipent la fuite prochaine.

Le Bestiaire divin cumule les deux formules, grignotage et alpinisme.


satyre-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-13r1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 13r satyre-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-19r-satyre1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 19r

Satyre

Certains pensent que les deux manuscrits ont été illustrés par le même artiste, tant les similitudes sont grandes. Les débordements sont néanmoins assez différents : dans la version Aberdeen, ils mettent en exergue deux particularités bestiales (corne, pied à fourrure opposé au pied glabre) qui disparaissent dans la version Ashmole, délibérément humanisée. L’extrémité du bâton est en revanche soulignée de la même manière : ces grains verts dans un cas, bleus dans l’autre pourraient être des raisins ; et cet attribut étrange, dont le texte ne dit rien, serait alors une réminiscence du thyrse dionysiaque, par assimilation entre le satyre des Bestiaires (une sorte de singe éthiopien) et le satyre de l’Antiquité.


Oiseaux à queue

paon-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-72r1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 72r paon-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-102r1425, Heidelberg Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis), folio 102r

Paon

A deux siècles de distance, le dessinateur anglais et son collègue allemand ont eu la même idée d’isoler en hors cadre la queue du paon, pour en exprimer à la fois la longueur et la magnificence.


pies-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-53vDeux pies, 1185, Worksop Bestiary Morgan Library, MS M.81 fol 53v

Ce motif des pies symétriques ne se retrouve que dans deux autres bestiaires, qui en sont la copie directe [56]. La particularité du texte est qu’il suit le « De avibus » d’Isidore de Séville :

« Perchées sur les branches des arbres, elles parlent avec une loquacité grossière et, bien qu’elles soient incapables de déplier leur langue pour prononcer un discours, elles imitent néanmoins le son de la voix humaine. » [57]

Il se pourrait que ces deux pies, dos à dos et en miroir, expriment brillamment les deux idées du texte : non-communication et imitation.


Souligner un élément externe

Parfois l’animal est caractérisé par son interaction avec un élément externe, qui joue le rôle d’attribut différentiateur.

Le Soleil et l’Aigle

aigle-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-48r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 48r aigle-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-38r1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 38r


Quand un aigle vieillit, sa vue s’affaiblit. Il monte vers le soleil, dont la chaleur évapore le brouillard qui couvrait ses yeux. Il plonge alors trois fois dans l’eau et retrouve sa jeunesse.

Les trois aigles font en premier lieu allusion aux trois plongeons. La copie (Bestiaire Royal) améliore l’original en illustrant, en plus, les trois états du cycle : l’aigle sort de l’eau, puis sort du cadre en montant vers le soleil, puis plonge à nouveau.


aigle-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-74r1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 74r aigle-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-13r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 13r

De manière moins convaincante, le Bestiaire Ashmole sépare les aigles en deux registres : deux dans l’air et un dans l’eau.

Enfin le Bestiaire divin, contraint par son format horizontal, résume synthétiquement l’histoire selon la diagonale montante :

  • en bas à gauche un aigle plongé dans l’eau poursuit un poisson en dehors du cadre ;
  • en haut à droite, le vieil aigle, reconnaissable à sa taille, regarde depuis le sol le soleil qui dissipe les nuages.

Le Soleil et le Phénix

phenix-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-The-Ashmole-Bestiary-folio-67v.jFol 67v phenix-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-The-Ashmole-Bestiary-folio-68r.Fol 68r

Le Phénix, 1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511

Ce bifolium décompose la mort du Phénix en deux images :

  • d’abord il ramasse des brindilles aromatiques pour son bûcher funéraire :
  • ensuite il s’installe dans un bol et laisse le soleil allumer le brasier.

D’autres Bestiaires montent le dernier stade : le phénix qui renaît de ses cendres.


L’Etoile et l’Autruche

autruche 1200 Aberdeen University Library, Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 41r1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 41r autruche-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-52v1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 52v

Pour savoir quand pondre ses œufs, l’autruche guette le lever des Pléiades (virgiliae), constellation encore appelée « poussinière » pour sa ressemblance avec une poule entourée de ses poussins. Puis l’autruche dépose ses oeufs sur le sol, les recouvre de sable et les laisse éclore.

Dans le Bestiaire d’Aberdeen, les deux autruches identiques (et avec deux pattes seulement) représentent les deux moments de l’histoire.

Le Bestiaire Ashmole différentie les oiseaux : l’un (le mâle ?) sort la tête du cadre pour interroger le ciel, l’autre (la femelle ?) reste à l’intérieur pour s’occuper de ses oeufs.


autruche-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-67r1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 67r autruche-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-49r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 49r

L’illustrateur du Bodley 764 accentue la séparation des deux oiseaux et complique le décor avec deux arbres plantés dans la terre, le sable étant représenté par une sorte de flux. L’illustrateur du Bestiaire divin reprend ce détail sans le comprendre et développe la tradition graphique sans se préoccuper du texte : un fleuve maintenant s’échappe d’un des oeufs. En revanche, il revient au texte du Bestiaire divin pour illustrer, par le débordement sur la droite, une fuite qui n’était pas mentionnée pas dans les bestiaires précédents :

A ses oeufs elle ne retourne jamais
Droit à l’étoile elle muse aussitôt
Oublie ses oeufs et déguerpit

(Vers 2611-2613)

A ses oes ne retorne mes,
Dreit a l’esteile muse ades
E ses oes oblie e guerpist.


Le Fer à cheval et l’Autruche

autruche-1287-Lippische-Landesbibliothek-Ms.-70-Der-Naturen-Bloeme-folio-74v1287, Lippische Landesbibliothek, Ms. 70 (Der Naturen Bloeme), folio 74v

L’estomac de l’autruche est si puissant qu’il peut digérer même un fer à cheval.


Le Grain et la Souris

souris-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-47r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 47r souris-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-f.-37r-1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 37r

La souris

Dans la représentation la plus ancienne, la souris s’attaque à des hosties, caractérisées par la croix. Le détail, probablement jugé trop sacrilège, a été expurgé dans tous les autres Bestiaires. Le choix de ces gros grains comme attribut de la souris vient peut être de l’étymologie fantaisiste du texte, qui explique que la souris (« mus ») est engendrée par la terre (« humus »), soit la même origine que le grain.



souris-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-46v-47rLe chat (musio) et la souris (mus)
1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 46v-47r

Le chat, qui s’appelle « musio » parce qu’il est hostile aux souris, se trouve placé juste avant elle, dans l’ordre du Bestiaire : hors du cadre de la page « chat », une bébé souris s’échappe vers sa propre page, sa mère reste dans les griffes d’un des matous.


Exprimer une conflictualité

L’écrasement

dipsa-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-98vL’homme et le dipsa, 1225-50 Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 98v

griffon-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-190v-

.Le griffon et le boeuf, 1300-10 Peterborough Bestiary, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 190v

Le dipsa est un serpent si petit qu’on ne le voit pas avant qu’on ne lui marche dessus, et si venimeux qu’on meurt avant d’avoir senti la morsure.

Le griffon est si puissant qu’il peut vaincre et enlever un boeuf.


L’attaque

crabe-et-huitre-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-97v.Crabe s’attaquant à une huitre, fo 97v emmorois-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-93vEmorrois s’attaquant à un homme, fol 93v

1425 Heidelberg Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis)

L’emorrois est une sorte d’aspic, ainsi nommé parce que a morsure provoque une hémorragie mortelle chez la victime.
Il est amusant que, chez le même illustrateur, le cadre serve tantôt à abriter la proie, tantôt à dissimuler l’attaquant.


La prédation

cicognes-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-49r-1200, Aberdeen University Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 49r cigogne-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-199v1300-10 Peterborough Bestiary England, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 199v

La cigogne ramène sa proie, crapaud ou serpent, pour la déguster à l’intérieur du cadre.

Dans la seconde image, les deux corbeaux qui débordent en haut guident les cigognes quand elles traversent les mers vers l’Asie.


renard-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-54r1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 54r

Le renard a emporté une petit oie en dehors du cercle, les autres restent sous la protection de leurs parents.


La menace

coq-blanc-effrayant-un-lion-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-2r

Coq blanc effrayant un lion, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 2r

Le coq blanc est le seul animal capable de terroriser le Roi des animaux.


elephant-1280-1300-British-Library-Sloane-MS-278-De-avibus-Physiologus-folio-48v1280-1300, British Library, Sloane MS 278 (De avibus, Physiologus), folio 48v elephant-dragon-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-60r.1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 60r

Dragon menaçant des éléphants

Dans la première image, la figure humanoïde en bas est une mandragore, dont les éléphants ont besoin pour pouvoir s’accoupler.

Dans la seconde, l’éléphante donne naissance dans l’eau pour se protéger du dragon, trop chaud pour pouvoir la traverser.


panthere-et-lion-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-86rPanthère et lion
1425, Heidelberg, Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis), folio 86r.

Le lion menace la panthère, mais sans se risquer à pénétrer dans son antre.


L’affrontement

elephant-1230-40-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-8r.1230-40, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 8r elephant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-60v.1265-70, Bestiaire divin, BnF fr 14969, fol 60v

En Inde, on attache un château en bois sur le dos d’un éléphant : devant cette machine de guerre, les ennemis reculent dans la marge.


crocodile-hydre-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-15v1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 15v crocodile-hydre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-31r1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 31r

L’Hydre et le crocodile

Cette scène est une des plus spectaculaires des Bestiaires. L’hydre est un serpent qui vit dans le Nil. Il s’enduit de boue, se glisse dans la gorge d’un crocodile qui dort la bouche ouverte, puis se fraye un chemin dans ses entrailles, d’où il sort par le flanc.

Les dessinateurs ont bien compris que l’hydre est en elle-même un paradigme du débordement, et ils la montrent très souvent en hors cadre :

  • parfois comme un seul animal, qui débouche à l’intérieur de l’image ;
  • parfois dans deux états, avant et après l’ingestion.

Dans le Bestiaire divin, chaque bête est mise en relation avec une image pieuse : l’hydre qui s’enduit de boue est comparée au Christ qui s’enveloppe de chair pour sortir intact des Enfers. On notera le débordement amusant du petit diable en haut de la tour, qui sonne vainement de la trompe pour donner l’alerte.


L’unique transgression de l’Encyclopédie de Valenciennes

Dans ce manuscrit, les images ne comportent presque toutes qu’un seul animal, parfois un couple. Toutes sont dument encadrées, sauf lorsqu’il d’exprimer une situation de conflictualité :

Faucon-emerillon-attaque-par-corbeau-et-renard-1290-ca-BM-Valenciennes-MS-320-folio-87vLe faucon émerillon conte une corbeau et un renard, folio 87v Chloreus (loriot) volant oeuf au corbeau 1290 ca BM Valenciennes, MS 320 (Liber de natura rerum), folio 91rChloreus (loriot ?) volant un oeuf au corbeau , folio 91r

Vers 1290, Liber de natura rerum, BM Valenciennes, MS 320

On nomme émerillon un petit oiseau qui brise les œufs du corbeau , et dont les petits sont poursuivis par le renard . L’émerillon , à son tour , fatigue à coups de bec les petits renard et la mère elle – même ; à cette vue , les corbeaux viennent comme auxiliaires contre l’ennemi commun.

Le cygnes et les aigles se font la guerre , ainsi que le corbeau et le chloréus qui, pendant la nuit, cherchent les œufs l’un de l’autre.
Pline, Histoire Naturelle, Livre X, Des oiseaux

Il est probable que l’illustrateur s’est autorisé cette transgression aviaire par affinité avec l’habituelle transgression angélique.


Accompagner la narration

Le chien

chien-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-28r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 28r chien-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-31v1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 31v

Le chien fidèle et son maître

Dans la première image, le chien en hors cadre pleure son maître assassiné, dont le corps allongé sert de jonction entre les deux registres : en haut, le même chien reconnaît le meurtrier et lui saute à la gorge.

Dans la seconde image, le dessinateur a préféré dupliquer le maître, et utiliser le hors cadre d’une autre manière : dans le registre supérieur, la victime est projetée vers la marge par un coup de lance, et le chien tente de lécher sa blessure ; dans le registre inférieur, il pleure devant le cadavre.


Le faucon

faucon-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-76v1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 76v faucon.-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-49r1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 49r

Les rabatteurs frappent sur leur tambour pour faire s’envoler les oiseaux aquatiques. Dans une image, le hors-cadre met l’accent sur le faucon, dans l’autre sur la proie qui s’envole.


ours-solo-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-37vL’ourse et ses oursons, 1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 37v martin-pecheur-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-200v.Le martin-pêcheur et son poussin, 1300-10, Peterborough Bestiary, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 200v

A la naissance, les oursons sont des morceaux de chair amorphe, et leur mère doit les lécher pour leur donner forme ursine.

Le martin-pêcheur construit son nid au bord de l’océan pendant la saison des tempêtes, mais tant qu’il est occupé, l’océan reste calme. Le petit oiseau qui déborde est le poussin dans le nid posé sur la mer.


Les deux oreilles de l’aspic

aspic-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-81v1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 81v aspic-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-65v1200-10, Bestiaire Royal, MS 12 C XIX fol 65v

Pour endormir l’aspic et lui voler son baume, l’enchanteur profère un sortilège. Pour ne pas l’entendre, l’aspic bouche une oreille avec sa queue et appuie l’autre contre le sol.

Le premier illustrateur rajoute un bord interne pour séparer les adversaires. A la verticale des deux oreilles, il attire l’attention sur elles.

Le copiste mise quant à lui sur le procédé du cadre interne pour régler finement l’affrontement : l’enchanteur se redresse à gauche, un livre sur le cadre bleu et une main sur le cadre brun, comme pour capturer sa proie entre les deux. L’aspic au contraire se tasse dans son refuge organique, qui se joue des lignes droits du cadre brun et déborde sur le cadre bleu. Il est probable que cet illustrateur très inventif lui a donné exprès la forme d’une oreille et la couleur d’un sol pour évoquer, en grand, les deux moyens de défense de l’aspic.


aspic-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-67v1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 67v aspic-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-80v1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 80v

Entre les deux versions, le dessinateur (si c’est bien le même) a amélioré la lisibilité : il a resserré latéralement le cadre pour accentuer l’affrontement, et fait déborder le détail du rocher, pour le rendre plus significatif. La forme « en oreille » du cops de l’aspic est ici particulièrement évidente.


Le souffle exquis de la panthère

panthere-1200-10-Cambridge-University-Library-Ii.4.26-folio-4v1200-10, Cambridge University Library, Ii.4.26, folio 4v panthere-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-38r1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38r

La panthère et les animaux

Lorsqu’elle est repue, la panthère s’endort pendant trois jours, puis se réveille avec un grand rugissement qui attire les autres animaux par son odeur exquise.

Dans la première image, les deux cadres donnent à voir l’odeur, qui se propage entre les deux.

Dans la seconde image, le franchissement du cadre illustre l’attraction irrésistible. Le dessinateur a rajouté le détail du dragon, particulièrement développé dans le texte du Bestiaire divin en tant qu’antithèse infernale de la panthère christique : écoeuré par la douce odeur, il s’enterre dans la montagne.


Quelques hors cadre narratifs dans le Bestiaire divin

Certains images, particulièrement riches, contiennent des détails spécifiques au texte du Bestiaire divin, voire même vont plus loin.


onagre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-35rL’onagre, fol 35r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969

Le cadre met en évidence l’anecdote la plus spectaculaire : le chef du troupeau castrant un poulain mâle pour qu’ils ne puisse pas le défier. A l’écart dans la marge, le dessinateur a inventé un détail qui ne figure pas dans le texte : une femelle qui cache son poulain pour le protéger du chef. En haut à droite, il revient au texte avec cet onagre qui braie douze fois pour marquer l’équinoxe de printemps.


fourmi-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-17rLa fourmi, fol 17r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969

Notre dessinateur est le seul à s’être risqué à illustrer l’histoire compliquée des fourmis chercheuses d’or d’Éthiopie, qui ont la taille d’un chien. Elles extraient l’or du sable avec leurs pattes et le surveillent jalousement, pourchassant et tuant ceux qui tentent de le voler. Pour y réussir, il faut seller une jument affamée avec des sacs contenant des écrins dorés. Attirée par les pâturages de l’autre rive, elle traverse le fleuve qui délimite le pays des fourmis ; celles-ci, voyant les écrins sur le dos de la jument, ont l’idée d’y cacher leur or. Il suffit alors de faire hennir le poulain pour que la jument, rassasiée, repasse la rivière avec sa précieuse cargaison.

Le cadre entoure le pays des fourmis, renforçant la frontière du fleuve. En hors-cadre, sur l’autre rive, le poulain attend sa mère. L’artiste a rajouté un détail de son cru, avec la poignée de foin que le voleur brandit pour attirer la jument, au cas où l’instinct maternel ne suffirait pas.


elephant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-59rLes éléphants et la mandragore, fol 59r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF FR 14969

Les éléphants n’ont pas de désir sexuel. Lorsqu’ils veulent concevoir, ils se rendent en Orient, près des fleuves du paradis terrestre où pousse la mandragore. La femelle en donne au mâle, qui s’excite et copule avec elle. L’analogie avec Adam et Eve figure dans la plupart des Bestiaires, mais seul l’illustrateur du Bestiaire divin a eu l’idée de les rajouter dans un compartiment enflammé représentant le Paradis, inaccessible depuis la Chute. De ce fait, la trompe qui s’insère illogiquement dans ce lieu chaud pourrait bien être une allusion malicieuse à l’effet viril de la mandragore.


mandragore-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-61vLa récolte de la mandragore, fol 61v

Cette racine humanoïde peut être mâle ou femelle. Lorsqu’on l’arrache du sol, elle émet un cri mortel. Pour la récolter facilement, on lui attache un chien affamé et, de loin, on agite de la viande : le chien se précipite pour manger et arrache la mandragore.

Etrangement, la récolte de la mandragore, qui figure dans les Bestiaires latins, ne se trouve pas dans le texte du Bestiaire divin. L’illustrateur s’est donc inspiré d’un autre manuscrit, en ajoutant le cadre qui matérialise la distance de sécurité contre le cri mortel. Il a ajouté aussi le détail pratique du gourdin que l’homme tient de l’autre main, afin d’éviter de se faire dévorer [57c].


Des débordements expressifs

Effet de taille

dragon 1236-50 British Library, Harley MS 3244, folio 59rDragon, 1236-50, British Library, Harley MS 3244, folio 59r

Le texte est très proche de celui d’Isidore de Séville (De serpentibus) [58] :

Le dragon est plus grand que tous les serpents – autant causent-ils de douleurs qu’ils ont de couleurs – ou de tous les êtres vivants sur la terre… Son pouvoir n’est pas dans ses dents, mais dans sa queue, et il fait plus de mal par sa frappe que par sa morsure… De lui même l’éléphant n’est pas à l’abri par sa taille, car il se faufile sur les sentiers par lesquels les éléphants vont habituellement, se noue autour de leurs jambes et les tue en les étouffant.

Draco maior, tot dolores quot colores habentur, cunctorum serpentium sive omnium animantium super terram…. Vim autem non in dentibus, sed in cauda habet, et verbere potius quam rictu nocet….A quo nec elephans tutus est sui corporis magnitudine nam circa semitas delitescens, per quas elephanti soliti gradiuntur, crura eorum nodis inligat, ac suffocatos perimit.

La preuve géométrique de la supériorité du dragon sur le serpent est administrée par la différence entre l’horizontale et la diagonale [59].



dragon 1236-50 British Library, Harley MS 3244, folio 59r detail
De plus, l’artiste a fait en sorte que la dernière phrase soit justement interceptée par le débordement de la dangereuse queue.


cinnamologus-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-52r1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 52r cinnamologus-1200-10-Cambridge-Ii.4.26-folio-37v.1200-10, Cambridge, Ii.4.26 , fol 37v

Le Cinnamologus

Selon Isidore de Séville (après Aristote), ce grand oiseau utilise la cannelle pour construire son nid sur les branches fines tout en haut des grands arbres. Pour récolter la cannelle, comme il est impossible de grimper, il faut utiliser des projectiles lestés de plomb (plumbatis jaculis), que les dessinateurs des Bestiaires illustrent par une fronde.


cinnamologus-1287-Lippische-Landesbibliothek-Ms.-70-Der-Naturen-Bloeme-folio-54r1287, Lippische Landesbibliothek, Ms. 70 ( Der Naturen Bloeme ) fol 54r

Le débordement suffit ici pour montrer la hauteur du nid.


Jeux d’équilibre

chevaux 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 42vChevaux, Vers 1230, Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 42v

Le débordement des extrémités inférieures sert comme d’habitude à créer un effet de profondeur. Mais ici s’ajoute l’intention supplémentaire de rendre homologue le combat des montures et celui des chevaliers. Les pattes répondent aux pieds par translation, tandis que les couleurs rouge et bleu des selles répondent à celles des écus par symétrie : ainsi le cheval qui recule appartient au chevalier qui avance, de sorte que le combat animal équilibre le combat humain.


vache-et-veau-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-folio-41vLa vache et son veau, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764, folio 41v

Les deux débordements mettent en relation la fermière qui trait et le veau laitier qui sort de l’image sur un dernier coup de langue de sa mère, attachée à son piquet. L’image nous dit ainsi que le malheur bovin fait le bonheur humain.


Heron-1225-50-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-41rLe Héron
1225-50, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 41r

A droite un héron à deux cous illustre les deux temps de l’ingestion : tête dans la vase, et ver dans le bec.

A gauche, un autre héron regarde d’un air piteux le résultat de la digestion : le ver qui sort intact et retourne à la vase.

Rien dans le texte ne justifie ce cycle inattendu, pure plaisanterie graphique.


cerf-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-51vCerf
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 51v

L’image suit fidèlement le texte du Bestiaire divin, qui explique la longévité du cerf (vers 2737-56) :

  • d’abord le résumé – en avalant une couleuvre, le cerf viellissant (enveilliz) se trouve ragaillardi (refreschiz) ;
  • puis le détail de l’opération : dans le trou de la couleuvre, le cerf crache de l’eau, puis émet une haleine qui force le serpent à sortir.

Par la magie des débordements symétriques, la couleuvre qui sort de son trou en bas à droite et la même que celle qui rentre dans la bouche du cerf en haut à gauche.


Circuit technique

ane-1230-40-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-25r1230-40, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 25r ane-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-44r1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 44r

L’Ane au moulin

Dans ces deux manuscrits étroitement apparentés, l’image de l’âne domestique a été enrichie par un moulin, non mentionné dans le texte, dont l’eau déborde dans la marge droite.

La version Bodleian en fait comprendre la raison, puisque le débordement extérieur fait écho au flux de la farine hors de la meule, au premier étage du moulin. Il faut comprendre l’ensemble comme une sorte de circuit animé : l’âne amène le grain au moulin, la farine utile coule en sens inverse, tandis que le résidu inutile s’évacue dans la marge. Le morceau de pain que l’ânier porte à sa bouche termine le cycle.


Des débordements esthétiques

 

foulque-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-61rLe foulque, fol 61r sirenes.1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-74vLes sirènes, fol 74v

1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764

Cet illustrateur montre une audace croissante dans son idée de faire déborder l’océan :

  • d’abord seulement sur le cadre interne ;
  • puis sur toute la largeur de l’image : c’est le débordement du gouvernail sur la gauche qui oblige à cette solution, plus hésitante sur la droite puisque le cadre reste présent sous l’eau.

grues-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-50r.1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 50r grues-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-40r-1200-10, Bestiaire Royal, MS 12 C XIX fol 40r

Pendant la nuit, les grues choisissent une sentinelle qui va rester éveiller, un caillou dans une patte : en cas d’endormissement, la chute du caillou réveillera les autres. Pour illustrer l’anecdote, le premier artiste et son copiste ont utilisé très différemment le cadre interne.

Chez le premier artiste, le cadre interne vert renforce la différence entre les quatre oiseaux tête basse et la sentinelle en bordure. Le bord interne horizontal, purement artificiel, attire l’attention sur le caillou et bloque tout mouvement vers le haut, suggérant ainsi sa chute. L’image insiste donc sur la singularité du guetteur, posté sur le bord droit de l’image.

Chez le copiste, le cadre interne orange remplit la même fonction, du moins verticalement : écraser les dormeurs et faire paraître plus haute la sentinelle. Le bord interne, tout aussi artificiel mais maintenant vertical comme l’aiguille d’une balance, crée un axe de symétrie entre les deux moitiés : l’image nous dit, en somme, que quatre vies sont équilibrées par une seule.


Des débordements comme fioritures

Très exceptionnellement, il arrive qu’un débordement soit gratuit, pour le seul plaisir de l’image.

 

cameleon-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-folio-27rLe Caméléon, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764, folio 27r Leucrota 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 23rLe Leucrote, 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 23r

Ces deux dessinateurs ont rajouté en haut de l’arbre un hibou ou un nid d’oiseaux, sans aucun rapport avec le texte.


Autres débordements du Bestiaire divin BNF FR 14969

Le Bestiaire divin, de Guillaume le Clerc de Normandie, a pour principe d’agrémenter chaque article du Bestiaire par un sermon. Parmi les divers manuscrits conservés, le BNF FR 14969 est le seul à comporter systématiquement, pour chaque article, une image de type bestiaire et une image religieuse [59a]. Son illustrateur, particulièrement prolixe en débordements comme nous l’avons vu, en a aussi commis dans les illustrations très originales des sermons, qui en suivent étroitement le texte.

pelican 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 10vLe Sermon du Pélican
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 10v

Le dessinateur n’a pas manqué de mettre en exergue le motif courant du pélican en haut de la croix, se déchirant le flanc pour nourrir ses enfants tout comme, en dessous, Longin perce le flanc du Christ.


castor 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 28rLe Sermon du Castor
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 28r

Le sermon explique que, tout comme le castor laisse ses génitoire au chasseur, le prudhomme doit laisser ses vices au Diable, qui en est friand.

Le grand démon volant en hors cadre est tenu en respect par Saint Michel, tandis qu’un petit démon entré à pied dans l’image essaye vainement d’attirer l’attention du prudhomme. Comme le propose Remy Cordonnier ([59b], p 88), le geste de l’homme, montrant au démon le haut de son crâne, signifie probablement qu’il a accepté la tonsure et se prépare à devenir franciscain, obéissant à l’exhortation de l’évêque.


panthère 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 38vLe Sermon de la Panthère,
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38v

Les diverses scènes de la vie de Jésus sont citées dans le Sermon, mais pas Saint François. . Les deux franciscains dans la marge rationalisent cette accumulation d’images comme étant un retable devant lequel ils se sont arrêtés.


riche-jetant-son-or-a-la-mer-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-48r.Le riche jetant son or à la mer, 1265-1270, Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 48r

Cette image illustre l’histoire d’un homme riche qui, ayant résolu de se dépouiller, vend tous ses biens et les transforme en or :

« toz ses dras vendi a devise
Fors ses braies et sa chemise » (2531-32)

Le cadre montre cet homme deux fois (avec son pantalon et sa chemise) :

  • vendant sa dernière tunique à un acheteur resté dans la marge ;
  • poussant son or dans la mer, pour qu’il soit englouti par la marée :

car vous qui vouliez me noyer,
Moi je vous noeirai en premier (2547-48)

On saluera l’utilisation particulièrement habile du cadre pour condenser une histoire complexe : les deux niveaux de la mer, dans l’image et sous le bateau, traduisent la montée de la marée.



Article suivant : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

Références :
[53] Thomson, S. C. (2019). « The two artists of the Nowell Codex Wonders of the East » SELIM. Journal of the Spanish Society for Medieval English Language and Literature., 21, 105–154. https://reunido.uniovi.es/index.php/SELIM/article/download/13316/12049/28122
[54] Herbert R. Broderick, « Some Attitudes toward the Frame in Anglo-Saxon Manuscripts of the Tenth and Eleventh Centuries » Artibus et Historiae, Vol. 3, No. 5 (1982), pp. 31-42 https://www.jstor.org/stable/1483142
[55] Gueules de lion mordant les angles d’un cadre, doigts d’une victime s’agrippant sur un bord inférieur, mandorle tenue par Lucifer :
Cotton-MS-Claudius-B-IV-f.2r-detail-Lucifer
Cotton MS Claudius B IV f.2r (détail, retourné de haut en bas)
Dans ce dernier cas, très particulier, il est abusif d’assimiler la mandorle à un simple cadre. Le dessinateur a voulu opposer celle de Dieu (remplie d’un fond bleu ciel) et celle de Lucifer déchu (sans fond bleu et en train de se casser en bas).
[56] 1200-10, British Library, Royal MS 12 C XIX, fol 42v
1250-60,The Northumberland Bestiary, Getty Museum, MS. 100 fol 36v
[57] Dieter Bitterli, « Say What I Am Called: The Old English Riddles of the Exeter Book & the Anglo-Latin Riddle Tradition » p 94 https://books.google.fr/books?id=j9Rw4FsxJfQC&pg=PA94
[57a] Selon Remy Cordonnier ([59b] , p 132) l’homme serait un bûcheron tenant de la main gauche un outil de coupe et de la main droite un turban.
[59] Marion Charpier « De dracone igniuomo » https://books.openedition.org/pufr/29562?lang=fr
[59a] Le seul autre manuscrit qui illustre les moralisations (BNF Français 24428) les inclut dans le même cadre que l’animal, et ne présente aucun débordement.
[59b] Remy Cordonnier, « L’iconographie du Bestiaire divin de Guillaume le clerc de Normandie »

7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

22 septembre 2024

Du point de vue qui nous occupe, la période gothique manifeste une sévère normalisation : les débordements « ad hoc », à la convenance de l’artiste, disparaissent presque complètement. Seuls subsistent les débordements les plus classiques (ailes des anges ou des démons, pieds, tourelles, bout des armes).

Article précédent : 6 Débordements dans les Bestiaires

Le style de transition

Certains manuscrits, autour de 1250, manifestent une liberté graphique encore dans l’esprit roman.

 

La Bible des Croisés (1240-50)

Ce manuscrit de très haute qualité, qui a probablement appartenu à Saint Louis, présente des débordements habituels (toits, personnages entrant ou sortant latéralement) mais d’autres beaucoup plus originaux, qui s’expliquent probablement par le fait que l’ouvrage ne comportait à l’origine aucun texte, et que les images devaient se suffire à elles-mêmes pour décrire des situations passablement compliquée.

Sept artistes ont collaboré à cette réalisation prestigieuse, et tous pratiquent des débordements : preuve qu’ils faisaient partie intégrante de la charte graphique définie pour l’ensemble du manuscrit.

sb-line

Un penchant pour la mécanique (SCOOP !)

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 10v Victory at Ai, A TreatyJosué prend la ville d’Haï , fol 10v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 35v The Final Indignity, A Doleful Task, A Funeral Pyre, Sad TidingsLa mort de Saül, fol 35v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Le premier débordement du manuscrit interprète librement la mort du roi d’Haï :

Il fit pendre à un arbre le roi d’Haï et l’y laissa jusqu’au soir. (Josué 8:29)

L’arbre est remplacé par un dispositif beaucoup plus intéressant pour les commanditaires, un mangonneau équipé en potence à croc, sans doute tel qu’on l’utilisait pour lancer des cadavres par dessus les remparts.

Satisfait de son invention, l’artiste l’a reproduite plus loin pour agrémenter la mort du roi Saül :

Le lendemain, les Philistins vinrent pour dépouiller les morts, et ils trouvèrent le cadavre de Saül et de ses trois fils sur le mont Guilboa. Ils coupèrent la tête de Saül et le dépouillèrent de ses armes… ils attachèrent son cadavre sur les murs de Beth-Shan. 1 Samuel 21, 8-10

La partie « potence » est différente, et le mécanisme du mangonneau est décomposé en deux images : on hâle le contrepoids par des cordes presque jusqu’à son support (on voit bien la clenche qui permet de le bloquer) puis le corps de Saül redescend naturellement : on en déduit que la caisse du contrepoids est vide. En somme, le mangonneau fonctionne ici à l’envers.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 11v An Execution, Joshua's Final Commands, Joshua's PassingJosué fait pendre les cinq rois Amorites , fol 11v
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Pour la suite du tableau de chasse de Josué, l’illustrateur revient à plus de sobriété :

Après cela Josué les frappa de l’épée et les fit mourir; il les pendit à cinq arbres, et ils y restèrent pendus jusqu’au soir. (Josué 10,26)

Toujours intéressé par la mécanique, il invente néanmoins ces arbres à deux cimes dont l’une déborde, soulignant le poids du corps sur l’autre.


Des registres à entrée et sortie

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 12r Ehud, a Clever Leader, Deborah, a ProphetessDéborah contre les Cananéens, fol 12r 1240-50 Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 24vSaül contre les Amalécites, fol 24v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Les registres inférieurs de ces deux pages sont construits de la même manière, avec des débordements latéraux des chevaux. On pourrait penser qu’ils servent simplement à exprimer le mouvement, mais le manuscrit comporte de nombreuses scènes de cavalerie qui, quant à elles, ne débordent pas.

Le double débordement sert ici à indiquer au lecteur que le registre montre un paysage continu, mais qui comporte deux moments :

  • d’abord Déborah ordonne à Barak d’attaquer Sisara, puis Barak rattrape le char de Sisara et le tue – l’élision des chevaux de son char montre bien qu’il n’avait aucune chance (Juges 4,14-15) ;
  • d’abord Saül combat les Amalécites, puis il poursuit son chemin en emmenant prisonniers et bétail (2 Samuel 31,1-10).

Des cases à double temporalité

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 14r Just Desserts, Divine Favor, A Thanksgiving, Samson, Mightiest of MenLa mort d’Abimélech lors du siège de Thebez, fol 14r

Les débordements de la tour en haut à gauche, du lion en bas à droite, interviennent dans des cases qui superposent deux temporalités :

  • le morceau de meule qui tombe, puis la mort d’Abimélech :

Abimélech vint jusqu’à la tour; il l’attaqua et s’approcha de la porte de la tour pour y mettre le feu. Alors une femme lança sur la tête d’Abimélech un morceau de meule de moulin et lui brisa le crâne. Il appela aussitôt le jeune homme qui portait ses armes, et lui dit : Tire ton épée et donne-moi la mort, afin qu’on ne dise pas de moi: C’est une femme qui l’a tué. » Le jeune homme le transperça, et il mourut. Juges 9,52–54

  • le lion qui menace, puis la victoire de Samson :

Lorsqu’ils arrivèrent aux vignes de Thamna, voici qu’un jeune lion rugissant vint à sa rencontre. L’Esprit de Yahweh saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Juges 14,5–6



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 14r Just Desserts, Divine Favor, A Thanksgiving, Samson, Mightiest of Men detail
On remarquera que, tandis que le jeune Samson est dupliqué, le soldat sous la meule est différent d’Abimélech. Il y avait en effet une contradiction à résoudre : un soldat n’attaque pas sans son armure, mais le gorgerin et le casque empêchent l’égorgement. Le dessinateur a donc choisi d’illustrer le premier moment de manière générique : « une femme lançant des morceaux de meule du haut de la tour » et l’autre de manière spécifique « l’écuyer égorge Abimélech ». La continuité de l’histoire est suggérée par la pose identique des deux corps et par leur imbrication : la jambe gauche d’Abimélech déborde sous celles du soldat, tandis que sa jambe droite est escamotée par le cadre.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 15r Samson transporte les portes de gaza sur la montagneSamson transporte les portes de Gaza sur la montagne, fol 15r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Le débordement des portes est ici conforme au second moment du texte :

Samson demeura couché jusqu’à minuit; à minuit, il se leva et, saisissant les battants de la porte de la ville et les deux poteaux, il les arracha avec la barre, les mit sur ses épaules et les porta sur le sommet de la montagne qui regarde Hébron. (Juges 16,3)

Le fait que le débordement intervienne là encore dans une case à double temporalité ne signifie pas que cet effet graphique a pour signification de distinguer les deux occurrences de Samson : simplement, les cases de ce type étant plus denses, le débordement y est mécaniquement favorisé.


Des débordements narratifs

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 30rLes deux sacrifices, fol 30r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans cette page, le débordement sert à opposer les deux registres, construits en parallèle :

  • en haut un sacrifice honnête : Anne donne au grand prêtre Eli son fils Samuel, une outre de vin, trois boisseaux de farine et trois veaux ;
  • en bas un sacrifice malhonnête : les fils corrompus d’Eli prélèvent pour eux-mêmes une part, ce pourquoi les deux agneaux, réprouvant le procédé, restent à l’extérieur de la case.

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 23v Saul Victorious, A Proven LeaderSaül brise le siège de Jabès par les Ammonites, fol 23v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 24r Jonathan attaque les philistins sur une montagneJonathan rejoint les Philistins sur la montagne, fol 24r

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans la première page, l’invention la plus frappante est celle du servant de la bricole qui s’envole avec sa pierre, montrant l’incompétence des Ammonites comme assiégeants.

Dans la seconde page, le massacre des Philistins en haut de la montagne suit fidèlement le texte.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 23v 24r schema
Mais il répond aussi à la composition d’ensemble du bifolium, en faisant écho à l’archer en haut de sa tour qui tire sur les Ammonites : à gauche le débordement favorise les alliés d’Israël (carré vert), à droite il ne protège pas ses ennemis (carré rouge). Le débordement des épées (cercle bleu) souligne la correspondance entre les deux combats panoramiques (flèche bleue) ; selon le même principe de symétrie croisée, les deux scènes du roi trônant et du sacrifice (sur l’autel et sur la montagne) se répondent dans l’autre sens (flèches jaunes).


Un débordement honorifique

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 27r Goliath, A Father's Concern, David Entrusts Jesse's Flock to Anotherfol 27r 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 28vfol 28v

Histoire de David et Goliath
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Ces deux pages (non consécutives) ouvrent et concluent l’histoire de David et du géant Goliath qui, debout, garde la même taille, son casque frôlant les créneaux. Le débordement a ici une valeur honorifique :

  • dans la première page, la lance distingue Goliath ;
  • dans la dernière, c’est son vainqueur qui déborde tous azimuts : pour prendre du recul avec sa fronde, pour amener à Saül la tête du Philistin, pour revêtir en récompense l’habit somptueux du fils du roi.


Les complexités de la Mort d’Abner (SCOOP !)

1240-50 Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 6vJoseph et ses frères, fol 6v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37vMort d’Abner, fol 37v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Au registre supérieur de la première image, Joseph est représenté trois fois : embrassant son frère Benjamin, accueillant chez lui ses onze frères, et festoyant avec eux. Devant la table, un serviteur apporte un plat posé sur une baguette.

Dans la seconde image, par comparaison, le débordement de la table est plus facile à comprendre  : à l’aplomb du bord, la barre qui semble séparer la partie rajoutée n’est autre que la baguette du serviteur du premier plan.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37v schema
La page comporte six personnages principaux, qui ont été incorrectement identifiés.

Le registre du haut illustre ce passage :

Abner vint près de David, à Hébron, accompagné de vingt hommes; et David fit un festin à Abner et aux hommes qui l’accompagnaient. Et Abner dit à David: « Je vais me lever et partir pour rassembler tout Israël vers mon seigneur le roi; ils feront alliance avec toi et tu régneras sur tout ce que ton âme désire. Et David congédia Abner, qui s’en alla en paix. 2 Samuel 3,20-21

Dans la scène du festin, le dessinateur a rajouté Michal, la femme que David avait acheté pour « deux cent prépuces de Philistins« , et qu’Abner a réussi à lui ramener, en gage d’amitié. La table a été rallongée afin de caser les « vingt hommes » d’Abner. A l’autre bout de de registre, le personnage barbu en robe verte qui enlève ses gants est Joab : il revient d’une excursion après le départ d’Abner, son ennemi personnel.

Dans le second registre à gauche, Joab tue Abner, ce qui nous donne l’identité du personnage en bleu qui figure dans les quatre cases :

« C’est ainsi que Joab et Abisaï, son frère, tuèrent Abner, parce qu’il avait donné la mort à leur frère Asaël, à Gabaon, dans la bataille. » 2 Samuel 3,30

Dans la dernière case, David apprend la mort d’Abner, dégage toute responsabilité et maudit la maison de Joab.

Comme l’a remarqué Stéphane Lojkine [60], les quatre scènes s’opposent deux à deux (flèches blanches) :

  • à l’étreinte noble (David et Abner) s’oppose l’étreinte ignoble (Joab et Abner) ;
  • à la scène de réconciliation (David saluant le clan d’Abner) s’oppose la scène de malédiction (David maudissant le clan de Joab).

Ces deux dernières scènes sont unifiées par le personnage du serviteur à genoux, mis en évidence par le débordement. C’est sans doute pour leur donner un caractère générique que le dessinateur a omis le chef de chaque clan, ce qui complique beaucoup la lecture.

Ce difficile effort de symétrisation d’une histoire complexe a conduit à mettre en avant le personnage très secondaire d’Abisaï, à peine cité dans le texte, mais qui sert ici de fil conducteur entre les quatre cases.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37v detail
Dans la scène du banquet, un homme du clan d’Abner touche sa robe en signe d’amitié (le même geste que celui d’Abner avec le manteau doublé d’hermine de David), mais Abisaï ne lève pas sa coupe en retour : il pense encore à la mort de son frère Asaël, tué par Abner.

A l’issue de ce décryptage, la baguette du serviteur se voit pourvue d’un rôle-clé : dans la scène de réconciliation, elle sépare le clan d’Abner et le clan de Joab, préfigurant la tragédie qui va suivre.


Des bifoliums bien balancés

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 34v Slaughter of the Amalekites, Saul's Last StandFol 34v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 35rFol 35r

La bataille du mont Gilboa

La page de gauche oppose une victoire et une défaite d’Israël :

  • en haut, l’assaut de David contre les Amalécites, pendant une fête ;
  • en bas, l’assaut des Philistins contre Saül, qui trouve la mort en haut du mont Gilboa.

Le débordement de la montagne sur la droite sert de transition avec le seconde page, dont le registre supérieur détaille ce qui se passe au sommet : la découverte des corps de Saül et de ses fils et la décapitation de Saül. Les deux scènes du bas nous font redescendre dans le pays des Philistins : les armes de Saül sont déposées dans leur Temple, et sa tête promenée en triomphe.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 38v King is Displeased, Tribes under One King, Conquest of JerusalemFol 38v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 39rFol 39r

Installation de David à Jérusalem
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Dans ce bifolium, les deux débordements en bas à droite mettent en relation Jérusalem, conquise par David, et la maison d’Obédédom de Geth dans laquelle, sous la bénédiction de Dieu, l’arche d’alliance est provisoirement déposée, en attendant d’être installée en ville (2 Samuel 6,2-11).


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 41vFol 41v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 42rFol 42r

Aventure de David avec Bethsabée
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans ce dernier bifolium, les registres supérieurs se répondent et les débordements des édifices résument l’essentiel de l’histoire :

  • à gauche, David remarque Bethsabée au bain, et un messager fait la navette pour aller la chercher ;
  • à droite Urie, le marie trompé, refuse de rentrer dans sa propre maison et, par provocation, installe sa tente devant le palais de David ; des serviteurs font la navette pour lui envoyer à manger et à boire.

La dernière case montre la conclusion tragique : renvoyé en première ligne, Urie est tué d’un coup d’arquebuse tiré depuis le donjon. Le débordement latéral n’est pas strictement nécessaire à la narration, mais rajoute au réalisme militaire : le dessinateur a indiqué, par une zone bleue dans le cadre, le fossé qui protège la tour d’angle. On comprend à ce détail que ces images, tout en restant bibliquement impeccables, était faites pour être scrutées par des amateurs d’art militaire.


Les débordements d’Absalon

Dans l’histoire complexe du manuscrit, ces pages ont été séparées, sans doute par un propriétaire n’appréciant pas leur immoralité.

1240-50 Bible, France du Nord, NAL 2294 fol 43rAmmon abuse de sa demi-soeur Tamar,
1240-50 Bible, France du Nord, NAL 2294 fol 43r

Par ruse Ammon couche avec Tamar, puis la prend et horreur et la fait chasser. Elle se réfugie auprès d’Absalon, en hors-cadre.


1240-50,Paul Getty Museum, (Ludwig I 6 - 83.MA.55 recto
Recto
Révolte d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55

En bas à droite, un débordement spectaculaire montre David, chassé de Jérusalem par Absalon :

David gravissait la colline des Oliviers; il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds; et tout le peuple qui était avec lui avait aussi la tête couverte, et ils montaient en pleurant. 2 Samuel 13,30

Lorsque David eut un peu dépassé le sommet, voici que Siba, serviteur de Miphiboseth, vint au-devant de lui, avec une paire d’ânes bâtés, portant deux cents pains, cent masses de raisins secs, cent fruits mûrs et une outre de vin. 2 Samuel 16,1


1240-50,Paul Getty Museum, (Ludwig I 6 - 83.MA.55 versoVerso
Mort d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55

En tournant la page, la situation se retourne : les cavaliers de David et d’Absalom s’affrontent, Absalon s’enfuit mais reste accroché par les cheveux :

« la tête d’Absalom se prit au térébinthe, et il resta suspendu entre le ciel et la terre, et le mulet qui le portait passa outre. » 2 Samuel 18,9

Le génie du dessinateur est d’avoir , par les débordements, mis en correspondance ce mulet qui sort de l’image et les deux ânes qui y entraient au recto, résumant par cette opposition équine la défaite d’Absalon qui renverse la défaite de David.

Les deux débordements de chevaux, sur le bord gauche, comparent la troupe de David engageant le combat, puis revenant vers David en hésitant, car il avait commandé qu’on épargne son fils :

« David était assis entre les deux portes. La sentinelle alla sur le toit de la porte, au-dessus de la muraille et, levant les yeux, elle regarda et voici un homme qui courait seul. La sentinelle cria et avertit le roi. Le roi dit: « S’il est seul, il y a une bonne nouvelle dans sa bouche.» Pendant que cet homme continuait à approcher, la sentinelle vit un autre homme qui courait » 2 Samuel 18,24-26

La troupe qui approche en désordre exprime graphiquement cette arrivée échelonnée de messagers qui, dans le texte, conduit progressivement David à apprendre la terrible nouvelle.


sb-line

La Bible de William de Brailles

Ce cahier d’images pleine page, probablement destinées à un psautier, a été partiellement conservé, démembré entre deux musées. Il comporte quelques débordements originaux.

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1250 ca William de Brailles (Oxford) Musee Marmottan Adam et EveAdam et Eve expulsés du Paradis, Musée Marmottan 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 10r The Crossing of the Red SeaLa traversée de la Mer Rouge, Walters Museum, W.106 fol 10r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford)

Ces deux débordements peuvent être dits auto-référents : la traversée du cadre imite le franchissement de la frontière, du Paradis ou de l’Egypte.


1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 2r The Animals Enter Noah's ArkLes animaux entrent dans l’Arche, fol 2r 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 4r Lot and his Family Flee SodomLoth et sa famille fuient Sodome, fol 4r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106

L’Arche à trois étages est un idée de William de Brailles, dans la légende inscrite au-dessous :

« Dieu ordonna à Noé de construire une arche à trois niveaux et d’y placer lui-même, sa femme et leurs trois fils, Cham, Sam et Iafet, ainsi que leurs femmes, et des couples de bêtes et d’oiseaux. »

Pour suivre le sens de la lecture, les animaux auraient dû entrer par la gauche : mais de Brailles a préféré utiliser la marge large et combiner deux débordements de type différent :

  • auto-référent pour l’entrée dans l’arche ;
  • symbolique pour l’Ange, dont le caractère surnaturel est souligné par le hors-cadre.

On retrouve la même dualité dans la Fuite de Sodome :

  • débordement autoréférent (et cette fois dans le sens de la lecture) pour la traversée de la frontière ;
  • débordement symbolique pour Loth et ses filles, qui sont accueillis par l’ange dans la marge, tandis que son épouse reste prisonnière de l’image, transformée en statue de sel.


1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 13r The Israelites Worship the Golden Calf and Moses Breaks the TabletsLes Hébreux adorent le Veau d’Or et Moïse brise les Tables de la Loi, fol 13r 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 20r Christ Appears at Lake TiberiasLe Christ apparaît au Lac de Tibériade, fol 20r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106

Ici la marge joue un rôle exactement inverse, servant de réceptacle à ce qui désacralise l’image :

  • le Veau d’Or ;
  • le pilote, personnage accessoire par rapport au matelot de la pêche miraculeuse, et à Saint Pierre traversant l’eau pour rejoindre le Christ ressuscité.



L’ inhibition des débordements

Le rouleau de Saint Guthlac (vers 1210)

On ne sait pas avec certitude les raisons de ce format très particulier : un rouleau de dix huit images circulaires sur divers épisodes de la vie de Saint Guthlac, sans texte séparé mais avec quelques indications en latin à l’intérieur des images.

1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 2 lancesMédaillon 2 1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 8 ailes piedsMédaillon 8 1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 10 vetemenst edificeMédaillon 10

Vers 1210, Lincoln Guthlac Roll, BL Harley Roll Y 6

Alors que le format circulaire rendait les débordements quasi obligés, l’artiste s’est appliqué à ce que presque rien ne dépasse.

Les Cantigas de Santa Maria (1281-84)

Cette oeuvre gigantesque, réalisée en Castille, illustre des Cantiques de la Vierge, chacun en une page de six ou huit cases bien séparées (une par strophe du cantique). Il en existe trois version illustrées [61]. Le fait que les centaines de cases de ces bandes dessinées ne comportent, malgré la diversité des histoires, que deux types de débordement vers le haut, est significatif d’une exclusion délibérée de ce procédé graphique.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 88r Le maçon miraculeusement sauvéLe miracle du maçon (cantique 258)
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 88r

Ici un maçon prie, monte en haut du mur, tombe, est sauvé par deux anges, est acclamé par ses collègues, puis remercie Marie avec eux. Le débordement du maçon et de ses collègues, en haut du mur, s’inscrit dans la même tolérance que celui du haut des édifices.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 109r RB. Patrimonio Nacional
Le miracle du peintre (cantique 74), fol 109r
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, RB. Patrimonio Nacional

C’est encore cette tolérance qui permet à la voûte de percer le cadre, en poussant les légendes de part et d’autre. Il s’agit d’un peintre qui peignait la Vierge très belle et le démon très laid. Le démon se venge en détruisant l’échafaudage, mais la Vierge sauve son protégé et le démon s’enfuit, transperçant la voûte et le cadre.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 74v RB. Patrimonio NacionalNul ne doit douter que Dieu a pris forme humaine (cantique 50), fol 74v 1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 104r RB. Patrimonio NacionalSainte Marie, viens à notre aide (cantique 80), fol 104r

1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, fol. 109r, RB. Patrimonio Nacional

L’autre type de débordement vers le haut est celui de la figure céleste, que ce soit le Christ, la Vierge ou les deux. Dans ces cantiques assez abstraits, l’artiste s’est donné beaucoup de mal pour inventer des images, qui reposent parfois sur un seul mot de la strophe : pour le seconde page par exemple, l’arbre de la case 5 illustre « le fruit que vous avez porté » et les diables de la case 6 « les pêcheurs ».



1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 74v RB. Patrimonio Nacional detail
On peut se demander pourquoi, dans la première page, les deux figures célestes du registre inférieur ne débordent pas, à l’exception de toutes les autres. La raison ne se trouve pas dans les textes, mais simplement dans une contiguité désobligeante : le Christ en majesté aurait buté contre les pieds du bourreau ou la base de la croix.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 120v1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 120v

Cette page du codex de Florence le confirme : la demi-mandorle de la case 5 aurait touché la porte des Enfers.

Le missel d’Henry de Chinchester (vers 1250)

1250 ca-missel-henry-de-chinchester-Salisbury-manchester-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-150v
Trahison de Judas, fol 150v
Vers 1250, Missel d’Henry de Chinchester (Salisbury), Manchester John Rylands Library, Latin MS 24

Cette images est la plus mouvementée du manuscrit, avec le débordement des trois tours, d’un gourdin, et surtout en bas de Malchus dont Saint Pierre coupe une oreille, au bout du phylactère vertical :

Remets ton épée au fourreau (Jean 18,11)

Micte gladium (tuum) in vag(inam)

Il est possible que ce soit la longueur de l’inscription qui ait forcé l’artiste à propulser Malchus à l’extérieur.


1250 ca-missel-henry-de-chinchester-Salisbury-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-151vPortement de Croix, fol 151v 1250 ca missel-henry-de-chinchester-Salisbury--manchester-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-152r COPIECrucifixion, fol 152r

C’est cette même contrainte spatiale qui pourrait expliquer le percement par la base de la croix, au bout du phylactère de Marie :

Mon âme a fondu

Cantique des Cantiques, 5,6

Anima mea liquefacta est

Le débordement des extrémités de la Croix est assez courant dans les Crucifixions, mais plus original dans la scène du Portement à laquelle il confère un dynamisme particulier : le bois pénètre péniblement dans le cadre alors que, grâce au marteau, les clous s’enfonceront facilement dans la chair (les deux étant mis en évidence par des débordements).


Le psautier Ramsey (1300-1310)

1300-10 Ramsey psalter Morgan MS 302 fol 2v1300-10, Ramsey psalter, Morgan MS 302 fol 2v

On retrouve dans la quatrième case le même procédé de la croix qui perce la cadre, signalant ici la sortie de l’image. L’entrée dans l’image est quant à elle signalée par les rares figures de Joseph et Marie en hors cadre regardant,  derrière un cadre réifié en colonne  leur fils au milieu des docteurs.



1300-10 Ramsey psalter Morgan MS 302 fol 2v schema
La transition entre les cases 2 et 3 est quant à elle accompagnée par le débordement, moins marqué, du gourdin et du fouet.



La page idéale des enlumineurs italiens

Sous l’influence du decorum byzantin, les italiens corsettent en général les images sacrées dans un cadre large et ornementé.

1330-40, Maître des Effigies Dominicaines(Florence), Barb.lat.3984 fol 3v St Pierre et les apôtres Maître des Effigies Dominicaines, St Pierre et les apôtres, Vatican, Vat Barb.lat.3984 fol 3v 1330-40, Pacino di Bonaguida, (Florence) MET Martyre de St BarthélémyPacino di Bonaguida, Martyre de St Barthélémy, MET

1330-40 (Florence)

Figures de proue des enlumineurs florentins du début du Trecento, ces deux maîtres n’ouvrent le cadre qu’à la pénétration des entités surnaturelles : Esprit Saint ou âme du saint enlevée au ciel.

Dans la miniature pleine-page, les apôtres s’accotent dans l’épaisseur du cadre, mais sans déborder. L’intention hiératique est telle qu’on s’aperçoit à peine qu’il y en a six d’un côté et cinq de l’autre.


1330-40, Maître des Effigies Dominicaines(Florence), Florence, archivio di stato Codex 470 fol 1vFlorence, archivio di stato Codex 470 fol 1v
1330-40, Maître des Effigies Dominicaines (Florence)

L’initiale A historiée s’hypertrophie jusqu’au quart de la page, et le cadre se sépare de l’image pour sacraliser la page tout entière : on voit que c’est l’esthétique d’ensemble qui compte, pas seulement celle de l’image.


1390-1400 Don Silvestro_de'_Gherarducci_-_Gradual_2_for_San_Michele_a_Murano_(Folio_44) Morgan MS M.653, no.3L’Ascension dans une initiale V
1390-1400, Don Silvestro de’ Gherarducci, Graduel 2 pour San Michele a Murano (Fol 44), Morgan MS M.653, no.3

A l’extrême de cette évolution, l’initiale finira par expulser presque totalement le texte. En tant qu’objet abstrait, elle a le droit de traverser le cadre, partageant le même caractère transcendant que le Christ.


1325-30 Master of the Codex of Saint George Missel Morgan Library M 713 Nativité
Nativité
1325-30, Maître du Codex de Saint Georges, Missel Morgan Library M 713 fol 55r

Le Maître du Codex de Saint Georges a réalisé pour le cardinal Stefanini des pages très novatrices : ici une nuée d’anges dégringole le long de la marge gauche :

  • certains s’arrêtent au premier palier pour l’Adoration de l’Enfant à l’intérieur de l’initiale C,
  • d’autres descendent jusqu’au rez-de-chaussée pour L’Annonce aux bergers.

Dans ce type de mise en page, la question n’est plus tant celle d’inscrire une image dans une texte, que l’inverse : le texte vient se caser à l’intérieur d’un espace graphique unifié, qui estompe les distinctions entre initiale historiée, drôlerie, et image de bas de page.


1321‒30, Master of the Codex of Saint George Vaticana, Archivio di San Pietro (C 129), fol. 85Saint Georges et le dragon
1321‒30, Maître du Codex de Saint Georges, Vatican, Archivio di San Pietro (C 129), fol. 85

Il serait réducteur d’analyser en terme de débordements ce mont, cette citadelle et cette tour, en expansion au dessus de la princesse. Il s’agirait plutôt d‘une image de bas de page qui cherche à encercler la totalité de la page, en passant par la majuscule P, jusqu’à l’initiale historiée où le donateur adore Saint Georges, présent une seconde fois en buste.


1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 66v Saint MarcSaint Marc, fol 66v 1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 147v LevitiqueLévitique, fol 147v

1265, Bible de Conradin, Walters art Museum W152

Ces recherches formelles avaient eu un précédent extraordinaire dans ce manuscrit sans équivalent : le personnage de chaque frontispice, figuré en pied dans la marge inférieure, émet une sorte d’ectoplasme serpentin pour rejoindre, par le plus court chemin, l’autre instance de lui-même, occupée à écrire ou à prier : ainsi le contour carré de la vignette est comme challengé par le cadre chantourné et cloué d’or de la grande image.

Dans la seconde page,  la croix du Christ elle-même se trouve englobée dans ce pseudopode expansif, qui ridiculise l’idée même de débordement.


1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 162v IsaïeIsaïe, fol 162v 1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 164r EzechielEzéchiel, fol 164v

Consacrées aux deux grands prophètes visionnaires, ces pages d’une liberté graphique époustouflante poussent à l’extrême cette logique organique :

  • dans la première, l’ectoplasme adopte la forme d’une sorte de dragon gueule ouverte, dont Isaïe scié en deux remplit la tête, et dont la queue vient fouetter la vignette d’Isaïe plongé dans sa vision ;
  • dans la seconde, la tête de l’ectoplasme contient la vision elle-même, Ezéchiel occupe le centre, et la queue se recourbe comme celle d’un écureuil pour conduire l’oeil jusqu’à l’initiale E, où est reproduite en réduction la scène principale : Ezéchiel sous les Quatre Vivants.



Le rigorisme des psautiers parisiens

Bien loin de ces expérimentation italiennes, les ateliers parisiens produisent en série des psautiers de plus en plus normalisés, où l’on voit disparaître les débordements pratiqués depuis des générations.

1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 7r Beatus virJean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 7r 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 207r Beatus vir gallicaJean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r

Beatus vir

Entre ces deux images, l‘initiale historiée a été remplacée par une image encadrée, mais la composition est restée la même. Du point de vue des débordements, elle a même régressé, puisque les pieds de l’enfant sont rentrés à l’intérieur du cadre, dont la linéarité est moins tolérante à l’empiètement que les courbes de l’initiale.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 17vJean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 17v 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 217r Beatus vir gallicaJean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r

David et Goliath

On constate ici la même régression, dans un sujet pourtant propice aux débordements : la fronde qui sortait de l’initiale a réintégré le cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 364r St Simeon et JudeSt Siméon et St Jude, Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483, fol 364r 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 513r St Maurice gallicaSt Maurice, Jean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052, fol 513r

La figure de Saint Siméon a été reprise pour Saint Maurice. Le débordement timide de la garde de l’épée a été délibérément éliminé, alors que les scènes de combat étaient depuis toujours un théâtre privilégié du hors-cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 282rSaint Laurent, fol 282r 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 379v St MartinSt Martin, fol 379v

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Dans le Bréviaire de Belleville, les débordements banalisés depuis des lustres deviennent extrêmement timides, comme la pointe de la lance, l’auréole du saint ou le cheval, qui risque à peine la pointe d’un sabot sur le cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 259rBaptême du Christ, fol 259r 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 272r St Dominique soutenant le LatranSaint Dominique, fol 272r

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Jean Pucelle pratique occasionnellement quelques débordements narratifs – la cruche du baptême ou la tour du Latran soutenue par Saint Dominique – qui seront totalement éliminés par son successeur.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 24v SaulSaül menaçant David, fol 24v 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 242vAdoration des Anges et des Bergers, fol 242v

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Les trois musiciens monstrueux – flûtiste à ailes et queue de dragon, tambourineuse voilée à pattes de griffon, cornemuseux chevauchant une hyène – ne sont pas des drôleries gratuites : elles imagent la folie qui obscurcit l’esprit de Saül lorsqu’il menace David et, plus subtilement, opposent leur musique démoniaque à la musique sacrée du harpiste. Même la libellule n’est pas gratuite : il s’agirait de la signature parlante de Jean Pucelle.

De la même manière, les trois bergers et leur troupeau, dans la marge, complètent à distance la scène de l’Adoration par les anges.


Ces deux pages aident à comprendre pourquoi les débordements sont devenus désuets à l’époque gothique. La maîtrise progressive de ce nouvel espace graphique qu’est la marge a eu pour effet de rencogner l’image dans son cadre, les fantaisies ayant désormais leur lieu dédié.

Dans la miniature de Saül menaçant David, deux des démons empiètent sur le cadre, montrant bien que les drôleries sont conçues comme des postes avancés sémantiques : les adjuvants narratifs, les clins d’oeil au lecteur, ne se font plus dans le plan de l’image mais par des excroissances externes, dotées de leur propre spatialité.

Si les débordements se sont raréfiés du treizième au quatorzième siècle, c’est sans doute en raison du goût gothique pour les géométries épurées, qui s’accommodait mal des accidents. Mais aussi parce qu’ils se trouvés concurrencés par des formules graphiques émergentes, que l’exploration des possibilités des marges avait peu à peu dégagées.

Article suivant : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

Références :
[61] Les deux versions contenant des images sur plusieurs registres sont :
Bibliothèque de l’Escurial (MS T.I.1) : https://rbme.patrimonionacional.es/s/rbme/item/11337
Bibliothèque nationale de Florence (MS Banco Rari 20) : https://archive.org/details/b.-r.-20/page/28/mode/2up
Textes des cantiques en galicien : http://www.cantigasdesantamaria.com/
Traduction anglaise : « Songs of Holy Mary of Alfonso X, the Wise : a translation of the Cantigas de Santa María »
https://archive.org/details/songsofholymaryo0000alfo/page/105/mode/1up

8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

22 septembre 2024

A la période gothique, les débordements restent encore autorisés dans les scènes de bataille. On en rencontre également dans quelques manuscrits italiens exceptionnels. 

Article précédent : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

 

L’exception des scènes de bataille

1250–75 Histoires d'Outremer par Guillaume de Tyr BNF Fr 2630 Siege_of_TyrSiège de Tyr, 1250–75, Histoires d’Outremer par Guillaume de Tyr, BNF Fr 2630 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 43r Bataille d' Antioche (1098)Bataille d’ Antioche (1098), 1337, Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495 fol 43r

Ces scènes se prêtent naturellement au débordement vers le haut des tourelles, oriflammes et armes. Il permet d’introduire un élément de variété dans des scènes par nature répétitives. Malgré l’encombrement, les bords latéraux restent presque toujours intangibles, coupant net soldats et chevaux.



1325-35 Spieghel Historiael Flandres The Hague, KB, KA 20 fol 163v The battle between Arthur and Modred

Bataille entre Arthur et Modred
1325-35, Spieghel Historiael (Flandres), la Haye, KB KA 20 fol 163v

Dans ce manuscrit très riche en scènes de bataille, cette image est la seule qui présente un timide débordement des chevaux. Elle illustre bien la concurrence entre les hors-cadres et le texte :

  • un texte abondant bloque les débordements vers le haut ;
  • les images allant d’une marge à l’autre favorisent les débordements latéraux.


 

1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f 205r Bataille de la SurneBataille de la Surne, fol 205r 1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f. 238v Bataille de DanablaiseBataille de Danablaise, fol 238v

Histoire de Merlin, 1280-90, BNF FR 95

Ces deux images mettent en évidence un autre facteur limitant : l’expansion des drôleries, commentaire facétieux à l’extérieur de l’image, a pour contrepartie de comprimer celle-ci dans son cadre.


 

1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 30r Siege_de_Nicée_(1097)Siège de Nicée (1097), fol 30r 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Sala Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 16v Pierre l'ermite au siege de_Nish_(1096)Pierre l’Ermite au siège de Nish (1096), fol 16v

Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, 1337, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495

Les scènes de siège sont propices au débordement des remparts ou des défenseurs, quasi systématiques dans ce manuscrit.

Dans le cas du Siège de Nish, la nécessité de représenter Pierre l’Ermite a conduit l’artiste à une solution astucieuse : scinder l’image en deux moitiés, chacune à son échelle propre, ce qui place un Pierre l’Ermite géant à la hauteur des ennemis miniaturisés. Un débordement des remparts aurait contrarié cette domination.


1400-1440 Maître de Giac Chroniques de Froissard BNF FR 2662 fol 150v Bataille de CrecyMaître de Giac, 1400-40, BNF FR 2662 fol 150v 1412-1415 Chroniques de Froissard France MS M.804 fol. 110 Bataille de Crecy1412-1415, MS M.804 fol. 110

Bataille de Crécy (Chroniques de Froissard)

Un débordement conventionnel spécifique aux scènes de bataille est celui des drapeaux, permettant d’identifier les camps en présence [62].


1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 109 Bataille de Neville's-Cross IRHTBataille de Neville’s-Cross, fol 109 1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 244 Bataille navale devant la Rochelle en 1372Bataille de la Rochelle en 1372, fol 244

Maître de Giac, 1400-25, Chroniques de Froissard, Toulouse BM 511

Dans ces deux images, le débordement sert à signaler la particularité de la bataille :

  • la présence de la reine d’Angleterre en personne [63] ;
  • le lieu, près des remparts de la Rochelle.



Les libertés de l’enluminure italienne

Le développement industriel et marchand dans la première moitié du Trecento va de pair avec la floraison de toutes sortes d’ouvrages techniques, pour lesquels les artistes développent des iconographies nouvelles. On apprécie aussi les récits épiques de l’antiquité, tels le Roman de Troie.

Ces images émergentes, non religieuses et non codifiées par une longue tradition, sont propices aux débordements, du moins dans les régions d’Italie qui se dégagent en premier de l’influence byzantine : à Padoue et Bologne essentiellement, ainsi que dans un étrange manuscrit florentin.

Le Maître des antiphonaires de Padoue

Soit maître bolonais ayant travaillé à Padoue, soit l’inverse [64], cet artiste novateur importe dans la miniature les apports tridimensionnels de la peinture de Giotto, telles qu’il a pu les observer dans les fresques de la chapelle Scrovegni. On attribue aujourd’hui à cet atelier plusieurs manuscrits dont la datation reste discutée, mais qui témoignent d’un perfectionnement croissant, dans la première moitié du Trecento.

sb-line

1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli ScrovegniAllégorie des Vices et des Vertus 1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli Scrovegni InjusticeL’Injustice

1303-06, Giotto , chapelle Scrovegni, Padoue

Les grisailles notamment montrent des figures sortant du cadre, les pieds parfois posés sur un socle rocheux. L’Injustice, en particulier, a sous ses pieds deux plateformes en escalier, une où passent des soldats, l’autre plantée d’arbres.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 18v Assaut d'une fortificationAssaut d’une fortification, fol 18v 1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 43r César combattant JubaCésar combattant Juba, fol 43r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538

L’atelier introduit dans les scènes de bataille cette idée d’une plateforme en ressaut, portant une frise de guerriers. Le débordement de la tour n’a rien d’original dans les scènes de bataille, mais il va être porté à des hauteurs inusitées.

Les arbres apparaissent ici comme des fioritures externes au cadre, qui ne se raccordent pas à la scène. La queue de la panthère, en revanche, passe sous le cadre, témoignant d’une exploration tous azimuts des débordements.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r Cesare dirige la costruzione di una arco di TrionfoCésar dirigeant la construction d’un arc de Triomphe, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r 1320-50 Divine Comedie Dante’s Dream MS BL Egerton 943, f. 3rLe rêve de Dante, 1320-50, Divine Comédie, MS BL Egerton 943, f. 3r

Maître des antiphonaires de Padoue

Selon les manuscrits et le type de scène, le cadre peut être plus ou moins épais et ouvragé, la plateforme plus ou moins en ressaut, géométrique ou rocailleuse.


Le roman de Troie

 

 

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 18r Destruction de TroieDestruction de Troie, fol 18r

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 19v reconstruction de TroieReconstruction de Troie, fol 19v

1315-25, Maître des antiphonaires de Padoue, Vienne ONB Cod. 2571

Le manuscrit le plus abouti de l’atelier est « Le roman de Troie » de Vienne, qui donne à ce bestseller médiéval une illustration pléthorique et inédite par rapport aux procédés standards des scènes de bataille. Ce type d’image avait déjà existé, mais sur fond blanc, l’édifice étant son propre cadre.

En doublant le mur du fond par un cadre ornementé, l’atelier place l’image dans le champ de la représentation théâtrale, sur tréteau et devant un rideau. L’oeil est alors attiré par ce qui déborde, les maçons et les tours abaissées puis relevées. Le texte qui s’encoche dans une des tours revendique le caractère expérimental et purement graphique de ces débordements.


Le « Roman de Troie » de Vienne a été copié une vingtaine d’années plus tard, dans un  manuscrit qui se trouve aujourd’hui à la BNF. La comparaison donne des indications précieuses sur la normalisation du goût dans cette période.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v, Retour de Jason en Crete1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 14v, Retour de Jason en Crete1340-50, BNF FR 782 fol 14v

Le retour de Jason en Crète, Roman de Troie

Cette image révèle le même esprit de jeu purement formel, avec ces arbres qui ne se plantent sur rien et cette tour posée sur le cadre.

La copie de Paris ne présente plus ces excentricités de jeunesse : en s’étendant à d’autres ateliers, la formule s’est banalisée. A noter l’ajout de textes explicatifs en rouge.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r Bataille entre Grecs et Troyens1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol f. 49r, Bataille entre Grecs et Troyens1340-50, BNF FR 782 fol 49r

Bataille entre Grecs et Troyens

L’exubérance initiale se modère, encore qu’il faille tenir compte de l’emplacement différent des images, en haut ou en bas de page.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v Vengeance de Nauplios1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 189v Vengeance de Nauplios1340-50, BNF FR 782, fol 189v

Vengeance de Nauplios

La comparaison montre clairement l’évolution du goût vers des débordements moins affirmés : l’ajout de l’inscription en rouge n’empêchait pas de décaler le bord du cadre vers le bas, pour conserver l’agressivité des lanceurs de rochers. Le copiste a préféré une composition affadie, mi terre mi mer.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r Arrivee de Paris et Helene à Troie1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 34r Arrivee de Paris et Helene à Troie1340-50, BNF FR 782 fol 34r

Arrivée de Pâris et Hélène à Troie

Le copiste reprend la composition générale, mais fait varier les procédés : il branche les arbres au sol, rajoute une plateforme rocheuse et un baldaquin qui déborde, supprime le cadre derrière la tour : preuve que ces procédés sont bien compris comme purement graphiques, hors de tout enjeu narratif.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v Bataille entre Nestor et Laomédon1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 17r, Bataille entre Nestor et Laomédon1340-50, BNF FR 782 fol 17r

Bataille entre Nestor et Laomédon

Il lui arrive de faire pousser un arbre, un oriflamme ou une tour là où son prédécesseur n’en avait pas eu l’idée, ou la place (le bâtiment tombant désormais du côté de la marge large). On voit bien que c’est l’encombrement qui gouverne : seul l’étendard de Laomédon déborde.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r Conseil présidé par Agamemnon.1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol fol 39r Conseil présidé par Agamemnon1340-50, BNF FR 782 fol 39r

Conseil présidé par Agamemnon.

La tenue d’un conseil est une formule récurrente dans le manuscrit : elle comporte toujours un édifice qui déborde au dessus du personnage principal. Ici il y a trois rois, donc trois tours. A noter que le copiste a accru la symétrie en supprimant un personnage côté droit.


1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 1rFrontispice, fol 1r 1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 275r le baptemeLe baptême, fol 275r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1320-30, Gratianus, Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3

L’atelier a recyclé cette formule du conseil pour ce traité juridique, dont le frontispice est très codifié :

  • au centre le texte principal, dans un encart richement décoré, avec une grande image et des drôleries ;
  • tout autour, les gloses.

Quelques petites images viennent parcimonieusement agrémenter le corps du texte, pour faciliter le repérage des chapitres importants : ici celui du baptême.

On remarquera l’arbre qui déborde sans utilité symbolique, comme une signature graphique de l’atelier.


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Les manuscrits juridiques bolonais (1330-50)

Il serait aventureux de créditer le Maître des antiphonaires de Padoue de l’invention des « frontispices à plateforme » qui vont se multiplier dans les traités juridiques produits en série par les enlumineurs bolonais. Toujours est-il que ces pages somptueuses, seul agrément de ces textes arides, vont être le théâtre d’une surenchère de créativité.

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1330-35 Décrétales avec glossa ordinaria (Bologne), Morgan Library MS M.716.1vFrontispice des décrétales de Grégoire IX avec glossa ordinaria, 1330-35 (Bologne), Morgan Library MS M.716, fol 1v 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r L'empereurJustinienL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r

C’est tantôt le pape Grégoire, tantôt l’empereur Justinien qui président, du centre de leur plateforme, à ces pages surchargée. Si on peut considérer comme un débordement la source qui, dans la page de la Morgan library, coule en bas d’un texte à l’autre, quel est le statut de cet atlante vu de dos qui, dans un cas, porte à bout de bras l’ensemble de la plateforme, et dans l’autre cas seulement le coussin ? La concurrence et l’imitation ont dû faire rage entre les ateliers, certains que les spécialistes ont identifiés (l’Illustratore, le Maître de 1328), d’autres restés anonymes.


1335-40 Bologne Justinien Institutes MS Lat 14343 fol 11335-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, MS Lat 14343 fol 1 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena Malatestiana ms. S.IV.2 fol 3r La demande de dot en cas de divorceLa demande de dot en cas de divorce, L’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 3r

Incontournable dans le frontispice, la formule du conseil revient aussi parfois dans le corps du texte, pour illustrer un acte judiciaire particulier. On notera ici l’apparition d’un plafond au dessus d’une plateforme rocheuse, laquelle relève plus de la convention graphique que de la réalité du tribunal.


1330-40 L'Illustratore, (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 12vL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 12v 1300-59 Bologne Digesta , cum glosa, Justinianus. BNF Latin 14340 fol 10v1300-59 (Bologne), Justinianus, Digesta cum glosa, BNF Latin 14340 fol 10v

Les règles sur les dépenses liées aux dots

Les images du corps du texte se complètent parfois d’un personnage en débordement, tel ce colporteur qui monte chercher la dot et ce serviteur qui passe la porte pour déverser des épis aux pieds de la mariée, tandis que le mari s’occupe de faire cueillir les cerises.

L’image a été copiée par un imitateur, manifestement sans la comprendre, puisqu’il a remplacé le colporteur par un bûcheron inutile.


1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v Le testament des militairesLe testament des militaires, L’Illustratore (1330-40) Bologne, Justinianus, Cesena, Bilioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v 1330-40 Maestro della Crocifissione D (Bologne) Jean d'André enseignant Novela Super Sexto ; BM Cambrai Ms 620 fol.173Jean d’André enseignant, Maestro della Crocifissione D1330-40, (Bologne) , Novela Super Sexto BM Cambrai Ms 620 fol 173

La plateforme n’est souvent qu’un élément débordant parmi d’autres, tel l’arbre ou le pavillon. Elle peut aussi se développer en une véritable scène de théâtre où s’étagent des figurants, des meubles et des immeubles, devant un rideau florissant : ce n’est plus tant un élément qui déborde que l’image dans son ensemble, qui se déplie vers l’avant, telle les livres en relief pour enfant .


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Le Libro del Biadaiolo (1340-50) (SCOOP !)

Dans ce registre à usage privé, le marchand et poète florentin Domenico Lenzi consignait presque quotidiennement les prix du blé et des céréales sur le marché d’Orsanmichele, de 1320 à 1335, ainsi que des sonnets et des récits moralisateurs concernant les récoltes et les famines.

Ce manuscrit a été très étudié par les spécialistes de diverses disciplines mais j’en propose ici un parcours original, sur la seule base des débordements.

Les sept enluminures pleine-page, insérées entre 1335 et 1350, marquent l’arrivée dans l’école florentine de l‘influence giottesque, que nous avons vue à l’oeuvre à Bologne. Elles se répartissent en trois bifoliums, plus une image isolée.

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1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 6v L'abondanceFol 6v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 7r L'abondanceFol 7r

L’abondance, 1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3

Ce premier bifolium célèbre l’Abondance, avec son ciel semé de fleurs. Les deux quarts de cercle célestes assurent une autre forme de continuité graphique, tout comme l’ange aux trois trompettes qui sème des grains dans les deux images : car l’abondance vient de Dieu.

Cependant les lignes d’horizon montent d’une page à l’autre : tout se passe comme si l’image se remplissait, à la manière d’un setier, cette mesure à grain dont on voit un exemplaire côté campagne et deux exemplaires côté ville. Tandis que les paysans ne débordent que latéralement, les acheteurs débordent de trois côtés :

  • ils rentrent par la droite,
  • font le tour des dix cuves (bigonce) remplies à ras bord,
  • et l’un ressort un peu plus bas, avec son sac sur l’épaule.

Les autres restent à deviser, assis sur le bord inférieur avec leurs sacs.

 

Indépendamment des détails et des textes, la mise en page elle-même exprime l’idée d’Abondance, avec ce cadre qui s’emplit et déborde de plus en plus.


Les pauvres expulsée de Sienne sont recueillis à Florence durant la famine de 1329,
1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 57v 58r

L’Abondance permet la générosité : les pauvres débordent au compte-goutte d’une image à l’autre, avec enfants et éclopés, accueillis à l’extérieur des remparts. Les édifices quant à eux débordent vers le haut, y compris le campanile de Giotto encore en construction. Car les deux pages représentent des monuments reconnaissables de Florence, la porte de gauche étant juste affublée du blason siennois : manière de saluer graphiquement la magnificence florentine.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 70r Colle di ValdelsaIncident du col de Valdelsa en 1329, fol 70r

Cette page fait pendant au second bifolium, avec un autre incident survenu en 1329 : il s’agit ici de dénoncer le comportement des gens de Valdelsa qui livrèrent tout leur grain aux Pisans et le refusèrent aux Florentins : les mulets de ces derniers débordent à gauche, le bât vide, tandis que ceux de leurs ennemis héréditaires débordent à droite, chargés de sacs.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 78v La disetteFol 78v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 79r la disetteFol 79r

La famine

En conséquence, la Famine va frapper Florence. Ce second bifolium campagne-ville contredit en tous points celui de l’Abondance : le ciel est vide, l’ange ne sème plus de grains, et ses trompettes sont brisées.

Dans la page de gauche, il monte se réfugier au ciel avec l’accord de Dieu : « il m’a ramené dans un ciel plus clair et plus pur« . Il faut dire qu’au centre de la page s’étend un nuage noir dans lequel l’allégorie de la Famine descend en diagonale : une femme vêtue de noir, aux ailes de chauve-souris, portée par des oiseaux blancs et noirs. Ainsi la page campagne s’est vidée, comprimant les paysans sur le bord inférieur. L’attention est attirée vers la gerbe qui remonte sur bord gauche, attaquée par les oiseaux blancs et noirs, précurseurs de la Famine.

Dans la page de droite, celle-ci remonte en diagonale avec une bourse remplie, emblème de l’Avarice : elle va récupérer un fouet et une épée que Dieu lui tend « pour punir l’âme esclave et le corps » des humains. A l’opposé, la Vierge de l’Orsanmichele (une figuration archéologiquement exacte) ne peut protéger les pauvres qui se morfondent en contrebas. Au centre du marché, cinq cuves presque vides déchaînent le désordre, et la garde doit intervenir [65]. Ici les deux seuls débordements, sur le bord gauche, attirent l’attention sur l‘injustice de la siuation :

  • une femme pauvre, en cheveux, avec ses enfants, est empêchée d’entrer par un homme armé d’un poignard ;
  • une femme riche, en coiffe et seule, quitte le marché avec deux sacs.

Formellement, la Famine est évoquée par la campagne presque vide et la ville où se confine une populace grouillante.


Ce jeu longuement médité avec les débordements dénote un esprit agile et novateur, malgré les maladresses de dessin. Un consensus semble s’être établi pour voir dans le Libro del Biadaiolo une oeuvre de jeunesse du Maître des Effigies Dominicaines, chez qui les débordements sont totalement absents : il faut donc en attribuer la conception au poète Domenico Lenzi, plutôt qu’au dessinateur. Ce pourquoi ce manuscrit profane, totalement personnel quant au contenu et au style, n’a pas fait école dans la miniature florentine.


 

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Le Tesore, de Brunetto Latini

On attribue au même Maître du Biadaiolo les enluminures de certaines sections de ce manuscrit, sorte de compendium des connaissances du temps.

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1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 30rFol 30r 1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 35rFol 35r

1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

Dans la partie Bestiaire, les cadres en liseré rouge sont utilisés de manière didactique et systématique :

  • les poissons sont complètement encadrés, sauf ceux qui fouissent le sable (poisson-porc) ou marchent dessus (le crocodile) ;
  • pour les oiseaux (et les mammifères) :
    • ceux insérés dans le texte ont un ciel encadré de rouge et un sol non encadré (qui rappelle les images à plateforme bolognaise) ;
    • ceux situés en haut de page n’ont pas de ciel, en bas de page pas de sol ;
    • le vautour, qui ne rentrait pas dans l’espace prévu, a été déporté dans la marge.

1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 57r Dllecto e Desiderio

Del Dilecto e del Desiderio, fol 57r
1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

La partie Traité des Vices et Vertus propose quant à elle des images à cadre large, dans l’épaisseur duquel s’inscrivent parfois les têtes ou les pieds. Le seul véritable débordement traduit de manière visuelle un passage assez abstrait, « Du Plaisir et du Désir » : le cavalier dans le cadre représente les deux, tandis que la dame en hors cadre, en situation dominante, représente la Raison à laquelle ils doivent se soumettre :

Le mouvement du courage est double. L’un est pensée de raison, l’autre est désir de volonté. Pensée est ce qui nous fait demander la vérité, désir est ce qui nous fait faire les choses. L’homme doit donc faire en sorte que la raison soit femme, par devant, et que le désir lui obéisse. Que si la volonté, qui est par nature soumise à la raison, ne lui obéit pas, elle cause souvent des troubles au corps et au courage.

Il movimento del cuore è doppio. L’uno è pensiero di ragione. L’altro è desiderio di volontà. Pensiero si è a dimandare il vero, e desiderio fa fare le cose. Dunque deve l’uomo curare che la ragione sia donna dinanzi, e che ‘l desiderio ubidisca. Che se volontà, ch’è naturalmente sottomessa a ragione, non gli è ubbidiente, ella fa ispesse volte turbare il corpo e ‘l cuore. [65a]


 

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La Bible moralisée de Naples

Codifiées à l’époque gothique, les Bibles moralisées sont des manuscrits princiers dont le principe est de mettre en correspondance un épisode de l’Ancien Testament avec une image allégorique qui en donne une interprétation morale. Les deux scènes sont juxtaposées, en général dans des médaillons hermétiques. La Bible moralisée de Naples, terminée vers 1350 pour la reine Jeanne de Naples, présente, entre autres particularités, de nombreux débordements.

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1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 2vDieu sépare le Jour et la Nuit (Génèse 1), fol 2v

Le début du manuscrit suit la mise en page habituelle avec les deux médaillons superposés, mais qui dans cette page ne sont pas hermétiques : trois rayons partent de la demi-sphère Jour vers les trois anges, illustrant la moralisation :

« La clarté du jour signifie la clarté des anges et de Sainte Eglise »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17r

Histoire de Sodome (Génèse 19), fol 17r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le médaillon du haut, Loth a accueilli deux anges dans sa maison ; mais les habitants de la ville arrivent armés de gourdins, dans l’intention de « les connaître » ; ce pourquoi Sodome est détruite. Le hors-cadre exprime à la fois la violence de l’intrusion, et la réprobation envers les Sodomites. Ceux qui, comme l’explique la moralisation :

« assemblent homme à homme et femme à femme contre la volonté de Jésus Christ. Les diables les conjoient par reins et par bouche et par jambes et par tous les membres. »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17vLoth et ses filles sauvés des flammes (Génèse 19), fol 17v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18rLe sacrifice d’Isaac (Genèse 22), fol 18r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, l’artiste expérimente pour la première fois le débordement comme un procédé de mise en relation verticale des deux images.

Dans la page verso, Loth réfugié sur la montagne est comparé à « ceux qui s’en vont servir Dieu ». Le problème est que c’est aussi sur la montagne que Loth couche avec ses filles, comparable en cela « au bon ermite qui est déçu par le monde et par sa chair et par le diable ». Ce que le texte dit explicitement, l’illustrateur se garde bien de le mettre en exergue par un débordement : il le dessine en toute petit dans le coin inférieur droit.

Dans la page recto, les débordements sont utilisés différemment :

  • celui de l’ange qui arrête l’épée est de pure commodité graphique ;
  • celui du Père qui appelle les fidèle à l’eucharistie crée une symétrie avec Dieu le Père envoyant son Fils au sacrifice.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18vBétuel confiant Rébecca à Eliézer (Génèse 24), fol 18v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19rNaissance d’Esaü et Jacob (Génèse 25), fol 19r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, les débordements se multiplient encore.

Dans le registre supérieur de la page verso, ils facilitent la lecture en trois épisodes. et mettent en balance :

  • à gauche Abraham, qui envoie Eliézer chercher une épouse pour son fils Isaac,
  • à droite Isaac épousant Rebecca.

Dans le registre inférieur, les débordements moins marqués de Dieu le Père à gauche et du Christ à droite suivent la même logique filiale, tout en respectant à la lettre le texte de la moralisation [66].

Dans le registre supérieur de la page recto, le débordement est à la fois :

  • narratif – Esaü revient de la chasse ;
  • conforme à la moralisation : il insinue l’idée qu’Esaü menace sa mère Rebecca, ce qui n’est pas dans la Génèse, mais permet de le comparer aux méchants qui menacent leur mère l’Eglise.

Après ce bifolium, la mise en page va changer radicalement : comme si la multiplication des débordements, si justifiés soient-ils, avaient convaincu l’artiste ou le commanditaire que le format « médaillon » ne tenait plus. On passe alors à une mise en page unique parmi toutes les Bibles moralisées : la superposition de deux registres encadrés.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19vIsaac donnant se bénédiction à Jacob (Génèse 23), fol 19v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 20rLe songe de Jacob à Béthel (Génèse 28), fol 20r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dès le premier bifolium avec ce nouveau format, des débordements apparaissent pour :

  • le vieil Isaac alité, donnant sa bénédiction à Jacob (fol 19v) ;
  • Jacob endormi sur la pierre (fol 20r).

Ces deux débordements, induits par la position couchée, sont ici de pure commodité graphique. L’artiste ne pense pas à faire déborder le Christ dans le registre inférieur, alors que, selon les moralisations :

  • Isaac correspond au Christ bénissant les disciples au mont des Oliviers ;
  • Jacob correspond aux « bons chrétiens qui dorment sur la poitrine Jésus Christ en bonnes oeuvres ».

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24rLes Frères de Joseph ensanglantant la tunique (Génèse 37), fol 24r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24vJuda et Bat-Shua (Génèse 38), fol 24v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Mais an bout de quelques pages s’impose à nouveau l’idée d’utiliser les débordements au service du parallélisme vertical entre les deux registres.

Dans la première page sont comparés, à gauche et à droite :

  • le puits dans lequel Joseph a été jeté, avec le tombeau du Christ ;
  • la douleur de Jacob devant la tunique ensanglantée de son fils Joseph, avec celle des Chrétiens devant les souffrances du Christ.

Dans la seconde sont comparées, à droite :

  • la sage-femme passant un fil rouge à la main du jumeau premier-né, et l’épouse que la sainte Eglise unit à son mari.

Le débordement de gauche n’est pas reproduit en bas car la scène à cinq personnages – Juda épousant la fille de Sué et en ayant trois enfants – correspond à une scène à seulement deux personnages – le Christ épousant la Synagogue puis la répudiant.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 26vJoseph et la femme de Putiphar, fol 26v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 27rJoseph emprisonné, fol 27r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

La page verso de ce bifolium est assez complexe : l’illustrateur a volontairement resserré le cadre pour laisser à l’extérieur la femme de Putiphar devant sa maison : ceci pour exprimer qu’elle appelle Joseph de loin, mais aussi qu’elle lui est inaccessible, en tant qu’épouse de son maître. Pourtant elle lui fait des avances en le tirant par le manteau, et Joseph doit s’enfuir en le lui abandonnant.

Le registre inférieur montre lui aussi trois scènes :

  • un diablotin tirant par le manteau un serviteur qui déchausse son seigneur ;
  • deux serpents, un qui s’attaque à Adam accroupi et l’autre qui s’en prend à un prudhomme ;
  • le prudhomme qui s’enfuit sans son manteau.

Les débordements de la femme de Putiphar et du diablotin révèlent leur commune nature.

Dans la page recto, c’est maintenant Joseph qui rejeté hors de l’image, lorsque la femme de Putiphar l’accuse faussement de l’avoir violée. En dessous, de la même manière, la Synagogue « se plaint de Jésus Christ aux philosophes et le montre du doigt ». Sur la marge droite, le débordement met en relation la prison de Joseph et les Limbes, dont Jésus délivre les Elus. Une gueule d’enfer grande ouverte dévore le coin inférieur droit.

On notera que la moralisation au bas de la page 27r est la toute première écrite sur trois colonnes, ce qui améliore grandement la lisibilité de l’image.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 28vJoseph explique les songes du panetier et de l’échanson (Génèse 40), fol 28v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Sans entrer dans les détails de cette moralisation complexe, notons que les débordements frappent les éléments qui concernant le personnage négatif, le panetier :

  • les trois oiseaux noirs et le diablotin ;
  • le pendu (ainsi finira le panetier) ;
  • le diable qui entraîne en enfer la Convoitise, l’Orgueil et la Luxure.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 30vJoseph récompensé par Pharaon (Génèse 41), fol 30v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Il faudra encore attendre quelques pages pour que la tripartition du texte se transmette à l’image, avec une nouvelle transformation radicale de la mise en page : les scènes sont désormais cloisonnées en trois compartiments bien séparés, ce qui retire tout intérêt aux débordements explicatifs. On ne trouve plus ici qu’un timide débordement dynamique, pour les chevaux, du char d’or offert à Joseph à Pharaon.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 90vMyriam, Moïse et Aaron (Nombres 12), fol 90v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans les nombreuses pages qu’elle régit, cette troisième mise en page exclut tout débordement, sauf dans un cas de force majeure : pour exprimer que Myriam, devenue lépreuse, est exclue de la tente de réunion.


ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 133vNativité, fol 133v ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 140vFuite en Egypte, fol 140v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Pour les pages du Nouveau Testament, ce manuscrit véritablement protéiforme effectue une quatrième mutation, avec des miniatures pleine page réalisées par un artiste différent, très imprégné par l’influence giottesque. De la même manière que chez les miniaturistes bolonais à la même époque, cette influence se traduit par des débordements rocheux, mais qui restent latéraux : on ne va pas jusqu’à l’idée d’une plateforme en avancée, se substituant au bord inférieur. Le bord latéral, en revanche, peut se trouver complètement substitué.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 158vLe Christ chassant les marchands du Temple, fol 158v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 185rle Christ aux Limbes, fol 185r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Des édicules en perspective trahissent également l’influence giottesque. Les personnages ou les objets débordent au premier plan pour accentuer l’effet de profondeur, débarrassés de toute intention symbolique ou didactique : les épisodes du Nouveau Testament n’appellent pas de moralisation.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 146rfol 146r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 147vfol 147v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 148rfol 148r

Les trois tentations du Christ
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Certains débordements forment néanmoins système, dans une narration parallèle redoutablement astucieuse :

  • dans la Première tentation, ils introduisent le motif des trois arbres ;
  • dans la Deuxième tentation s’impose le motif du clocher ;
  • dans la Troisième tentation, trois anges cernent le diable par en haut, en coopération avec les trois arbres et les trois clochers.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 176rMise en Croix, fol 176r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Une autre narration parallèle se développe autour des pages concernant la Crucifixion : l’artiste commence par nous montrer la croix passant devant le cadre, dans un débordement spatial.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177vCrucifixion, fol 177v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

S’insère ensuite une page qui se singularise en de nombreux points :

  • elle est isolée, alors que toutes les autres sont en bifolium ;
  • elle ne comporte pas de texte ;
  • elle ne comporte pas de bord inférieur ;
  • Marie est représentée en habit de deuil, qui tranche avec le manteau bleu qu’elle porte dans toutes les autres images ;
  • les branches de la croix sont fixées par quatre chevilles.

On notera en bas à droite le détail du centurion levant le doigt pour attester de la divinité du Christ, et pour cela gratifié d’une auréole.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177v detail
Mais le plus étonnant est que le bord supérieur du cadre masque le montant vertical de la croix , du moins à première vue. A force de regarder l’image, on comprend que c’est en fait le panonceau, entièrement couvert de sang pourpre, qui vient s’encocher dans le fond du cadre.

Sans doute faut-il comprendre que la croix, fichée en bas dans le rocher, est comme soutenue d’en haut par cet élément sacralisant qu’est le cadre, comme si la moitié céleste de l’image empêchait la moitié terrestre de se répandre vers le bas.

Cette page longuement méditée fonctionne comme une image dévotionnelle, qui s’exclut elle-même de la narration.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 178vMarie supplie le centurion, fol 178v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 180vJoseph d’Arimathie décloue le Christ, fol 180v

Sur un travelling arrière qui préserve pour un instant encore l’énigme du panonceau sanglant, on retourne à la narration, avec un épisode apocryphe très rarement représenté :

« comment la Vierge Marie pria le centurion qu’il ne fit pas briser les jambes à Notre Seigneur Jésus Chrsit son fils ainsi comme il les avait fait briser aux deux larrons ».

L’image suivant révèle enfin le pot au rose aux lecteurs inattentifs, avec le panonceau pourpre bien en vue, juste sous la cadre redevenu hermétique.



Des débordements narratifs isolés

L’ascension d’Alexandre

1300-10 Roman d'Alexandre, France du Nord, , Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1,fol. 661300-10, Roman d’Alexandre, France du Nord, Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1 fol. 66 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 2211400-10, Weltchronik (Allemagne) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 221

L’ascension d’Alexandre

Depuis la cage dans lequel il est assis, Alexandre brandit vers le haut une brochette de viande pour que les aigles, en essayant de la manger, emportent l’ensemble dans le ciel.

Le Martyre de Saint Lambert

1285-90 Psautier de Lambert le Begue Université de Liège MS 431 fol 12r1285-90, Psautier de Lambert le Bègue, Université de Liège, MS 431 fol 12r 1300-10 Livre d'Heures Liège Walters Art Gallery, W. 37, fol.115v martyre de St Lambert1300-10, Livre d’Heures, Liège, Walters Art Gallery W. 37, fol 115v

Martyre de St Lambert

Le ou les guerriers à la lance montés sur le toit suivent scrupuleusement la version la plus ancienne du martyre :

« Les assaillants font irruption dans la pièce où Lambert est en prière ; l’un d’eux grimpe sur le toit, dont il ôte le revêtement, aperçoit l’évêque dans sa chambre ; Pierre et Audolet s’offrent d’opposer une résistance à l’agression, mais l’évêque est frappé d’un coup de lance qui lui est fatal. » Vita vetustissima [67]


La chasse à la licorne

1300 ca Rothschild Canticles (flamand) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 51r

La chasse à la licorne
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r

Le seau suspendu dans la marge inférieure attire l’attention sur le sang de la licorne, perforée par la lance. Autant les représentations de la Chasse à la licorne sont fréquentes, autant cette scène sanglante est exceptionnelle. Comme l’a montré Jeffrey Hamburger ( [68], p 99), elle illustre une variante très particulière racontée dans un manuscrit allemand, « Der Römer tat » (lequel transpose à la licorne le récit de la chasse à l’éléphant de la Gesta romanorum) :

« Il y avait un souverain qui possédait une forêt dans laquelle vivait une licorne. La licorne aimait une jeune fille nue et pure… Or le seigneur rechercha dans tout son royaume deux jeunes filles belles et pures… Elles s’en allèrent dans le désert de la forêt et étaient complètement nues. L’une des jeunes filles avait une cruche et l’autre une épée. Et elles chantaient très doucement dans la forêt. Une licorne les entendit et courut vers elles et se mit à téter à leur mamelle. Les jeunes filles l’allaitèrent si longtemps que la licorne s’endormit sur leurs genoux, sur les genoux de celle qui portait la cruche. Mais lorsque la jeune fille qui portait l’épée vit que la licorne s’était endormie sur les genoux de sa compagne de jeu, elle lui coupa la tête et le tua. L’autre recueillit son sang dans la cruche, et avec ce sang le roi teinta une robe précieuse. »


Le rêve du Pèlerin

1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75vLa Voie du Paradis
Vers 1400, Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, France du Nord, Arras, BM Ms. 845, fol. 75v

Cette page sert de frontispice au « Pèlerinage de la vie humaine », d’où la présence dans la marge du moine Guillaume tel qu’il se voit en rêve, habillé en pèlerin et regardant dans un grand télé-miroir la Cité de Jérusalem [69].

Le texte inscrit en dessous est un court poème, la « Voie du Paradis » : d’où la représentation de celui-ci comme une haute forteresse, que cinq bénédictins escaladent par une échelle et cinq franciscains par une grande cordelière, chacun accueilli en haut par son saint. En bas à droite, un Juste en longue robe blanche doit passer le contrôle de saint Pierre tandis qu’à gauche un mondain en tunique rouge est pourfendu par un séraphin, qui lui montre un extrait de la règle de Saint Augustin :

Qu’ils aient un cœur ascendant et ne recherchent pas les vanités terrestres

Sursum cor habeant et terrena vana non quaerant

L’originalité de ce frontispice est son caractère composite, qui joue sur l’ambiguïté de la ville forte pour illustrer les deux textes à la fois :

  • dans l’image, le Paradis du poème ;
  • dans la marge, la Jérusalem du rêve de Guillaume.



1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75v detail
L’épée qui se teinte de rouge en traversant la tunique et le cadre joint graphiquement les deux villes [70].



Article suivant : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes

 


Références :
[63] Chroniques de Froissart, Volume 12 p 412 https://books.google.fr/books?id=Lf1f-VUztLAC&pg=PA412
[64] FRANCESCA D’ARCAIS, Il miniatore degli Antifonari della Cattedrale di Padova; datazioni e attribuzioni, BOLLETTINO DEL MUSEO CIVICO DI PADOVA, 1976 https://www.bibliotechecivichepadova.it/sites/default/files/opera/documenti/bollettinomuseopd_1974-063-00001_d.pdf
Federica Toniolo « Il Maestro degli Antifonari di Padova: prassi e modelli » dans « Medioevo : le officine, 2010 https://www.academia.edu/36074247/Il_Maestro_degli_Antifonari_di_Padova_prassi_e_modelli_2010
[65] Pour une interprétation détaillée et passionnante de cette image, voir Véronique Rouchon Mouilleron, « Miracle et charité : autour d’une image du Livre du biadaiolo (Florence, Bibliothèque laurentienne, ms Tempi 3) ». Revue Mabillon, 2008, 19 (80), pp.157-189 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00804891
[65a] Opuscoli religiosi, letterari e morali, Volume 12, 1862, p 37 https://books.google.fr/books?id=c7hSAAAAcAAJ&pg=PA37
[66] Abraham donnant un grand avoir à Eliezer signifie le Père donnant l’Evangile aux disciples… Rebecca donnée à Isaac signifie le chrétiens et la Sainte Eglise que les disciples donnent au Christ.
[67] Paul Bruyère « Le Martyre de saint Lambert du « diptyque Palude » et les cérémonies de 1489 à la cathédrale de Liège » https://www.academia.edu/2124836/Le_Martyre_de_saint_Lambert_du_diptyque_Palude_et_les_c%C3%A9r%C3%A9monies_de_1489_%C3%A0_la_cath%C3%A9drale_de_Li%C3%A8ge
[68] Jeffrey Hamburger, The Rothschild canticles : art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300 https://archive.org/details/rothschildcantic0000hamb/page/124/mode/1up
[69] « Or entendez la visïon
Qui m’avint en religïon
À l’abbaïe de Chaalit,
Si com j’estoië en men lit.
Que je pelerins estoie
Qui d’aler estoie excité
En Jerusalem la cité.
En Ie mirour, ce me sembloit,
Qui sanz mesure grans estoit
Celle cité aperceue
Avoie de loing et veue.
[70] Ce caractère double de l’image semble avoir échappé aux commentateurs. Dans une étude récente, Vera Beyer interprète le séraphin comme signifiant que seule la mort permet d’accéder au Paradis.
Vera Beyer « When Writers Dream …Directing the Gaze Beyond the Material Aspects of French and Persian Manuscripts » dans Clothing sacred scriptures: book art and book religion in Christian, Islamic and Jewish cultures, 2019, p 217

9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes

22 septembre 2024

Tout comme certains Beatus préromans et romans avaient expérimenté de premiers débordements, de même certaines Apocalypses anglo-normandes en prolongent la mode, à une époque qui leur est devenue globalement défavorable. Comme si l’énergie explosive du texte de l’Apocalypse autorisait à s’affranchir des contraintes ordinaires.

Article précédent : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

 

Les Apocalypses avec cadre interne

Ce procédé sophistiqué et rare permet de concilier le decorum du cadre infranchissable avec les effets expressifs que permettent les débordements.

L’Apocalypse de la reine Eleanor

1250 R.16.2_021_R.16.2_009r.jpg
Troisième et quatrième trompette
Apocalypse de la reine Eleanor, Anglo-normand, vers 1250, Trinity College R.16.2 fol 9r

On notera l’alternance de couleur entre le cadre interne (ocre puis bleu) et le fond de l’image (bleu puis ocre), qui confère à ce champ intermédiaire une valeur totalement abstraite.

Verticalement, en englobant les têtes et les pieds de Saint Jean et de l’ange, il crée un élégant effet d’élongation.

Horizontalement, il dynamise l’image :

  • dans celle du haut, saint Jean est libre de s’échapper sur la gauche, tandis que les cadavres sont bloqués par l’eau empoisonnée ;
  • dans celle du bas, il crée une symétrie entre l’auréole du saint et le soleil, vers lequel l’Aigle se dirige en criant trois fois Hélas.

L’Apocalypse de la reine Marie

Un demi-siècle plus tard, le procédé est à nouveau employé dans une Apocalypse, de manière très variée et créative.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 37vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV ,Fol 37v

Le cadre interne :

  • attire l’attention sur les pointes des armes,
  • accompagne le mouvement des chevaux, entrant sur la gauche et sortant sur la droite.

Il est doublé par un cadre de nuages, qui crée dans le coin supérieur gauche une trouée par où Saint Jean regarde le défilé.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 18vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV, Fol 18v

Ici l’artiste a divisé l’image en deux cadres internes rectangulaires : celui de droite, presque entièrement masqué, sert à donner de la profondeur à la porte. Il leur a superposé un troisième cadre interne, demi-circulaire cette fois, par où Dieu le Père sort des nuages : il permet d’unifier dans la même zone graphique les mains du saint et celle de Dieu.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 22vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV fol 22v

Dans cette page, l’artiste cumule tous les effets :

  • cadre interne rectangulaire bloquant les soldats sur la colline ;
  • cadre interne demi-circulaire par où l’ange apparaît dans les nuées.

C’est la seule image où il se permet une exception à sa propre règle, en laissant déborder une lance et une épée : mais il prend soin de les glisser en dessous du cadre externe, dont la réification accentue d’autant le caractère immatériel et abstrait du cadre interne.



Venons-en maintenant au cas de loin le plus courant : celui où il n’y a pas de cadre interne et ou des éléments débordent de l’image : soit en restant à l’intérieur de celui-ci, lorsqu’il est suffisamment large ; soit en perçant à l’extérieur.

L’élément en hors cadre le plus spécifique aux Apocalypses anglo-normandes est le personnage de Saint Jean, tantôt à l’intérieur de l’image et tantôt à l’extérieur, selon des règles au départ assez simples, mais qui se complexifient avec le temps et avec le niveau social du commanditaire. Sur ce sujet, voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes.



Apocalyses anglo-normandes schemas
Pour la commodité de l’exposé, j’ai présenté les exemples selon les trois grands groupes que Peter Klein a dégagés pour les Apocalypses anglo-normandes du XIIIème siècle [71].


Le groupe Morgan

1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 15vApocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 15v 1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 7rApocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 7r

Le procédé consistant à faire sortie du cadre les extrémités des armes et des oriflammes, ainsi que les pattes des chevaux, est courant dans les scènes de bataille médiévales, et n’a rien de spécifique aux Apocalypses. On notera dans la première image le procédé plus rare du cadre percé latéralement : il s’agit de montrer des blessés qui tentent de rester en arrière, mais que les gueules de lion vont impitoyablement achever.


1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 14V Apo 15,5Le Lion donne les sept coupes aux anges des plaies ( Apo 15,5)
Apocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 14v
1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 1vSaint Jean devant le proconsul, puis mené à Rome
Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 1v

Dans l’Apocalypse Morgan, le registre du haut est le seul du manuscrit où Saint Jean n’est pas inclus dans l’image, mais recule sur le cadre (sans en sortir) : il s’agit ici non d’un effet d’expression mais simplement d’un problème d’encombrement, le texte à caser étant fort copieux. Cette image comporte une autre licence graphique très courante dans les enluminures médiévales : le haut d’un édifice passe au travers du cadre. On remarquera que ce débordement, toléré vers la marge, ne l’est pas entre deux registres : dans celui du bas, les pinacles ne débordent pas.

Cette convention n’a rien d’absolu, puisque l’Apocalypse glosée ne la respecte pas : le mât du navire perce le cadre et monte même à l’intérieur du registre supérieur.


1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 21r Riviere de VieApocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 21r 1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 42r Riviere de VieApocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 42r

La Rivière de Vie

Le procédé de la mandole perçant le bord supérieur du cadre est utilisé parcimonieusement, une seule fois dans l’Apocalypse Morgan (parce que la seconde occurrence se trouve en bas, et ne peut déborder sur le registre du haut), et deux fois dans l’Apocalypse glosée (où ces même images tombent sur deux pages séparées).

On notera un autre débordement classique dans les manuscrits médiévaux, mais particulièrement fréquent dans les Apocalypses : celui de l’aile d’un ange.


1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 7v premier sceauOuverture du Premier sceau, fol 7v Ouverture du Sixième sceau, fol 10r

Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403

Mentionnons un procédé graphique spécifique à l’Apocalypse glosée, qui n’est pas vraiment un débordement : au dessus de six images consécutives a été rajouté un médaillon qui montre, comme dans un dessin animé, l’agneau ouvrant les sceaux l’un après l’autre.


Synthèse sur le groupe Morgan

Les Apocalypses de ce groupe ne se distinguent en rien, du point de vue des débordements, des tolérances habituelles aux manuscrits de bataille (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).



Le groupe Westminster

Ce groupe rassemble des manuscrits de très haute qualité destinés à la Cour : le decorum du cadre n’y est enfreint que de manière minimaliste.

1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-5vApocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 5v 1250-1300 BL Add MS 35166 fol 10v L'Adoration de l'Agneau et du SeigneurBL Add MS 35166, 1250-1300, fol 10v

L’adoration de l’Agneau et du Seigneur

Les anges ne débordent que du bout des ailes. A noter que le MS 35166 est particulièrement réticent aux sorties du cadre, puisque la mandorle ne le perce pas.


1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-6rApocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 6r 1250-1300-BL-Add-MS-35166 fol 7rBL Add MS 35166, 1250-1300, fol 7r

Premier sceau : le cheval blanc

Les armes dépassent à peine, et l’ange quelquefois se heurte au plafond.


1255–1260 Getty Apocalypse Ms. Ludwig III 1 fol 35rLa septième coupe, Apocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 35r 1250-1300-BL-Add-MS-35166 fol 27rGog et Magog s’attaquant à la Cité Sainte, BL Add MS 35166, 1250-1300, fol 27r

Même au dessus de ces scènes de destruction, la mandorle ne s’éloigne pas très haut dans le ciel.

A noter dans la seconde image un rare débordement latéral : un arbalétrier qui tente de s’enfuir sur la droite est rattrapé par les rayons mortels et tombe à la renverse dans l’image, illustrant la malédiction de ceux qui veulent échapper au cadre.


1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 2rFol 2r 1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 26v Apo 12,9Fol 26v

Apocalypse de Toulouse, 1300-20 , Toulouse BM MS 815

Dans l’Apocalypse de Toulouse, la mandorle nuageuse frôle à peine la marge, et l’artiste a préféré déformer le cadre plutôt que de le laisser masquer par l’auréole.


1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 18vFol 18v 1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 29rFol 29r

Apocalypse de Toulouse, 1300-20, BM MS 815

Il est nettement plus à l’aise avec les débordements sur la droite : les pattes des chevaux avancent, tandis que les guerriers à pied reculent devant la Bête.


1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-9r
Apocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 9r

En revanche, l’illustrateur de l’Apocalypse Getty ne se permet ce procédé que pour un acteur incontestable : l’ange, dont la spécialité est bien de traverser les murs.


Synthèse sur le groupe Westminster

Les Apocalypses de ce groupe, soumis au decorum princier, sont encore plus rétives aux débordements que celles du groupe Morgan.


Le groupe Metz

Apocalyses anglo-normandes schemas Metz
C’est dans ce groupe que ce trouvent les innovations graphiques les plus frappantes, dans les trois Apocalypses de la branche Lambeth.

De l’Apocalypse de Cambrai à celle d’Abingdon

sb-line

1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 24v Les anges domptent les quatre ventsApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 24v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 17v Les anges domptent les quatre ventsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 17v

Les anges domptent les quatre vents

Outre les hors-cadre habituels (ailes, pieds, mandorles, armes), l’ancêtre de cette famille ne comporte qu’un seul empiètement latéral : celui très classique de l‘ange pénétrant par la droite. Le dernier rejeton de la famille reprend les mêmes principes, en ajoutant un cadre interne.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 47v Michel precipite le dragon sur la TerrApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 34v Michel precipite le dragon sur la TerreApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 34v

Saint Michel précipite le dragon sur la Terre

Tout en reprenant les mêmes éléments compositionnels, l’illustrateur d’Abingdon se caractérise par l’exubérance de ses anges, qui débordent de toute part.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 47r Le dragon et la femme enfantantApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 36v la femme en gesine face au dragonApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 36v

Le dragon et la femme enfantant

Il accentue la protubérance des architectures, et crée des zones en hors cadre pour les apparitions célestes.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 85v cantique sur les ruines de babyloneApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 66v cantique sur les ruines de babyloneApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 66v

Cantique sur les ruines de Babylone

Dans le même ordre d’idée, tandis que le manuscrit de Cambrai laissait les mandorles à l’intérieur, celui d’Abingdon leur fait dynamiter le cadre dans une glorieuse explosion. Comment comprendre, en une quinzaine d’années, des évolutions aussi radicales ?


sb-line

L’apport de l’Apocalypse de Lambeth

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1252-67 Apocalypse de Lambeth MS 209 f46r

Histoire de Théophile (début)
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209, fol 46r

Le point saillant de ce manuscrit est le procédé du cadre interne, avec alternance de couleurs bleu et or. Dans la section dévotionnelle de la fin, hors Apocalypse, cette page clôture l’histoire du moine Théophile, décomposée en six cases comme une véritable BD (voir 2-5 La statue qui s’anime).


1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 45vLambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 45v

Dans la même section terminale, cette page présente un très original débordement vers la droite, pour illustrer la vie de Saint Mercurius :

  • en haut il est ressuscité et armé par la Vierge ;
  • en bas il transperce Julien l’Apostat et le boute dans la marge, où l’empereur perd son épée.


1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v CrucifixionCalvaire, Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v

La partie dévotionnelle contient également une scène de calvaire qui cumule avec une grand liberté la scène de la Crucifixion et l’esprit de la Dérision du Christ, avec ces cinq bourreaux nains qui s’activent entre les grandes personnes avec des expressions d’enfants vicieux.

Les deux du haut sont des méchants caricaturaux, l’un tirant la langue en assénant ses coups et l’autre monté à l’envers sur l’échelle, dans une position impossible. Entre les marteaux brandis déborde aussi le panonceau, mis en place par une figurine miniature qui tient un encrier dans l’autre main : il s’agit d’une représentation unique de Pilate lequel, selon l’Evangile de Jean, assume totalement d’être l’auteur de l’inscription : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » Jean 19:20-22 [72]. Ainsi les débordements du haut créent une équivalence entre les deux exécuteurs et le véritable bourreau, Pilate.

Une autre originalité de l’image est la duplication de Saint Jean, repéré par son auréole verte :

  • à gauche à l’intérieur de l’image en tant qu’acteur de la scène, échevelé et soutenant la Vierge par derrière ;
  • à droite les pieds sur le cadre, en tant qu’auteur d’un Evangile et de l’Apocalypse.

On notera que l’illustrateur, dans son élan de créativité, n’a pas utilisé le débordement de manière univoque, puisqu’il touche aussi bien les Bons (l’aveugle Longin et Saint Jean) que les Mauvais : les trois bourreaux au marteau, le troisième se précipitant dans l’image en croisant les pieds du saint.


1250 ca Amesbury Psalter, Oxford All Souls, MS 6 fol 5 CrucifixionVers 1250, Amesbury Psalter, Oxford All Souls, MS 6 fol 5

Pour comparaison, la Crucifixion du psautier gothique Amesbury présente en bas la même scène rare de la Résurrection d’Adam, sortant du tombeau en compagnie d’autres morts. Le dessinateur du psautier l’inclut dans un médaillon représentant la Rédemption de l’homme par la sang du Fils, en pendant au médaillon du haut qui, avec le Père et le Fils, complète la Trinité.



1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v Crucifixion detail
Le dessinateur de l’Apocalypse de Lambeth le traite en revanche dans une relation anecdotique et incertaine avec l’image, en le plaçant en hors cadre pour montrer qu’il s’agit d’une cavité souterraine tout en perdant le lien avec le sang, et donc l’idée de la Rédemption.


1300-10 Gough psalter Bodleian Library MS. Gough Liturg. 8 fol 61r1300-10, Gough psalter, Bodleian Library MS. Gough Liturg. 8 fol 61r

Cet autre psautier gothique présente un autre débordement exceptionnel, le seul de tout le manuscrit : un Diable aux oreilles d’âne a le pouvoir de traverser le cadre, probablement pour examiner de plus près si l’âme du Christ était souillée par le péché [73].


1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-5v.Troisième sceau, fol 5v 1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-6r.Quatrième sceau, fol 6r

Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209

Dans la partie Apocalypse, les images des Troisième et Quatrième sceau constituent un bifolium : ce qui explique pourquoi saint Jean, par symétrie, se situe sur les deux bords, intégré dans l’image de gauche et hors cadre dans l’image de droite [74].


1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 13v 3eme sceauTroisième sceau, fol 13v 1250-75 BL Add MS 42555 fol 14vQuatrième sceau, fol 14v

Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 13v-14v

Le manuscrit d’Abingdon a une structure très particulière : l’Apocalypse est illustrée sur les pages verso (au dessus du texte en latin), entre lesquelles s’intercalent, au recto, des images complémentaires illustrant le commentaire de Berengaudus (en français).

Les pages qui formaient un bifolium dans l’Apocalypse de Lambeth se retrouvent donc séparées : malgré cela, l’artiste a respecté scrupuleusement la position de saint Jean, et donc les attitudes des chevaux : celui du Troisième sceau déborde alors que celui du Quatrième sceau, bloqué par la présence du Saint, reste à l’intérieur de l’image.

On voit ici que la question du débordement latéral outrepasse la logique interne de l’image (s’il s’agissait seulement d’exprimer le mouvement, le cheval devait déborder dans tous les cas) : elle a aussi à voir avec les habitudes graphiques de l’atelier, même lorsqu’elles ne se justifient plus logiquement.


1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-1v-le-christ-aux-sept-candelabresLambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 1v 1250-75 BL Add MS 42555 fol 5vApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 5v

Le Christ aux sept candélabres

Dans cette composition, l’illustrateur d’Abingdon a simplement supprimé le cadre interne pour obtenir l’effet frappant des candélabres qui dépassent, s’ajoutant aux clochetons habituels.

C’est donc l’habitude du cadre interne qui a conduit l’illustrateur d’Abingdon à ses extraordinaires débordements.


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Un prédécesseur essentiel : l’Apocalypse Gulbenkian

Ce manuscrit partage la même particularité que l’Apocalypse d’Abingdon : le doublement des images dû à l’insertion des commentaires de Berengaudus (cette fois sur les pages verso) : il a donc fallu un illustrateur hors pair pour inventer toutes ces images nouvelles, que l’illustrateur d’Abingdon s’est contenté de recopier.

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Les illustrations des  Commentaires de Berengaudus

1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 38vApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 38v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 43r Elie et le diable s'adressant aux JuifsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 43r

Le diable et Elie s’adressant aux Juifs

Il y recourt au débordement  de manière très expressive,  pour montrer :

  • à gauche, la bêtise de ceux qui écoutent les discours de l’Antéchrist, sous l’apparence de la Bête à deux cornes,
  • à droite, la supériorité des Juifs qui croient au Christ, en hors cadre, au travers de la prophétie d’Elie.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 23v, The Massacre of the Innocents; The Flight into Egypt,Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 23v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 28r massacre des innocentsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 28r

Le Massacre des innocents et la fuite en Egypte

On voit ici que la maîtrise graphique et l’innovation sont côté Gulbenkian, tandis qu’Abingdon simplifie en abandonnant des détails (le singe, le bébé embroché). En revanche, son tempérament le pousse à accentuer le hors cadre : les pattes de l’âne débordent et son cou sort plus avant, de sorte que le guide, dans la marge droite, ne peut plus le tirer par le licou.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-30v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 30v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-35r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 35r

Même constatation pour le Christ aux outrages : l’illustrateur Gulbenkian ne laisse dépasser qu’un coude du bourreau de droite, quand l’illustrateur d’Abingdon le place complètement en hors cadre, tout en multipliant les pinacles : tout se passe comme s’il compensait son manque de richesse graphique par cet expansionnisme tapageur.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 66v The Divine Warrior againt Those Who Attack the Faithful,Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 66v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 72r Antichrist Assault on the ChurchApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 72r

L’Antéchrist attaquant une église

L’illustrateur Gulbenkian ne se prive pas d’exploiter les débordements classiques des armes et des édifices, en montrant des démolisseurs qui sortent du cadre pour abattre le clocher. Celui d’Abington surenchérit en remplaçant le parchemin traversant par un diable traversant.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-22v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 22v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-27r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 27r

Persécution et baptême

Dans cette page déjà riche en débordements, il ne trouve à rajouter au dessus du cadre que deux pinacles et un diable, tout en supprimant la bouche d’enfer.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-16r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 16r 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-20r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 20r

Néron devant la Chute de Simon Mage, le martyre de Paul et Pierre devant le Christ

Au centre de cette composition qui va bien au delà du commentaire qu’elle illustre ( [75] , p 558), la Chute de Simon Mage, au dessus de Saint Paul décapité, est mise en balance avec la Crucifixion tête en bas de Simon-Pierre, au dessous de Chrétiens persécutés.

L’illustrateur d’Abingdon améliore la composition en la retravaillant en hauteur, ce qui rend plus spectaculaire la chute de Simon Mage. En faisant saillir à gauche le sceptre de Néron, il crée une correspondance bienvenue avec la trompette du Christ, symbolisant la victoire du Seigneur sur l’Empereur.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 34vApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 34v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-39r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 39r

Le Règne de l’Antéchrist, les Sept Vertus et les Sept Vices

Ici en revanche pour le plaisir de multiplier les pinacles, il morcelle et dégrade la puissante composition conçue par son devancier.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-14r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 14r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 18r Pouvoir de RomeApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 18r

Les trois anciens royaumes et le pouvoir de Rome

Cette image complexe représente :

  • dans la moitié gauche, par trois cercles de remparts renfermant chacun un roi et un évêque, les trois anciens royaumes d’Assyrie, de Perse et de Macédoine,
  • dans la moitié droite, divisée entre le pape et l’Empereur, le Pouvoir de Rome.

Le premier royaume, en haut à gauche, démontre encore une fois la supériorité de l’illustrateur Gulbenkian, qui a casé un aigle et un coq en haut de la tour et du clocher pour symboliser le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. L’illustrateur d’Abington a remplacé cet enrichissement essentiel par trois pauvres pinacles, tout en s’emmêlant les pinceaux en les faisant passer tantôt par dessus et tantôt par dessous du cadre.


Les illustrations de l’Apocalypse

Dans les pages illustrant l’Apocalypse, plus corsetées par la tradition, c’est l’illustrateur Gulbenkian qu’il faut créditer des innovations graphiques, celui d’Abington les recopiant sans ses surenchères habituelles.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-70r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 70r 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-75v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555, fol 75v

Gog et Magog

Ici il se contente d’ajouter une moustache et une pioche qui dépassent.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 26r Two WitnesseApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139, fol 26r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 30v le massacre des deux témoinsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 30v

L’exécution des Deux témoins

Comme l’explique George Henderson ( [76] , p 138), l’exécution des deux témoins présente deux iconographies différentes dans les Apocalypses anglo-normandes : soit à l’épée sous les yeux de l’Antéchrist, soit mordus et piétinés par un montre (locuste). L’Apocalypse de Lambeth les présente sur deux pages séparées (12v et 13v), tandis que l’illustrateur Gulbenkian donne toute la mesure de son esprit de synthèse en les fusionnant en une seule image. Il utilise avec bonheur deux débordements symétriques, à droite pour l’irruption du locuste, à gauche pour les fidèles refugiés en dehors de l’image, qui confèrent à la composition une puissante dynamique.

L’illustrateur d’Abingdon choisit de resserrer le cadre à gauche et en haut, ce qui casse cette dynamique par des débordements parasitaires, de l’Antéchrist (affublé d’un démon à son oreille) et de l’épée d’un des exécuteurs.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 25v detailAigle, Fol 25v (détail) 1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 26r Two Witnesse detail geaiGeai, Fol 26r (détail)

Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139

Il sacrifie au passage une subtilité de son devancier : le geai voleur tenant une pièce dans son bec, symbole du Mal et antithèse de l’Aigle du Tétramorphe qui surplombe la page voisine.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 44v Resurrection des deux témoins

La résurrection des Deux témoins
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v

L’iconographie  de cet épisode est bien codifiée depuis l’Apocalypse de Cambrai :

  • les colombes en descente montrent comment « l’esprit de vie venant de Dieu pénétra dans ces cadavres » (Apocalypse 11, 11),
  • les témoins en remontée, debout dans la mandorle de nuages et tronqués au torse, suivent l’iconographie habituelle de l’Ascension.

La moitié droite de l’image montre le tremblement de terre qui conclut l’épisode.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 27rApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 27r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 31v les deux témoins ressuscitent Apo 11,11Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 31v

La résurrection des Deux témoins

Dans l’Apocalypse Gulbenkian, la moitié gauche de l’image suit cette iconographie, mais le tremblement de terre est ici réduit à la portion congrue. La moitié droite est dédiée à un développement totalement original : dans un édifice représentant Sodome, l’Antéchrist menace des ecclésiastiques dont des sbires pillent les coffres, assistés par un comptable avec son boulier. Il s’agit d’illustrer, très librement, le texte écrit en dessous :

« Des hommes des divers peuples, tribus, langues et nations verront leurs cadavres étendus trois jours et demi, sans permettre qu’on leur donne la sépulture. Et les habitants de la terre se réjouiront à leur sujet; ils se livreront à l’allégresse et s’enverront des présents les uns aux autres, parce que ces deux prophètes ont fait le tourment des habitants de la terre ».

Pour une fois, l’illustrateur d’Abingdon s’est montré plus sobre en débordements que son devancier, en supprimant, faute de comprendre leur sens :

  • le démon sur la toiture, qui dénonçait comme maléfique le bâtiment ;
  • le sonneur de trompette en haut de la tour, qui illustrait : « Et l’on entendit une grande voix venant du ciel, qui leur disait  » Montez ici.  » « 


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 64rApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 64r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 Les armees du ciel fol 69vApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 69v

Le Verbe de Dieu, dans le Ciel et sur Terre

L’illustrateur d’Abingdon s’est contenté d’accentuer, en hors-cadre, le débordement de cavalerie que l’illustrateur Gulbenkian avait limité au  cadre interne. L’image montre le Verbe de Dieu à la tête des Armées du ciel, puis sur terre, écrasant les méchants dans un pressoir :

« De sa bouche sortait un glaive affilé [à deux tranchants], pour en frapper les nations; c’est lui qui les gouvernera avec un sceptre de fer, et c’est lui qui foulera la cuve du vin de l’ardente colère du Dieu tout-puissant. » Apocalypse 19, 15


En synthèse sur l’école de Lambeth

L’Apocalypse de Lambeth introduit des cadres internes, très rares dans les Apocalypses anglo-normandes, et n’utilise le hors-cadre que de manière minimale et conventionnelle.

L’illustrateur très novateur de l’Apocalypse Gulbenkian utilise lui aussi des cadres internes ; il invente des débordements raisonnés, pour la plupart justifiés par une intention narrative, particulièrement dans les illustrations nouvelles de la partie Commentaires.

Son suiveur de l’Apocalypse d’Abingdon compense son manque de technique par l’exagération et la prolifération de ces élément en hors cadre, qui ne découlent souvent que de la suppression mécanique du cadre interne.


La postérité du groupe Metz

Entre la fin du XIIème siècle et 1330, un atelier normand va réaliser quatre Apocalypses que l’on rattache au groupe Metz : celle de Saint Victor (BNF Lat 14410), celle des Cloisters (MET), celle de Val-Dieu (BL Add 17333) et celle de Namur (Séminaire Notre-Dame, Ms. 77). Ces quatre manuscrits ne présentent pratiquement plus de débordements : preuve que ceux que nous venons d’analyser étaient dûs à la personnalité de deux artistes très originaux, dans le contexte particulier des commentaires de Berengaudus – et non à une tradition apocalyptique durable.


1275-1300 BNF Lat 14410 page 13 Sixième sceau Gallica

Sixième sceau, Apocalypse de Saint Victor, 1275-1300, BNF Lat 14410,  page 13, Gallica

Cet atelier fait preuve de la même horreur du débordement que nous avions noté dans l’Apocalypse de Toulouse : il préfère déformer le cadre plutôt que de le laisser transpercer par la mandorle.


1275-1300 BNF Lat 14410 page 66 1275-1300 BNF Lat 14410 page 67

La Chute de Babylone et les lamentations de ses amis (Apocalypse 18,1-19), Pages 66-67, Gallica

Une seule fois il utilise un débordement latéral, dans ce bifolium : le personnage à cheval sur le cadre, qui se retourne vers l’arrière, sert à montrer au spectateur la continuité des deux scènes. Cette audace ne sera pas reconduite dans l’Apocalypse de Val-Dieu, qui présente le même bifolium (fol 35v et 37r).


Un cas à part : L’Apocalypse de 1313

Ce manuscrit luxueux, daté de 1313 et signé par Colins Chadewe, se compose d’une Apocalypse en français, non glosée et abondamment illustrée, suivie par un commentaire de l’école d’Anselme de Laon, non illustré [77]. Réalisé sous toute vraisemblance pour Isabelle de France, fille du roi de France Philippe IV le Bel et épouse depuis 1308 du roi d’Angleterre Édouard II, elle présente de nombreuses allusions politiques mises en lumière par Suzanne Lewis, ainsi que des relations très originales entre le texte et les images : « La connexion complexe entre les illustrations, le texte et son commentaire, qui n’est plus contigu mais annexé à la fin du livre, suggèrent que l’ouvrage était destiné à une lecture et une étude attentives ainsi qu’à la contemplation. » ( [78], p 249).

1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 19vfol 19v 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 20r Adoration de l'Agneaufol 20r

L’Adoration de l’Agneau, Colins Chadewe, 1313, Picardie, BNF Français 13096

Une des spécificités du manuscrit est que le bas de la page de texte (au verso)est systématiquement pavé par une image de Jean dans diverses attitudes, et qui parfois constitue un débordement de l’image de la page recto ([78], p 245) : ici pour la foule des adorateurs de l’Agneau.

« La hiérarchie image-texte de la tradition illustrée anglaise de l’Apocalypse du XIIIe siècle, dans laquelle l’illustration en tête du texte dominait la page et commandait la perception du texte par le lecteur, a été inversée. Les deux colonnes de texte sont lues en premier, suivies en bas de page par la référence graphique à l’auteur, avec ces « portraits » de Jean assis à son bureau : il médiatise la représentation de ses visions imagées, sur la page opposée, non pas par sa propre perception visuelle ou auditive, mais par le véhicule plus abstrait de l’écrit. » ([78], p 250)

« L’image richement peinte qui leste le bas de la page forme une transition visuelle et psychologique vers la pleine page du recto opposé, révélation picturale de la vision de Saint Jean : le lecteur se trouve ainsi transporté du domaine banal de la page de texte à un monde qui vit au-delà du temps et de la compréhension humaine ordinaire, accessible uniquement par l’œil de l’esprit et par l’imagination. » ([78], p 251)


1313, Picardie, BNF Français 13096 fo 60lv Exode de BabyloneExode de Babylone, fol 60v 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 1v Martyre de St JeanMartyre de St Jean, fol 1v

1313, Picardie, BNF Français 13096

Contrairement aux Apocalypses anglo-normandes, Jean ne se trouve jamais en dehors de l’image : tout au plus se déporte-t-il dans l’épaisseur du cadre, ici avec un débordement exceptionnel de son vêtement. Les autres rares personnages qui empiètent sur le cadre (un voyageur, un bourreau) ne le traversent jamais. A noter, dans l’image de droite, le débordement habituel de la tourelle.

On voit que le cadre épais, orné et ponctué par des fleurons, fait partie intégrante du decorum de ce royal manuscrit. Toute comme la division de l’image de gauche en deux champs arbitraires, dont les couleurs rouge et bleu alternent avec celles du cadre.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 25rCinquième trompette, 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 25r 1320 ca Bohun Apocalypse Oxford New College MS 65 fol 21 Deuxième sceauDeuxième sceau, Apocalypse de Bohun, vers 1320, Oxford New College MS 65 fol 21

L’absence de personnages en hors-cadre fait aussi partie du decorum : car les marges sont le lieu de drôleries particulièrement raffinées :

  • en haut deux guenons, l’une marron et l’autre grise, tiennent d’un côté la quenouille et le fuseau, de l’autre le dévidoir ;
  • en bas deux singes gris et marron se livrent à l’activité de leur sexe : la pétanque.

L’Apocalypse de Bohun, seul manuscrit aristocratique qui, selon Suzanne Lewis, est lointainement comparable à l’Apocalypse d’Isabelle de France, ne présente pas de drôleries désacralisant la marge : ce pourquoi on y trouve des personnages constituant une extension de l’image, puisque leur empoignade illustre directement le texte ([78], p 252) :

« Et Il sortit un autre cheval qui était roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’ôter la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgeassent les uns les autres« . Apo 6,4


Dans l‘Apocalypse d’Isabelle de France, quelques mises en page sont simples :

1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 69r Armee des CieuxL’Armée des cieux, fol 69r ff 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 56r Prostituee de BabyloneLa Prostituée de Babylone, fol 56r

A gauche, le cadre délimite une scène unique, dont il accompagne le mouvement par sa division verticale et par le débordement, vers l’avant, de l’épée du Verbe de Dieu.

A droite, le cadre comporte deux registres superposés, imités des Apocalypses anglo-normandes. Sous la Grande Putain de Babylone, « Mère de fornications », l’artiste a eu l’idée originale (elle ne figure pas dans le commentaire de la scène, folio 147r) d’illustrer « cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus » par le Massacre des saints innocents, au registre inférieur. Le bébé coupé en deux qui traverse le bord interne fait comprendre que la coupe est remplie de sang.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 28r Sixième trompette, Armee des BetesLa Sixième trompette et la cavalerie des Bêtes, fol 28r (Apo 9,13-21)

La division en deux registres est souvent très subtile. Dans cette page, nous retrouvons les débordements classiquement tolérés :

  • mandorle (illustrant « l’autel d’or qui est devant Dieu ») ;
  • aile plumeuse de l’ange,
  • aile membraneuse des « quatre anges qui sont liés sur le grand fleuve de l’Euphrate »,
  • parchemin de Saint Jean,
  • lance.

L’absence de bord interne entre les deux registres signifie que nous sommes devant un épisode unique dont Saint Jean, en bas, nous montre la cause et les conséquences : la Sixième trompette à la fois réveille les Quatre Bêtes et fait surgir leur innombrable cavalerie.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 13r Les viellards adorent le SeigneurLe trône de Dieu et la cour céleste (Apo 4,4-11), le Livre aux sept sceaux (Ap 5,1-5) fol 13r

Cette page montre en revanche deux épisodes consécutifs : ce pourquoi le bord interne est matérialisé par une ligne de nuages, qui évoque la  » mer de verre semblable à du cristal ». Le Seigneur apparaît deux fois, tenant le Livre aux Sept sceaux dans sa main gauche, puis le tendant de la droite à un lion.

Le percement par la seconde mandorle et par le parchemin peut être considéré comme une simple licence graphique entre registres superposées, que nous avons déjà remarquée dans un autre manuscrit français (L’Apocalypse glosée de 1250, BNF MS Français 403) . Mais ce parchemin qui traverse, entre un personnage du premier registre et un personnage du second illustre aussi un détail du texte :

« Et je vis un ange puissant qui criait d’une voix forte  » Qui est digne d’ouvrir le livre et de rompre les sceaux? « …

Celui qui réceptionne le message dans l’image du bas est un vieillard, comme le montre sa canne. Son béret le fait reconnaître, en dessous, dans la masse des vingt quatre : il est donc représenté deux fois, d’abord prostré et incolore, puis debout et coloré, illustrant celui qui est singularisé dans le texte :

« Alors un des vieillards me dit:  » Ne pleure point; voici que le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a vaincu, de manière à pouvoir ouvrir le livre et ses sept sceaux. « .

Le bord interne dénote ici deux épisodes consécutifs, mais sa perméabilité, qui crée une communication entre les deux, est une manière de signifier qu’ils se succèdent dans un même lieu.

A noter en haut le jeu graphique particulièrement raffiné des ailes des Quatre vivants : les deux êtres terrestres (Lion et Taureau) ont deux couples d’ailes rouges et grises, les deux êtres volants (Ange et Aigle) ont un couple supplémentaire d’ailes bleues : ce sont ces ailes « angéliques » qui ont ont la propriété de traverser le cadre, tandis les ailes « terrestres » restent interceptées par le liseré doré.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 74r Satan libéré puis vaincuSatan libéré puis vaincu, fol 74r

Cette page présente elle-aussi un jeu de débordement aussi raffiné que gratuit, avec ces lances qui passent sous le liséré doré tandis que la bannière blanche retombe par dessus.

Les deux registres, dûment séparés, montrent deux scènes consécutives et parallèles :

  • en haut Satan sort de la fournaise pour déchaîner les armées de Gog et Magog ;
  • en bas il retourne définitivement aux Enfers, vaincu par le feu divin.

Intacte, la ville bien-aimée montre sa supériorité sur le camp démoniaque en lui superposant ses tourelles et sa croix.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 50r Sixième coupe et les Rois de l'Est, les esprits impursLa Sixième coupe et les Rois de l’Est, Les rois devant les trois esprits impurs, fol 74r (Apo 16, 12-13)

Dans cette composition à quatre cases séparées, les deux cases dorés se trouvent appariées :

  • en haut avec une case sur fond rouge – l’ange versant la Sixième coupe,
  • en bas avec sa conséquence sur fond bleu – les trois crapauds qui sortent « de la bouche du dragon, de la bouche de la bête, et de la bouche du faux prophète ».

Comme l’explique Suzanne Lewis ([78], p 226), les « rois de l’Est » sont pris ici dans l’acception positive de « ceux qui croient au Christ « . On reconnaît à leur tête le Roi de France suivi en haut par celui d’Angleterre, en bas par le Roi de Castille et l’Empereur germanique, en référence au voeu de de croisade prononcé par Philippe le Bel en cette année 1313.

Les bords internes définissent ici une sorte de diagramme quadriparti :

  • les couleurs bleus et rouge du cadre et du fond invitent à lire l’image en deux colonnes opposées, celle de l’ange et celle des esprits impurs ;
  • les deux cases dorées intercalaires doivent être lues en continuité : comme si les Rois recevaient en haut les ordres de Dieu, et en bas se retournaient contre les Démons réunis.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 49r Quatrième coupe (soleil) et Cinquième (trône de la Bete)La quatrième coupe versée sur le soleil, la cinquième sur le trône de la Bête, fol 49r
1313, Picardie, BNF Français 13096

L’artiste utilise ici exactement la même quatripartition (alternance des trois couleurs rouge, bleu et doré entre le cadre et les fonds) mais de manière purement décorative. Ce sont les deux arcades (ainsi que les deux oiseaux symétriques de la bordure) qui forcent l’ordre de lecture – d’abord en deux colonnes, puis en deux registres – suivant en cela la structure du texte : face aux deux châtiments consécutifs, les hommes blasphèment le nom de Dieu, d’abord brûlés, ensuite en se mordant la langue de douleur. Ce parallélisme est cruellement confirmé par l’homme à cheval entre les deux cases, qui brandit vainement, en direction de ceux qui bavent, la serviette avec laquelle il tentait de se protéger du soleil.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 26r Cinquième trompette Les hommes tourmentés par les locustes Apo 9, 5-7Cinquième trompette : les hommes tourmentés par les locustes (Apo 9, 5-7), fol 26r 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 27r Cinquième trompette l'Armée des Locustes Apo 9, 7-12Cinquième trompette : l’Armée des Locustes (Apo 9, 7-12), fol 27r

Dans le folio 27r, l’artiste utilise la même division en deux arcades de manière purement gratuite, puisque la chevauchée des locustes est continue (débordement de l’épée à l’arrière et des pattes du cheval à l’avant). Tout au plus est-elle faiblement justifiée par le texte, qui précise qu' »elles ont à leur tête, comme roi, l’ange de l’abîme qui se nomme en hébreu Abaddon, en grec Apollyon. »

Le couple Soleil-Lune a été introduit deux pages plus tôt (fol 25r, la page des singes), à cause de la mention « et le soleil et l’air furent obscurcis par la fumée du puits », puis répercuté à la page intermédiaire 26r. Ce couple Soleil-Lune sur trois pages consécutives fonctionne donc comme un rappel visuel, unifiant les trois pages consacrées à la Cinquième trompette.

En bordure du folio 26r, la drôlerie du loup poursuivant une brebis amorce la chevauchée des locustes du folio 27r, où la drôlerie des deux hydrides avec tambour et trompette annonce à son tour l’épisode suivant, celui de la Sixième trompette. Après les luminaires et les deux arbres sur fond continu du folio 26r, la colonnette superflue, coupée par l’arbre bifide, est un marqueur purement graphique qui signale la fin de l’épisode.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 41r Adoration de l'Agneau au Mont SionAdoration de l’Agneau au Mont Sion, fol 41r 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 76r Jugement dernierJugement dernier, fol 76r

Dans ces deux compositions, le registre supérieur est réduit à un tiers de la hauteur, mais il s’ouvre latéralement aux personnages qui l’habitent : vieillards musiciens autour de l’Agneau, Vierge et Saint Jean autour du Livre. Il faut comprendre ce registre comme une sorte de tribune construite autour du Mont Sion, ou comme une salle haute au plancher de laquelle est accrochée la balance du Jugement dernier.


En synthèse

Dans ce manuscrit d’exception, Colins Chadewe a multiplié les innovations graphiques, inventant de multiples manières de subdiviser les images et d’utiliser les débordements externes ou internes au service de la narration. Ces subtilités, destinés à une public royal prisant le déchiffrage croisé des images et des textes, n’ont d’équivalent dans aucune autre Apocalypse.



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Références :
[71] Pour un classement plus récent, mais qui respecte pour l’essentiel celui de P.Klein, voir Richard K Emmerson « Medieval Illustrated Apocalypse Manuscripts. » In A COMPANION TO THE PREMODERN APOCALYPSE. Ed. Michael A. Ryan. Leiden: Brill, 2016 https://www.academia.edu/26039488/_Medieval_Illustrated_Apocalypse_Manuscripts_In_A_COMPANION_TO_THE_PREMODERN_APOCALYPSE_Ed_Michael_A_Ryan_Leiden_Brill_2016_Pp_21_66
[72] Pour une raison inconnue, la mention « Roi des Juifs » n’a pas été inscrite. De même qu’est resté blanc le grand phylactère brandi par un Juif, à droite Par compiraison avec les Crucifixions comparables, il était probablement destiné à porter l’inscription de dérision : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix » (voir [73]).
[73] Ce détail est inspiré d’un texte de Pierre le Mangeur : « On lit dans Tobie, à propos de l’éviscération du poisson, que le démon se tenait sur le bras de la croix pour observer s’il y avait dans le Christ une tache de péché ».
Sur les origines de ce texte et sur cette iconographie rarissime, voir C. W. Marx, M. A. Skey « Aspects of the Iconography of the Devil at the Crucifixion », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 42 (1979), pp. 233-235 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/751097
[74] La position de Saint Jean en hors cadre a ici la valeur d’une sorte de ponctuation, qui termine la séquence des quatre sceaux (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes).
[75] Suzanne Lewis « Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse », The Art Bulletin , Dec., 1986, Vol. 68, No. 4 (Dec., 1986), pp. 543-566 https://www.jstor.org/stable/3051040
[76] George Henderson « Part III: The English Apocalypse; II », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 31 (1968), pp. 103-147 https://www.jstor.org/stable/750637
[77] Louis-Patrick Bergot « L’Apocalypse d’Isabelle de France (1313) et son lien avec un groupe de Bibles historiales » Questes, 38 , 2018, p. 63-79 https://journals-openedition-org.ezproxy.inha.fr:2443/questes/4860
[78] Suzanne Lewis « The Apocalypse of Isabella of France: Paris, Bibl. Nat. MS Fr. 13096 » The Art Bulletin, Vol. 72, No. 2 (Jun., 1990), pp. 224-260 (37 pages) https://www.jstor.org/stable/3045731

10 Débordements dans le gothique international

22 septembre 2024

L’essor du gothique international, dans la seconde moitié du 13ème siècle, ne modifie pas la question du débordement : il reste extrêmement rare, localisé à quelques artistes ou à quelques types de manuscrits.

Article précédent : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes


Des oeuvres didactiques germaniques

Le caractère profane des thèmes a pu faciliter une certaine liberté quant au débordement.

Der Wälsche Gast

De ce poème médiéval, L’hôte italien, il n’existe que deux versions illustrées par des images encadrées.


1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 12rVers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 12r 1400-25 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v1400-25, Der Wälsche Gast, Berlin, Staatsbibliothek Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v

La Discipline sur son trône

Celle du Morgan, la plus bavarde, déborde de phylactères explicatifs, pas forcément très clairs. Il faut dire que le passage est difficile à illustrer : le petit personnage vérifie que le manteau de l’homme vertueux et pieux a la même longueur que sa chemise, à savoir que ses actes sont conformes à ses paroles et ses dons à ses promesses. Le débordement est donc une solution ingénieuse, qui rend l’image plus lisible.



1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 19vLa mort de l’ours
Vers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 19v

Cette image illustre le pont culminant d’un passage où est le seigneur se distrait par une chasse fructueuse : aux lapins d’abord, puis au sanglier, puis à un cerf imaginaire, et enfin à l’ours, que le seigneur transperce lui même de sa lance (vers 3247-3260).

Dans les Bestiaires (voir 6 Débordements dans les Bestiaires), la convention habituelle est que le chasseur avance à travers le cadre, et que la bête ne déborde pas, pour exprimer son incapacité à fuir. Mais ici la scène se passe, non pas à l’intérieur du cadre, mais sur une plateforme herbeuse en ressaut, ce pourquoi la convention s’inverse  : le mouvement de droite à gauche, à rebours du sens de la lecture, exprime le recul de l’ours, prêt à tomber dans la marge.


La Weltchronik de Rudolf von Ems

1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164vDavid et Goliath
1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164v

Ce débordement classique reste ici bien modéré, par rapport à ceux que nous avons déjà rencontrés : Goliath ne dépasse que de la pointe de la lance et d’un pied.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r Tour de babelLa tour de Babel, 1400-10, Weltchronik (Regensburg), Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 33vLa bataille de Chodorlahomor, Abraham et Melchisédek, vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5 fol 33v

Le procédé du cadre interne permet de discipliner les débordements usuels des édifices ou des épées.

Dans la dernière image, le cadre doré unifie la couronne de Melchisédek, roi de Sodome, et le calice qu’il offre à Abraham, signifiant qu’il est à la fois roi et prêtre.


1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 40v Abraham et IsaacAbraham et Isaac, fol 40v 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 126vJosué arrêtant le soleil, fol 126v

Vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5

Le manuscrit le plus ancien ne se risque à placer en hors cadre que ces deux objets transcendants que sont l’ange et le soleil.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 291vPortement de Croix, fol 291v 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 292vCrucifixion, fol 292v

1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) 

C’est dans des scènes pourtant très calibrées que le dessinateur du Getty se révèle le plus audacieux , en faisant dépasser les croix du Portement et celles de la Crucifixion. Mais surtout en expulsant les dés et le manteau du Christ, sur lequel est posé avec insistance un jeu de marelle incongru : le hors-cadre a donc ici une valeur morale, la condamnation de joueurs de tous poils.



En Catalogne : le Bréviaire de Martin d’Aragon

Ce manuscrit somptueux a été réalisé au monastère de Poblet pour le roi d’Aragon.

1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 2v Janvier gallicaJanvier, fol 2v 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 13v decembre gallicaDécembre, fol 13v

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le Calendrier suit une formule originale (mais pas unique), en plaçant côte à côte

  • l’Eglise, qui dépasse toujours,
  • la Synagogue qui, selon les mois :
    • reste  dans le cadre (Janvier -Février),
    • le déborde (Mars, Juin-Juillet, Octobre)
    • puis s’écroule (Avril-Mai, Septembre, Novembre-Décembre),
    • avec en Décembre l’écroulement définitif et l’arrivée du Christ.

La figure en hors cadre à gauche est Saint Paul pour le mois de Janvier, puis pour les onze autres Mois les destinataires de ses épîtres.

D’emblée, le lecteur est averti que les débordements vont faire partie du vocabulaire graphique du manuscrit.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 145r gallicaLa Nativité, fol 145r 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 326r gallicaL’Annonciation, fol 326r

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Selon une formule récurrente (voir 5 Débordements récurrents), l’étoile de la Nativité s’élève en dehors de l’image, envoyant ses rayons à l’intérieur.

Dans l’Annonciation, l’Enfant Jésus en germe déborde plus modestement, à l’entrée du flux de lumière. Très loin en hors cadre, Dieu le Père, depuis sa forteresse céleste, envoie sa bénédiction.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 369r gallicaLa Mort de la Vierge, fol 369r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Dans un mouvement inverse, c’est l’âme de la Vierge qui est reçue par son Fils, dans la mandorle céleste. L’image sert de frontispice au Sermon sur l’Assomption de Saint Jérôme qui, isolé dans la lettrine historiée, assiste par son imagination à la scène.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 245r gallicaLa crucifixion, fol 245r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le dernier débordement du manuscrit est plus énigmatique : dans cette iconographie courante du Trône de Grâce, rien n’obligeait l’artiste à prolonger exagérément le bas de la croix jusqu’à un tertre gazonné, sans signification apparente. Qui plus est, cette poutre coupe le texte en deux colonnes inégales, le rendant difficile à lire. Il s’agit d’une paraphrase d’un sermon du pape Léon I aux Romains sur la Pentecôte [79] :

Lorsque nous poussons à l’extrême la pointe de l’esprit pour comprendre la dignité de la très aimée Trinité, ne pensons pas qu’il y aurait du divers dans cette excellence. Car l’essence de la divinité ne diffère en rien de son unité.

cum ad intelligendam dignitatem summe trinitatis dilectissimi acies mentis intendimus, nihil diversum in illa excellencia cogitemus. Quia in nullo ab unitate sua discrepat divinitatis essentia

La formulation originale du sermon était : « lorsque nous levons les yeux de l’esprit pour comprendre la dignité du Saint Esprit ».

Il me semble que la poutre de la croix plantée dans la terre est l’image de cette « pointe de l’esprit » qui s’élève jusqu’à l’unité de la Trinité, matérialisée par le cadre.


En Hollande : le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

Deux manuscrits, exceptionnels pour leurs débordements, ont vu le jour dans l’entourage du comte de Hollande Albrecht de Bavière. Ce style de cour, qui est imité pendant une dizaine d’années ( [80], p 11) puis disparaît sans laisser de traces, pourrait avoir une origine germanique : ses libertés par rapport au cadre n’ont en tout cas d’équivalent, à l’époque , que celles de la Weltchronik.

Les Heures de Marguerite de Clèves

Comme nous l’avons vu (voir 5 Débordements récurrents), on trouve dès l’époque carolingienne des donateurs à cheval sur le cadre, mais la formule disparaît complètement à l’époque gothique où l’image redevient exclusive : le donateur se place soit dehors, soit dedans. ( [81], p 103).


1400 ca Heures de Marguerite de Cleves MS L.A. 148 fol 19v-20r Musee Gulbenkian Lisbonne
Marguerite de Clèves devant la Vierge
1394-1400, Heures de Marguerite de Clèves, Musée Gulbenkian, Lisbonne, MS L.A.148 fol 19v-20r

Ce bifolium est donc exceptionnel en traduisant le dialogue non plus seulement par la traversée d’un phylactère (auquel on sait que les cadres sont perméables) mais aussi par celle du prie-Dieu. On remarquera néanmoins que la donatrice reste respectueusement à l’écart :

  • ne touchant pas le phylactère (sur lequel la Vierge pose sa main à un emplacement choisi, voir 2-4 Représenter un dialogue) ;
  • n’empiétant sur le cadre que d’un coude.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 42v Musee-Gulbenkian-LisbonneTrahison de Judas, fol 42v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 89v Musee-Gulbenkian-LisbonnePortement de Croix, fol 89v

Le débordement de Malchus (dans la première image) et celui de l’extrémité de la croix et d’un marteau (dans la seconde) ne sont pas sans précédents, puisqu’on les rencontre vers 1250 dans le psautier anglais de Chinchester (voir 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée). Il ne s’agit bien sûr pas d’une influence directe, mais d’une solution graphique identique au même besoin :

  • de soutenir la narration, avec l’expulsion vers le bas d’un personnage hostile ;
  • de suggérer le déplacement vers la droite et d’annoncer la suite (marteau).


Il est tentant de fourrer ces débordements dans le même sac théorique  que celui de la donatrice  :  le moteur commun serait le rapprochement entre l’espace sacré (le cadre) et l’espace du lecteur (la marge) ( [81], p 107). On peut même y voir l’influence de la devotio moderna, ce mouvement religieux qui se développe au même moment et dans la même zone géographique. Mais si ces débordements trouvaient leur source dans ce mouvement de dévotion, il serait étonnant qu’ils n’aient touché qu’un si petit nombre de manuscrits, et dans un public de cour plutôt que religieux.

De plus, ils fonctionnent en fait  de manière très différente  :

  • dans un cas c’est le profane (la donatrice)  qui tente effectivement de se rapprocher de l’espace sacré ;
  • dans l’autre c’est le sacré qui déborde dans la marge, non pas dans le but de « se rapprocher du lecteur », mais dans l’intention  habituelle, narrative ou dynamique, du procédé.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 108v Musee-Gulbenkian-LisbonneLamentation, fol 108v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 126v Musee-Gulbenkian-LisbonneMise au tombeau, fol 126v

De la même manière, le débordement latéral et symétrique de la dalle, puis de la cuve, est une solution élégante à la fois graphiquement et narrativement, puisqu’elle met en pendant les deux épisodes. Dans l’image de la Lamentation, on remarquera le détail frappant des filets de sang qui débordent de la dalle qui déborde.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 79v Musee-Gulbenkian-Lisbonne
Flagellation, fol 79v

Dans ce denier exemple de débordement latéral, le plus original n’est pas tant celui des fouets (assimilable à celui des armes dans les scènes de bataille) que le fait que les deux bourreaux sont vus en recto verso, une formule encore très rare à l’époque (voir 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations).


La Biblia pauperum

Ce manuscrit a été réalisé par le même artiste, probablement également pour la cour d’Albrecht de Bavière. Il présente de nombreux types de débordements : je passe sur les ordinaires (anges, auréoles, haut de la tête, bas des manteaux, armes) pour ne présenter que les plus significatifs.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 20_-_ResurrectionLa Résurrection, fol 20

Le format du manuscrit est tout à fait unique puisque les parallèles typologiques se développent sur trois images :

  •  celle du Nouveau Testament au centre, gardée par quatre prophètes (ici la Résurrection),
  • celles de l’Ancien Testament  de part et d’autre (ici Samson et Jonas).

Dans la présentation actuelle, les trois pages sont raboutées, d’où ce format très allongé ; mais dans la présentation d’origine, la page de gauche apparaissait en premier, au verso, et il fallait déplier le recto pour faire apparaître à droite les deux autres images.


 

Ici, le débordement de Samson, escaladant la montagne avec les portes de Gaza sur le dos, invitait le lecteur à déplier la page blanche : apparaissait alors celui que regardait Samson, le prophète Sophonie expliquant doctement que « le jour de la Résurrection, les nations se rassembleront » [83].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 12 Betrayal1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 16

Trahison de Judas, fol 12 Portement de Croix, fol 16

1395-1405, Biblia pauperum, BL King’s 5

Sans surprise, on retrouve deux des débordements déjà constatés dans le Livre d’Heures, mais au sein d’images plus abouties :

  • celle de la Trahison montre non plus l‘instant avant le coup d’épée, mais celui d’après : la lame sanglante de Pierre remonte à l’intérieur de l’image tandis que le bâton inoffensif de Malchus tombe à l’extérieur, dans un parallélisme parfait ;
  • celle du Portement s’enrichit de deux motifs rares : le voile de Véronique et les deux buveurs, une allusion au Psaume 69,13 [82].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 10_-_Last_Supper
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 23_-_Appearance_to_Mary

La Cène, fol 10 L’Apparition à Marie-Madeleine, fol 23

Certains débordements sont simplement narratifs : celui du manteau permet d’identifier Judas, celui du vase Marie-Madeleine.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 7_-_Expulsion_of_the_TradersLa Purification du Temple, fol 7

L’image centrale, l’Expulsion des marchands du Temple, comporte deux débordements originaux : les pièces qui tombent et la façade qui tourne à la manière d’une porte, sur l’axe du clocher. L’artiste a pris soin de représenter ce temple comme une église chrétienne tandis que que les deux autres, avec leur coupole, prennent une allure orientale.

Les miniatures latérales fonctionnent en parallèle :

  • à gauche, le roi Darius (hors cadre) ordonne au scribe Esdre (habillé en soldat) d’aller à Jérusalem purifier le Temple ;
  • à droite, le roi Judas Maccabée (en soldat, dans l’image) ordonne à un juif de balayer le Temple.

Tout ce passe comme si le débordement signalait que Darius, contrairement à Judas Maccabée , ne se trouve pas à Jérusalem.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 8 Raising_of_LazarusLa Résurrection de Lazare, fol 8

De la même manière, les deux miniatures latérales se répondent :

  • à gauche, Elisée vient de la montagne pour ressusciter le fils de la Sunammite (2 Rois 4,8-37) ;
  • à droite, Elie resuscite le fils de la veuve chez qui il résidait (1 Rois 17,17-24) .

Le débordement du manteau n’est donc pas un effet du hasard : il signale qu’Elisée s’est déplacé depuis un autre lieu, à la différence d’Elie.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 29_Last_JudgementLe Jugement Dernier, fol 29

Dans la miniature centrale, le double glaive du Christ du Jugement déborde des deux côtés. Il fait écho à l’épée du bourreau :

  • à gauche dans le Jugement de Salomon ;
  • à droite dans l’exécution de l’Amalécite sur ordre de David.

L’épée qui déborde sous-entend que l’exécution sera suspendue, celle sanglante qui reste dans l’image montre qu’elle a déjà eu lieu.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 25_-_Incredulity_of_Thomas
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 31_-_Hell

L’incrédulité de Thomas, fol 25 L’Enfer, fol 31

Dans les images centrales, les deux débordements sont auto-référents :

  • Thomas transperce le cadre comme il transperce le flanc du Christ ;
  • la gueule d’enfer casse le cadre comme elle broie les Damnés.

Synthèse sur le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

La subtilité de ces débordements, surtout dans la Biblia pauperum, montre qu’il ne s’agit pas pas tant d’un effet de mode purement esthétique que d’un procédé d’expression mûrement médité, mis au point par un artiste inventif et probablement bien conseillé : son but est d’illustrer les textes dans toutes leurs nuances, pas de créer un climat d’intimité conforme à la devotio moderna.

Comme le propose James H. Marrow ( [81], p 115), la rencontre entre cet artiste, possiblement d’origine germanique, et un prince mécène est probablement à la racine de ces expérimentations temporaires, dont on ne trouve plus trace après 1410. A la génération suivante, c’est une toute autre voie qu’emprunteront les innovations hollandaises, avec la floraison des marges spectaculaires qu’inaugurent les Heures de Catherine de Clèves, la nièce de Marguerite (voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves).


Un débordement énigmatique

1415 Heures de Marie de Gueldre Ms-germ-quart-42-f-19vMarie de Gueldre en Marie de l’Annonciation
1415, Heures de Marie de Gueldre, Berlin Kupferstichkabinett Ms germ quart 42 fol 19v

Je verse au dossier ce débordement hollandais d’autant plus énigmatique qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe :

  • dans un manuscrit qui n’en comporte aucun autre [84] ;
  • sur une page étrangement déplacée au début des Heures de la Passion ([80], p 68) ;
  • sur une image largement modifiée, transposant dans un jardin ce qui était auparavant une scène d’intérieur : ce pourquoi la traîne traverse non seulement le cadre, mais aussi le muret hexagonal censé fermer le jardin clos.

La posture de la dame emprunte aux deux personnages d’une Annonciation, ce pourquoi :

  • comme l’Ange, elle traverse les murs et se tient debout  ;
  • comme la Vierge, elle tient un livre et reçoit la bénédiction divine.

Le caractère ostentatoire de la traîne, dont la bordure précieuse en « menu vair » (ventre d’écureuil) balaie la blancheur de la page, semble jurer avec la modestie qui sied à la « douce Marie » – ainsi que la qualifie le phylactère d’un des deux angelots – à moins que la fourrure blanche et la robe bleue ne signifient justement la douceur et le caractère angélique de la dame. En commandant son Livre d’Heures à des miniaturistes hollandais, cette princesse d’origine française, amatrice de beaux livres et correspondant avec le grand bibliophile qu’était le duc du Berry, semble avoir demandé un portrait dans le style de son pays natal.

L’ identification avec la Vierge de l’Incarnation n’est peut être pas que la foucade d’une grande coquette : l’image a possiblement une valeur propitiatoire, la duchesse étant encore sans enfant après dix ans de mariage.


En France : l’atelier du Maître de Rohan

A l’apogée du gothique international, il est significatif qu’un artiste aussi inventif que le Maître de Rohan ne pratique les débordements qu’à dose homéopathique [85].

Les Heures de Paris de René d’Anjou

Ce manuscrit ne présente des débordements que dans deux images, mais il sont particulièrement accusés.


1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 52rL’Annonce aux Bergers, fol 52r 1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 73rSaint Sébastien, fol 73r

Dans le premier cas, le débordement crée un effet de profondeur en accentuant l’écart entre les deux motifs homologues du premier plan et de l’arrière-plan (berger(s), arbre, troupeau).

Dans le second, il crée également un effet d’expansion, mais latéral, en écartant le saint et le bourreaux : le rejet de l’un deux hors de l’image a également valeur péjorative.


Les Grandes heures du Maître de Rohan

1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 14rAdam jeté en Enfer, fol 14r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 106vLa Vierge reçue par Dieu, fol 106v

Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Les débordements les plus fréquents de ce manuscrit concernant les ailes des démons ou des anges.

Celui du phylactère est en revanche unique. Il faut dire qu’il commence par le mot « egreditur » :

Un rameau sortira de la souche de Jessé (Isaïe 11,1)

egredietur virga de stirpe Iesse

Ainsi ce débordement nous dit lui-même qu’il déborde, dans une autoréférence malicieuse.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 9rLes hommes bons couronnées de fleurs et les mauvais d’épines, fol 9r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 195vMoïse préparant l’arche d’alliance, fol 195v

Le débordement des édifices est banal, mais celui-ci monte vraiment tout en haut de la page : il s’agit du Paradis, où les hommes bons sont inondés par les rayons verticaux de Dieu. Tandis que les hommes mauvais se morfondent au dehors sous des nuages horizontaux.

Tout aussi anodin est le débordement du mobilier, sans doute ici pure question de place. On notera néanmoins que le maître a pris soin de placer en position verticale le bras de gauche, pour éviter un débordement parasite.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 7r Mois de MaiLe mois de Mai et les Gémeaux, fol 7r

Cette page a pour intérêt de présenter deux types de débordements. Celui de la croix est narratif, puisqu’il commente le texte de la petite miniature (qui complète celle d’Adam en page 6v) :

« Adam qui dort senefie Jhesu Crist qui dormi en la crois, Eve qui ysy hors du costé d’Adam senefie saincte eglise qui yst hors du costé Jhesu Crist: les diverses bestes senefient diverses religions. »

La grande image présente deux débordements dynamiques, mais qui sont volontairement atténués : celui de la patte avant gauche, dissimulé dans un fleuron ; et celui de la croupe et du manteau, pincés entre le bord blanc et le bord doré.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103rJoseph envoie du blé et des robes à son père Jacob, fol 103r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 105rJacob et sa maisonnée reviennent avec les vingt chars, fol 105r

Plutôt qu’un maigre débordement des pattes avant, le maître a préféré un décrochement dans le cadre, pour exprimer le départ vers le pays de Jacob. Pour la redescente vers l’Egypte, il montre la fin du voyage : ce pourquoi les chevaux s’arrêtent net.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103vLe char des Evangélistes, fol 103v

Au milieu de cet aller-retour s’insère une troisième image de char, qui en donne la signification typologique :

« Ce que Joseph envoya à son père vingt chars chargés de robes : signifie les IIII évangélistes qui portent vingt chars chargés de Sainte Ecriture du Nouveau Testament. »

Ici, pour accentuer le mouvement du char qui monte de la terre au ciel, le maître a fait déborder une patte arrière du Taureau (chevauché par l’Ange) qui le pousse, et une patte avant du Lion (chevauché par l’Aigle) qui le tire : la symétrie vaut bien ce petit empiètement côté texte.

On voit ici que le maître ne cherche pas à appliquer mécaniquement un procédé : il adapte les débordements au cas par cas, quitte à ce que leur signification ne soit pas totalement homogène.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135rPiéta, fol 135r
Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Cette très célèbre miniature a été largement commentée pour sa composition unique et son intensité dramatique, mais jamais sous l’angle des débordements.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135r schema

Les quatre auréoles s’ordonnent selon une parabole élégante, qui joint le Père au Fils en passant par Saint Jean et la Vierge (pointillés blancs).

Mais la lecture selon les débordements (en jaune) met en balance les deux auréoles identiques, de part et d’autre du panonceau INRI qui résume la double nature du Christ : à la fois  Homme (Iesvs Nazarenus) et Roi (Rex Ivdæorvm). Les deux auréoles cruciformes indiquent l’identité de nature entre  le Fils et le Père, l’un Homme sur terre  et  l’autre Roi dans le ciel.


Synthèse sur l’atelier du Maître de Rohan

L’impression générale est que le maître de Rohan connaît très bien la rhétorique des débordements, et n’a aucune réticence à leur encontre : simplement, ils ne sont qu’un effet graphique parmi tous ceux dont il dispose, et il en modère l’usage, comme un bon compositeur réserve les cymbales pour les grands moments.



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Références :
[79] Sermones ad Romanam Plebem, SERMO LXXVI, cap 2 : « Cum igitur ad intelligendam dignitatem Spiritus sancti oculos mentis intendimus, nihil diversum ab excellentia Patris et Filii cogitemus: quia in nullo ab unitate sua discrepat divinae Trinitatis essentia. » https://la.m.wikisource.org/wiki/Sermones_ad_Romanam_Plebem/LXXVI
[80] The Golden Age of Dutch manuscript painting, 1990, https://archive.org/details/goldenageofdutch0000unse
[81] James H. Marrow « Art and Experience in Dutch Manuscript Illumination around 1400: Transcending the Boundaries » The Journal of the Walters Art Gallery. Essays in Honor of Lilian M. C. Randall, éd. Elizabeth BURIN, 54, 1996 https://www.researchgate.net/publication/259813419_Art_and_Experience_in_Dutch_Manuscript_Illumination_around_1400_Transcending_the_Boundaries
[82] « Ceux qui sont assis à la porte parlent de moi, et les buveurs de liqueurs fortes font sur moi des chansons. » Voir [81], p 112
[83] Pour les textes, voir « Biblia Pauperum. Reproduced in fac-simile from one of the copies in the British Museum » 1859 https://books.google.fr/books?id=7nUJ8PJ8g
[85] Pour une présentation commentée de ce manuscrit d’exception : Millard Meiss, Marcel Thomas, « The Rohan Master : a book of hours : Bibliotheque nationale, Paris (M.S. Latin 9471) », 1973 https://archive.org/details/rohanmasterbooko0000roha/

11 Débordements pré-eckiens

22 septembre 2024

Dans les ateliers flamands du début du 15ème siècle se développe un style spécifique, dit pré-eckien, qui s’éloigne des idéalisations gothiques. C’est l’occasion d’un dernier tour de pistes des débordements, avant leur abandon définitif.

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En aparté : les effets tridimensionnels

Ces effets ne doivent pas confondus avec des débordements


Cy nous dit

1390-1400, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 fol 44L’apparition du Christ à sa mère, fol 44r
1390-1410, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 [86]

Toutes les images de ce manuscrit s’inscrivent dans des cadres en creux, simulant un éclairage venant du haut à gauche. Les personnages sont posés dans l’épaisseur du cadre, sans ombre portée.


Le Psautier de Beaufort

1405-25-Beaufort_Beauchamp_Hours-Royal-2-A.-XVIII-f.-23v-Miniature-of-the-Annunciation-with-two-donors-praying-MEILLURL’Annonciation entre John Beaufort et son épouse Margaret Beauchamp
Herman Scheerre, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 23v

Le remplacement du cadre par un édicule tridimensionnel rend l’image bien moins transgressive que celle des Heures de Marie de Gueldre (voir 10 Débordements dans le gothique international) : ici, les donateurs ne traversent pas le cadre, mais sont simplement positionnés au premier plan. Cet intérêt pour le rendu spatial se voit dans les enroulements alternés de feuilles d’acanthe et de parchemin, dans l’épaisseur des pilastres.

Sur la draperie verte du prie-Dieu de la Vierge se surimprime en lettres d’or la devise d’Herman Scheerre, un enlumineur d’origine flamande installé en Angleterre :

Tout est facile si l’on aime.

Qui aime ne souffre pas.

Omnia levia sunt amanti.

Si quis amat non laborat

Quoiqu’en disent habituellement les commentateurs, le cloisonnement entre l’espace profane et l’espace sacré reste ici de rigueur, sauf pour l’ange, seul habilité à ce type de communication : son pied droit traînant sur le bord suggère qu’il vient juste de rentrer dans l’édicule.


1405-25 Beaufort_Beauchamp_Hours Royal 2 A. XVIII, fol 5v george-and-the-dragonSaint Georges et le dragon, Maître de Beaufort, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 5v

Toutes les autres miniatures pleine page du manuscrit, réalisées par un illustrateur flamand, suivent le même principe : pas de débordements, mais tout un monde régi par de stricts rapport spatiaux, circonscrit à cette niche prismatique (réduite parfois à un retable plat) : elle même vient en avant du cadre empli de motifs florissants, à la manière d’un drap d’honneur. Tout le manuscrit est irrigué par la recherche du réalisme spatial.


Le Maître du cycle de l’Enfance Morgan (1405-25)

Cet atelier est l’auteur de quatre manuscrits, très disparates par la technique mais qui comportent de nombreuses similarités, notamment dans la composition des scènes [87]. Un de ces manuscrits est très atypique, autant par le choix et la répartition des miniatures que par leur mise en page unique.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 45v Adoration des Mages1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005 fol 45v 1350 ca Historienbibel St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r Adoration des Mages e-codicesVers 1350, Historienbibel, St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r e-codices

Adoration des Mages

Toutes les scènes sont portés par une sorte de plateforme verte, à la tranche bien marquée.

Pour James H. Marrow ([87] , p 78), l’origine pourrait en être des manuscrits populaires germaniques transmis en Hollande via le Rhin, tel celui de l’image de droite.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 119vLe partage du manteau du Christ, fol 119v 1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas BL nord Add MS 50005 fol 155vLa donatrice devant la madone, fol 155v

1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005

Lorsque l’atelier hollandais rajoute derrière certaines images un fond d’or, des hors-cadre se créent, mais de manière non intentionnelle : tandis que les débordements visent à isoler un élément pour le soumettre à réflexion, c’est ici la totalité de l’image qui surgit en avant de la page. Par un cheminement différent, on est en somme parvenu au même effet que les enlumineurs bolonais, un siècle plus tôt, avec leurs plateformes théâtrales (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).

Le fait que ce manuscrit soit le seul des quatre sont le texte n’est pas en latin, mais en hollandais, est typique du mouvement de la devotio moderna, qui cherchait à encourager une approche émotive des images pour un public plus populaire : ces scènes servies pour ainsi dire sur étagère y concourent certainement [88].



Les miniaturistes pré-eckiens ( 1380-1420)

Le terme « pré-eckien » est employé pour les ateliers flamands, pour la plupart à Bruges, où se développe un style spécifique, qui s’éloigne des idéalisations gothiques : en tant qu’accident au decorum de la page, les débordements font partie de ce nouveau vocabulaire graphique.

Les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville (Artois)

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1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 149rL’enfer, fol 149r 1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 150v Les âmes des damnés punis en enferLes âmes des damnés punis en enfer, fol 150v

1400-10, Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, France du Nord, Bruxelles KBR ms. 10176-10178

Ce manuscrit très original [89] ne présente des débordements qu’à la toute fin de l’ouvrage, à partir de cette représentation de l’Enfer comme une sphère difforme, décentrée, et hérissée d’arbres sales : comme si la laideur graphique exprimait l’horreur du lieu.

Vient tout de suite après cette image terrifiante d’un diable en hors cadre, lacérant de son crochet les damnés qui semblent illustrer un manuel de pendaison (y compris par la langue pour les menteurs).

L’histoire se poursuit par une série d’images où Guillaume visite les diverses catégories de supplices, accompagné par un petit ange qui volète à travers le cadre dans son dos, comme pour le retenir de tomber dans l’image. Dans toute cette section du texte, le cadre se comporte en somme comme une cage protectrice, empêchant l’Enfer de déborder.


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La Legenda aurea de Glasgow (Groupe Glasgow-Rouen)

Ce manuscrit sans précédent introduit des iconographies nouvelles, qui seront ensuite diffusés dans toute la production brugeoise.

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1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JacquesSaint Jacques
1400-10, Legenda aurea (Bruges) Glasgow Ms Gen 1111

La mise en page ressemble beaucoup au « Cy nous dit », par la variété de ses images et par l’adoption d’un cadre en relief, ici encre éclairé du haut à gauche : certains personnages y posent les pieds et les armes s’en échappent, dans un effet dramatique de surgissement. On remarquera que l’illustrateur éprouve une certaine gêne quant à cette spatialité : pour la tête du bourreau de gauche, plutôt que de la faire déborder vers l’avant ou de la masquer derrière le cadre, il a choisi un compromis étrange : modeler le cadre autour de la tête, comme si sa matière était molle.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JeanSaint Jean 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ChristopheSaint Christophe

Le traitement des auréoles n’est pas totalement homogène : Saint Jean , tout comme l’enfant Jésus, de trouvent en arrière de l’image : mais dans un cas l’artiste a choisi le cadre dur, dans l’autre le cadre déformable.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ThomasSaint Thomas 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Sainte MartheSainte Marthe 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint MatthieuSaint Matthieu

De la même manière, l’auréole de Saint Thomas s’imprime très profondément dans le cadre tandis que celle de Sainte Marthe est masquée, passant quasiment inaperçue : peut-être pour ne pas contrarier, par un second débordement, l’effet de profondeur de la tarasque. Enfin l’auréole de Saint Matthieu, solide et non plus rayonnante, passe carrément devant le cadre.

On voit que la formule du cadre en relief, tout en ouvrant de nombreuses possibilités, comportait aussi sa part de casse-tête : raison pour laquelle, au final, très peu de manuscrits pré-eckiens l’ont adoptée.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint AmbroiseSaint Ambroise 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111Saint JulienSaint Julien

Dans le cas du mobilier, écritoire ou lit, le cadre tridimensionnel ne pose aucun problème.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AlbanSaint Alban 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 EpiphanieEpiphanie

Il est même propice à des effets narratifs, mettant en évidence :

  • les deux couronnes de Saint Alban, roi et martyr
  • le banc sur lequel Joseph s’est assis à l’écart, pour réchauffer le gruau pour le bébé (voir – La chaleur de Joseph).

1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint HubertSaint Hubert 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint PierreSaint Pierre

Mais dans quelques images, le cadre perd son statut d’objet et se laisse déborder par un arbre ou une robe, sans aucune justification spatiale.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AdrienSaint Adrien 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint GeorgesSaint Michel

La posture de Saint Adrien risquant un pied à l’extérieur peut encore se justifier, d’autant plus que ce débordement attire l’attention sur sa main coupées sur le billot, à son aplomb.

En revanche la posture de Saint Michel, avec son pied posé sur rien et surchargé par son propre nom, échappe à tout réalisme. Sitôt qu’une convention semble s’établir, l’artiste s’ingénie à la prendre à rebours, comme pour tester toutes les libertés de la formule.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ClementSaint Clément 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint paul ermiteSaint Paul Ermite

Ce caractère ludique, qui est un des charmes des artistes pré-eckiens, est encore plus visible dans le toit d’ardoise qui remplace le bord supérieur du cadre, ou le mur de l’ermitage qui fusionne avec le bord droit, dans une géométrie impossible.


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Le Livre d’Heures de Rouen (Groupe Glasgow-Rouen)

L’autre grand manuscrit de cette école, dite de Glasgow-Rouen [90], est un Livre d’Heures où le cadre reste encore un trompe-l’oeil, mais beaucoup plus plat, ce qui facilite tous types de débordements.

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1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 12v GallicaSaint Georges et le donateur devant la Madone, fol 12v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 13r GallicaAnnonciation, fol 13r

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Ce bifolium met en regard les deux types de cadre : imitation pierre ouvragée pour la miniature pleine-page, imitation bois doré pour la miniature de plus petite taille.

Côté pierre, l’illustrateur a rajouté en avant du retable un petit îlot rocheux sur lequel s’entassent l’ange écuyer juché sur le dragon aplati, le saint patron et le donateur : cet ilot reste néanmoins dans un rapport spatial ambigu avec le cadre, puisqu’il est masqué par le quadrilobe doré, alors que ce devrait être l’inverse. Cette « erreur » facile à corriger est probablement volontaire : le donateur peut tout aussi bien se voir présenté à la Vierge en chair et en os, au travers d’un seuil matériel, qu’en image, au travers d’une frontière virtuelle qui n’existe que dans son livre.

De la page verso à la page recto, on notera l’effet d’écho entre le donateur, lançant son phylactère depuis l’extérieur du jardin clos, et l’Ange qui fait de même, mais à l’intérieur de la chambre.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 118v St ChristopheSaint Christophe, fol 118v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 53v GallicaFuite en Egypte, fol 53v

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Les débordements deviennent ici de purs jeux graphiques :

  • manteau géant de Saint Christophe emporté par le vent, imitant le petit manteau de l’Enfant ;
  • arbre planté en haut d’une montagne, pourtant sensée se trouver en arrière-plan.

On notera dans cette image un autre amusant effet d’écho, entre Joseph, qui retourne sa gourde pour en tirer les dernières gouttes (sous-entendant qu’il a donné le reste à Marie et à l’Enfant) et le petit singe qui l’imite juste en dessous.

On en vient à se demander si le ressort caché de ces débordements n’est pas de combiner, dans le même espace graphique, l’esprit de sérieux des images encadrées et l’esprit de fantaisie des drôleries.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 114v St Georges GallicaSt Georges, fol 114v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 102v St jean baptisteSaint Jean Baptiste, fol 102v

Dans la première image, les deux troncs à l’aplomb l’un de l’autre imitent verticalement les deux tronçons de la lance, qui perce le monstre orthogonalement.

Dans l’autre image, la lanterne en suspension immatérielle en dessous du second arbre se retrouve dans plusieurs manuscrits flamands : elle signifie que Saint Jean Baptiste est la lanterne du monde ( [91], p 155).

Par symétrie avec l’arbre situé au dessus de la lanterne, l’arbre de gauche attire l’attention sur la forêt touffue, en contrebas. A la manière des oriflammes débordant au dessus des scènes de bataille, ces deux arbres pourraient bien signaler les deux camps en présence : un Paradis inaccessible et un désert escarpé, mais sur lequel s’est levé une lumière.


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Un écho dans le Brabant

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1420 Ruysbroeck Du tabernacle spirituel Brabant Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2vRuysbroeck et un copiste
1420, Frontispice de Ruysbroeck, « Du tabernacle spirituel » (Brabant) Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2v

Ruysbroeck couche ses inspirations sur une tablette de cire, un copiste les transcrit sur parchemin, les pages forment un livre rouge d’où la sainte parole s’écoule, comme l’eau de la source rouge. Les frondaisons qui débordent au dessus de cette terre arrosée illustrent la fécondité de la parole du mystique, tout en témoignant de l’influence à distance du style pré-eckien brugeois.


Les devanciers du groupe Mets

 

Le Maître de la Mazarine

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1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 31r annonciationAnnonciation, fol 31r 1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 116r David et le SeigneurDavid et le Seigneur, fol 116r

Maître de la Mazarine, vers 1415, Heures dites de Joseph Bonaparte, BNF Lat 10538

Cet enlumineur parisien, probablement d’origine flamande, est le seul à se risquer à des compositions aussi spectaculaires : il ne s’agit pas à proprement parler de débordement (puisque le cadre n’est pas matérialisé) mais de l’inverse : l’invasion de l’image par le fond décoratif, dont les rinceaux dorés apparaissent par tous les jours de l’architecture.

Ce procédé graphique, qui s’inscrit parmi les expériences du temps sur la miscibilité entre cadre et image, n’aura pas de lendemain : peut être parce qu’il ne permet pas, à la différence des débordements, de mettre l’accent sur tel ou tel détail significatif.


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Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur

Le Livre d’oeuvre de Jean sans peur est une oeuvre somptueuse qui a la particularité d’avoir été un des rares manuscrits flamands dans la bibliothèque du Duc de Bourgogne Jean sans Peur. Il s’écarte du courant pré-eckien par la variété de ses cadres, qui échappent au sempiternel modèle brugeois, bicolore et ponctué aux quatre coins de quadrilobes dorés [92]. En de nombreux points, il se révèle influencé par les maîtres du groupe Rouen ([91], p 155).

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1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 191vSaint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre, fol 191v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Le maître pratique à la fois :

  • le procédé éprouvé des drôleries marginales faisant écho à la scène centrale, avec l’estropié montrant son pied sanglant et la mendiante sa sébile ;
  • le procédé du débordement, tout juste remis au goût du jour, qui met en pendant le genou fringant du cheval et la patte amputée de l’infirme.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 51vLa Mise au Tombeau, fol 51v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 204vL’Office des morts, fol 204v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici c’est une pleurante et un moine à chapelet qui escortent la Mise au Tombeau, et Saint Michel qui repousse le démon loin des âmes, sous l’Office des morts. On notera dans cette seconde miniature le motif du sol découpé en dents de scie.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v PentecoteLa Pentecôte, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v 1400-10 groupe Rouen Carpentras Inguimbertine MS 57 fol 55v IRHTLa Madone entre Sainte Catherine et Sainte Agnès, 1400-10, Groupe Rouen, Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, MS 57 fol 55v IRHT

On retrouve le même motif, cette fois débordant, au dessus d’une drôlerie représentant Lohengrin avec son cygne (allusion probable à la famille de Clèves, qui prétendait en descendre).

Ce motif crée un lien avec le groupe de Rouen dont un enlumineur de la décennie précédente avait inventé le même dispositif (image de droite) : une sorte de Conversation sacrée surplombe un jardin peuplé d’anges, occupés à des occupations variées. On remarquera que les donateurs restent à l’extérieur du cadre, et que la femme se trouve à gauche, inversant l’ordre héraldique. Ses vêtements de deuil suggèrent qu’elle était probablement morte, un des cas pouvant expliquer cette inversion (voir Couples irréguliers).


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36vLa Trahison de Judas, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36v 1420-30 Maitre Jean sans peur MS M.439 fol. 27vSaint Sébastien, 1420-30, Morgan Library MS M.439 fol 27v

Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur pratique les débordements pré-eckiens les plus usuels : personnage situé au premier plan et arbre à l’arrière-plan, dans une contradiction graphique déjouant la spatialité.

On retrouve exactement le même dispositif dans le second manuscrit qui lui est attribué, à la Morgan Library.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 130vJugement dernier, fol 130v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 131rFol 131r

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Dans ce bifolium très original, le donateur, protégé à l’intérieur de l‘initiale D de Domine, contemple le Jugement dernier depuis le mauvais côté, celui des Damnés. Tandis que ceux-ci sont extraits violemment de l’image en passant sous le liseré doré, le cadre s’ouvre sur la gauche aux Elus qui empruntent l’escalier du Paradis, attendus en haut par Saint Pierre.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107vLa présentation au Temple, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107v

Cette image construit elle-aussi un édifice dans la marge : un chapelain tire la corde de la cloche, mise en évidence par le débordement du clocher. De là, l’oeil redescend jusqu’aux statues dorées de l’Ange et de Marie, qui président à la Présentation de l’Enfant : on comprend que la cloche sonnée dedans et dehors constitue une nouvelle Annonciation, non plus intime mais universelle.


vLe Couronnement de Marie, fol 123v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 183vSaint Jacques le Majeur, fol 183v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

On notera dans la première miniature la forme en faux des ailes des anges, qui débordent comme il se doit. Le hors-cadre prétend aussi à accentuer la profondeur, en déployant en avant-plan un perchoir pour un ange harpiste.

Mais l’esprit ludique n’est jamais loin : la plateforme devant Saint Jacques sert surtout à attirer l’attention sur son pied nu, peu propice aux pèlerinages.


Le soulier qui lui manque se retrouve juste en dessous, au bout d’un bâton qu’actionne un compère aux yeux bandés, dans un jeu de casse : les autres joueurs font des gestes d’effroi pour l’empêcher de frapper la plateforme, preuve que, dans la charte graphique de l’artiste, drôlerie et débordements se partagent le même espace.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v.Nativité, fol 89v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici deux des trucs de l’artiste se combinent astucieusement :

  • le prolongement narratif, avec les bergers dans la marge ;
  • le débordement ludique, avec l’aile bleu de l’ange qui passe sous le rideau, puis sur le cadre [93].

L’idée est sans doute que les bergers risquaient un oeil par la fente, avant que l’ange ne tire carrément le rideau.

Un élément important est le rideau noué, placé à un endroit impossible (il devrait être pendu au coin). Au mépris de tout réalisme, l’artiste l’a placé à l’aplomb du ventre de Marie (et du bébé dans le bassin) : il s’agit de la métaphore du rideau utérin, un des exemples les plus patents (et les plus méconnus) du symbolisme déguisé qui se développe à l’époque (voir 2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)).

Non seulement l’artiste la connaît, mais il présume que le lecteur la connaît aussi, et s’amusera de cette caricature.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 178vSaint Christophe, fol 178v

Cette miniature, très admirée et commentée d’un point de vue stylistique ([91] , p 149), n’a pas reçu toute l’attention que sa composition méritait. Le bord droit a été remplacé par une falaise à deux étages, aux proportions bizarrement inversées :

  • en centre, une anfractuosité, avec un ours levant la tête vers une chouette perchée sur un arbre – une scène totalement étrangère à la légende de Saint Christophe et à son iconographie ;
  • en haut, une vaste plateforme enclose par une barrière, avec l’ermitage et l’ermite tenant une lampe, qui sont des détails habituels de la scène.



1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur
L’arbre du haut déborde, selon le tic habituel des pré-eckiens. L’attention est ainsi attirée sur le trio arbre/ermite/lanterne, qui fait écho au trio arbre/ours/chouette de l’étage inférieur (flèches bleue). Puisque la chouette, oiseau de nuit, est l’antithèse de la lanterne et l’ours, bête sauvage devant sa grotte, l‘antithèse de l’ermite devant sa chapelle, on en est amené à associer l‘étage chrétien, de taille géante , à l’Enfant Jésus (cadres verts), et l’étage sauvage, de taille réduite, au géant Christophe (cadres oranges).

Ainsi la paroi rocheuse transcrit, avec ses deux étages en croissance,  une transformation continue : le passeur, en sentant l’Enfant devenir de plus en plus lourd sur ses épaules, passe de sauvage à saint.


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Le Maître des Heures de Daniel Ryms

Dans ce manuscrit réalisé pour un riche bourgeois de Gand, l’enlumineur se montre dans la continuité du Maître du Livre d’heures de Jean sans peur. Il revient néanmoins à une organisation plus traditionnelle de la page :

  • les drôleries s’autonomisent par rapport à l’image principale ;
  • les cadres deviennent luxuriants ;
  • les débordements s’atrophient.

L’enrichissement graphique se concentre désormais dans des détails à l’intérieur de l’image.

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1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 106vLa Trahison de Judas, fol 106v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113vLe Portement de Croix, fol 113v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages habituellement propices aux débordements illustrent bien leur régression.

Dans la Trahison de Judas, ni Malchus ni l’arbre ne sortent du cadre. Seule la lanterne éteinte déborde : elle  forme couple avec la lanterne allumée tombée par terre, et désigne Judas, juste en dessous, comme le disciple qui n’éclaire plus. L’invention va vers un détail nouveau : l’oreille de Malchus dans la main droite du Christ ([91], p 192).

Dans le Portement, l’extrémité de la croix ne déborde pas : seul un marteau passe en hors champ à droite, presque à regret. Si l’arbre déborde, c’est parce qu’un spectateur est monté dessus, dénoncé par un enfant à un soldat qui le vise de la lance : cette scène hors contexte fonctionne presque comme une drôlerie qui serait dissimulée dans l’image. Dans le bas de page se développe une autre drôlerie : une homme sauvage fait face à une femme-fleur qui brandit sa quenouille en le traitant de paillard. L’enrichissement graphique se concentre à l’intérieur de l’image, avec le moulin qui fait écho à la croix et le motif nouveau de l’enfant qui frappe le Christ de son gourdin ([91], p 195).



1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113v detail
A la réflexion, la drôlerie inférieure se révèle moins indépendante qu’elle ne le paraît : l’homme sauvage lève les bras avec désespoir vers le bambin qui lui a volé son gourdin et la femme avec sa quenouille, nargue le gourdin manquant.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 41vLe Jugement dernier, fol 41v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 111vLa Flagellation, fol 111v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages illustrent bien comment la luxuriance des cadres fait obstacle aux débordements.

Dans le Jugement dernier sortent à peine les ailes en faux des anges, la fleur du lys et le pommeau de l’épée : le débordement bleu du manteau se perd, délibérément, dans le revers bleu d’une feuille.

Dans la Flagellation, les fouets débordent chichement et la statue païenne qui, au tout premier plan, justifierait pleinement un débordement spatial, donne lieu à un décrochement dans le cadre : seule manière de la mettre en évidence au milieu des vignetures dorées.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 109vL’Homme de douleurs et les instruments de la Passion, fol 109v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Cette image douloureuse fait pendant à l’image glorieuse du Christ du Jugement : même couronne d’épines vert cru, même manteau bleu. Mais celui-ci s’est transformé en une sorte de corolle à cinq pointes, image abstraite de la Douleur terrestre – les cinq plaies – par opposition à la gloire céleste qu’expriment, en haut de l’image, les têtes d’ange du même bleu.

Le débordement des dés attire l’oeil. Les deux sont truqués : l’un a deux faces Quatre, l’autre des faces Deux et Cinq qui ne sont pas opposées. De même que l’or dénonce la trahison de Judas, les dés dénoncent la fausseté des adversaires du Christ.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 1vL’Annonciation, fol 1v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Des fleurs géantes, traitées de manière illusionniste, envahissent les marges : au point que l’ange, aux mêmes couleurs vert et or, ses fines ailes bleues traînant derrière lui comme des antennes, semble un insecte qui aurait sauté de la fleur dans l’image – tout comme l’enfant Jésus descend telle une abeille depuis la fleur située derrière Dieu le Père.

Le long phylactère qui réifie le cadre en s’enroulant de lui, sans oser aller plus loin, semble un clin d’oeil de l’artiste au lecteur, lui signalant cette esthétique du débordement refoulé.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 168vDaniel Ryms devant le prophète Daniel, fol 168v.
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Le clou du manuscrit est cette image frappante, où deux débordements se répondent :

  • en bas à gauche celui du donateur, déployant son phylactère vers son saint patron ;
  • en haut à droite, celui d’Habacuc véhiculé par un ange jusqu’au prophète enfermé dans la fosse aux lions.

L’un lui offre ses prières, l’autre apporte des victuailles.

On notera l’inventivité graphique des sept lions transformés en brebis. Le soldat endormi est un détail typologique soulignant que Daniel sortant de la fosse préfigure le Christ sortant du tombeau. Le bouclier anthropomorphe, au profil sévère, est peut être une métaphore de Dieu protégeant les deux Daniels.


Le groupe de Guillebert de Mets

La somme impressionnante de Dominique Vanwijnsberghe et Erik Verroken [91] a permis de démêler les différents artistes appartenant à ce groupe. Le nom de « Maître de Guillebert de Mets » est désormais réservé à la main A, celle d’un artiste prolixe qui recopie les modèles de différentes écoles :

« La main A… trouve ainsi sa place à l’intersection des deux pôles artistiques qui donnent alors le ton dans la partie ouest des anciens Pays-Bas : Bruges et Tournai. C’est sur ce substrat artistique et technique que le Maître de Guillebert de Mets assimile et digère des compositions et motifs venus de France. » ([91], p 336)

Cet artiste marque le reflux presque total des débordements pré-eckiens, repoussés par la saturation des marges.

Les débuts du Maître de Guillebert de Mets

1420-30 Livre d'Heures (Gand) Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130vLe Massacre des Innocents, Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130v 1420-30 Livre d'Heures Morgan MS M.46 fol. 25v Meurtre de Thomas BeckettLe Meurtre de Thomas Beckett, 1420-30, Morgan MS M.46 fol. 25v

Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre d’Heures (Gand)

Dans plusieurs Livres d’Heures qu’il produit au début de sa carrière, on ne rencontre plus que le débordement de l’épée, désamorcé par la prolifération des vignetures.



1420-30 Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112 fol 56vLe Jugement dernier, fol 56v
Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112

Les donateurs rentrent dans le cadre, qui n’est plus traversé que par les trompettes à phylactères et par les ailes des anges avec un certain laisser-aller (tantôt par dessus le liséré, tantôt par dessous). On sent que la question de la perméabilité du cadre, qui avait tant travaillé les générations antérieures, est une affaire classée.


Le Maître au ciel d’argent

Ce nom désigne désormais la main B du groupe Mets, chez qui les débordements sont tout aussi limités.


1430-35 Maître au ciel d'argent Livre d'heures Gand Bruxelles, KBR ms 10772 fol 13VBruxelles, KBR ms 10772 fol 13v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 25vBologne, BUB MS 1138 fol 25v

Crucifixion, Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand)

Dans la Crucifixion des Heures de Bruxelles, seules débordent l‘auréole de Dieu le père, les pointes des lances et les âmes des deux larrons. Ce qui produit une discordance de taille entre le petit ange extracteur d’âme et les grands anges décoratifs de la bordure.

Dans la Crucifixion des Heures de Bologne [94], tous ces débordements ont été éliminés. La bordure s’étoffe avec la figure de la donatrice, et avec la drôlerie narrative des soldats jouant le manteau aux dés.


1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 50v annonciationAnnonciation, fol 50v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 13v TrahisonTrahison de Judas, fol 13v

Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand) Bologne, BUB MS 1138

Les autres pages des Heures de Bologne ne présentent que des débordements éculés :

  • ailes et rubans soulignant l’avancée de l’ange dans la chambre,
  • portillon du Jardin des Oliviers, substitut affaibli du débordement de Malchus.

La recherche graphique va dorénavant à l’enrichissement de la bordure, et à la mise en correspondance des images pleine page, au verso, et des lettrines historiées qui leur font face, au recto, selon des typologies extrêmement originales ([91], p 383).


L’apogée du Maître de Guillebert de Mets

1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v 1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 128

Maître de Guillebert de Mets, 1450-55, Livre d’Heures Getty, Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v-138r

A la miniature pleine page du Jugement dernier fait face dans la lettrine historiée le Roi David en pénitence, dans ce bifolium extraordinaire qui introduit le Psaume pénitentiel.

Les débordements se limitent aux trompettes et aux phylactères surabondants, qui traversent le liséré doré tantôt dessus tantôt dessous, selon toutes les combinaisons possibles. Des iris géants prolifèrent dans la bordure, parfois passant devant le cadre.

« Toutes ces plantes sont puissamment modelées, irréelles mais peintes avec un art consommé de l’illusionnisme, qui donne déjà l’impression, quarante ans avant la vogue des marges ganto-brugeoises, d’avoir été posées sur la surface nue du parchemin par un esprit inventif. » ([91], p 307)

A gauche du Jugement dernier, un iris vert héberge les Elus sous une tente, à droite un iris bleu absorbe les Damnés dans sa bouche infernale : communication à distance qui n’a plus rien à voir avec les débordements du Maître des Heures de Jean sans peur, soucieux de conserver un cheminement continu entre l’image et ses marges.

Modernistes au début du siècle chez les miniaturistes pré-eckiens, les débordements sont devenus au milieu du siècle un résidu archaïque, supplanté par des modes d’expression plus complexes.



Références :
[87] James H. Marrow « DUTCH MANUSCRIPT ILLUMINATION BEFORE THE MASTER OF CATHERINE OF CLEVES: THE MASTER OF THE MORGAN INFANCY CYCLE » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 19 (1968), pp. 51-113 https://www.jstor.org/stable/24705879
[88] James Freeman « Say Your Prayers », 2014 https://blogs.bl.uk/digitisedmanuscripts/2014/03/say-your-prayers.html
[91] Dominique Vanwijnsberghe, Erik Verroken « A l’Escu de France : Guillebert de Mets et la peinture de livres à Gand à l’époque de Jan van Eyck (1410-1450) », 2018 https://orfeo.belnet.be/handle/internal/9966
[93] Ne pas prendre cette aile pour un bâton : Lynn F. Jacobs, « Thresholds and Boundaries » p 135
https://books.google.fr/books?id=8EQ3DwAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=a+rod+on+which
[94] Le Livre d’Heures de Bologne a au Vatican un manuscrit jumeau, réalisée en parallèle et pratiquement identique : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Ott.lat.2919

4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux

7 juin 2024

 

Le thème de la « musca depicta » a été beaucoup étudié [4], et les spécialistes débusquent encore de nouveaux exemples ou exhument de nouvelles sources littéraires. Cet article se focalise sur la préhistoire du motif, entre 1430-40 et 1480-1500, sans classer ces oeuvres selon les catégories que l’histoire de l’art leur a peu à peu attribuées (représentation animalière, trompe-l’oeil, symbole du diable ou de la mort) : car si tout le monde s’accorde sur le fait que le motif est polysémique, la catégorie dans laquelle on classe chaque exemple reste souvent affaire d’autorité.

Il importe de redonner la parole à ces premiers témoins, dans toute leur singularité. Et certains vont nous dire des choses assez différentes de ce qu’on entend d’habitude.

Article précédent : 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits



Les premières mouches en peinture

Ces premières apparitions de la mouche sont macabres : comme si, avant 1440, les peintres n’avaient songé à ce détail que pour sa valeur narrative.

Les mouches de Bernat Martorell

C’est dans un triplé flamboyant que les toutes premières mouches font leur entrée dans la peinture.

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Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 schema
Le retable de Saint Georges, aujourd’hui démembré, était une oeuvre prestigieuse, probablement réalisée pour la chapelle Saint Georges du Palais de la Généralité de Barcelone [4b]. Martorell y fait preuve d’un grand sens de la continuité narrative puisque le roi Magnence, l’ennemi de Saint Georges, apparaît dans les quatre panneaux latéraux (carrés bleus) : deux fois en habit de cour et deux fois en armure. La mouche, quant à elle (cercles rouges), apparaît dans le panneau central, le Combat contre le dragon et dans les deux panneaux terminaux, le Saint traîné au Supplice, et la Décapitation : autrement dit les trois événements qui sont en rapport direct avec la Mort. C’est cette mouche tripliquée qui a permis à Emile Bertaux, en 1905, de rapprocher les panneaux de Paris de celui de Chicago.


 

Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zSaint Georges et le dragon
Bernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

Martorell aurait pu placer la mouche à un emplacement plus nettement humain, le crâne, mais il a choisi une omoplate indécise pour cette nettoyeuse universelle de cadavres. Le crâne humain et le crâne à cornes font voir éloquemment le destin qui attend la princesse et son bélier, si Saint Georges ne gagne pas.

La mouche, seule vivante dans ce cimetière mixte, est peut être celle qui tire les ficelles du combat entre Bien et Mal qui se déroule au dessus d’elle ; ou bien, indifférente, elle se contente de profiter des restes.

De la même manière, des lézards, émissaires reptiliens du dragon, font l’aller-retour entre la caverne et la princesse : mais on peut tout aussi bien penser que ces bestioles sortent simplement se chauffer au soleil.



Boucicaut_Master Heures de Boucicaut Saint Georges 1405-08 musee Jacquemart AndréHeures de Boucicaut
Maître de Boucicaut, 1405-08, Musée Jacquemart André
Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zBernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

On a souvent comparé ces deux Saint Georges, tantôt pour souligner la ressemblance des compositions, tantôt pour insister sur les différences (la posture du cavalier notamment [4c]).
Sans prétendre que Martorell, dont on connaît quelques miniatures, ait été se former dans un atelier parisien, il est clair que le détail animalier – à l’intérieur de l’image – est un procédé d’enlumineur, à la fois narratif et naturaliste. On remarquera que le maître de Boucicaut a quant à lui posé un papillon bleu céleste au ras de la falaise : il sert de relais graphique entre les parents, qui prient en haut du rempart, et la princesse également en prières, captive de son rocher.


Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 torture détail LouvreLe Saint traîné au Supplice Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 decapitation détail LouvreLa Décapitation

Les deux autres mouches du retable de Martorell suivent la même logique, mi-symbolique mi-naturaliste :

  • de la mouche posée sur la croupe – point commun avec les deux manuscrits italiens décrits dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits– , on pourrait dire qu’elle aiguillonne l’attelage vers le lieu de l’exécution, mais elle se trouve aussi à sa place naturelle, près de l’anus bien marqué du cheval ;
  • la mouche posée sur l’écu regarde vers le bas, comme si elle accompagnait la chute des cavaliers désarçonnés par la colère divine ; mais elle rappelle aussi qu’elle tient sans problème sur une surface verticale lisse.

Ces toutes premières mouches ont donc toutes trois les mêmes caractéristiques :

  • elles ont partie liée avec la Mort ;
  • elles sont intégrées à l’image et à la narration.

Malgré ce qu’on en a dit, elles n’ont donc rien d’un trompe-l’oeil, ce qu’exclut de toute façon la hauteur respectable du retable (environ trois mètres de haut, en comptant la prédelle) et la distance par rapport au spectateur.


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La mouche du maître autrichien

Triptyque de la Mort de la Vierge (detail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, HongrieTriptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie

Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention possible de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi [1] :

  • elle se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
  • une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.

La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant la Mort et le Mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme. [1a].


Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique (voir 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits), il se pourrait bien que ce soit cet autrichien anonyme qui ait peint, avec ses modestes moyens, la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.



Tout de suite après cette entrée en scène, la mouche en peinture va bifurquer dans trois directions bien distinctes :

  • avec l’homme ou la femme d’un portrait,
  • avec la Madone,
  • avec le Christ.

Nous allons suivre ces trois thèmes jusque vers 1480. Après quoi les mouches, devenues pullulantes, ont été plus largement étudiées par les historiens d’art.



La mouche dans le portrait

Ce thème n’est présent que dans les Pays du Nord.


La mouche-peintre (SCOOP !)

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Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 144Portrait d’un chartreux, Petrus Christus, 1446, MET

Ce tout premier portrait de Petrus Christus est aussi de loin le meilleur, à un moment où, cinq ans après la mort de Van Eyck, il reste encore très proche de la technique de son maître. La mouche est bien sûr un détail illusionniste, au même titre que l’inscription gravée. Mais on sent bien que sa signification va au delà. On a proposé plusieurs hypothèses [5] :

  • acceptation de la Mort, point d’orgue de la vocation du chartreux – mais l’homme, non tonsuré, est un laïc, frère lai ou convers, et pas un moine ordonné ;
  • signature parlante – mais on n’a pas trouvé trace d’un chartreux nommé De Vliegher ;
  • talisman contre le Diable – mais on n’a aucun exemple avéré d’un telle valeur apotropaïque.



Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 1446 MET detail
On n’a semble-t-il pas remarqué que, tandis que les montants et la traverse supérieure du cadre sont en pierre, la traverse inférieure est en bois : autrement dit une réparation de fortune. C’est justement là que le peintre a posé la mouche, entre son prénom PETRUS et le chrisme qui remplace CHRISTUS. Ce jeu de substitutions de l’éternel par le périssable, de la pierre par le bois, du Christ par celui qui s’en réclame, est l’affirmation du pouvoir immortalisant du peintre : de même qu’il a le pouvoir de déclarer que ce bois feint est une pierre (PETRUS), de même il a celui de suggérer que cet insecte aux pattes plus fines qu’un poil de barbe, qui trace par sa marche une horizontale impeccable, est l’homologue de son pinceau habile, figé pour l’éternité.

Comme souvent, c’est dans ses tout premiers débuts  qu’un motif est le plus complexe.


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La mouche « morceau de bravoure »

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After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500, Gotha, SchlossmuseumSchlossmuseum, Gotha After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500 Madrid, Palacio realePalacio reale, Madrid

Portrait de Philippe le Bon, d’après un original de Van der Weyden, vers 1500

Dans un article récent [6], Stephan Kemperdick a comparé ces deux versions, dont le fond en faux bois porte pour l’un une mouche (Gotha), pour l’autre un cloporte : cet insecte rampant ne peut être compris que comme présent à l’intérieur de l’image, tandis que la mouche, insecte volant, peut tout aussi bien être vue comme un trompe-l’oeil posé sur la surface du tableau. La présence de ce détail dans les deux copies pourrait être l’indice qu’il figurait déjà dans le portrait original peint par Van der Weyden (mort en 1464).


Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGAPortrait d’homme avec une flèche
Memling, 1475, NGA

Ce portrait comporte deux morceaux de bravoure démontrant l’habileté à peindre le minuscule :

Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGA detail broche

  • la broche dorée du béret, avec une Vierge au croissant ;


Memling 1475 Portait d'homme avec une fl

  • une mouche presque invisible sur le fond noir, à côté du pouce qui tient la flèche.

Tout comme dans le portrait de Petrus Christus, cette mouche est nécessairement dans le tableau, puisqu’elle marche sur la table. L’idée est probablement de comparer ces deux choses volantes et bruyantes : la flèche contrôlée par l’archer, la mouche que personne ne contrôle, sauf l’artiste.

Mais on peut également l’opposer, en diagonale, avec le broche du béret, troisième chose qui vole dans le Ciel [7] : l’une dorée et protectrice, l’autre noire et importune.


 

Bayerischer Meister, 15. Jh.; Bildnis eines älteren Mannes (Pius Joachim); um 1475Portrait d’un homme âgé (PIUS JOACHIM), Maître du Portrait Mornauer (attr), vers 1475, Kunstmuseum, Bâle

L’histoire de ce portrait est intéressante, puisque le halo doré et l’inscription ont été rajoutés en 1512 pour sacraliser un portrait civil, comme nous l’apprend l’inscription qui figurait sur l’ancien cadre :

Pour le divin patriarche Joachim de Nazareth, grand père de Jésus, choisi par lui comme patron, Balthasar Pacimontanus, théologien, âgé de vingt et sept ans et dix sept jours, a fait faire ceci, l’année du Christ douze, au mois de septembre.

DIVO IOACHIMO NAZARE[N]O PATRIARCHAE IESV AVO PATRON[O] S[VO] SELECTO BALDAS[AR] PACIMONTANVS THEOLOGVS ANN [ OS] NATVS VII ET XX D[IES] XVII F[IERI] C[VRAVIT] AN[NO] CHR[ISTI] XII K[ALENDIS] SEPTE[MBRIS] ».

Selon les calculs de Martin Rothkegel [7a], ceci fait naître Baltasar Hubmaier le 16 août 1485, le jour de la Saint Joachim, d’où le choix de ce patron (Baltasar ne figurant pas dans le calendrier). Hubmaier s’est bricolé ce saint patron pour célébrer, en 1512, son accession au doctorat de l’université d’Ingolstadt.



Portrait d'un homme âgé (Pius Joachim) 1475 Maître du Portrait Mornauer Bâle, Kunstmuseum detail
Ces circonstances renvoient la raison d’être de la mouche dans les ténèbres antérieures. Sa position à l’arrière plan, entre l’oeil et les lunettes, laisse supposer qu’elle était plus qu’un simple trompe-oeil : par sa vue réputée et par sa rapidité, elle synthétise parfaitement les deux instruments qu’elle jouxte, la vision de près grâce aux lentilles et la vision de loin grâce aux lettres.


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Le moment Zeuxis

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Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery
Portrait d’une femme de la famille Hofer, vers 1470, peintre souabe inconnu, National Gallery

On ne sait rien du peintre ni de la commanditaire, sinon qu’elle était très riche : robe et rideau de brocard, coiffe impeccable fixée par des dizaines d’épingles, bagues nombreuses. Le myosotis possède un symbolisme trop lâche (amour, souvenir…) pour donner une quelconque indication. La seule certitude est que le peintre n’a pas posé la mouche par hasard : il avait l’assentiment de la cliente.



Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery detail
L’ombre de l’insecte est cohérente avec l’éclairage d’ensemble : il est donc impossible de savoir si la mouche s’est posée sur la coiffe pendant la pose, rendant hommage à l’immobilité du modèle, ou si elle s’est posée aujourd’hui sur le tableau, attirée par cette grande plage blanche. A une époque où la notion d’instantané n’existait pas, on mesure ce que pouvait avoir de vertigineux ce collapse de deux lieux et de deux moments.

L’avancement des techniques illusionnistes permettait à cette riche allemande de s’offrir son « moment Zeuxis » : celui où la peinture devient si vraie que même une mouche s’y trompe, tels les oiseaux attirés par les grappes du maître athénien.


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Les trois volatiles du Maître de Francfort (SCOOP !)

Cette composition sort un peu du cadre temporel de cette étude, mais a le mérite de donner un état des lieux sur la question de la mouche, à la toute fin du XVème siècle.

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Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'AnversLe peintre et son épouse
Maître de Francfort, 1496, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers

Ce tableau ne peut être compris que dans son contexte très particulier : les giroflées dans le vase, dans la main de l’épouse et sur le cadre ouvragé, font allusion à « La Giroflée (De Violieren) », une des chambres de rhétorique d’Anvers dont la devise « Wt ionsten versaemt’ (unis dans l’amitié) » est inscrite en haut du cadre. Elle s’était créée vers 1480 sous l’égide de la Guilde des Peintres, d’où la présence du taureau ailé de Saint Luc [7b].

La première mouche de ce tableau est une mouche « picturale » : tâche noire sur la coiffe blanche, elle joue en contrepoint de la giroflée blanche sur le fond noir, et est similaire à la mouche sur la coiffe de la femme de la famille Hofer (la richesse en moins) : un détail à la Zeuxis, à la fois dans et sur le tableau.


Un portrait de couple

On lit souvent que ce double portrait serait le tout premier exemple de portrait de couple sur un seul panneau. Il a en fait été précédé par un panneau de Memling vers 1470-72 et par plusieurs panneaux germaniques (voir Couples germaniques atypiques)



Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 1
Reste que la polarité masculin/féminin, inhérente au portait de couple, marque profondément le bas du tableau : deux âges (36 et 27), deux pains ronds, deux verres, deux récipients (pichet et vase), plus l’inscription IHESUS MARIA qui valide la dimension religieuse des objets posés sur la table : le vin du pichet et les deux pains renvoient à une sorte d’eucharistie laïque, célébrée sur un autel domestique autour d’un plat de cerises, le fruit qui symbolise la Passion.

Par élimination, le couteau s’associe mécaniquement à la mouche. Ce qui nous donne une interprétation possible : parce que la mouche a été attirée par le fruit (comprendre le Serpent par la Pomme, du côté de la Femme), le fer a dû trancher le pain (comprendre la Cène et la Crucifixion, du côté de l’Homme) [8].


Une composition rhétorique

Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 2
Dans le contexte rhétoricien de la composition, on est tenté de mettre en relation les trois animaux ailés qui s’étagent, du plus éthéré au plus terrestre (en jaune) :

  • le taureau doré, emblème de la Peinture, dans le cadre ;
  • la mouche « à la Zeuxis », exercice de style, à la fois sur et dans le tableau ;
  • la mouche diabolique, dans le tableau, emblème du Péché et du caractère périssable des choses ici-bas.

Trois registres bien soulignés par les trois occurrences de « La giroflée » (en blanc).


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La mouche éphémère (SCOOP !)

Au XVIème siècle, la mouche va disparaître des portraits et se déplacer vers le genre plus calibré de la nature morte,  où elle perturbera, d’une touche de Vanité, l’opulence des fruits et la magnificence des fleurs.

Deux pendants peu connus [9a] témoignent de cette transition entre la mouche subjective, éminemment variable, et la mouche emblématique, figée dans sa signification univoque de Mort et de Corruption.

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Barthel-Beham_Bildnis-eines-Schiedsrichters_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’un arbitre (Schiedsrichter) Barthel-Beham_Bildnis-einer-Frau-mit-Papagei_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’une femme au perroquet

Barthel Beham, 1529, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Il se peut que les détails de ce tableau soient purement anecdotiques : le mari  aimait à se rafraîchir avec de l’eau citronnée, l’épouse possédait un perroquet favori. Il se peut qu’ils soient aussi de simples démonstrations de réalisme : le verre d’eau pour les reflets sur la table, le perroquet pour les luisances sur les plumes. Mais la proto-nature morte du premier plan propose aussi une lecture symétrique, qui met en pendant :

  • des boissons – l’eau et le vin, évoqué par la grappe de raisin ;
  • des consommables tenus du bout des doigts – la craie et la pomme ;
  • des volatiles – les mouches et le perroquet.

Il ne faut pas lire ces détails comme un rébus à déchiffrer, mais comme des notations psychologiques qui ajoutent à la compréhension de ce pendant marital :

  • le mari est passionné par le jeu qui se déroule devant lui ; la craie en suspens entre deux doigts, il note les points sur la table et les biffe au fur et à mesure, de sorte que les instants du jeu sont du domaine de l’éphémère, tout comme la date inscrite elle-aussi à la craie et les mouches attirées par ce qui reste du citron ;
  • l’épouse regarde son époux comme le perroquet regarde les mouches, d’un air dubitatif et polysémique (voir – Le symbolisme du perroquet) :
    • en tant que symbole de la Gourmandise, il toise ceux qui se contentent d’eau et d’acidité ;
    • en tant que symbole de l’Eternité, il s’interroge sur ceux qui se satisfont de l’Instant.


Saint Donatien_Jan_Gossart,_Flemish,_1520 Musee des beaux Arts de TournaiSaint Donatien, Musée des Beaux Arts de Tournai Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_ArtPortrait de Jean de Carondelet, Nelson Atkins Museum of Art

Gossaert (dit Mabuse), 1525-30,

Gossaert avait déjà peint en 1517 un portrait intime du même Carondelet, dans un diptyque célèbre où il apparaît tourné vers la droite, en prières devant la Madone, un crâne sur le revers (voir  Le diptyque de Jean et Véronique).

Plus âgé, le chanoine se présente ici en tête à tête avec Saint Donatien [9b], dans toute la majesté de sa charge : aumusse d’hermine peinte tâche par tâche, surplis de dentelle peinte fil par fil. Gossaert a utilisé dans plusieurs portrait le procédé du cadre intégré, à la fois très efficace graphiquement et porteur d’une forme sophistiquée de paradoxe : puisque ce qui est normalement en dehors et par devant se retrouve à l’intérieur et par derrière. Mais ici ce cadre intégré prend une importance majeure, puisqu’il immortalise le chanoine es qualités :

Dom Jean Carondelet, Archevêque de Palerme et Prévôt de l’église Saint Donatien de Bruges

D. IO. CARONDELET ARCHIEPI PANORni PREPO. EC. S. DON. BRVGEN



Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_Art detail
Les lettres constituent un tour de force de réalité virtuelle : par leur bombement, elles inversent le creusement de la bordure et ne peuvent être qu’en métal, malgré leur teinte pierre. La mouche n’est pas placée n’importe où : à côté de la seule lettre isolée, l’abréviation S de Sanctus : comme si, en voletant entre les deux panneaux, elle assurait la liaison entre le saint patron de l’église et son chanoine ; et comme si, derrière l’oreille de Jean Carondelet, elle remplaçait le crâne du revers par un autre symbole, plus discret, mais plus proche, de sa propre mort.


En aparté : l’origine du cartellino

Cette question est un exemple de ces retournements complets de situation qui font tout le sel de l’Histoire de l’Art (pour les détails, voir la remarquable thèse de Kandice Rawlings [10] ) .

Dans plusieurs articles, l’éminent Millard Meiss avait expliqué que le cartellino, dont le premier exemple en Italie se trouve dans la Madone de Tarquinia en 1437, avait été inspiré à Filippo Lippi par son contact avec des oeuvres illusionnistes flamandes, lors de son voyage à Padoue en 1434-35. On aurait donc l’enchaînement : Flandres => Padoue => Florence => reste de l’Italie.

Petit à petit, les spécialistes se sont rendu compte qu’aucune oeuvre flamande de l’époque ne présentait de cartellino, et que le motif s’était surtout répandu en Italie dans la région de Padoue, et pas du tout à Florence. La théorie dominante est désormais que le cartellino était un motif que Lippi avait vu à Padoue, et auquel il  ne s’est essayé qu’une seule fois. Par l’ironie des destructions, c’est ce produit dérivé qui a survécu, alors que les oeuvres originales n’ont laissé aucune trace.

En 1963, Zygmunt Wazbinski [9] a supposé que le cartellino serait né très précisément dans l’entourage de Francesco Squarcione, le maître de Padoue et grand introducteur du renouveau antiquisant dans la peinture italienne. Wazbinski a même proposé une explication séduisante (malheureusement sans source textuelle) :

« Le cartellino imite les étiquettes en papier que Squarcione apposait sur les objets de sa collection de sculptures anciennes, fragments et modèles d’atelier : ses nombreux étudiants auraient pu vouloir l’utiliser pour revendiquer leur contribution individuelle au sein de cet important atelier ». ( [10], p 8)

Voici donc maintenant l’enchaînement le plus probable, résumé par Kandice Rawlings :

« L’origine du cartellino à Padoue – non aux Pays-Bas ou à Florence – est confirmée par son apparition à Padoue au milieu du XVe siècle dans le cercle de Francesco Squarcione, par les précédents que sont les signatures et inscriptions dans la peinture gothique de Venise et de la Vénétie, et par le lien avec les centre d’intérêts locaux pour l’épigraphie et l’archéologie. Dans le dernier quart du XVe siècle, le motif fut repris par les peintres vénitiens et diffusé à d’autres parties de la terraferma. » ([10], p 58)


La Madone de Tarquinia (SCOOP !)


masaccio-Trittico di San Giovenale, 23 aprile 1422 museo Masaccio cascia di regelloTriptyque de Saint Juvénal, Masaccio, 23 avril 1422, Museo Masaccio, Cascia di Regello Filippo Lippi Madone de Tarquinia 1437 Palazzo BarberiniMadone de Tarquinia, Filippo Lippi, 1437, Palazzo Barberini, Rome

Eloignées d’à peine quinze ans, ces deux oeuvres montrent bien tout ce que le contact avec la peinture flamande avait apporté à Lippi. De Masaccio il a conservé la vue plongeante (le point de fuite approximatif est au niveau du visage de la Vierge) mais il a remplacé le dossier du trône par les trois pans d’une chambre, faisant en quelque sorte descendre la Madone de son ciel doré et éternel à l’ici et au maintenant. Il a inventé un très original trône circulaire, dont le dossier vient compléter, en creux, l’estrade qui fait ressaut en avant ; et remplacé l’inscription ( PLENA-DOMINUS-TECUM-BENEDICTA) par des simples cannelures à l’antique, au centre desquelles il a serti l’ancêtre de tous les cartellini.

A noter chez Masaccio le détail de la Vierge tenant le pied de l’enfant : cette iconographie remonte à la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion (voir aussi La Sainte Famille de Nuit). Le thème de la Madone triste se prête à de nombreuses variantes, en général méconnues, dont nous verrons des exemples plus loin.



Filippo Lippi Madonne de Tarquinia 1437 Palazzo Barberini detail cartellino
Tandis que Masaccio avait inscrit la date au centre du cadre (MCCCCCXXII), Lippi l’a remontée sur le cartellino et l’a disposée verticalement, avec un raffinement calligraphique qui n’a pas été souligné : la taille des lettres diminue, en passant de Dieu et du Millénaire ( Anno Domini M) aux jours (vii), avec la préciosité supplémentaire de représenter les trois X comme trois croix, à la manière d’un petit Calvaire.

Comme le note Rona Goffen [11] ce proto-cartellino n’en est pas vraiment un : d’une part parce qu’il ne porte pas la signature de l’artiste, d’autre parce qu’il n’est pas réalisé en trompe-l’oeil (collé sur le tableau), mais intégré à la composition.

Très précisément, Lippi l’a placé sur une petite protubérance cylindrique : un dispositif fréquent devant les estrades rectilignes [12], mais dont je n’ai trouvé aucun exemple devant une estrade circulaire. Le papier est collé à gauche par un point de cire, mais coincé à droite par la pierre (on voit bien le bombement qui résulte de la compression) : ce papier a en fait pour fonction de dissimuler une ébréchure dans le socle de marbre. Ce qui nous ramène, d’une nouvelle manière, aux étiquettes que Squarcione collait devant ses antiques.

A la manière de la lettre de Poë, Lippi place juste sous notre nez, et pourtant pratiquement invisible, un morceau de bravoure d’une rare complexité, souvenir de son voyage à Padoue.



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Deux trompe-l’oeil cumulés (SCOOP ! )

il fallait que les deux motifs squarcionesques, la cartellino et la mouche feinte, aient, chacun de leur côté, atteint leur maturité, pour qu’un artiste songe à les combiner, dans une sorte de trompe-l’oeil au carré. Cela ne s’est produit à ma connaissance que deux fois, la même année 1495, dans une ambiance vénitienne : coïncidence qui soulève la question d’une influence mutuelle, insoluble dans l’état de notre ignorance quant à la première de ces deux oeuvres.

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Portrait de Luca Pacioli, Jacopo de Barbari, 1495 Musee Capodimonte, Naples

Portrait de Luca Pacioli, Atelier d’Alvise Vivarini, 1495, Musée Capodimonte, Naples

L’inscription du cartouche IACO.BAR.VIGEN/NIS.P. 149(5), qui semblait au départ assez claire ( Jacopo di Barbari , âgé de vingt ans (VICENNIS), a peint en 1495) a été définitivement obscurcie par une cascade d’érudition et de délires interprétatifs [13] : entre ceux qui ont mis en doute l’authenticité du cartellino et ceux qui en font la clé du déchiffrage du panneau, de l’identification du peintre ou de celle du jeune homme, une mouche n’y retrouverait pas ses oeufs.

Une hypothèse invérifiable, mais très vraisemblable, a été proposée récemment par Francesca Cortesi Bosco ([13a], p 57) : la mouche interrompant l’inscription aurait été ajoutée par l’atelier pour signifier la mort brutale du jeune génie inconnu qui a peint cette oeuvre exceptionnelle : ce pourquoi rien de comparable n’a pu lui être attribué.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 ErmitageAnnonciation, Cima da Conegliano, 1495, Ermitage

On connaît en revanche beaucoup de choses sur la seconde oeuvre : elle a été peinte pour l’autel principal de la chapelle de la confrérie des Soyeux de Lucques (Arte dei Setaioli), dans l’église Santa Maria dei Crociferi de Venise. Le cartellino se trouve en bonne place, presque au centre, sur le flanc marqueté de la plateforme qui porte le lit de la Vierge, et sous un autre morceau de bravoure : le volet ouvert, à l’intérieur duquel s’ouvre un second volet.

Ces deux ouvertures imbriquées ont une valeur symbolique : elles représentent la révélation en deux temps de l’Incarnation, d’abord par la prophétie d’Isaïe 7,14, inscrite en hébreu sur le haut du lit, puis par la parole de l’Ange. La restauration récente a révélé en bas du lit une inscription malheureusement illisible, en lettres latines [14]. Ainsi les deux inscriptions et les deux langues corroborent cette notion d’une Annonciation en deux temps.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage detail Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773

Le cartellino porte la date, le nom des quatre confrères qui ont validé la réalisation, puis la signature « Joan Baptista da Conegliano fecit » [15]. L’insecte termine la liste. On a dit qu’il s’agissait de l’emblème de la confrérie, mais rien ne le prouve. La forme de l’abdomen et des ailes fait penser à une sorte de guêpe, de type Sphex : on la nomme en Italie vespa vasoia, la guêpe-potière, à cause des petits nids individuels qu’elle construit avec de la terre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage seconde mouche
Une complication supplémentaire est la présence d’un second insecte, une mouche posée sur le montant du pupitre de Marie. On peut classer ces deux présences infimes parmi les exercices de style un peu gratuits, comme les vitres manquantes dans les vitraux de l’église, ou la chaise à enfant sous la fenêtre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage schema
On peut au contraire leur accorder une importance majeure, en remarquant que les deux protagonistes regardent dans leur direction, comme pour attirer l’attention du spectateur. En l’absence du volatile habituel de l’Annonciation, la colombe blanche de l’Esprit Saint, ont-ils par antithèse une valeur péjorative, celle du Diable qui rode pour tenter d’empêcher l’Incarnation ? (sur un exemple de cette croyance médiévale, voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).

Il faut sans doute distinguer les deux insectes : la mouche ou le moucheron du pupitre pourrait bien être le symbole d’un diable inoffensif, déjà réduit à presque rien. La guêpe du cartellino, en revanche, ne peut avoir qu’une valeur positive, puisqu’elle conclut la liste des clients. Cette espèce, qui ne pique pas et vit solitaire, n’est pas considérée nuisible. Depuis Virgile, on associe à la virginité les abeilles, qui :

« ne s’adonnent point à l’amour, qui ne s’énervent pas dans les plaisirs, et ne connaissent ni l’union des sexes, ni les efforts pénibles de l’enfantement ». Virgile, Géorgiques, livre IV

Les guêpes ont en commun avec les abeilles d’être engendrées du corps d’un animal mort, mais Pline précise bien une différence essentielle : elles ont une vie sexuelle :

« Le corps d’un jeune bœuf , qu’on a fait expirer sous les coups , produit des abeilles , comme le corps d’un cheval produit les guêpes et les frelons , et celui d’un âne les scarabées , la nature changeant certains animaux en d’autres. Mais nous voyons ces trois dernières espèces d’insectes s’accoupler . Toutefois ils élèvent leurs petits presque de la même manière que les abeilles. » Pline, Histoire naturelle, Des insectes

Ainsi, tout comme le bombyx du mûrier aurait mieux convenu comme emblème des soyeux, de même l’abeille aurait été un bien meilleur candidat pour symboliser la virginité de Marie. Je pense que Cima a choisi la guêpe-potière pour deux raisons : en hommage à son habileté d’artisan, et aussi parce qu’elle fabrique des nids. Et la chambre de Marie contient déjà une chaise d’enfant, fabriquée par son artisan de mari


D’un point de vue esthétique, on remarquera que les deux insectes couvrent parfaitement toute la tessiture de notre motif :

  • la mouche, presque invisible, est située dans le présent de Marie, celui de l’Annonciation ;
  • la guêpe, trompe-l’oeil mis en évidence sur un trompe-l’oeil, est faite pour attirer la main : en venant se poser après la signature du peintre, elle vient en quelque sorte, dans le Présent du tableau, attester de la bonne fin du contrat.



La mouche et la Madone

Ce thème n’est attesté qu’en Italie.

L’école de Padoue : de Squarciaone à Schiavone

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Une Madone triste (SCOOP !)

Schiavone 1455-60 galleria sabauda turin photo Jean Louis MazièresVierge à l’Enfant
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1455-60, Galleria Sabauda, Turin (photo Jean Louis Mazières)

Cette composition truffée d’éléments antiquisants (amours ailés, guirlandes, marbres) est une oeuvre de jeunesse de Schiavone, alors qu’il travaillait à Padoue dans l’atelier de Squarcione. Les fruits relèvent de l’autre grand apport de Squarcione, l’illusionnisme des objets placés au premier plan, parmi lesquels il faut compter les deux autres inventions probables de l’atelier, le cartellino portant la signature et la mouche en trompe-l’oeil.

Ici tous les détails se cumulent de manière scolaire, sans cohérence d’ensemble et de manière bizarre :

  • la Vierge repousse le livre fermé d’une main dédaigneuse,
  • le Christ semble vouloir écraser le chardonneret,
  • les deux amours de premier plan tiennent à plat dans la main droite un petit disque métallique, l’un affublé d’une mouche dans le dos et l’autre tenant une cerise.

Tous ces détails s’éclairent si on suppose que Schiavone a voulu illustrer, d’une manière nouvelle et trop ambitieuse pour ses moyens, le thème de la Madone triste :

  • voilà pourquoi elle repousse le livre, qui annonce ce qui va arriver ;
  • pourquoi l’enfant malmène le chardonneret, prédestiné par sa tâche rouge à venir se poser entre les épines de la couronne ;
  • quant aux amours du premier plan, je crois qu’ils tiennent de petits miroirs divinatoires dans lequel ils voient, au delà de l’Enfant, son futur tragique [15a].

Enfin, de part et d’autre de la composition, la mouche et la cerise forment un pas de deux maléfique, sur le thème de la Tentation, comme nous l’avons vu dans le portrait de couple du Maître de Francfort.

Tout ce passe comme si, dans ce premier opus, Schiavone mettait en place, à l’emporte-pièce et sous forme de brouhaha, un vocabulaire symbolique qu’il utilisera par la suite de manière plus parcimonieuse.


Un détail antiquisant


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Vierge à l’Enfant avec deux anges, Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-61, National Gallery

Sur le cartellino maintenant très visible, Schiavone se réclame fièrement comme disciple de Squarcione, à côté d’une mouche aux ailes partiellement effacées (si c’était un perce-oreille, les pinces serait à l’arrière).

Kandice Rawlings [16] a pointé une source possible de la muscomania italienne : l’humaniste Guarino da Verona avait publié en 1440 une traduction d’un texte grec de Lucien de Samosate, faisant un panégyrique (ironique) de la Mouche :

« Lucien démontre son esprit rhétorique en décrivant d’abord la beauté de la mouche, ses ailes délicates et la façon dont elle mange avec ses pattes avant, comme une personne. Il énumère ensuite les bonnes qualités de la créature irritante si souvent associée à la mort, transformant ces défauts en attributs louables. Il cite le courage comme une vertu des mouches, idée que Lucien attribue à Homère, qui les compare aux héros. Lucien affirme également que les mouches, nées de chair morte, ont une âme immortelle, puisqu’on peut asperger de cendres une mouche morte et qu’elle a une « seconde naissance et une nouvelle vie » : ce qui leur confère une autre couche de sens, en tant que symbole chrétien. »

Emballé par l’ironie de Lucien, Alberti avait écrit, en 1442, un panégyrique tout aussi sarcastique de la Mouche : dans son ouvrage séminal ([3], p 24), Chastel explique bien qu’il ne faut pas prendre ces « éloges » au premier degré.

Cependant, sachant l’importance de Lucien pour la Renaissance italienne – ses ekphrasis décrivent en détail les oeuvres antiques – il devient très vraisemblable qu’un artiste théoricien tel que Squarcione ait introduit ce détail à titre de clin d’oeil antiquisant, dans une Madone aujourd’hui perdue, mais que reflètent celles de son disciple.


Un argument publicitaire

Philarète raconte à son maitre Francesco Sforza, dans son Traité de la peinture (1461-64), une anecdote souvent citée, mais rarement jusqu’au bout :

« Je me suis trouvé une fois à Venise chez un peintre bolognais qui m’a invité à déjeuner et m’a assis devant des fruits peints. J’étais vraiment tenté d’en prendre un, mais je me suis retenu à temps, car ce n’étaient pas de vrais fruits et pourtant ils avaient l’air si réels que s’il y avait eu de vrais fruits mélangés avec eux, n’importe qui aurait été dupe. On lit également que Giotto, dans sa jeunesse, peignait des mouches qui trompaient son maître Cimabue. Il pensait qu’elles étaient vivantes et tentait de les chasser avec un chiffon. Ces choses merveilleuses, dérivées de la connaissance de la force de la couleur et de la manière de la placer, ne se voient pas en sculpture. »[16a]

Cette remarque inscrit la question de la mouche feinte, dès le début, dans le débat sur le paragone, à savoir la comparaison entre la sculpture et la peinture (voir Comme une sculpture (le paragone). Le peintre bolonais dont parle Philarète est très probablement Zoppo, le fils adoptif de Schiavone (Anna Eörsi, [1] p 16).

On pressent chez les peintres de cette mouvance, avec cette référence prestigieuse à Giotto (et au delà à Apelle et Zeuxis) un sens aigu de la publicité. [16b]


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_-_Walters_museum 1459Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1459, Walters museum, Baltimore

Dans cette autre Madone de Schiavione, on retrouve une mouche (ailes refermées) associée au même cartellino : ce qui rend d’autant plus plausible sa signification de « marque de qualité », inscrivant « l’école de Squarcione » dans la lignée des peintres antiques [17]. Tandis que l’oeillet et la cerise, fleur et fruit symboliques de la Passion, sont sous le regard triste de l’Enfant, la mouche et le cartellino, accrochés sur la face sombre, ne sont plus que des trompe-l’oeil, destinés au seul spectateur.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery

Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-60, National Gallery

Ici, ni cartellino, ni mouche : le diptère s’est transformé et déplacé à l’intérieur de l’historia…
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery detail
…sous la forme d’un papillon translucide posé sur une cerise, que l’Enfant regarde avec circonspection.


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En aparté : la bulle et la mouche
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Dans la Vierge de la National Gallery, un détail iconographique unique est la bulle coincée sous le pied gauche de l’enfant, qui semble attachée au fil rouge. On a supposé qu’il s’agissait d’une allusion à l’orbe de cristal qui figure dans certaines représentations de Dieu en Majesté.


Invention et développement de l’orbe de cristal

Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_-_Louvre-1395-1407Dieu le Père, Louvre Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_1395-1407 Turin., fol. 39v (détruit)Le Christ en Majesté, Turin, fol. 39v (détruit)

Très Belles Heures de Notre-Dame, 1395-1407

Dans ce manuscrit légendaire, on trouve dans les mains de Dieu ce qui est sans doute un des tous premiers orbes de cristal, rajouté à une date inconnue par un artiste eyckien ; tandis que la figure du Christ tient un orbe plus traditionnel, contenant un monde en miniature. C’est sans doute la capacité optique du cristal à produire un univers sphérique qui a conduit à cette équivalence, dès lors que la technique des peintres leur a permis de donner l’illusion de la transparence.


Vierge au chancelier Rolin Van Eyck 1435 ca louvre detail globeVierge au chancelier Rolin (détail), Van Eyck, vers 1435, Louvre Arenberg Hours, 1460-65 Willem Vrelant Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13 Getty MuseumSalvator Mundi, Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Getty Museum Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13

Van Eyck place un petit globe, techniquement parfait, dans la main de l’Enfant Jésus ; le reflet de la fenêtre est à la fois une préfiguration de la Crucifixion, et une ellipse graphique qui évite de détailler le reflet.

Il faudra attendre Vrelant, trente ans plus tard, pour trouver un tel globe de cristal dans la main du Salvator Mundi – cette figure du Christ debout et bénissant qui s’est progressivement constituée (voir 7 Le Christ debout sur le globe.).

Toutes ces inventions sont flamandes, et le globe y est toujours crucifère, cerclé par du métal doré. La sphère totalement libre inventée par Schiavone, avec ses deux reflets de fenêtre, est un ovni complet en Italie (vingt ans plus tard, le Salvator Mundi de Crivelli tiendra encore un orbe crucifère opaque, entièrement doré). L’absence de reflets en forme de croix, et l’emplacement sous le talon sont autant de désacralisations : faut-il comprendre cette sphère comme un jouet pour enfant, qu’il aurait lâché de la main pour la retenir du pied ? On sait que les verriers vénitiens réalisaient des objets de cristal traversés par un fil rouge (voir le polyèdre du Portrait de Lucas Pacioli, plus haut). S’agirait-il d’un cadeau ou amulette offerte à l’enfant, au même titre que le collier de corail ?



Une Vanité qui n’en est pas une (SCOOP !)

anonyme bolonais vierge_enfant 1450-1500 GettyVierge à l’enfant
Anonyme bolonais, 1450-1500, Getty Museum

La question est d’autant plus irritante que ce tableau, dont on ne sait rien, présente lui aussi une mouche et une boule de cristal et les met pour ainsi dire en balance, l’une sur le mollet droit et l’autre sur la cuisse gauche du nourrisson.

Accoutumés à l’association entre l’enfant et la bulle, dans le thème de l’Homo bulla, et à l’omniprésence de la mouche dans les Vanités hollandaises, un regard rétrospectif conduirait à voir dans ces deux accidents réunis des symboles de la Fugacité. Mais il faudrait reconnaître que cet artiste italien inconnu avait un siècle et demi d’avance. Ce pourquoi les commentateurs évitent soigneusement ce tableau.

La métaphore de l’Homo bulla se trouve dans Varron et surtout dans le Charon de Lucien de Samosate, ce dernier étant très populaire chez les humanistes italiens du XVème siècle [17a]. Mais l’association des deux métaphores n’apparaît, dans l’Antiquité, que dans le Satyricon de Pétrone :

« Hélas ! Nous allons comme des vessies soufflées. Nous valons moins que les mouches ; elles, au moins, elles ont une certaine force, mais nous ne sommes pas plus qu’une bulle d’air » [17b]

Malheureusement, cette phrase se trouve dans une partie du Festin de Trimalcion découverte seulement en 1645, elle n’a donc pas pu être connue par notre anonyme [17c].

On en conclut que sa sphère transparente ne peut en aucun cas être un symbole de l’éphémère, mais qu’elle véhicule au contraire les valeurs de pureté et de permanence du cristal. La mise en balance de la mouche et de la sphère est probablement à comprendre comme une image totalement originale de la double nature de l’Enfant, à la fois sous le signe infime de la mouche et sous celui, magnifique, du Cosmos.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61
Cette interprétation s’applique également à la composition de Squarcione où l’oeil, en prolongeant le fil rouge, est conduit de la sphère de cristal immortelle à la pèche, dont le caractère périssable est souligné par la mouche.



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De Schiavone à Crivelli

Crivelli était un ami de Schiavone a Padoue, et l’a accompagné à Zadar lorsqu’il a dû fuir la ville suite à une affaire de moeurs. De cette période dalmate, on n’a aucun trace. Et les premières oeuvres où Crivelli pousse encore plus loin l’esprit squarcionesque n’apparaissent qu’en 1473, lors de son retour dans les Marches.

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crivelli madonna_and_child_1473 METVierge à l’Enfant
Crivelli, 1473, MET

Ce tableau, typique des procédés illusionnistes de Crivelli, a été analysé par Norman E Land [18], dont je prolonge ici les conclusions.

Le cartellino – collé avec des points de cire, mais sur du tissu – et la mouche – qui semble posée sur la marche, mais de taille exagérée – sont deux objets-limite, que l’on croit dans l’image mais qui en fait habitent sur sa surface. En ce sens, le chardonneret blotti dans les mains de l’enfant est l’antithèse interne de la mouche.

L’effet d’étrangété est causé par le regard de la mère et de l’enfant sur cet intruse, regard qui traverse la couche picturale et rejoint l’espace du spectateur.

Un autre effet, purement symbolique, est la mise en pendant de deux « accidents » : la mouche et la fissure. L’insecte prend ainsi une valeur péjorative, celle de l’envoyé de Belzébuth, espionnant la mère et le fils depuis l’extérieur du tableau.

Un troisième objet, que l’on pourrait dire à la limite de la limite, est la guirlande de fruits – eux aussi trop gros pour faire partie de l’image. Pourtant ils passent derrière l’auréole de la Vierge, affirmant ainsi qu’ils se trouvent bien à l’intérieur.


Carlo Crivelli, La Vision du Bienheureux Gabriele , c. 1489 National GalleryLa Vision du Bienheureux Gabriele, Crivelli, vers 1489, National Gallery

Crivelli n’assumera qu’une seule fois le statut extra-iconique de ces fruits, non pas en exagérant leur taille, mais en leur faisant projeter une ombre sur le ciel. Peut-être parce que le sujet, une Vision, se prêtait particulièrement à cette mise en abyme.

crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail

Vierge à l’Enfant
Crivelli, vers 1480, Victoria and Albert Museum

Cette autre Madone reprend les principes que celle de 1473, mais à l’envers . De taille normale, tous les objets du premier plan sont bien, maintenant, à l’intérieur de l’image :

  • le procédé du cartellino est remplacé par son contraire, le procédé épigraphique (l’inscription gravée dans le marbre) ;
  • le point de cire sert à coller l’oeillet, qui projette son ombre cassée sur l’arête.

Au couple fissure-mouche s’ajoute un autre couple symbolique [19] :

  • l’oeillet de la Passion, côté Enfant, verticalisé comme la Croix ;
  • la violette de l’Humilité, côté Marie.



crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail
Un autre jeu de niveaux, tout à fait original, confronte les deux coqs qui triomphent dans l’or de l’impasto (en avant du premier plan) aux oiseaux qui, à l’arrière-plan, nichent dans l’arbre sec du Pardis perdu.

Le paradoxe crivellien tient à la puissance de son artillerie graphique, au service d’idées finalement assez banales.


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La mouche infinitésimale

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1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie Museum of Art
Saint Léonard, Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint François d’Assise et une donatrice
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, 1472 ,Carnegie Museum of Art

Dans la proximité (et peut être la rivalité avec Crivelli), ce peintre des Marches choisit le camp de la mouche interne au tableau, et la fait tendre vers l’infinitésimal.



1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi Carnegie Museum detail
Seul son emplacement stratégique permet de la détecter, et de lui donner son triple sens :

  • petit diable attiré par le fruit ;
  • signature déportée (ANCONA) ;
  • témoin de l’éphémère (MCCCCLXXXII).


nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of ArtVierge à l’Enfant
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, vers 1490 ,Mineapolis, Institute of Art

Cette Vierge triste (elle tient le pied de l’Enfant) porte sa ceinture virginale de manière très éloquente : elle lui barre le sexe. Ce qui montre bien la surenchère entre peintres quant au maniement de symboles que tout un chacun comprenait (ou se faisait expliquer).

Si la mouche est montée sur le socle, c’est pour signifier son insignifiance par rapport à l’immense Madone.



nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of Art detail
On notera le détail antiquisant des joints de métal qui lient les pierres, et la frise de coquillages. Un seul est placé à l’envers : justement celui qui se trouve à l’aplomb de la mouche. Manière de faire comprendre que l’accident minuscule ne perturbe pas l’harmonie de l’ensemble.

Ce procédé de l’intrus dans la frise avait déjà été utilisé par Crivelli (voir Plus que nu), de manière plus ostensible :

Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan detail volet droitTriptyque de Saint Dominique (détail volet droit)
Crivelli, 1482, Brera, Milan


Le Christ au jardin des Oliviers (1485-88) Maître de l'autel des Augustins Nuremberg, Musées de la villeLe Christ au jardin des Oliviers, Meister des Augustiner-Altars, 1485-88, Stadtmuseum, Nuremberg

Exactement à la même époque, mais sans influence possible, cet artiste nurembergeois pousse encore plus loin l‘invisibilisation d’un détail devenu trop connu : comme pour lui dénier toute valeur symbolique, il place la mouche sous le Christ, mais à la limite de l’herbe, encore moins visible que les autres bestioles qui se cachent dans la nuit (libellule, escargots).


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Benaglio, ou la mouche diabolique (SCOOP !)

On doit à ce peintre véronais trois mouches, dont une n’a pas été vue jusqu’ici.

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benaglio 1465-70 madonna_and_child NGAVierge à l’enfant
Benaglio, 1465-70, NGA

Les commentateurs hésitent ici entre la mouche trompe-l’oeil et la mouche « vanitas », symbole de la corruption qui menace les choses terrestres ([3], p 20) qui fera ensuite florès dans les écoles du Nord.

La présence appuyée de la cerise, pendue juste sous l’insecte, invite à une interprétation théologique, plus conforme à l’esprit du temps :

  • au fruit sacré du coussin s’opposent les fruits terrestres dans le bol de terre ;
  • la cerise fait contrepoids aux billes de corail du collier,
  • le triangle noir de la mouche nargue le triangle rouge de la branche.

Malgré la protection du corail, la Passion et la Mort menacent déjà l’Enfant.


Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio veroneMadone de l’éventail (Madonna del ventaglio)
Francesco Benaglio, 1450-80, Museo di Castelvecchio, Vérone

L’objet que tient l’ange de gauche est un modèle d’éventail en osier de type « drapeau », qui précède nos modernes éventails repliables.


Daphni 11eme siecle Naissance de la ViergeMosaïque de Daphni, 11ème siècle Nativity-of-the-virgin-1342 pietro_lorenzetti_siena_museo_dell'Opera_del_duomoPietro Lorenzetti, 1342, Museo dell’Opera del duomo, Sienne

Nativité de la Vierge

Ce motif très rare apparaît dans ces deux Nativités de la Vierge, où il n’est pas utilisé contre la chaleur – nous sommes en intérieur – mais pour chasser les mouches : le but est rehausser la majesté de Sainte Anne, avec probablement le sous-thème d’éloigner de Marie toute tâche. Comme le note Saint Jérôme :

« Ces petits éventails que vous offrez aux matrones, et qui servent à chasser les mouches, disent gracieusement qu’il faut étouffer, dès leur naissance, les désirs de la chair, parce que les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. Voilà des instructions pour les Vierges, des enseignements pour les matrones. » Saint Jérôme, Lettre XLVI (A Marcella)



Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio verone detail
Benaglio a transposé à l’Enfant Jésus cet, sans doute par analogie avec le flabellum, l’éventail liturgique qui éloigne les mouches au moment où le prêtre découvre les Saintes Espèces. Ne pouvant représenter une mouche, il lui a substitué le chardonneret qui s’enfuit, manière d’éloigner de l’Enfant le moment de la Passion.

Cette iconographie unique constitue une nouvelle variation sur le thème de la Madone triste, omniprésent chez les squarcionesques.


Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail

Saint Jérôme, Francesco Benaglio, 1470 -75, NGA

Sans prétendre que Benaglio avait lu les lettres de Saint Jérôme, on peut supposer que la mouche qu’il a posée sur son épaule symbolise ici la Tentation, toujours prête à tourmenter les ermites.



Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail
A l’inverse de la mouche virtuose de Petrus Christus, qui rivalisait de finesse avec les poils de barbe, celle-ci est une mouche honteuse, qui fait corps avec la bure. Elle fonctionne donc à l’inverse d’un trompe-l’oeil : on ne la voit que si on vous la montre.


Sano_di_Pietro 1444 La penitence de Saint_jerome LouvreLa pénitence de Saint Jérôme
Sano di Pietro, 1444, Louvre

Il faut noter en Italie une certaine affinité de la mouche avec Saint Jérôme, lorsqu’il est figuré en ermite. Les insectes et serpents qui rampent autour de lui, et qu’il écrase métaphoriquement avec la pierre dont il se frappe la poitrine, représentent les mauvaises pensées (voir la miniature de l’Apocalypse de Lambeth, dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits). Mais la mouche à l’avant-plan droit, de taille disproportionnée par rapport à l’arbre, n’est manifestement pas à l’intérieur de l’image : elle symbolise Celui qui, depuis l’extérieur, observe le saint homme et manipule les sales bêtes.


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La mouche piégée (SCOOP !)

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Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Vierge à l’enfant avec des anges,
Ecole de Ferrare, 1470-80, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ce trompe-l’oeil est particulièrement trompeur pour nos yeux modernes, car il ne s’agit pas d’une toile à peindre crevée (celle-ci serait tendue et clouée par derrière). Ce système de clouage par devant, au travers d’une bande évitant l’arrachage, évoque plutôt un de ces châssis portant une toile cirée ou vernie qui occultait les fenêtres dépourvues de vitraux. Cette nature morte n’est pas une Vanité de la Peinture : tout au plus de l’Ameublement [20].  Klaus Krüger [21] a souligné la valeur théorique de ce percement : comme s’il s’agissait de surclasser la fenêtre albertienne.

En aparté : le cartiglio strappato

Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484rOrdo breviarii secundum consuetudinem Romane curie, Venise ou Padoue, 1478-80, Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r

Longhi a pensé que le peintre anonyme pouvait être un miniaturiste, en rapprochant ce dispositif d’un type virtuose de décoration des manuscrits de luxe, où un morceau de parchemin déchiré (cartiglio strappato) est posé par dessus l’image. La mouche ajoute ici un troisième niveau de profondeur.



Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r detail
Vue de près, elle se trouve placée près de l’oeil d’un visage grotesque, renouant ainsi avec le rôle d’espion, de superviseur de l’image, qu’elle avait pu jouer un siècle plus tôt dans les enluminures des Heures Visconti.


Girolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2rGirolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2r

Dans de rares pages, le dispositif s’inverse : le parchemin occupe les bords et laisse voir l’image par ses crevés [22].

Cette pratique du jeu avec la fenêtre albertienne (qui sépare strictement le cadre et ce qu’on voit au travers) a peut être donné l’idée de transposer, en peinture, la page de vélin en châssis de fenêtre.



Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Klaus Krüger a également relevé deux détails théologiquement raffinés :

  • l’enfant est endormi, en préfiguration de sa mort ;
  • il tient de sa main droite la Ceinture, symbole habituel de la Virginité de Marie.

On peut ajouter que celle-ci tient de sa main droite la Pomme, symbole du Péché d’Eve ; et que cette pomme attire une intruse, bien incapable de l’atteindre.




Posée sur un revers retourné, la mouche se retrouve coincée dans un niveau intermédiaire de réalité, entre l’image sacrée et le spectateur, à côté du clou arraché qui dénonce sa culpabilité dans la Crucifixion : cette mouche est bien le Diable, responsable de la Mort du Christ mais en définitive piégé par celle-ci, qui marquera sa défaite finale.

Comparé à ces deux accidents minuscules que sont le trou dans le bois et le trou dans la toile, et dégradé au statut de tâche informe, l’ennemi ratatiné magnifie d’autant la taille de la Vierge, cette géante assise sur un pont.


En conclusion, ce peintre outsider pourrait bien nous révéler le pot aux rose de la mouche dans les Madones : son alibi est théologique et médiéval (le Diable qui menace, voir Benaglio) mais son intérêt est esthétique : les peintres de l’école de Squarcione s’en servent au départ comme clin d’oeil antiquisant, presque un marqueur d’atelier (voir Schiavone) ; puis cet exercice de style s’autonomise en un trompe-l’oeil apprécié des commanditaires (voir Crivelli) : tout un chacun veut s’amuser à faire voler la mouche. Mais comme tous les trucs, celui-ci s’épuise vite, et la mouche feinte ira chercher une nouvelle raison d’être sous d’autres climats : dans les Vanités des écoles du Nord. Mais ceci est une autre histoire.



La mouche et le Christ

Tandis que la mouche près de la Madone constitue dans l’art italien une formule stable et presque une tradition, les quatre seuls exemples où la mouche se trouve associée au Christ sont des inventions isolées : deux italiennes, deux germaniques.

Une mouche juive (SCOOP !)

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Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilièreCrucifixion mystique, Matteo di Giovanni (attr), vers 1450, Art museum, Princeton university

Au milieu de quatre pères de l’Eglise [23], Saint Paul montre du doigt le Christ en exhibant une paraphrase de son épître aux Colossiens (2,3) :

« en celui-ci sont cachés les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Et le Christ répond par une formule tout à fait originale :

Je suis la patrie et la voie (Ego sum patria et via)

qui imite la célèbre formule de l’Evangile de Jean :

« Je suis la voie, la vérité et la vie ».



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university detail VIA
Sur la boue du sentier, des chevaux marchant de gauche à droite on laissé leur trace, et certains ont maculé le banc rocheux à l’arrière-plan. On remarque à droite de la croix quelques traces dans l’autre sens, signe que des cavaliers ont stationné là : c’est l’emplacement habituel de la troupe, dans les Crucifixions.

Autrement dit, pour illustrer par antithèse le mot VIA, l’artiste a choisi le chemin du Golgotha, piétiné et ponctué d’ossements. Il n’est pas compliqué de trouver ce qui illustre par antithèse le mot PATRIA : il s’agit du crâne d’Adam, le PERE de l’humanité. Et la mouche qui piétine ce crâne est tout simplement l’analogue de ces Juifs impies qui ont piétiné le Mont du Crâne.



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilière
En contraste, à l’écart du sentier battu par les païens, du côté honorable de la Croix, et du Livre que montre Saint Paul, d’autres insectes ont élevé leur propre mont, leur propre PATRIA : par des VIA invisibles et sans se perdre jamais, les fourmis amassent dans leur fourmilière « les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Dans son analyse de cette composition unique, Chastel ([3], p 28) voit dans la mouche un symbole de la corruption, et dans les fourmis « le zèle des clercs, appelés au service de l’Eglise », sans noter que les deux animaux symbolisent l’opposition Chrétiens/Juifs, très marquée dans ce que le Physiologus (grec ou latin) dit de la Fourmi [24] :

« Voici la seconde nature de la fourmi : Lorsque la fourmi met à l’abri son blé dans la terre, elle fend chaque grain en deux moitiés pour éviter que les grains, au cours de l’hiver, soient mouillés et se mettent à germer, et que du coup elles-mêmes ne meurent de faim. Toi aussi, éloigne de ton esprit les paroles de l’Ancien Testament. afin que la lettre ne te tue pas…

Voici la troisième nature de la fourmi: Souvent, elle se rend dans les champs, à l’époque de la moisson, et elle grimpe sur les épis et flaire la tige; et à son odeur elle reconnaît si c’est de l’orge ou du blé… Toi aussi, fuis la nourriture du bétail, et prends du blé, qui a été mis de côté dans le greniers. Car l’orge fait référence à la doctrine des hérétiques, tandis que le blé fait référence à la juste foi dans le Christ. »

Le Physiologus n’a fait que christianiser la vieille opposition entre la mouche orgueilleuse et la fourmi laborieuse qu’exprime une Fable de Phèdre [25] :

« (La mouche) : je me pose sur la tête des rois. Je ravis de doux baisers aux lèvres chastes des dames…
(La fourmi) : Tu me parles de rois, de baisers ravis aux dames ! insensée , tu te vantes avec orgueil de ce que , par pudeur, tu devrais cacher. »


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Une mouche-légiste (SCOOP !)

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Giovanni_Santi_-_Christ_supported_by_two_angels 1480 Musee national BudapestLe Christ soutenu par deux anges
Giovanni Santi, vers 1480, Musée national, Budapest

Chastel ([3], p 30) classe cet exemple parmi les mouches macabres d’un goût douteux, le peintre « explicitant ainsi la misère du cadavre, la mortalité, la fatalité de la décomposition qui attire les mouches à la vermine« . Mais ce qui vaut pour n’importe quel transi serait totalement sacrilège s’agissant du Christ ressuscité.

En 1480, le truc de la mouche est devenu suffisamment connu pour pouvoir fonctionner au second degré :

  • posée en trompe-l’oeil sur le tableau, on sait bien qu’elle sert à décevoir le spectateur ;
  • posée sur la peau à l’intérieur du tableau, elle sert à décevoir celui qui l’envoie, le Maître des Mouches : elle témoigne que le Christ, son ennemi, est réellement ressuscité.

Madone et l’Enfant avec St Sébastien et St Lazare (1481-84) Piero di Cosimo Église SS Michele Arcangelo and Lorenzo Martire MontevettoliniMadone et l’Enfant avec St Lazare et St Sébastien, Piero di Cosimo, 1481-84, Église San Michele Arcangelo and Lorenzo Martire, Montevettolini

Face à Saint Sébastien percé de trous – le spécialiste de la protection contre la Peste, Saint Lazare au corps couvert de tâches – le patron des lépreux – est présenté lui aussi en jeune homme. Le chien qui lui lèche le pied et la claquette sont deux attributs de mendiant :

François MAITRE 1475 le Riche et le pauvre Lazare La cité de Dieu Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16vLa parobole du Riche et du pauvre Lazare
François Maître, 1475, La cité de Dieu, Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16v

On distingue aujourd’hui Lazare le  mendiant, qui apparaît dans la parabole du Riche et du pauvre Lazare (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse) et Lazare de Béthanie, ressuscité par Jésus. Mais à l’époque médiévale, ils étaient souvent assimilés [3a]. En représentant Lazare jeune et en posant une mouche sur son pied, Piero di Cosimo ajoute aux attributs du mendiant ceux du ressuscité.

Cette composition est donc un autre cas où la mouche représente la Mort, mais vaincue.


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Une mouche obstinée (SCOOP !)

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Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle-flagellation_christFlagellation Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle_moque_christDérision

Maître de la passion de Karlsruhe, 1450-55, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Dans ces deux panneaux consécutifs, cet artiste fait preuve d’une remarquable continuité graphique, au service de l’originalité narrative. Les commentateurs qui ont remarqué la mouche oscillent entre deux extrêmes :

  • ceux qui y voient le symbole de la Mort en général, ou de la décomposition morale du bourreau au faciès négroïde ;
  • ceux qui, malgré l’évidence, s’obstinent à soutenir qu’il s’agit d’un trompe-l’oeil, alors qu’elle est on ne peut plus plongée dans l’action.

Il faut lire la scène en deux temps :

  • dans le premier, le bourreau demande à quitter la salle, parce qu’une mouche vient sucer les plaies de son crâne atteint de pelade (une scène équivalente, plus courante, est celle où un bourreau s’arrête parce qu’il a cassé son fouet) ;
  • dans le second, la mouche obstinée suit le même bourreau à l’extérieur, en continuant de le sucer.

Cette histoire sans équivalent est probablement inspirée par la fable germanique « La mouche et le chauve (Fliege und Kahlkopf) » où la mouche (représentant le Pauvre) assaille sans relâche le crâne d’un homme (le Riche), jusqu’à ce que celui-ci finisse par l’écraser. Ici la Moralité est retournée au préjudice du bourreau, capable de frapper le Christ, mais pas la mouche.