Pauvre minet

26 octobre 2014

Fillette avec un chat

Domenico Crespi, vers 1700, Pinacoteca Nazionale di Bologne

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Dans ce tableau doublement métaphorique, le chat  – fourrure et griffes, est agacé par la rose – pétales et épines : il s’agit ici simplement d’illustrer  les douceurs et douleurs de l’amour.


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 Fillette jouant avec un chat et une souris morte
Domenico Crespi, 1700, Fizwilliam museum

Suspendue par un fil à la queue, la souris fait le mort, ou est déjà morte. Ses quatre pattes rigides répondent aux quatre griffes saillantes du chat. En maintenant les animaux dans ses deux mains, la fille semble vouloir mettre à égalité  la statique et la dynamique, et prouver à la proie comme au prédateur qu’il existe, au dessus de la loi du plus fort, une puissance supérieure.


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Dessins physiognomoniques de Le Brun (1619-1690)

Le faciès félin de la jeune fille ajoute à l’étrangeté du tableau et pourrait être une application directe des recherches physiognomoniques de Lebrun.  Sauf que les dessins de ce dernier ne seront connus qu’à la fin du XVIIème siècle.

Quelle est donc la logique de Crespi, dans cette composition triangulaire au cadrage étroit, qui semble destinée à mettre en tension un jeu serré d’analogies  ?

Remarquons que la fille, qui ressemble au chat, le serre fort contre elle, sans solution de continuité. Tandis qu’elle évite tout contact direct avec la souris, tenue du bout des doigts au bout d’un fil. De plus, si la souris « ressemble » au chat, c’est en l’inversant en tout point : immobilité, petite taille, tête en bas, pattes saillantes vers la gauche . La fille est le chat sont décidément dans le même camp, la souris est dans le camp opposé.

Sous le sujet visible  –  « une fille excite son chat avec une souris » se cache le sujet métaphorique :

« une fille-chat s’ excite avec une souris »

Nous dédions un article au thème de La souricière d’où il ressort que, si les rongeurs sont des  métaphores phalliques, la ratière est souvent une image du sexe féminin. Doué de plus  d’efficacité que celle-ci pour capturer, d’une cruauté légendaire pour jouer et d’une avidité  sans limite pour engloutir ses petites victimes, le chat en est une métaphore encore plus pertinente.

Béroald de Verville le fait expliquer par la pratique  à une jeune demoiselle :

« La belle s’avisa de demander … ce que vouloit dire madame, par ces rats et chats; ce que le pauvre corps, par innocence charitable et humilité graduelle, et selon la sainteté de nos premiers vœux inférant grâces abondantes, lui fit entendre et pratiquer, en lui faisant naturellement étrangler le rat de nature , par le chat mystique du bas de son ventre ; de quoi elle avoit recueilli un fruit mélodieux de savoureuse délectation, qui ne devroit appartenir qu’à princes et prêtres, si tout alloit d’ordre. Elle étoit, par ce moyen, ingénieusement déniaisée. » [A]


Aime-moi, aime mon chat

(Love me, love my cat)

D’après Philippe Mercier, gravure de James McArdell, après 1716

recto
Dans cette chaste gravure, la complicité de la jeune fille avec l’animal se lit dans le parallélisme des regards. Elle le serre  dans ses bras pour proclamer le caractère indissoluble et non-négociable de son affection : qui veut me prendre le prend aussi.

Seul le titre, rajouté par une main libertine, laisse une ambiguïté planer sur le chat dont il est question.


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Le boudoir
Etienne Jeaurat, 1769 Walker Art Gallery, Liverpool, UK

La jeune femme se distrait de la main gauche. Son chat grignote la jarretière – en attendant des proies plus  subsistantes. Le perchoir du perroquet, hérissé de traverses, la cheminée et son miroir, hérissés de bougies, en donnent une première approximation.

A noter le pare-feu qui pourrait indiquer que la fille est encore chaste ; et le roman posé sur l’étagère, qui souligne qu’elle est déjà bien au courant de certaines choses.


Jeune femme à sa toilette

Nicolas Lafrensen (attribué à),  fin XVIIIème siècle

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Une jeune femme essaie de mettre sa jarretière, tandis qu’un chat joue à en attraper le bout. L’autre jarretière est encore posée sur le repose-pieds, bien que la jambe droite porte déjà son bas : l’animal n’a pas envie que sa maîtresse finisse de s’habiller.

Ou de se rhabiller :  car les vêtements posés en vrac sur le guéridon et le bouquet de fleur jeté par dessus, révèlent  une hâte certaine. Que confirment les roses tombées par terre en perdant leurs pétales.



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Dans le bas-relief au-dessus de la porte, un lion chevauché par un Amour inverse, en proportions et en dignité, le minet retourné entre les jambes de la fille.


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Sans défense, pattes en l’air, ventre offert, l’animal domestique évoque  la soumission de sa maîtresse à l’amour, lequel transforme,  comme on sait, les dignes lionnes en chattes joueuses.



Pauvre Minet, que ne suis-je à ta place.

Nicolas Lafrensen, fin XVIIIème siècle

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Assise sur son lit, un jeune femme caresse son chat, dont elle envie l’existence : sa vie à elle doit être bien triste, réduite à lire un livre toute seule dans son grand  lit. L’arrivée de l’animal de compagnie l’a distraite, elle a jeté l’ouvrage par terre et changé de position pour l’accueillir.

Mais par  delà cette situation désolante, le titre a surtout pour objet d’attirer notre attention sur la place du chat : entre les cuisses de sa maîtresse.



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A noter également  les deux jambes du guéridon et la fente du tiroir entrouvert sous un retroussis de rideaux.[B]


Le roman

Gravure d’après Garnerel, fin XVIIIème siècle

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Cette gravure affronte plus gaillardement un sujet très similaire. Nous sommes en hiver, comme l’indique le  manchon de fourrure abandonné sur le fauteuil. La jeune femme relève sa robe pour profiter de la chaleur, tandis que son chat, recherchant lui aussi le confort du foyer, pose mignonnement sa patte  sur le pied  de sa maîtresse.

Sur la table, un miroir de voyage s’échappe d’une sorte de sac à main. Celui-ci contenait sans doute le roman que la fille a sorti pour se précipiter dans la lecture, sans prendre la peine d’enlever son chapeau.



garnerel le roman_reseau

Puis l’oeil repère  tout un réseau d’allusions : une batterie de pique-feux met en joue la cheminée, un soufflet sur le sol met en joue le chat, la queue du chat met en joue l’index de sa maîtresse, laquelle se met en joue (et en joie) elle-même. Sur le tapis, un motif saillant qui titille  un motif rayonnant synthétise cette thématique.

Nous comprenons alors que le roman est dangereux pour les jeunes filles parce qu’il développe leur auto-érotisme (le miroir) et pousse leur main vers telle ou telle  fourrure.



Le lever

Gravure de Massart d’après Baudoin, 1771

Le lever Massart d'apres Baudoin 1771
La métaphore fonctionne quelque fois à contre-sexe, lorsque Minet met en valeur sa partie « queue »  : il la dresse ici à la verticale en voyant le téton que lui montre sa maîtresse, tandis que la bougie du guéridon réitère le symbolisme.

Il n’est pas exclu que celle-ci ne fasse système avec le chat, opposant la prosaïque virilité masculine aux délices de l’auto-érotisme féminin, du sein caressé au minou  érigé.



Pendants

Jean-Frédéric Schall, vers 1780,  Rijksmuseum, Amsterdam

morgentoilet_rijksmuseum_sk-a-3260La toilette du matin avondtoilet_rijksmuseum_sk-a-3261La toilette du soir

Le matin : la belle dame vient de finir ses ablutions, comme le montrent l’éponge, le pot à eau, le flacon de parfum et la chemise de nuit négligemment jetée  sur la chaise percée. Elle va passer sa chemise de jour, puis la robe qui l’attend sur le canapé.

Le soir : cette autre beauté fait l’inverse : elle passe sa chemise de nuit tandis que le chien et le chat se disputent sur sa robe. La table de nuit ouverte sur le pot de chambre, l’éteignoir conique coiffant  la bougie, les draps tourmentés, semblent sous-entendre qu’un grand tremblement  amoureux a eu lieu… dont la dispute des deux animaux familiers constitue une réplique amusante.

 

 

Le chat costumé (Dressing the Kitten)

Joseph Wright of Derby, vers 1770, Kenwood House, Londres

Joseph Wright of Derby Dressing the Kitten 1770
Cette peinture dérangeante, dans laquelle deux filles pas si petites cessent de jouer à la poupée pour s’en prendre à un minet désappointé, a reçu trois catégories d’interprétation :

  • la scène charmante, avec enfants, poupée et chaton ;
  • la métaphore moralisante, sur la cruauté naissante des jeunes filles et leurs jeux manipulatoires  ;
  • l’image « hot », que Wright, trentenaire célibataire, asthmatique et dépressif, aurait gorgé d’allusions sexuelles.



Joseph Wright of Derby Dressing the Kitten 1770 detail
Il est vrai que le bout de queue saillant entre les jambes du chat attire l’oeil, d’autant  qu’il est redondé par le mouvement inverse de la queue du bougeoir et que certains décèlent, derrière le linge blanc, la bandaison scandaleuse de la poupée.

Comme si, en cachant de sa main le symbole phallique classique – la bougie, la jeune fille faisait sortir de l’ombre deux autres membres plus discrets.

En prêtant son bonnet au minet, la poupée confirme leur commune nature, féminine mais  érectile.


Joseph Wright of Derby  Miss Kitty Dressing

Mademoiselle Minet s’habille  (Miss Kitty Dressing)
Gravure de Thomas Watson, 1781

La gravure, plus explicite que la peinture, ajoute sur le bonnet du chat une plume similaire à celle  des deux jeunes filles  et renforce cette solidarité féminine en appelant carrément « Miss Kitty » le chaton, érigé par les mains de l’une, agacé par l’index de l’autre.



Références :
[A] Béroald de Verville, 1610, « Le Moyen de parvenir, oeuvre contenant la raison de ce qui a été, est et sera, avec démonstration certaine selon la rencontre des effets de la vertu »
Dans cette oeuvre d’une liberté et d’une bizarrerie sans pareille, on trouve également un dialogue entre une fillette et une abbesse, qui développe la même métaphore :

Histoire de la fille qui croit être devenue bête
« Adonc en gémissant et pleurant des yeux, elle dit : Ma sacré chère Dame et prude mère, j’ai bien grande occasion dêtre en extrémité de marisson (affliction), pour ce que je deviens bête ; j’ai déjà un petit minon qui m’est venu entre les jambes. Que je voye ? Elle le montra, exhibant physiquement sa petite natureté. Alors l’abesse pour repartir par pièces similaires, et réciproque démonstration, se découvrit et lui fit paraître sa naturance…. Et la fillette de dire « He ! qu’est cela, madame ? O quelle abondance de bestialité ! – Mamie, mamie dit l’abesse, le vôtre n’est qu’un petit minon : quand il aura autant étranglé de rats que le mien, il sera chat parfait ; il sera marcou, margaut et maître mitou… »

https://books.google.fr/books?id=edxiAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

[B] On trouvera d’autres exemples dans Guillerm, le système de l’iconographie galante, article dans « XVIIIeme siècle », 1980 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k327527/f195.image.r=guillerm%20le%20systeme%20de%20l’iconographie%20galante.langFR 

Boilly : Surprises et sous-entendus

4 octobre 2014

A la fin du XVIIIème siècle,  l’image autrefois réservée aux églises et aux palais était devenue moins rare. Elle gardait néanmoins  de ce passé officiel une légitimité qui devait rendre  d’autant plus excitante la découverte, sous l’image sérieuse, d’une interprétation vicieuse : exercice  de déshabillage visuel à l’usage des amateurs d’estampes ou des visiteuses rosissantes.

Toujours est-il que, de ces oeuvres à double-sens, nous avons le plus souvent  perdu la clé. Il ne faut pas s’étonner qu’on ne trouve pas de texte dévoilant leurs sous-entendus – pas plus qu’on ne trouve de solutions dans les recueils de calembours. Et il est vrai que ces images s’apparentent à des sortes de calembours, dont le déclic est tantôt purement visuel, tantôt textuel, tantôt les deux.

Dans l’oeuvre prolifique de Boilly (plus d’un millier de tableaux en trois quarts de siècle), on trouve des trompe-l’oeil virtuoses, mais aussi quelques-uns de ces « trompe-la-tête«  magnifiques de duplicité : nous allons les présenter par  degré d’innocence – et donc de difficulté – croissante.



boilly Tête

Ici, pas de mécanisme compliqué : pour déclencher le déclic, il suffit tout simplement de s’approcher



boilly Tête

Tête d’homme
Boilly, date inconnue

… pour voir, littéralement, ce que cet homme a dans la tête !


boilly Tête_zoom
En regardant encore de plus près, nous constatons que l’oeil est dans le sexe, et que le sexe est dans  l’oeil – principe même des images plus subtiles que nous allons maintenant examiner.



Le Prélude de Nina

Boilly, 1786, Musée Pouchkine, Moscou

Boilly Prelude



Voici un couple  juste en train de basculer de la partie de musique à la partie de plaisir  :

  • sous la main droite de l’homme, le clavier prélude à la cuisse ;
  • dans  la main gauche de la fille, le violon  prélude à un autre instrument ;
  • déjà les autres mains sont occupées à des doigtés plus anatomiques.



Une fois notre oeil mis en verve, toutes les idées mal  tournées se mettent à grenouiller : d’une chaise à l’autre, la guitare hanchée  aguiche la canne aux multiples usages.

Et  le piano ouvert pour le prélude anticipe le lit ouvert pour les préliminaires.



« Méfie-toi du chat ! »

Boilly, 1820 ?, Neue Pinakothek, Munich

Boilly Mefie toi du chat

 

Deux jeunes filles s’intéressent à un jeune homme, qui tient dans sa main quelque chose  vers quoi un  chat tend la patte. A voir la cage vide sur le sol, on comprend qu’il s’agit d’un oiseau.

Bientôt, on remarque que la première fille, dans un geste identique à celui du félin, tend sa menotte pour soulever le chapeau du jeune homme ; tandis que par derrière sa compagne tente également de voir ce qui se cache dessous.

Nous sommes dans un jeu de trompeur trompé : le jeune homme fait croire aux filles que l’oiseau est à chercher sous le chapeau – ce qui est vrai, mais au sens figuré.

Au sens propre, le chat va mettre la patte sur lui.

A nouveau au sens figuré, il faut comprendre  que le « chat » dont il faut se méfier n’est pas celui qu’on voit, mais deux  félins autrement plus habiles !

(Sur d’autres déclinaisons  picturales de cette éternelle histoire, voir Le chat et l’oiseau )


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L’innocent (ou le panier fleuri)
Boilly, date inconnue, collection privée

Boilly avait déjà traité, en genre élégant et non pas paysan, un thème similaire : la cage n’est pas là, mais déjà le chat se demande quel drôle d’oiseau peut se dissimuler sous le bouquet.


Rêverie pendant la toilette

Boilly, 1785-90 , collection privée

the-toilet-louis-leopold-boilly 40,5 x 33,5 cm

Assise à côté de son lit, ayant laissé tomber son roman et aéré sa poitrine, la jeune fille s’intéresse moins aux baisers figés du couple de marbre qu’à l’affaire minuscule des oiseaux.


the-toilet-louis-leopold-boilly 40,5 x 33,5 cm detail

Sur le même thème, fréquent au XVIIème siècle, voir Les oiseaux licencieux



Moquerie

Boilly, vers 1787 Collection privée

boilly La Moquerie
A force de sous-entendus, cette scène lue au premier degré confine au surréalisme :

  • une vieille porte un petit chien à l’envers tout en montrant un jeune homme  du doigt ;
  • celui-ci montre un melon à la vieille ;
  • une jeune fille croise les doigts en nous souriant d’un air complice.


boilly La Moquerie_guitare
Commençons par les deux symboles que nous connaissons déjà: la guitare féminine, surplombant la canne tombée par terre, signale une confrontation dans laquelle le sexe faible a  le dessus.


La vieille et le jeune

Nous sommes au début d’un repas, la vieille peut être au choix l’hôtesse, la mère de la jeune fille ou l’entremetteuse d’un souper fin.



boilly La Moquerie_table
Le jeune homme vient d’être servi en vin, mais la bouteille est rebouchée et il n’y a pas d’autre verre sur la table : ce n’est pas un dîner pour deux. D’ailleurs, il a dédaigné l’assiette, la serviette et le couteau qui lui étaient destinés pour s’asseoir  directement devant le plat  (on remarque sur celui-ci des ornements dorés).

Manger dans le plat avec les doigts serait une telle marque d’inconvenance qu’on ne peut l’interpréter que dans un sens symbolique : le jeune gentilhomme est pressé de consommer.

De même, tenir basse la queue du petit chien ne peut être compris qu’au second degré, comme une mise en doute narquoise de la vigueur du convive.


boilly La Moquerie molletEn désignant la grande fente juteuse du melon, le vantard signifie : « On a de quoi la contenter ».  Son mollet bien formé, qui s’avance sous la nappe, renforce cette prétention.

La fille moqueuse

boilly La Moquerie_je t en ratisse Danloux 1784 Je t en ratisse coll partJe t’en ratisse, Danloux, 1784,

Le geste insistant à frotter un index sur l’autre à à l’époque une signification bien précise : « je t’en ratisse », autrement dit « Va te faire voir ». Le geste imite celui du râteau, mais aussi un autre va et vient, ici ridiculisé (sur ce geste, voir aussi 1 Les pendants de Boilly : Ancien Régime et Révolution ).

Le vin coupé d’eau, le verre inachevé, la bouteille refermée, la serviette vierge, le couteau inutile, disent assez que le jeune godelureau n’est pas mûr pour ses prétentions.


Louis_Leopold_Boilly 1791 Le_vieux_vicaire_(an_old_curate)_Musee Pouckine MoscouBoilly, 1791, Musée Pouchkine, Moscou Louis_Leopold_Boilly 1791 Le_vieux_vicaire_(an_old_curate) gravure de ClavareauGravure de Clavareau

Le vieux curé, ou « Ah ! Il y viendra », ou « Je t’en ratisse »

En pleine Révolution, Boilly reprendra le même sujet pour ridiculiser cette fois un vieux curé, qui s’acharne à enfiler une aiguille (Ah ! Il y viendra !). Le geste « Je t’en ratisse » imite le va et vient du fil, tout en prenant, avec ses index croisés, une valeur anti-chrétienne.

De la « Moquerie » au « Vieux Curé », la scène de genre, comme Boilly lui-même, évolue avec son temps.


« Poussez fort ! »

Boilly, date inconnue, Musée Marmottan Monet, Paris

Boilly Poussez fort

Ce tableau de moindre  qualité fait partie des déclinaisons érotiques que Boilly réservait à des amateurs moins raffinés que ses « patrons » habituels.

Le titre concerne bien sûr la porte : il s’agit de ne pas laisser entrer le barbon tandis que l’amant de coeur est encore dans la place.

Ici, pas de complications  : il s’agit d’un souper fin pour deux, avec un melon fendu côté madame et une saucisse côté monsieur. Lequel porte la main sur le col d’une bouteille vers laquelle la femme tend aussi la main :  second substitut, appelé à jouer le même rôle que le manche du violon dans Le prélude de Nina.

Cette toile  possède un pendant, voir Ancien Régime et Révolution.

Le Melon ou l’Amant raillé

Boilly, vers 1787 Collection privée

Boilly Le melon

Dans cette variante, nous retrouvons nos trois  personnages, avec des gestes et des accessoires  légèrement différents : en particulier  le melon, qui devient le titre et le sujet central de l’histoire.

La table

Le seconde chaise a disparu, remplacée par une table de nuit frôlée par un rideau  bleu qui ne peut être que celui d’un lit. Dessus, une bouteille de vin bouchée et une miche. La table de nuit est ouverte côté jeune homme, lui offrant une vue distante sur le pot de chambre.

Sur la table à côté, on retrouve l’assiette vierge avec sa serviette et un couteau, aucun verre n’est visible.

Ce lieu n’est pas une salle-à-manger, mais une chambre  accueillante dans laquelle une collation est servie avant de passer au lit.

Le chien

Il est tombé des bras de la vieille et devenu énorme : le jeune homme retient par le collier, contre sa jambe, cette boule de vitalité animale.

La vieille femme

Boilly Le melon vieille jeune
Elle  désigne de l’index la calote découpée  du melon, qu’elle tient de la main gauche. Le spectateur qui connait le tableau précédent est amené à voir la même chose  :  une queue minuscule, celle du légume à la place de celle de du chien.

Mais l’intention de la vieille semble bien différente : plutôt que de plaisanter sur la virilité du jeune homme,  elle lui vante plutôt les vertus du  légume.Et celui-ci écoute, tout ouie.


Le jeune homme

A la différence du tableau précédent, il ne se contente pas de désigner le melon : il est en train de le découper, à l’aide d’un petit canif à peine visible dans sa main droite.

La jeune fille

Boilly Le melon fille homme
Elle ne brandit plus de saucisse infamante, mais se contente de toucher de la main la perruque du jeune homme, en prenant le spectateur à témoin.


Tous ces sous-entendus, plus opaques que dans la première version,  nécessitent pour être compris un ressort qui nous manque encore.


Le chapeau sur la caisse

Boilly Le melon_chapeau caisse
Dans le coin en bas à droite, un chapeau bleu est posé sur une caissette fermée, à côté d’une carafe d’eau.



Boilly Le melon_table nuit
Ce trio d’objets fait pendant avec l’autre : le rideau bleu posé sur la table de nuit ouverte, à coté de la bouteille de vin et de la miche.


  • La table de nuit ouverte, la bouteille et la miche résument  les plaisirs sensuels que le jeune homme pouvait   trouver ici, mais qui restent  hors de portée de sa patte.
  • La caissette close et la carafe disent probablement ce qu’il aura : porte close et eau plate.

Le melon

« La laitue, la scariole, le melon, sont des substances très rafraichissantes, et dont l’usage continu éteint à coup sûr le flambeau de l’Amour. Aussi remarque-ton que les femmes voluptueuses préparent rarement les aliments de cette espèce, et ne les servent presque jamais à la table de leur époux. » Aphrodisiaque externe, ou traité du fouet  et de ses effets sur le physique de l’Amour, Amédée Doppet, 1788

Servir du melon à un client n’est donc pas la meilleure manière d’exalter sa virilité.



Mais il y a plus : le chapeau est celui du jeune homme, posé là par la courtisane : ce pourquoi elle nous montre si ostensiblement sa tête nue.

Que veut-elle nous faire comprendre  par là ?

Sans doute, que cet homme déchapeauté est comme le melon décapité : un légume, que fuit toute vigueur  animale.


Boilly Le melon mains homme
Nous voyons alors que la main qui retient le chien est tout près de son entrecuisse ; tandis que l’autre  manie le canif dans cet alter-ego potager :

ce jeune homme est un melon qui, à force de se décalotter lui-même, 

n’est plus digne de passer au lit.


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Jeune femme en robe blanche à son bureau
Boilly, vers 1785, collection privée.

En toute bienséance, l’index a ici quatre significations,  de plus en plus crapuleuses :

  • il est comme d’habitude le signe de la moqueuse ;
  • il intime au bichon l’ordre de dresser son bâton ;
  • il suggère ce qui manque à Cupidon pour faire de même ;
  • il montre la fente (du tiroir)


Boilly 1785 lady-in-a-white-dress-seated-at-her-desk 46x 39 cm coll priv detail

Un examen plus précis montre que le bichon, tout en approchant son bâton (une flûte ?) des lèvres de la jeune fille,  ne manque pas d’exhiber l’intérêt qu’il porteà cette situation.


L’Artiste

Boilly, vers 1785, Musée de l’Ermitage, St. Petersbourg

boilly La Moquerie_la peintre
Un des charmes de Boilly est que, d’un tableau à l’autre, il réutilise les mêmes ingrédients. De sorte que notre regard, formé ou déformé, en vient à suspecter le pire dans la plus innocente des scènes.


Ce gracieux  portrait reprend, en féminin, la pose du jeune dessinateur de Chardin.
Chardin Jeune dessinateur

Jeune dessinateur taillant son crayon
Chardin, 1737, Louvre, Paris


boilly La Moquerie_saucisse
Mais comme nous reconnaissons ici  la même femme que dans Moquerie, nous en venons  à suspecter que tailler la pointe d’un porte-mine n’est pas, pour cette  dessinatrice, une geste sans sous-entendu. Surtout lorsque la partie « fusain » pointe vers l’entrecuisse d’une statue, tandis que la partie « craie » désigne sa propre opulente poitrine.


boilly La Moquerie_la peintre_detail
Et comme un très beau  et très jeune homme aux longs cheveux, coincé  derrière cette extraordinaire cambrure, lorgne un bas-relief érotique, nous en venons à interpréter la main qui agace le bout de l’instrument,  et  le sourire entendu de la donzelle, comme une sorte de regret amusé : « Dommage !  Si petit encore…! »


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Pour ceux qui douteraient encore de la dimension symbolique du porte-mine hypertrophié….


Et voici, pour terminer, un sommet d’hypocrisie visuelle !


A l’entrée (At the Entrance)

Boilly, 1796-98, Musée de l’Ermitage, St. Petersbourg

boilly A l'entree

Première lecture

boilly A l'entree petite
Devant une porte fermée, une grande fille en robe de satin blanc, un ruban dans ses cheveux frisés, tire le cordon d’une sonnette. Sa compagne est plus petite et plus jeune, comme le montrent ses longs cheveux sans apprêt. De la main droite, elle retient le long manchon de fourrure que la grande a lâché pour sonner.


Son caractère encore enfantin se voit à son intérêt pour le chien minuscule qui vient d’accourir, alerté par le tintement.

boilly A l'entree chien

 


Deuxième lecture

La scène de genre charmante se révèle surtout l’occasion de faire chatoyer les satins, bomber les croupes et gonfler les corsages. Selon tous les critères de l’époque, ces deux filles sont des pin-ups, avec leur longues robes cachant tout, sauf le bout pointu du soulier.
boilly A l'entree souliers



La grande jouit des charmes élaborés de la coiffure et de la fourrure ; mais la petite n’est pas en reste avec son long gant de daim qui moule sa main menue et dénude son coude – équivalent technique du  bas-nylon.
boilly A l'entree peau poil


A l’une les prestiges du poil, à l’autre ceux de la peau.


Troisième lecture

Cette image d’une grande et d’une petite fille, toutes deux tellement bien roulées, finit par en rappeler d’autres, où il s’agit d’initiation.

  • Que la main de la jeune caresse distraitement le manchon long comme une cuisse, passe.
  • Que juste au dessus le poignet droit de la grande s’engouffre dans une fente à valeur possiblement didactique, passe encore.
  • Que sa main gauche empoigne avec vigueur le gland de la sonnette, passe toujours.
  • Mais que cette sollicitation fasse accourir le petit chien, symbole XVIIIème du côté animal de l’amour, voici qui coupe court à tous les doutes.



boilly A l'entree manchon

Et nous comprenons que le titre A l’entrée désigne,  outre la porte, le manchon, et outre le manchon, ce nouvel état de la femme dans laquelle la petite, instruite par son aînée,  va  pénétrer incessamment.


 L’image qui va suivre a valu à Boilly d’être inquiété brièvement  pendant la Terreur, accusé par un collègue peintre de corrompre la morale publique.

Elle  joue sur le même type de quiproquo entre le titre et l’image : c’est ici l’article « La » qui va jouer le rôle du chat.


« On la tire aujourd’hui »

Boilly, 1794, gravé par Tresca

Boilly On la tire aujourd'hui



La gravure propose un enchaînement de calembours verbaux et visuels, qui piègent le spectateur dans des interprétations de plus en plus douteuses.


Premier tiroir
Boilly On la tire aujourd'hui titre

Le titre  nous  indique que les billets que le jeune homme tient en main sont ceux d’une loterie, et qu’il est sur le point de quitter le domicile pour se rendre au tirage.



Boilly On la tire aujourd'hui_braguette
Puis  l’image nous montre que la main de la jeune fille, qui semble désigner les billets de l’index, s’attaque avec délicatesse à la braguette.


Deuxième tiroir

Boilly On la tire aujourd'hui titre

Ainsi le titre pourrait  être la proposition que cette  fille très directe  fait à ce jeune homme timide, concernant la pièce principale de son anatomie.



Boilly On la tire aujourd'hui_chapeaux
Puis l’image nous montre les chapeaux, on comprend que le couple vient de rentrer.  Un téton s’échappe du corsage  avant même que le ruban soit dénoué.



Boilly On la tire aujourd'hui_carreau
A voir le carreau recollé, on se doute que le logement n’est pas de luxe, mais de luxure : un lieu  où les virginités se cassent et se réparent.


Troisième tiroir

Boilly On la tire aujourd'hui titre modifie
Alors  le titre  se comprend comme la pensée de la  prostituée.



Boilly On la tire aujourd'hui_seconde fille
Puis l’image nous montre  l‘autre fille qui se dénoue les cheveux, assise à sa table de toilette  devant le lit.


Quatrième tiroir

Boilly On la tire aujourd'hui titre

Alors le titre nous suggère une interprétation encore plus grivoise : « Je suis la proposition que fait la racoleuse au client en parlant de sa coéquipière. »

Cette gravure possède un pendant, voir Ancien Régime et Révolution.

Les clés du compartiment

27 septembre 2014

Pierre Carrier-Belleuse, fils du célèbre sculpteur, a produit des scènes parisiennes, des portraits de personnalités et de gigantesques panoramas, très célèbres à l’époque, dont il ne reste pas grand chose [0].

Pierre Carrier-Belleuse 1881 Panorama de ND de Lourdes detailPanorama de ND de Lourdes (détail)
Pierre Carrier-Belleuse 1881
Pierre Carrier-Belleuse 1918 Pantheon de la GuerrePanthéon de la Guerre, 1918
Pierre Carrier-Belleuse et A.F.Gorguet

Familier donc des grandes machines remplies de portraits, d’anecdotes, et de significations, le peintre nous a laissé quatre tableaux plus intimistes, largement inexpliqués, où il prend un espace clos comme décor de cohabitations incongrues.

L’Omnibus

Pierre Carrier-Belleuse, 1877, Collection particulière

Pierre Carrier-Belleuse 1877 L'Omnibus coll priv

Voici la première incursion de Carrier-Belleuse dans la sociologie des transports en commun. Il ne subsiste pas d’explication sur les personnages représentés, dont certains sont probablement des portraits. Il faut probablement les lire en trois couples.

  • Au centre une bretonne (coiffe et croix autour du cou) est assise près d’un breton (chapeau rond et insigne de pélerinage). Assoupi par son long voyage, il est indifférent à la Parisienne délurée (sans chapeau) assise derrière, et dont le faux-cul rose s’insinue entre lui et sa femme.
  • A gauche un couple de bourgeois entre deux âges, en habit de sortie, discute en se rendant à quelque sortie ou spectacle ; la femme tient entre ses mains le roman qu’il faut avoir lu en 1877, l’Assommoir de Zola.
  • A droite un vieux couple s’ignore : lui est plongé dans son journal, elle tient bien serrés contre elle son sac et son parapluie.

Les réclames ne semblent pas donner d’indications de lecture : au plafond, on devine « Chocolat Menier », « La France », « Rue de la Paix ». Au fond, « Eviter les contrefaçons » et « En vente ».

En l’absence de toute information sur les allusions éventuelles, le tableau reste une scène de genre intéressante, dans la lignée des Omnibus de Daumier. Le fatras des affiches confine des personnages de condition sociale différente, matérialisée par les sept couvre-chefs, dans un espace limité.

Malgré tout, la France est en Paix.


Pierre Carrier-Belleuse 1878 Les Plaisirs de Paris
Les Plaisirs de Paris, Pierre Carrier-Belleuse, 1878

L’année suivante, ce tableau met en scène astucieusement un autre genre de promiscuité, dans la loge d’un café concert.

On reconnaît à droite notre couple bourgeois en pleine discussion : l’époux pratiquement identique (haut de forme, gants, canne), l’épouse tenant un bichon plutôt qu’un livre. La pancarte « Paris en poche » souligne la cohésion de ce couple constitué.

La jeune fille, seule à côté d’une chaise vide, scrute la foule d’un air terne. Attends-elle son fiancé ? Le bouquet voyant, le châle posé en évidence sur l’angle de la baignoire, et la pancarte « Louée » suggèrent une réalité plus crue : l’homme en bas à droite, qui l’évalue du regard, est moins un admirateur qu’un client. Et la seconde pancarte « Plaisirs de Paris », désigne ce couple de fortune.


Dans la même idée de cohabitation forcée, le premier tableau ferroviaire de Pierre Carrier-Belleuse vaut moins par ses qualités picturales que par la petite devinette historique qu’il propose.

Dans le Wagon

Pierre Carrier-Belleuse, 1879, Collection particulière

Dans le wagon  Pierre Carrier-Belleuse


Quatre lecteurs

Quatre hommes en noir sont répartis sur les deux banquettes : celui de gauche lorgne sur le journal de son voisin endormi ; le troisième regarde fixement devant lui ; seul le curé  est plongé  dans la lecture.

Quatre journaux

De gauche à droite :

  • Le Rappel : tendance radicale républicaine
  • Le Journal des Débats : journal de référence
  • titre illisible, commençant par L
  • Le Figaro, journal conservateur


L’année 1879700px-France_Chambre_des_deputes_1877

C’est celle du triomphe des partis républicains, avec l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, suite à la démission de Mac Mahon. Déjà, les élections de 1877 leur avaient donné une large majorité à la Chambre des Députés.


Compartiment France  : côté gauche

Et si l’accoudoir séparait, dans ce compartiment symbolique, les deux moitiés de la politique française ?

Nous aurions à gauche les  Républicains :

  • le lecteur du Rappel, oeillet rouge à la boutonnière, représenterait la gauche radicale ;
  • le lecteur du Journal des Débats, bleuet  à la boutonnière, représenterait le centre somnolent.

En 1879, les fleurs à la boutonnière n’avaient pas encore la signification précise qu’elles acquerront par la suite :

  • oeillet rouge : signe distinctif du boulangisme, puis de la Fête du Travail
  • bleuet de France : souvenir des Anciens Combattants, après la guerre de 1914.

Mais les couleurs rouge et bleu étaient clairement des symboles républicains, comme le montre cette affiche pour les élections de 1879.

sum27_legislatives_01z

Compartiment France  : côté droit

Le curé absorbé dans son Figaro représente la droite traditionaliste et cléricale.


Carrier-Belleuse Troisieme homme

Le dernier personnage est plus difficile à cerner : c’est le seul dont le journal est illisible, le seul qui regarde fixement devant lui, prenant appui sur sa canne, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle perturbante.

L’homme à la Légion d’Honneur

Si le compartiment représente une allégorie de la Chambre de 1877, alors ce bourgeois portant moustache et bouc, plus une décoration impériale, doit représenter le Bonapartisme.

Reste à identifier son journal, dont la particularité est que la Une est entourée d’un liseré noir.


Le Gaulois Mort prince imperial (1)
La Gaulois, 22 juin 1879


Le 21 juin 1879, la France apprenait avec stupéfaction la mort au combat du Prince Impérial, et avec lui la fin du courant bonapartiste.

Le journal, avec un titre court commençant par L, doit être un des autres organes bonapartistes,  Le Pays (de Cassagnac) ou L’Ordre de Paris  (de Rouher).

Ainsi, dans ce tableau de circonstance, le jeune Pierre a sans doute voulu marquer la page qui se tourne entre une époque et un autre sur une voie qui continue  :

  • entre l’Empire qui avait vu consacrer la célébrité de son père
  • et la Troisième République qui la confirmerait

(Albert Carrier-Belleuse fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1867 puis Officier en 1885).


Départ en voyage de noces

Pierre Carrier-Belleuse, vers 1915, Collection privéePierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces 1915


Un wagon archaïque

Nous voici dans un wagon de première, capitonné, avec sa fenêtre arrondie et ses poignées en ruban : un  décor typique des années 1870  (voir Compagnes de voyage ), mais totalement archaïque sur les voies ferrées françaises de 1915.

La ligne de téléphone qu’on voit par la fenêtre prouve qu’il s’agit bien d’un wagon du passé, voyageant dans le temps présent.


Un couple séparé

Pour un départ en voyage de noces, étrange que le jeune couple ait pris place de part et d’autre de l’accoudoir capitonné.

A voir leurs regards amusés vers le  vieillard, et la femme qui commence à se déganter, on comprend vite la situation :  le jeune couple vient juste de monter dans le wagon et a  pris les dernières places libres. Le jeune homme pourra-t-il prendre celle du dormeur, pour regarder le paysage tout en enlaçant sa compagne ?


Un peintre décoré

Le dormeur, avec sa Légion d’Honneur à la boutonnière, ressemble à Pierre Carrier-Belleuse lui-même, âgé en 1915 de 64 ans (il avait été fait Chevalier en 1900, et Officier en 1913, ce qui l’autorisait à porter la Rosette).

Pierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces 1915 detail Pierre Carrier-Belleuse 1907 gallicaPierre Carrier-Belleuse, 1907 (détail), Gallica

On remarque que l’homme du train porte un autre signe distinctif : une bague à à l’auriculaire gauche. Cette bague était très importante pour Pierre Carrier-Belleuse : c’était celle de son célèbre père, perdue dans les vagues et miraculeusement retrouvée quelques années plus tard [1].

Nous sommes donc bien face à une transposition humoristique du peintre en bonhomme roupillant, mais néanmoins en majesté.


Une composition nostalgique

Notons que le point de fuite se situe côté  jeune homme : le peintre se place, par construction, à distance du corps vieilli qui lui ressemble. Chapeau, cheveux noirs, ventre plat  contre crâne chauve, barbe blanche et bedaine, pardessus clair contre veste sombre, le jeune homme semble un concurrent du  vieillard : et le livre à peine entamé contraste avec le journal qu’il ne vaut plus la peine de parcourir.

Concurrent, ou alter-ego ? Au delà de la scène de genre plaisante, on sent une profondeur peut-être involontaire, une complicité nostalgique de part et d’autre de la jeune femme.

Et si le jeune couple était le rêve du dormeur, un souvenir de sa jeunesse, au temps des wagons capitonnés ?

Le  gêneur qu’il est devenu, près du terme de son voyage terrestre, encombre de sa présence assoupie  le départ de son propre voyage de noces.

Le vigile

Pierre Carrier-Belleuse, date inconnue, Collection privéePierre Carrier Belleuse Le vigile

Un jeune homme et sa femme se sont endormis, épaule contre épaule. Le chapeau-melon est posé sur la banquette de l’autre côté de la dormeuse, renforçant le geste de possession du bras. Le bibi abandonné sur les mains de la dormeuse s’oppose au parapluie austère dans les mains gantées de la vieille.


Des tableaux jumeaux

Nous ne connaissons pas la date précise de ce tableau, mais il est clair qu’il a été conçu en contrepoint du précédent.

Voici les éléments en  correspondance :

Pierre Carrier Belleuse Le départ en voyage de noces correspondances

Lecture en pendantPierre Carrier Belleuse Wagon pendants

L’accrochage horizontal rend évidentes certaines  symétries  : le jeune couple endormi fait écho au jeune couple éveillé, tandis qu’aux deux extrémités, sous la signature,  le vieux peintre assoupi forme couple avec  la vieille dame vigilante. On pourrait supposer qu’il s’agisse d’un portrait de Mme Carrier-Belleuse en chaperon, aussi ironique que celui de son époux en barbon. Mais l’hypothèse d’une caricature est fragile, car le peintre n’était pas peu fier d’avoir pris pour épouse Thérèse Duhamel-Surville, petite nièce d’Honoré de Balzac


Une autocitation

Pierre Carrier-Belleuse 1877 L'Omnibus coll priv detailOmnibus, 1877 (détail) Pierre Carrier Belleuse Le vigile detailLe vigile, vers 1915 (détail)

En fait, cette figure de vieille femme acariâtre est une autocitation : elle apparaît déjà dans le tableau Omnibus de 1877, avec la même voilette, et crispant également ses mains gantées sur son parapluie.


Pierre Carrier-Belleuse 1888 La veille d'un debut

La veille d’un début, 1888

La même figure sévère indique, à la jeune danseuse, le destin amoureux qui l’attend (l’as de coeur). Le titre suggère, entre les deux femmes, le même rapport chronologique qu’entre la « veille » et le « début ».


Lecture chronologique

Pierre Carrier Belleuse Wagon pendants

Il n’est pas évident que les deux tableaux de 1915 aient été conçus pour être accrochés en symétrie : car un certain inconfort visuel résulte de la position de la fenêtre, située côté droit dans les deux tableaux.


Un accrochage vertical favorise une lecture plus intéressante, en deux actes :

  • Premier acte : vers 1877, un jeune homme et son épouse sont épiés (et jalousés) par la Vieille de l’Omnibus, pincée comme son parapluie fermé, heureusement séparée du couple par l’accoudoir en forme de serpent.

Carrier-Belleuse Serpent

  • Second acte : en 1915, un vieil homme s’endort, en rêvant au jeune couple qu’il formait au temps jadis. Le journal et le livre font le lien entre ses deux avatars. Et l’absence d’accoudoir crée cette fois un côtoiement intemporel  avec celle qu’il a aimée jadis.

Carrier-Belleuse Pas d'accoudoir


On peut lire les mains tripliquées comme un raccourci mélancolique de l’existence féminine :

Pierre Carrier Belleuse Le depart en voyage de noces mains

  • à demi dégantées au départ du voyage de noces,
  • elles se trouvent nues, dans l’intimité du chapeau, pendant ce long sommeil à deux  que constitue le mariage ;
  • puis elles terminent regantées, à l’abri de tout contact charnel, tripotant un manche de bois.

Article suivant : 1 Femme de plume en tutu

Références :

Voyages de classe

27 septembre 2014

 

Dans cette série de tableaux, Shakespeare et la morale victorienne sont convoqués dans deux  wagons pour une constatation édifiante :

en  Première Classe, on est plus heureux qu’en Seconde.

Première classe : La rencontre

(First Class : The Meeting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Canada, Ottawa

A_Solomon First_Class-_The_Meeting,_and_at_First_Meeting_Loved._Abraham_Solomon


Le sous-titre

Inscrit dans la modernité ferroviaire, le tableau porte un sous-titre propre à rassurer les plus classiques :

« Et à notre première entrevue nous nous sommes aimés »

« And at First Meeting Loved » Shakespeare, Cymbeline, Acte V Scene 5

Sauf que cette réplique concerne, dans la pièce, l’instinct fraternel qui fait aimer à la belle Imogène ses deux frères encore inconnus. Citation détournée donc, comme alibi littéraire à une scène de flirt peu conventionnelle pour l’époque.

 

Un thème d’époque

Le thème de l« Amour au premier regard » fut très à la mode de 1840 à 1880 en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, dans de petites histoires, de poèmes ou des tableaux comme celui-ci.

« …au milieu du siècle, les représentations du  « love at first sight  » explorent et célèbrent de manière directe  le spectacle du  désir hétérosexuel masculin, de ses origines et de ses mécanismes » [1]


Le père

Dans la rougeur du crépuscule, le père s’est endormi sur son journal. Par crainte du courant d’air qui passe par la fenêtre ouverte, il a posé un foulard, un peu ridiculement, sur son crâne chauve et ses favoris blanc. Le lorgnon qui pend sur son gilet dit bien qu’il ne voit rien. Sur le siège en face de lui, ses gants, un châle, une gabardine, un livre, une canne et un parapluie : tout un fatras de voyage posé en tas inoffensif. Au dessus de lui, son haut de forme est retourné dans le porte bagage :   l’autorité du chef de famille est en suspens.


Le galant

Au coin opposé du compartiment, un jeune homme contemple la jeune fille. Son haut de forme, dans lequel il a jeté une élégante faveur rose, a déjà pris position sur la banquette adverse. Et sa canne à pêche souligne qu’il s’agit d’un sportsman, paré pour tout type de proie.


La jeune fille

Elle a posé sur la banquette d’en face ses deux attributs féminins – un panier de fleurs et un livre – à portée de la main gantée de son entreprenant compagnon de voyage. Entre ses mains gantées, elle tient un pendentif en forme de coeur qu’elle regarde fixement, pensive et rosissante. S’agit-il de son propre collier ?  Peu vraisemblable, vu son chapeau étroitement serré. Placé juste à côté de la main nue du jeune homme, le « coeur qui balance » est  l’appât que le séducteur confirmé vient de lui tendre.


Compartiment flirt

Même dans le confort capitonné des premières classes, la morale victorienne pouvait donc se trouver mise en danger : et le wagon, espace de proximité forcée entre les sexes, est ici  mis en scène  comme un lieu libidinal, sorte de lit à grande vitesse d’une effrayante et captivante modernité.

Le compte-rendu de l’exposition exprime un accueil mitigé : « en tant que tableau, il revèle une exécution savante et puissante. Mais il y a lieu de regretter, pensons-nous, qu’une telle facilité soit prodiguée à un sujet aussi plat, voire vulgaire . The Art Journal, 1854

Suite à ce succès de scandale, Solomon se sentit obligé de produire, l’année suivante, une seconde version,  plus conforme aux convenances.

Première classe : La rencontre

(seconde version)

Abraham Solomon, 1855, Art Gallery, Southampton

A_Solomon FirstClass-TheMeeting-Revised Version


Exit le crépuscule suspect et le personnage féminin pris  en tenaille entre  deux autorités masculines  : maintenant, la lumière entre à flot et la fille est assise bien sagement derrière le rempart de son père, auquel s’adresse, comme il convient, le prétendant.

A_Solomon FirstClass-Comparaison

Père et fille ont échangé leur rôle de tiers exclu. Le triangle mixte qui rapprochait les jeunes gens à l’insu du vieil homme s’est transformé en un triangle strictement masculin, qui rapproche les âges et laisse à l’écart le sexe faible.

 

La jeune fille

Solomon a féminisé les accessoires posés en face d’elle : le parapluie s’est transformé en ombrelle, la gabardine est devenu un plaid sur lequel elle a posé ses gants blancs.

De ses mains nues, elle est occupée non plus à soupeser la sincérité du pendentif, mais à broder, occupation plus recommandable, tout en suivant avec émotion le récit du jeune militaire.


Le père

Intéressé et quelque peu goguenard, il se penche vers le jeune homme pour écouter ses aventures. Sa main dégantée tient un journal, sa main gantée est posée sur sa cuisse, tenant l’autre gant. Le fait d’être à la fois ganté et déganté semble désigner, dans la symbolique de cette série, le manipulateur, celui qui mène le jeu : l’amoureux dans la première version, le père dans la seconde.

Comme le confirme son haut de forme, accroché cette fois au centre et en haut du tableau, soumettant l’ensemble du compartiment à son autorité.


Le jeune militaire

Le prétendant a cette fois un statut social rassurant : son uniforme est celui d’un lieutenant de marine.

Leutnant

Il est sans doute chargé d’une mission de confiance : transporter le coffre métallique qu’il a déposé sur la banquette en face de lui. Il a dégrafé son sabre, qui remplace la canne à pêche en tant que symbole viril. De même que, dans la première version, la canne s’associait au pendentif pour suggérer la Tentation, l’objet déposé par le jeune homme complète celui tenu par la jeune fille :

la lame répond à l’aiguille pour célébrer cette fois le Travail : papa taille et maman coud.

 

Un critique récalcitrant

Malgré cette révision précautionneuse , on trouve encore sept ans plus tard un critique peu convaincu que le réveil et l’intercession du père de famille change  quoi que ce soit à l’immoralité de la scène  : « tellement épris l’un de l’autre et chacun ne s’intéressant qu’à l’autre… ils sont juste un groupe de voyageurs bien habillés, sans objectif défini ni intention, sinon un flirt qui passe ». Dafforne, The Art Journal, 1862

Comme si la rapidité  du train impliquait la fugacité de l’amour…

 

A_Solomon FirstClass-TheMeeting-Revised Version study

Yale Center for British Art

Une petite étude à l’huile pour la seconde version montre tous les objets déjà en place : Solomon avait donc mûrement réfléchi à la signification de chaque détail. Les seules évolutions entre l’étude et l’état final sont la préférence pour les couleurs froides (bleu du ciel, gris du rideau, marron du châle, bleu de la robe, noir de la redingote) et l‘affadissement de l’expression de la jeune fille : un sourire complice remplace l’effroi, à l’écoute des dangers subis.

Au final, comme on pouvait s’y attendre, la version moralisée s’avère moins sensible que l’étude, et bien plus faible picturalement que la version scandaleuse.

En même temps que cette première version, Solomon exposait à la Royal Academy son pendant. Le contraire de la rencontre amoureuse chez les riches, c’est la séparation douloureuse chez les pauvres, comme l’explique le sous-titre du tableau :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

« Thus part we rich in sorrow parting poor »

Shakespeare, Timon d’Athenes, Acte 4, Scene 2

Seconde classe : le Départ

(Second Class -the parting)

Abraham Solomon, 1854, National Gallery of Australia, Canberra

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La composition

Après l’intimité des banquettes rembourrées, la promiscuité des bancs de bois.

Le wagon est montré de manière symétrique, avec à gauche une fenêtre vide – le pays natal qu’on ne distingue déjà plus – et à droite une échappée  sur un port : le but de ce voyage en train. La mère et la soeur, malgré leur gêne, ont accompagné le garçon aussi loin qu’il est possible.

A droite, juste sous les bateaux en partance, les bagages qu’il va emporter : un sac avec une étiquette à sa poignée, un foulard noué, une paillasse.

Seaman

Son pantalon blanc et sa chemise bleue suggèrent qu’il s’est engagé comme matelot pour payer son voyage.

A_Solomon Second_Class_composition

La médiane du tableau tombe exactement sur les deux mains jointes, dernier point de contact entre la mère et le jeune émigrant qui va tenter sa chance en Australie.

Le point de fuite est au niveau des yeux de la jeune veuve : comme si le peintre, assis sur la banquette d’en face, se substituait au père disparu.

 

La logique de la séparation

A_Solomon FirstClass-Second Class_logique

Première classe : la rencontre nous montrait comment un nouveau lien d’amour s’ajoutait à l’amour filial.

Seconde classe : le départ nous montre comment la Séparation attaque simultanément l’amour filial, l’amour fraternel et l’amour du couple (le marin et sa compagne, dans le compartiment du fond).

 

L’expression des sentiments

A_Solomon Second_Class_-_the_parting-regards

Le jeune homme regarde sa soeur fixement. Il se retient de pleurer pour ne pas ajouter au chagrin de celle-ci, la larme à l’oeil et le mouchoir à la main. Derrière, le rude marin regarde le garçon d’un oeil ému, en songeant aux épreuves qui l’attendent.

 

Les réclames

La cloison du fond est couvert d‘affichettes qui accompagnent et explicitent la scène.

En haut, Goulding and Comp. fournit des outils aux émigrants qui partent chercher de l’or en Australie, tandis que The Monarch leur propose des vêtements bon marché.

Juste en dessous, on peut lire, de gauche à droite, différentes réclames qui retournent le couteau dans la plaie :

  • « Plus de cheveux blancs (No more grey Hair) » : ironie envers la douleur de le jeune veuve ;
  • le bateau CLEOPATRA part à destination de Sydney
  • « Jouets pour étrennes (New Year Gift) » : pas de cadeau pour un garçon pauvre, à l’orée de sa nouvelle vie ;
  • Cowells Manufactory propose des montres et des chronomètres, à celui qui part pour toujours ;
  • Le Corps d’Armée de l’Inde de l’Est recherche des « jeunes gens convenables (few fine young men) » juste au dessus de la tête encore enfantine du garçon : recrutement de classe, sans doute impossible pour lui.
  • le bateau MEDIANA est direct pour Port Phillip

 

L’étude

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Yale Center for British Art

L’étude à l’huile propose exactement les mêmes réclames sur la cloison. Mais les expressions des visages semblent inversées : ici, c’est le jeune homme qui pleure, sa soeur le regarde fixement pour lui imprimer son courage tandis que, derrière, le marin lui sourit pour le réconforter.

A_Solomon Second_Class_-_the_parting-regards_etude

De l’étude à la version finale, l’enfant terrorisé devient un pauvre méritant,

et l’arrachement un départ socialement acceptable, validé par l’autorité de Shakespeare :

« c’est ainsi que nous nous séparons, pauvres d’argent, mais riches en douleur »

 

Retournement de situation

A_Solomon Second_Class_-_the_parting-deux
Et si le jeune matelot effrayé et le fringuant officier naval n’étaient qu’une seule et même personne ?

C’est en tout cas l’idée qu’exploitèrent les gravures qui furent tirées des tableaux,  renommées en Le départ (Seconde Classe)  et Le retour (Première classe), et présentées dans l’autre sens.

Solomon engraving second classLe départ (Seconde classe)

Gravure de 1857

Solomon engraving first classLe retour (Première classe)

Gravure de 1857

 

Sous nos yeux,  la soeur éplorée revient sous la forme d’une souriante épouse, la veuve pauvre qui posait sa main sur l’épaule du petit émigrant devient un père noble, tout prêt à adouber de la senestre ce beau parti.

« Ainsi, la notion réconfortante de la vertu récompensée par l’ascension sociale s’ajouta au pathos de Seconde classe, mitigeant du même coup les aspects frivoles et superficiels de Première Classe [2] ».

Dans cette lecture diachronique, la confrontation dangereuse des deux classes  se transforme en la narration édifiante d’une double réussite, maritime et ferroviaire : de matelot à lieutenant, des bancs de bois aux banquettes de velours.

Bateaux et trains se posent en symboles de  la mobilité sociale par le mérite, mythe  fondateur du XIXème siècle

 

Références :
|1] Love at First Sight: The Velocity of Victorian Heterosexualite, Christopher Matthews, Victorian Studies, Vol. 46, No. 3 (Spring, 2004), pp. 425-454, Published by: Indiana University Press https://www.academia.edu/969999/Love_at_First_Sight_The_Velocity_of_Victorian_Heterosexuality?email_work_card=title
|2] Jeffrey Daniels , « Abraham Solomon », London : Inner London Education Authority, 1985, p 53

Le Réveil de la Conscience

18 août 2014

Ce très célèbre et très étudié tableau mérite-t-il une énième analyse ? Pour la compréhension d’ensemble de l’oeuvre, de ses symboles, des éléments biographiques ou esthétiques au sein du mouvement préraphaélite, on pourra consulter les liens cités en référence.

J’ai préféré zoomer sur quelques morceaux choisis dans ce microcosme foisonnant de références littéraires ou artistiques et mettre en valeur, avec la puissance toute nouvelle de la haute définition, des détails révélateurs de la méticulosité et de la rigueur légendaires de Hunt.

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)

William Holman Hunt, 1853, Tate Gallery

William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience


Pour entrer de plain pied dans le sujet, autant laisser la parole à Ruskin, défendant le tableau dans les colonnes du Times :

« Les gens (le) regardent avec une stupeur absolue et le laissent avec désespoir ; de sorte que, bien que ce soit presque une insulte au peintre d’expliquer ses pensées, je ne peux me résoudre ici à le laisser incompris. La pauvre fille était assise, chantant avec son séducteur ; quelques mots au hasard de la chanson «Souvent dans la nuit calme» ont frappé un endroit engourdi de son cœur ; elle s’est relevée de désespoir. Lui, ne voyant pas son visage, continue à chanter, frappant les touches négligemment de sa main gantée.
…On ne trouvera pas un tableau plus puissant pour affronter de plein fouet le mal moral de l’époque dans laquelle il a été peint; pour éveiller à la pitié la légèreté cruelle de la jeunesse, et adoucir la rigueur du jugement par la sainteté de la compassion. » Ruskin, lettre au Times du 25 Mai 1854, cité par [1]


Hunt_Eveil Conscience_mains

Au centre du tableau, les mains à elles seules résument toute l’histoire. L’homme a gardé son gant à la main gauche : forfanterie qui montre sa maîtrise de l’instrument, mais aussi le peu de subtilité de son jeu. Sa main droite découverte invite la jeune fille à poursuivre son chant : geste de dominant, qui garde son gant pour frapper son piano mais l’enlève pour caresser cet autre instrument qu’il possède.

Ses mains à elle, des mains qui ne savent rien faire, s’enlacent l’une l’autre, à défaut de serrer une main amie. Les doigts sont surchargés de bagues : manque seulement, à l’annulaire, la plus importante de toutes, qu’elle ne recevra jamais.


Madeleine repentie

La prise de position morale de Hunt, sur le sort de ces femmes jetables, fut salué par la presse et assimilé au thème de la Madeleine repentie :

« Peignez encore nos Madeleines, effrayées par cette petite voix tranquille au milieu de leurs splendeurs amères, dupées dans leur misère par des sourires insouciants et les voix enjouées de ceux qui les détruisent » Punch, 1854, vol. 26, 229,, cité par [1]

La chevelure opulente d’Annie Miller – modèle et maîtresse de Hunt à l’époque – alimente cette allusion : car les cheveux – qui ont baigné les pieds du Christ dans la phase « pécheresse« , puis enveloppé sa chasteté dans la phase « pénitente » – sont le double symbole de la sexualité et de la rédemption de Marie-Madeleine.


La ballade de Thomas Moore

Hunt_Eveil Conscience_partition piano

Selon les explications de Hunt, c’est en entendant son amant chanter la ballade de Moore, Oft, in the stilly night, que la femme est soudainement saisie par « le souvenir de la maison de son enfance«  et qu’elle s’échappe des bras de l’homme et, par là, « de sa cage dorée avec une sainte et surprenante résolution, tandis que son compagnon frivole continue de chanter, sans savoir qu’il renforce encore sa décision de se repentir ». Cité par [1]


Souvent, pendant le calme de la nuit,
avant que le sommeil ait enchaîné mes sens,
la mémoire ramène autour de moi
la lumière des jours passés,
les sourires, les pleurs de l’adolescence,
les mots d’amour, si chers alors,
les yeux qui brillaient,
maintenant ternis ou fermés,
les coeurs joyeux qui ne palpitent plus.

Quand je me rappelle tous les amis
que j’ai vus tomber autour de moi,
comme les feuilles dans le brouillard d’automne,
il me sembla parcourir, seul,
la salle déserte des banquets :
les flambeaux sont éteints,
les guirlandes sont flétries,
tous les convives ont disparu,
tous, excepté moi seul !
Ainsi, pendant la nuit paisible,
avant que le sommeil se soit apesanti sur moi
le triste souvenir évoque
les pâles lueurs des jours qui ne sont plus.


Chefs-d’oeuvre poétiques de Thomas Moore,

traduits par Mme Louise Swanton Belloc,

Gosselin, Paris, 1841

Oft, in the stilly night,
Ere Slumber’s chain has bound me,
Fond Memory brings the light
Of other days around me;
The smiles, the tears,
Of boyhood’s years,
The words of love then spoken;
The eyes that shone,
Now dimm’d and gone,
The Cheerful hearts now broken!

When I remember all
The friends, so link’d together,
I’ve seen around me fall,
Like leaves in wintry weather;
I feel like one,
Who treads alone
Some banquet-hall deserted,
Whose lights are fled,
Whose garlands dead,
And all but he departed!
Thus, in the stilly night,
Ere Slumber’s chain has bound me,
Sad Memory brings the light
Of other days around me.


Difficile de trouver dans ces vers le déclencheur de la crise de conscience de la jeune femme : si nous suivons Hunt, ce serait plutôt la première strophe, empreinte de la nostalgie de l’enfance, du foyer qu’elle sera bien incapable de reconstituer.

Mais dans la logique de la situation, c’est aussi la seconde stophe, lorsqu’elle réalise sa solitude dans son appartement luxueux, mais sans âme : la salle déserte des banquets.


Les larmes vaines

Hunt_Eveil Conscience_partition sol roulee

La partition roulée, abandonnée sur la tapis dans son papier d’emballage, est la seconde référence poétique qui réclame une explication.


Hunt_Eveil Conscience_partition sol

Hunt a minutieusement reproduit la mise en page.Le titre, Idle Tears (Vaines Larmes) est très lisible.


Les deux visages

On pense avec raison [1] que la partition fait référence au premier état du tableau, dans lequel le visage de la femme, terrifiée par la prise de conscience de son péché, était en larmes. Il nous reste de ce premier état la description de Ruskin :

« Je suppose que quiconque possédant la moindre connaissance des expressions ne pourrait rester indifférent au visage de la fille perdue, sa beauté transformée par une horreur soudaine ; les lèvres entrouvertes, indistinctes dans leur tremblement violet, les dents durement serrées, les yeux remplis de la lumière terrifiante de l’avenir, et par les larmes des jours anciens« .Cité par [1]

L’industriel Thomas Fairburn, qui avait commandé le tableau, fut si incommodé par cette expression terrible qu’il demanda au peintre de l’adoucir.

Selon une version non-officielle, c’est parce qu’Annie Miller l’avait quitté pour Dante Gabriel Rossetti que Hunt aurait repeint son visage.


Les deux partitions

Les deux partitions – celle grande ouverte sur le piano et celle à demi déballée sur le sol – cernent le visage de la jeune femme. Il est possible d’y voir une opposition :

« En entendant la chanson, elle oublie son ancienne vie – celle des vaines larmes dans la chanson de salon à ses pieds – pour une vie transformée, dont les larmes ne sont pas vaines, mais guérissent… » [1]


Tennysson illustré

Mais, au delà du titre, le texte du poème de Tennyson lui-même vaut la peine d’être lu : loin d’être un mièvre texte sentimental, il complète la compréhension du tableau – tel un livret que Hunt nous inciterait à consulter.


Larmes, vaines larmes, que faut-il donc y voir ?
Larmes des profondeurs d’un divin désespoir,
Qui montent jusqu’au coeur et rejoignent les yeux
Lorsque les champs d’automne ont cet air si joyeux
Et que l’on pense alors aux jours qui ne sont plus

Fraîches, comme au matin le soleil sur la voile
Rappelant les amis au delà des étoiles
Tristes comme rougit le tout dernier rayon,
Entraînant les aimés sombrant sous l’horizon
Si tristes et si frais les jours qui ne sont plus.

Ah ! triste, étrange, à l’aube sombre de l’été,
Le premier chant d’oiseaux à peine réveillés
Pour le mourant, lorsqu’à ses yeux qui meurent
La croisée lentement devient une lueur
Si tristes, étranges, les jours qui ne sont plus.

Chères, comme baisers des anciennes étreintes,
Et douces celles qui, désespéres, sont feintes
Pour les autres ; puis profondes comme l’amour,
L’amour naissant, après cruelles sans retour.
O la Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus.

Traduction Jean-Pierre Lefeuvre,

dans « English and American Verses »,

Lulu.com, 2012

Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of some divine despair
Rise in the heart, and gather to the eyes,
In looking on the happy Autumn-fields,
And thinking of the days that are no more.

Fresh as the first beam glittering on a sail,
That brings our friends up from the underworld,
Sad as the last which reddens over one
That sinks with all we love below the verge;
So sad, so fresh, the days that are no more.

Ah, sad and strange as in dark summer dawns
The earliest pipe of half-awaken’d birds
To dying ears, when unto dying eyes
The casement slowly grows a summering square;
So sad, so strange, the days that are no more.

Dear as remember’d kisses after death,
And sweet as those by hopeless fancy feign’d
On lips that are for others; deep as love,
Deep as first love, and wild with all regret;
O Death in Life, the days that are no more!

Au sein de ce texte complexe, quelques passages semblent destinés directement au spectateur.

Un vers de la première strophe, « Larmes des profondeurs d’un divin désespoir » pose d’emblée la dimension sacrée de la tristesse qui nous est montrée.

Mais c’est surtout la troisième strophe qui semble illustrée presque littéralement par le tableau :

« Le premier chant d’oiseaux à peine réveillés«  peut être paraphasé par « le premier silence de la femme-oiseau dont la conscience se réveille ». Et  la suite du vers explicite le mécanisme même du tableau : « Pour le mourant, lorsqu’à ses yeux qui meurent, la croisée lentement devient une lueur« . C’est par la lumière du jour à travers la fenêtre que la femme, « mourant » à elle-même, emprisonnée dans cette « mort dans la vie » qu’est véritablement son existence, se trouve soudainement réveillée.


Le mystère du rayon lumineux

Hunt_Eveil Conscience_lumiere

La lumière de la révélation se trouve concentrée dans l’angle inférieur droit, où elle frappe le pied du piano, laissant dans l’ombre le pied masculin et mettant en relief les fils multicolores tombés de l’ouvrage, à l’image de la vie artificielle qui est en train de se décomposer sous nos yeux.


Hunt_Eveil Conscience_ombre fil

Cette lumière très haute (comme l’ombre du fil le montre) correspond à l’heure donnée par l‘horloge posée sur le piano : onze heures ou midi moins cinq. Heure qui a bien sûr un sens symbolique : à presque la moitié de sa vie, il est temps de se réveiller (autre interprétation selon certains : midi est l’heure des messages divins).

Hunt_Eveil Conscience_horloge

A remarquer sur le globe la bande lumineuse verticale : autre indice de la présence de la fenêtre en avant du tableau.


Hunt_Eveil Conscience_roses

Certains pensent que ce que la femme fixe, ce sont ces fleurs blanches, symboles de pureté, qui nous sont montrées dans le miroir Mais son regard est bien trop haut pour cela.


Une ombre mystérieuse

Hunt_Eveil Conscience_haut fenetre

L’ombre horizontale qui barre la zone éclairée est celle de la traverse haute de la fenêtre (à noter la corde côté gauche, qui doit servir à régler le store extérieur à rayures).

Mais alors – et c’est l’un des petits mystères qui subsistent dans ce tableau disséqué jusqu’à l’os depuis cent cinquante ans : à quoi correspond l’ombre ovale qui se trouve juste en dessous, avec son étrange motif en crochet ?

Hunt_Eveil Conscience_ ombres

Rien d’équivalent n’apparaît à cet emplacement, dans la fenêtre vue dans le miroir ; et il ne peut s’agit d’un lustre situé à l’intérieur de la pièce, vu l’angle très aigu des rayons.

Comme si cette chose mystérieuse, matérielle puisqu’elle fait de l’ombre, n’était visible qu’aux yeux de la femme


Hunt_Eveil Conscience_pied table a broder

La minutie extrême de Hunt va nous donner la réponse : une des vis du métier à broder intercepte la lumière (à noter, en bas, l’extrémité d’un des pieds de ce métier)
Metier a broder



Il y a donc tout simplement, à droite du métier, un guéridon permettant de poser le nécessaire de couture. Sa présence permet de limiter la zone lumineuse, qui aurait trop attiré l’oeil sur ce point crucial de la composition : la lumière doit rester discrète jusqu’à ce que la contemplation du spectateur ne la découvre.


La signature

Hunt_Eveil Conscience_signature_plumes

Au coin opposé, dans l’ombre comme il sied au metteur en scène, Hunt a inscrit son monogramme (WHH), la date et le lieu (LONdon), a demi caché par le rouleau de musique.

Nous savons que, dans son perfectionnisme, afin d’étudier son décor, Hunt avait loué une chambre Woodbine Villa, 7 Alpha Place, St John’s Wood, dans une « maison de convenance ».

Mais que signifient ces deux petites plumes brunes posées sur le tapis, comme pour compléter le monogramme ?


Le chat et le moineau

Hunt_Eveil Conscience_chat moineau

La réponse se trouve juste au dessus dans la tableau, où un gros chat, perturbé par le mouvement de sa maîtresse, est en train de laisser échapper un moineau. Lequel, attaqué une première fois alors qu’il se risquait dans la pièce – à l’emplacement de la signature – va s’enfuir à tire d’ailes vers le jardin salvateur et sa liberté d’oiseau des rues : comme l’autre proie du tableau, la femme désormais décidée à quitter sa cage dorée.


On dit généralement que le rouleau de musique, dans son papier-cadeau, lui est tombé des mains au moment de la révélation. Peut-être pouvons-nous nous risquer à relier autrement les éléments de la séquence, pré-cinématographique, que Hunt propose à notre sagacité :

  • un moineau est entré dans la chambre et s’est posé sur la table ;
  • le chat s’est rué dessus, faisant tomber à terre la partition à peine déballée ;
  • alors, comme frappée inconsciemment par cette synchronicité jungienne, la femme s’est libérée des griffes de son amant,
  • libérant en retour le moineau.

Ainsi la chaîne de domination qui va de l’homme à sa maîtresse, de la maîtresse au chat et du chat au moineau, vient-elle de se briser sous nos yeux, au niveau de son plus minime maillon.

A ce stade de l’analyse, il vaut la peine de prendre un peu de recul pour y englober le cadre, conçu spécialement par Hunt mais rarement étudié.

Hunt_Eveil Conscience_cadre


Le cartouche du bas

Le passage suivant est inscrit en lettres gothiques :


Oter son vêtement dans un jour froid,
(Répandre du vinaigre sur du nitre),
C’est dire des chansons à un coeur attristé.

Proverbes 25:20,

traduction de Louis Segond

As he that taketh away a garment in cold weather
( and as vinegar upon nitre),
so is he that singeth songs to an heavy heart.

En termes modernes :

chanter une chanson à un déprimé,

c’est comme se déshabiller en plein hiver

ou jeter de l’eau dans l’acide

(autrement dit aggraver la situation).

Il est remarquable que Hunt ait retourné, en positif, ce verset désespéré : d’après lui, c’est à sa lecture qu’il aurait compris la profondeur paradoxale de son sujet :


Ces mots, exprimant comment le chantonnement vain d’un esprit vide remue les profondeurs de la pure affliction, m’ont fait voir comment le compagnon même de la déchéance de la jeune fille pourrait se faire le porteur inconscient d’un message divin.

These words, expressing the unintended stirring up of the deeps of pure affection by the idle sing-song of an empty mind, led me to see how the companion of the girl’s fall might himself be the unconscious utterer of a divine message.

Hunt, Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, tome II, p 429-30)


Les deux motifs

Hunt_Eveil Conscience_cadre anomalie

Le cadre est décoré de deux motifs alternés, des fleurs de souci et des cloches : Hunt a expliqué qu’ils symbolisaient respectivement le chagrin et l’alarme. Autrement dit les deux réactifs psychologiques de la formule du verset :

tristesse + chanson = révélation.

La réaction  se lit également dans les symétries du cadre : horizontalement (entre les montants gauche et droit) ou verticalement (sur chacun de ces montants), une cloche est opposée à un souci.

Hunt_Eveil Conscience_cadre_symetries

Alternance secondaire : chaque fleur est entourée par une cloche sonnant à droite et une sonnant à gauche. A remarquer une petite erreur , en haut à droite, qui  fait qu’il y a deux cloches gauche en excès par rapport aux cloches droite.


L’étoile

Hunt_Eveil Conscience_cadre etoile

L’étoile, au dessus et au centre de ces conjonctions multiples, symbolise l’élévation spirituelle qui en est le résultat :

souci+ cloche = étoile

Elle est en somme la forme extasiée de la fleur réveillée par la cloche.

En ce sens, elle symbolise la révélation qui vient de frapper la jeune femme.


L’entrelac unique

Un entrelac unique réunit, tel le fil de la parole biblique, les trois ingrédients de la formule, dans une alternance de losanges et de cercles.

Sur la gauche du cadre les fleurs sont entourées d’un cercle, symbole habituel du ciel : comme si la tristesse dont souffre la jeune femme avait une origine divine. Les cloches, en revanche, sont bien terrestres, frappées par la main gantée du séducteur.

Sur la droite du cadre, la situation s’est rectifiée : les cloches sont entourées d’un cercle (la jeune femme entend maintenant la voix de Dieu) tandis que les fleurs sont entourés d’un losange (les soucis  bien terrestres qui risquent désormais de la frapper).

Quant à l’étoile, elle est bien sûr entourée du cercle divin.


L’oeuvre jumelle

Lors de son exposition en 1854, Le réveil de la conscience était présenté en pendant avec un autre tableau de Hunt, qui deviendra lui-aussi très célèbre |6]  :

Hunt_Light_of_the_World

La Lumière du Monde (The Light of the World),

Hunt, 1854, première version, église de Keble College, Oxford



La encore on trouve un verset inscrit en bas du cadre :


Voici, je me tiens à la porte, et je frappe.
Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte,
j’entrerai chez lui, je souperai avec lui,
et lui avec moi.
Revelation 3:20
traduction de Louis Segond
Behold, I stand at the door and knock;
if any man hear My voice, and open the door,
I will come in to him, and will sup with him,
and he with Me ».

La porte à laquelle Jésus frappe a des ferrures, mais pas de poignée : comme l’expliquera Hunt cinquante ans après la première version : « elle ne peut être ouverte que de l’intérieur, et représente l’esprit obstinément fermé ».

Porte fermée depuis très longtemps, comme le montrent les lierres et les mauvaises herbes qui l’envahissent.


William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience_Light of the World

En présentant les deux oeuvres côte à côte, on voit bien que les cadres se complètent : l’étoile à huit branches qui somme l’un se retrouve multipliée dans l’autre, selon la proportion 4/3 qui est celle du triangle sacré.

Mais surtout, nous comprenons que l‘alarme qui résonne au coeur de la jeune femme n’est autre que la main de Dieu qui vient de frapper à sa porte.


« Oter son vêtement dans un jour froid »

Revenons à notre tableau, et à la moitié du verset que nous n’avons pas explorée.

Contrairement à ce que l’on lit souvent, la femme n’est pas en jupons (indécence inadmissible) mais en chemise de nuit : en tout cas, selon l’horloge, à une heure où une honnête femme se doit d’être habillée depuis longtemps.

En quelque sorte, dans ce jour froid que constitue sa vie, elle a ôté son vêtement.

Hunt_Eveil Conscience_chapeau_livre

Sur cette chemise de nuit, morceau de bravoure pictural, Ruskin a largement brodé :

« Même l’ourlet de la robe de la jeune fille, à laquelle le peintre a travaillé de si près, fil par fil, porte une histoire en elle : pensons en combien peu de temps sa blancheur immaculée serait souillé par la poussière et la pluie, ses pieds de paria défaillant dans la rue »  Cité par [1]

L’image du gant, jeté à terre avec autant de désinvolture qu’on jette à la rue une maîtresse, renforce l’allusion à la prostitution, seul destin possible pour une femme abandonnée.


Le châleHunt_Eveil Conscience_chale

Pour se protéger du froid (ou des avances de l’homme ?), elle a passé autour de ses hanches un châle à motif d’indienne. Il s’agit d’un châle de Paisley (manufacture d’Ecosse), très prisé au milieu du XIXème siècle. D’une part il souligne que la femme est une maîtresse à la mode, d’autre part il fait allusion à la production industrielle contre laquelle s’élevaient fortement les préraphaélites.

Ce châle artificieux, qui rend évident l’absence de tout autre vêtement et moule en prétendant cacher, peut être vu comme l’antithèse de la broderie, dont nous ne voyons que l’envers.

Hunt_Eveil Conscience_chale canevas

Symbole de la nouvelle vie que la femme, en hors-champ de cette chambre et de ce cadre, va désormais retisser.


La déco


Le mobilier flambant neuf

Les contemporains étaient sensible au côté clinquant, nouveau riche, de cet ameublement luxueux.

Les objets triviaux, comme le note Ruskin admirablement,

« se mettent en avant avec une terrible et insupportable précision, comme s’ils allaient obliger la victime à les compter, à les mesurer, ou à les apprendre par cœur…. Il n’y a pas un seul objet dans toute cette chambre – commune, moderne, vulgaire, qui ne devienne tragique si on le lit correctement. Ce mobilier peint avec tant de soin, jusqu’à la dernière veine du bois de rose, rien qui puisse être appris de son lustre terrifiant, de sa fatale nouveauté ; rien ici qui porte les traces d’un foyer , ou qui même puisse en faire partie un jour. »
« thrust themselves forward with a ghastly and unendurable distinctness, as if they would compel the sufferer to count, or measure, or learn them by heart. There is not a single object in all that room, common, modern, vulgar…but it becomes tragical, if rightly read…That furniture so carefully painted, even to the last vein of rosewood – is there nothing to be learnt from the terrible lustre of it, from its fatal newness; nothing there that has the old thoughts of home upon it, or that is ever to become a part of a home?”


Les roulettes

Hunt_Eveil Conscience_roulettes

Symptôme possible de cette modernité sans attache : le guéridon et le fauteuil sont à roulettes, prêts à être retirés aussi vite qu’ils sont venus.


Le papier-peint

Hunt_Eveil Conscience_papier peint

La scène du papier-peint à droite de la fenêtre a été expliquée par Hunt :

« Le blé et le vin sont laissés sans garde par Cupidon endormi, les fruits laissés comme proie aux oiseaux pillards ».

On note, tombée aux pieds du garçon, la trompe dans laquelle il aurait dû souffler.

Comprenons par là que la femme, qui aurait dû veiller sur sa vertu comme le garçon sur les récoltes, se trouve dans un état d’endormissement similaire : elle attend le son qui, tout en la réveillant, fera fuir celui qui profite d’elle.


Le bouquet sur le piano


Hunt_Eveil Conscience_volubilis Hunt_Eveil Conscience_roses

On remarque le bleu intense du volubilis (morning glory), cette liane qui semble avoir sauté sur le galon du papier peint pour envahir toute la pièce.

Fleur qui a besoin d’un support pour se développer, tout en restant transitoire, puisqu’on dit qu’elle fleurit et se flétrit le même jour :  à l’exemple, exactement, du destin de la femme entretenue. Ce pourquoi elle est le symbole d’une liaison facile et sans conséquence.

On comprend alors que les liserons blancs qui poussent en liberté  sur le balcon sont l’antithèse de cette  liane délétère.


L’horloge sur le piano

Hunt_Eveil Conscience_horloge_amour et psyche

Objet de production courante à l’époque, elle représente « La Chasteté désarmant Cupidon » (elle lui passe un collier de fleurs autour du cou, tandis qu’il a laissé tomber ses torches).

Les figurines sous  cloche inversent, ironiquement, la situation du couple dans la vie réelle  (peu de chance que l’amant en chair et en barbe se laisse désarmer), mais aussi leurs posture dans la pièce  : c’est ici la fille qui enlace le garçon, et lui qui cherche à s’enfuir.


Intentions croisées (Cross proposes)

Hunt_Eveil Conscience_cross_purposesThe Heart’s misgiving, Samuel Bellin, d’après Frank Stone

La gravure au dessus du piano est souvent passée sous silence ou interprétée à tort, à la suite de Ruskin, comme une scène d’adultère : « l’image au dessus de la cheminée (comprendre le piano) avec son unique personnage affalé, est une femme convaincue d’adultère ». Ruskin, malgré sa perspicacité, n’a pas reconnu une gravure assez médiocre de Frank Stone, Intentions croisées : on y voit deux jeunes gens se disputer du regard une belle indifférente, tandis que sa compagne est jalouse et que son chien, seul ami fidèle, ne la quitte pas du regard (remarquer le chien, à la limite de la visibilité, bien présent dans la miniature de Hunt).

La gravure  est souvent expliquée comme une dérision de Hunt envers le goût « petit bourgeois » du propriétaire (d’autant que Bellin était un adversaire résolu des préraphaélites). Mais la scène prend également toute sa place dans l’économie du tableau. Constamment sous son regard lorsqu’il joue du piano,  elle conforte l’homme dans  son esprit  de possession : lui, il ne se contente pas de regarder cette fille assise qui se tord les mains,  il la juche sur ses genoux . Et  le chien fidèle de la gravure a été remplacé par le matou vicieux.


Les objets sur la table

Hunt_Eveil Conscience_chapeau_livre

Le haut de forme rappelle que l’homme n’est ici qu’en visite.

Parmi les deux livres, celui à la couverture bleue a été identifié comme étant un traité sur l’écriture , « Origin and Progress of the Art of Writing » de Henry Noel Humphries, publié en 1853.

Hunt_Eveil Conscience_livre

Il témoigne probablement les efforts de Hunt pour éduquer Annie Miller, pratiquement analphabète à l’époque.


Les globes

Hunt_Eveil Conscience_globes

En plus de celui du piano, on peut voir deux autres globes dans le miroir : un sur la cheminée, entouré de deux vases ; un sur une console en contrebas, entouré de deux fauteuils de velours cramoisi.

Où qu’ils se placent dans la pièce, les deux amants ne se rejoignent que sous verre, pour une étreinte décorative en atmosphère confinée.


Effets de miroir

Tous les spectateurs finissent par comprendre que la femme ne tourne pas le dos à la lumière, mais qu’au contraire elle la contemple, la fenêtre que nous voyons au fond n’étant qu’un simple reflet :

ainsi le miroir, dispositif d‘inversion, se trouve ici utilisé pour matérialiser sa conversion.

Il est plus rare qu’on remarque le miroir dans le miroir, situé à gauche de la fenêtre (disposition en quinconce qui évite l’effet d‘abyme, voir Dans un Café : où est Gustave ? )

Hunt_Eveil Conscience_miroirs

Ce deuxième miroir a pour but de nous montrer la cloison de gauche, avec un troisième miroir sur la cheminée, en face du piano.

Le couple cerné par les reflets est confiné dans cette chambre autarcique, assimilé à un effet d’optique, réduit à la vanité d’une existence sous verre : seul appel d’air dans cette serre, la fenêtre que nous ne voyons qu’en reflet.


Une perpective archaïque

Hunt_Eveil Conscience_ perspective

  • Un point de fuite bas régit les objets de la pièce ainsi que le reflet de l’homme.
  • Un point de fuite médian régit la cloison de gauche et le reflet de la femme, qui se trouve ainsi appartenir à un univers visuel différent : démonstration géométrique de la séparation en cours.
  • Enfin, un point de fuite haut régit les battants de la fenêtre.

Cette perspective a plusieurs points de fuite alignés verticalement est une construction prisée par les préraphaélites, en hommage aux maîtres du passé (voir Une architecture sacrée).


Le peintre absent

La construction approximative a aussi pour effet de rendre moins criante l’absence de la silhouette du peintre, qui devrait être visible dans le miroir.

Dolce Farniente

William Holman Hunt, 1866, Collection privée

Hunt Il Dolce Far Niente 1866



On constate le même effet de subtilisation du peintre dans cette toile, postérieure de quelques années, où le miroir de sorcière est utilisé au même emplacement dans la composition.

Remarquer également la statuette d’Amour et Psyché sous son globe.

Le modèle est Fanny Waugh, devenue la femme légitime de Hunt. Détail croustillant découvert récemment par les rayons X : ce visage aussi a été repeint, dans son premier état il s’agissait d’Annie Miller [7]  (voir Son dernier domicile)
.

L’ombre de la mort (The Shadow of Death)

William Holman Hunt, 1873, Manchester City Art Gallery, Manchester

William_holman_hunt-the_shadow_of_death


On peut trouver un écho de la même composition, mais en négatif, dans cette oeuvre plus tardive : ici le mur, en révélant l’ombre, joue le même rôle que le miroir révelant la lumière.


Les objets symboliques

Outre l’ombre, un certain nombre de détails préfigurent la Passion du Christ : les roseaux dans l’angle gauche rappelent le sceptre de la dérision, le serre-tête écarlate sur le sol anticipe la couronne d’épines, mais également le bandeau que portait le bouc-émissaire en symbole des péchés du monde. [8]

Hunt_Eveil Conscience_bouc émissaire

La Bouc Emissaire (The Scapegoat) : détail
Hunt, 1854–56, Lady Lever Art Gallery, Port Sunlight


Le coeur sombre

William_holman_hunt-the_shadow_of_death_detail_fil à plomb

Le fil à plomb rouge pendu au mur figure le coeur sombre de ce Christ d’ombre.


La fenêtre

William_holman_hunt-the_shadow_of_death_detail_fenetre

L’arcature de gauche est utilisée comme auréole. L’étoile à huit branches, véritable panneau indicateur d’une révélation, fait écho à celle du cadre du Réveil de la Conscience.


L’incident mineur

Hunt explique que Jésus

« vient juste de se relever de l’établi sur lequel il travaillait, et est montré en train de lever ses bras pour éprouver cette agréable sensation de repos et de relaxation ».

C’est dans cet effet de levier à partir d’un incident fortuit que réside la similitude la plus profonde avec Réveil de la Conscience : un mot dans la chanson provoquait le relèvement et la conversion , un geste de détente après le travail projette le destin funeste.

A noter que, dans les couples des deux tableaux, seule la femme est consciente de ce qui est en train de se passer : celle qui voit la lumière et, ici, celle qui voit l’ombre (Marie).

Rédemption

Julius L. Stewart, 1895, Musée de La Piscine, Roubaix

Stewart_Redemption


A la fin du siècle, Stewart retravaillera la formule mise au point par Hunt pour montrer, lui aussi, une conversion (voir Le Sacré dans le Salon )

Le miroir révélateur est toujours à la même place, au fond à gauche.

Comme dans les autres apparitions, seule la femme est consciente tandis que les autres regardent ailleurs ; et le relèvement physique traduit le redressement moral.

Références :
|1] « OF MUSIC, MAGDALENES, AND METANOIA IN THE
AWAKENING CONSCIENCE » , Julia Grella O’Connell, http://www.academia.edu/206788/Of_Music_Magdalenes_and_Metanoia_in_The_Awakening_Conscience_
|2] Page Wikipedia sur le tableau : http://en.wikipedia.org/wiki/The_Awakening_Conscience
|5] Sur le symbolisme : Replete with meaning : William Holman Hunt and typological symbolism, George P.Landow
http://www.victorianweb.org/painting/whh/replete/conscience.html

Le Sacré dans le Salon

14 août 2014

Tableau très abouti d’un peintre peu connu, Rédemption développe la formule du Sacré dans le Salon, qui fit florès à la fin du XIXème siècle. Pour une analyse historique de cette mode, voir [1].

Rédemption

Julius L. Stewart, 1895, Musée de La Piscine, Roubaix

Stewart_Redemption


La moitié droite

Les assiettes à dessert sont vides, les verres aussi, sauf deux dont on n’a pas fini le digestif : après le repas bien arrosé, il est temps de passer à d’autres divertissements.

Une femme de mauvais genre allume une cigarette, plus loin un homme fume un cigare. Les convives sont sur le point de quitter la salle à manger pour gagner la pièce du fond, puis, au delà, des aventures particulières ou générales.

Différentes combinaisons sont en train de se former, du premier à l’arrière plan : un homme entreprenant et une femme ; deux femmes ; un couple debout ; un homme et deux femmes ; deux hommes.

La lumière artificielle des abats-jours jaunes mène l’oeil vers le rougeoiement de la salle du fond.


La moitié gauche

La table est cachée par une femme solitaire, debout, le regard fixe. A sa droite, une chaise vide. Derrière elle, un cadre sans fond dans lequel on devine un torse crucifié.

Soudain, on comprend que ce cadre est un miroir : la femme lève les yeux vers une apparition située en avant du tableau, que les autres convives ne peuvent voir puisqu’ils sont tournés vers l’arrière-salle.

Quant au spectateur, il se trouve ainsi pris en sandwich entre les deux protagonistes de ce couple extraordinaire qui est en train de se constituer sous ses yeux :

  • une femme réelle et une apparition,
  • une robe blanche et un torse sanglant,
  • une vivante et un mort,
  • une pécheresse et un Dieu,
  • Marie-Madeleine et Jésus.

Les rideaux entre-baillés laissent passer une faible lumière, dont on comprend qu’elle ne pourra désormais que grandir.


La composition

Stewart_Redemption_composition

L’opposition entre les deux moitiés est marquée de multiples manières :

  • verres vides contre verres pleins ;
  • lumière du jour contre lumière artificielle ;
  • miroir renvoyant vers l‘avant du tableau contre porte ouverte vers l’arrière ;
  • couple unique réuni dans une vision silencieuse, contre combinatoire des partenaires et des sens : bruit des conversations, odeur du tabac, gout de l’alcool, toucher des bras et des épaules.

Le coup de foudre improbable entre une femme et un Dieu éclipse les amours artificieuses qui prolifèrent dans le salon.

Prédestinée par sa robe immaculée, la femme relevée fait contraste avec la femme penchée assise au premier plan, dont « le voile noir semé de colchiques empoisonnés, est évidemment l’image de la mort qui va envelopper et ensevelir ce monde de la débauche ». |2]


Une crucifixion suggérée

Tombé sur le tapis, à l’aplomb de la colonne cannelée, un voile blanc indique probablement l’endroit où se trouvait la jeune femme lorsqu’elle a été frappée par l’apparition. En se décalant vers la gauche du tableau, elle a quitté le domaine des femmes-fleurs qui décorent les tables, pour s’approcher du bouquet qui embaume discrètement dans la pénombre.

Stewart_Redemption_croix
Ce faisant, elle s’est placée également placé du bon côté de cette croix virtuelle constituée par la colonne et par la branche dans le miroir : la place, à droite de Jésus, dévolue traditionnellement au bon Larron et à Madeleine la repentie.


Crucifixion Signorelli

Crucifixion

Signorelli, vers 1490


Identification d’une femme

Vu la popularité du thème des pécheresses fin de siècle, les contemporains ne pouvaient manquer de reconnaître cette « moderne Marie-Madeleine (qui) arbore la robe blanche du sacrifice et de la virginité regagnée. « |2]

Stewart_Redemption_correspondances

Mais l’enjeu principal du tableau réside dans une autre identification, plus secrète, entre la femme perdue et son sauveur, qui s’opère sous nos yeux par une série de correspondances :

  • le diadème doré de cette reine de la nuit rappelle la couronne d’épines ;
  • les deux roses de sa coiffure, complétées par celle de son corsage, font écho aux trois plaies visibles dans le miroir, celles des mains et du flanc ;
  • la plaie du Christ, sur son flanc droit, apparaît sur son flanc gauche dans le miroir : du côté justement où la femme porte la troisième rose.


Une transformation en cours

Ce dernier détail est particulièrement révélateur : la métaphore entre rose et plaie fonctionne pour le spectateur, qui voit le Christ inversé dans le miroir : il a en quelque sorte un coup d’avance sur la pécheresse, qui porte encore la rose du mauvais côté.

Les trois iris forment un triangle qui inverse les trois roses mariales : sans doute symbolisent-ils la volupté, les plaisirs frelatés : deux fleurs sont tombées sur le sol, mais la troisième est encore tenue par la main droite.

Stewart_Redemption_detail mains

Quant à la main gauche, elle se raccroche encore à la nappe couverte de nourritures terrestres : et ses quatre doigts griffus sont « le signe d’une ultime tentation diabolique qui l’attacherait encore au monde perdu de la galanterie ». |2]


Reconnaissance du démoniaque

Ce signe démoniaque sur une femme du monde n’est pas tout à fait unique dans l’oeuvre de Stewart.


Stewart Julius sans titre

Sans titre

Stewart, Collection privée


En vue plongeante, cette très belle jeune fille tenant au creux de son ventre un coffret à bijoux en forme de crâne, semble toute prête à se métamorphoser en un papillon maléfique.

Sphinx tete de mort

Sphinx à tête de mort



Une des sources de la Rédemption de Stewart est sans doute un tableau à clés de Jean Béraud, qui avait fait scandale quatre ans plus tôt lors de son exposition au Salon. Pour une analyse plus détaillée, voir |3]

La Madeleine chez les Pharisiens

Jean Béraud, 1891, Musée d’Orsay, Paris

Béraud Madeleine Pharisiens


Une grande horizontale

Dans la rousse en robe blanche allongée aux pieds de Jésus, tout le monde reconnut, présentée à l’inverse de sa position professionnelle, l’excellente Anne-Marie Chassaigne, épouse Pourpe, puis princesse Ghika, plus connue sous le pseudonyme de Liane de Pougy. Agée alors de 22 ans, celle-ci devait effectivement suivre un chemin magdalénien puisqu’elle finit par entrer au couvent en 1943, à l’âge raisonnable de 74 ans.


Les P(h)arisiensBeraud_Pharisiens_Noms

Un peintre mondain, un politique connu pour ses conquêtes, un philosophe positiviste, un chimiste centenaire, un journaliste socialiste, un dramaturge moraliste : fine équipe d’hommes en noir surplombant la repentie, que certains connaissaient sans doute de très près (tels l’Equipe de France 2010 autour de la chaste Zahia). Les spectateurs de l’époque ont dû se régaler à décoder les allusions et à chercher le plus Judas de tous : on compte en effet, autour de la table, douze hommes plus le Christ.


Une apparition ratée

Nous sommes à la fin du repas, heure propice aux apparitions : à droite une domestique amène le café, à gauche un anonyme allume son cigare à la flamme d’une bougie.

Mais le coup de théâtre, ici, ne fonctionne pas bien : l’auréole chichiteuse ne suffit pas à nous convaincre du côté surnaturel de Jésus, qui semble un illuminé ayant confondu bal costumé et dîner en frac .

La véritable apparition est celle de la femme en blanc, pourtant sensé être on ne peut plus charnelle.

Il semble que Stewart, ayant médité sur ces difficultés, ait trouvé la solution adéquate, en isolant son Christ dans le miroir et en redressant sa Madeleine, figure crédible d’un âme perdue affrontant sa transformation.

Références :
|1] « Qu’y a-t-il dans une crise ? « , article de Julia Bernard dans « Crises de l’image religieuse« , p 213, Editions de la Maison des sciences de l’Homme, Paris, 2000
|3] « Marie-Madeleine, du voile au dévoilé », article de Gilbert Croué, dans « Marie-Madeleine figure mythique dans la littérature et les arts », p 265 et ss, Université Blaise Pascal, 1999

Un autre tableau mondain reprend le thème de Stewart, mais en inversant les sexes : c’est maintenant un homme qui retrouve le droit chemin.

Le jardin d’Armide

(The Garden of Armida)

John Maler Collier, 1899, Collection privée

Collier_Garden of Armida Garden Of Armida



Dans ce « problem picture« , la solution se trouve dans le titre, qui fait référence à la Jérusalem délivrée du Tasse (1581) : dans ce poème épique, maintes fois illustré, la magicienne païenne Armide retient en Syrie,  dans son jardin magique, des Croisés sur le chemin de Jérusalem : version christianisée de Circé retenant Ulysse dans son île.

Dans ce gentleman hagard en habit de soirée, il faut donc reconnaître le chevalier Renaud retrouvant sa noble raison, pour reprendre quelque moderne croisade, quelque britannique odyssée.


Deux statues vivantesCollier_Garden of Armida comparaison

Nous ne savons pas si Collier connaissait le tableau de Stewart : toujours est-il que sa statue vivante semble, comme par miracle, le pendant exact de celle de Rédemption.

Le chevalier noir, bras droit ballant et bras gauche posé sur un verre vide, inverse la pose de la courtisane blanche, fleur à la main droite et main gauche sur la nappe. L’austérité du frac  contraste avec le bustier surchargé de perles et de fleurs, la taille corsetée fait face au gilet puissant,  le plastron immaculé du mâle affronte  le décolleté alabastrin de la femelle, conformément au dimorphisme sexuel hypertrophié des Victoriens (voir Trois mariages et un enterrement ).

Deux miroirs cachés

Le miroir de Stewart se révèle par la déduction, celui de Collier par l’érudition : dans l’histoire racontée par Le Tasse, c’est en se voyant dans un bouclier tendu par deux de ses camarades que Renaud prend conscience de sa déchéance.


Verre vide et verre pleins

Comme chez Stewart, le verre vide matérialise  la psychologie de la rédemption, déclenchée par la prise de conscience d’une vacuité intérieure.

Métaphore ici soulignée par la courbe similaire du plastron et du récipient.

Collier_Garden of Armida verres


Mais Collier pousse un peu plus loin le bouchon de l’énigme en nous montrant cinq personnages pour seulement quatre verres : trois femmes brandissent leur verre plein, reste à deviner où est celui de la quatrième, cette splendide rousse lovée derrière l’épaule de l’homme.

De même, il nous manque une main parmi la garde rapprochée : celle qui est posée sur l’épaule droite du gentlemen appartient-elle à la brune en corsage bleu,  qui lui tend un verre, ou à la rousse en corsage rose, qui semble prendre possession à deux mains de ses épaules ?

En jouant sur cette ambiguïté visuelle, Collier nous fait deviner que les deux  femmes font exactement le même geste : la brune lui donne un nouveau verre, la rousse lui a donné le verre précédent, celui qu’il vient  de vider et de déposer sur la table –  le verre de trop par quoi  la conscience déborde.

Ces deux femmes sont, finalement, la même femme.


Quatre geôlièresCollier_Garden of Armida bracelets

Les quatre arborent un bracelet. L’un d’eux au premier plan, en forme de serpent, révèle leur commune traîtrise : c’est par des chaînes invisibles qu’elles tiennent le chevalier asservi à ces  menottes dorées.

Les quatre femmes sont, finalement, la même femme,

quatre instances de la même prison sensuelle.


Des compositions inverséesCollier_Garden of Armida Garden Of Armida_composition

Qu’il y ait eu influence ou pas de Stewart sur Collier, reste que les deux peintres utilisent, au service du même thème, des compositions inversées :

  • pour nous montrer que sa Madeleine repentante est désormais libre d’aller gaillardement vers le Christ en Croix, Stewart exploite le format horizontal du tableau, qui décale sur la droite tout ce qui pourrait la retenir : les verres pleins, les trios de lumières artificielles des abats-jours, des globes et de la cigarette ; et il écarte  tout obstacle de son passage ;
  • pour nous montrer que son Renaud embrumé n’est pas  encore libéré, Collier utilise le format vertical qui concentre autour du héros tous les obstacles à sa fuite : les trois verres pleins de cette fausse lumière qu’est le vin, les trois abat-jours et les six lampions ; plus la femme assise, qui lui barre le passage du genou.


Dans le tableau de Stewart, Marie-Madeleine s’identifie au Christ en Croix, cette image qu’elle veut rejoindre.

Mais dans le tableau de Collier, un processus d’identification est lui-aussi en oeuvre, non pas vers l’avant, mais vers l’arrière  :

  • dans ce bougeoir planté  sur la nappe pour supporter trois abat-jours,
  • dans ce grand arbre pris en otage par six lampions dérisoires,
  • dans ce buveur coincé entre trois verres,

nous reconnaissons les métaphores du héros assiégé par les femmes-fatales.

Mais le problem picture  se garde bien de conclure :    va-t-il  s’en libérer, ou pas ?

Gene Pressler Young Woman with Lantern 1921Gene Pressler,  Jeune femme au lampion, 1921



A titre d’amusement voici, en style art-déco,  par un peintre surtout connu pour ses pin-ups,  une dernière résurgence de la femme-lampion : postée sur son balcon à côté d’un verre de champagne, cette luciole attire le mâle (l’Hercule du jardin) pour ensuite le ficeler, telle la plante grimpante autour de la colonne.

Jeunes idoles en uniforme

14 août 2014


Nous reprenons ici pour partie l’analyse  très détaillée de François Thoraval, qui voit dans ce tableau « l’une des plus brillantes peintures d’histoire de la deuxième moitié  du XIXe siècle, trop longtemps reléguée au rang de vignette illustrée pour manuels d’après-guerre ». [1]

Le souper de Beaucaire

Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1869-1894,

Château de Malmaison, Rueil-Malmaison

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Bonaparte à Beaucaire

Fin juillet 1793, le capitaine d’artillerie Bonaparte fait halte à Beaucaire. Voici les premières lignes de son récit, rédigé quelques jours plus tard et intitulé Le souper de Beaucaire  :

«Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le hasard me fit avoir pour convives à souper deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier. »

La discussion porte sur l’insurrection fédéraliste qui fait alors rage en Provence, avec laquelle   les deux Marseillais sympathisent ; et sur la réaction  militaire des Jacobins, que soutiennent le Nîmois, le Montpelliérain, et Bonaparte,  se posant ainsi en défenseur de l’Unité nationale et de la Révolution.


Les quatre convives

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_convives
Peut-être faut-il reconnaître les deux Marseillais dans les deux personnages les plus en retrait, à gauche, le bec cloué par la rhétorique bonapartienne, mais n’en pensant pas moins ; et dans les deux personnages de droite, bouche bée, les deux convaincus. Mais ce ne sont que des nuances au sein d’une scène consensuelle, où les quatre Français, fraternisant à un bout de la table,  contemplent  médusés,  à l’autre bout, la naissance d’un Chef.


Après le souper

Tandis le texte de Bonaparte relate une  polémique violente, le tableau gomme les oppositions et montre le moment d’apaisement après la bataille verbale, où l’on conclut que la guerre civile sera probablement évitée :

« Cet heureux pronostic nous remit en humeur, le Marseillais nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne qui dissipèrent  entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeuner du lendemain, ou le Marseillais avait encore bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes à lui apprendre ».

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_bouteilles
Deux bouteilles vides sont retournées  dans le panier, une troisième, bien entamée, attend sur la table. Bonaparte, tout à son discours, a à peine touché son verre.



Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_pendant
En se levant, il a jeté sa serviette sur la nappe, tandis que les autres convives l’ont gardée sur les genoux :  manière de distinguer l’homme d’action et ceux qui se soucient surtout de protection. Comme le souligne également la main vide du marchand, à gauche, contrastant avec  la main posée sur l’épée.  Et tandis que le commerçant, de la sinistre, caresse vaguement sa serviette, la dextre du futur conquérant frappe de l’index la nappe encore blanche, en préfiguration des futures batailles.


L’hôtesse

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_hotesse
Quant à l’hôtesse, elle fait la vaisselle, tout en jetant son regard à la fois émerveillé et inquiet de vieille femme, sur ce si jeune et si brillant capitaine.


Le chat

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_chat
Le chat, posé entre soufflet et écumoire – deux ustensiles de chasse et de capture –  est le seul à échapper à l’attraction de la bête de scène : il contemple le feu, prédateur maximal dans lequel toute autre prédation finit  par s’abolir.


La composition

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_composition
Comme dans un décor de théâtre, chacune des quatre ouvertures renvoie à l’un des personnages :

  • la trappe de la cave s’ouvre sous les pieds de l‘hôtesse, qui  en a remonté les bouteilles ;
  • l’âtre s’ouvre devant le chat ;
  • la niche, qui abrite probablement l’évier, s’ouvre derrière les quatre convives ;
  • et la seule véritable ouverture, la porte,  est sous le contrôle du jeune capitaine.

Cette composition bien harmonisée (Terre, Feu, Eau Air)  libère  un vaste espace central, dans lequel  le jeu entre les mains et les verres (flèches vertes) met en valeur la blancheur de la nappe, tandis que le jeu des regards (flèches  bleues) dilate le vaste pan de mur qui surplombe les protagonistes.


Le mur vide et les étagères

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_mur vide
Cette solution de continuité, entre les deux étagères, appelle l’interprétation. Voici celle de François Thoraval :

« Pour l’observateur, ce grand mur déjà sous les feux de l’éclairage, c’est naturellement cette page d’histoire qu’il reste à écrire à un jeune capitaine qui, en ce mois de juillet 1793 doit encore  en découdre avec les fédéralistes du sud-est. Mais la partie supérieure nous permet de relever trois éléments qui, se succédant de gauche à droite, établissent un jeu de construction : d’abord un simple trou destiné au tasseau, puis le tasseau lui-même, enfin l’étagère sur laquelle s’empile  la vaisselle en étain. …l’élaboration progressive de l’étagère renvoie non seulement  aux étapes d’une carrière politique et militaire hors du commun (la campagne d’Italie, le coup d’état du 18 brumaire, l’Empire) mais aussi à la réalisation de son œuvre d’administrateur (du franc-germinal  au Code civil, les fameuses masses de granite) .
Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_convives_nimois
Cette lecture ascendante nous est confirmée par l’attitude du bourgeois en veste jaune (sans doute le Nîmois). A la différence des autres convives qui semblent participer davantage à l’échange, celui-ci, la bouche entrouverte par l’étonnement, lève  la tête comme pour découvrir au dessus de la figure de Bonaparte l’accomplissement d’une destinée. » [1]

L’idée d’une étagère en construction est brillante, mais n’épuise pas la question : en effet le trou vide et le tasseau ne sont pas exactement  dans le prolongement de l’étagère. De plus, si celle-ci est la métaphore d’une organisation, d’un régime, à quoi correspond l’opposition bien marquée entre les ustensiles en cuivre, côté commerce, et les ustensiles en étain, côté guerre ?


Le tasseau et son ombre

L’ombre du tasseau, parallèle à l’avant-bras de Bonaparte, renforce la correspondance visuelle entre le bout de bois unique, planté dans la zone vierge du mur et, juste en dessous, l’index pointant la nappe.



Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_ombres
La flamme de la bougie, masquée par le jabot du personnage de profil, produit trois ombres exactes (en vert) : celle de la chaise et de la tête du personnage à rouflaquettes, celle de l’épaule de Bonaparte.

En revanche,  la position de la bougie, à peu près au niveau du tasseau, devrait produire une ombre verticale (en rouge) : c’est donc sans doute intentionnellement que Lecomte du Nouÿ a faussé celle-ci, pour accentuer l’analogie entre  l’index et le tasseau, entre la nappe et le mur, entre la carte et le territoire.

Les deux étagères

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_tasseau

Qu’en conclure ? De même que l’index impérieux du jeune Bonaparte, en se fichant sur la nappe, opère la fusion fraternelle entre les convives, de même le tasseau, qui préfigure  le futur corps de l’Empereur sur le champ de bataille, voit converger vers lui l’étagère des cuivres et l’étagère des étains :

ces deux métaux dont, justement, on fait le bronze des canons.


La troisième étagère

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_troisieme etagere

La troisième étagère, portant des assiettes de terre menacées par l’ombre d’un clou et bénies par un rameau de buis, pourrait quant à elle représenter celles qui ne prennent pas part à la bataille, mais qui en paient les pots cassés : les femmes, ici incarnées dans la figure maternelle de l’hôtesse essuyant avec précaution ses porcelaines.


Une référence évidente

Il existe un autre tableau où une femme, à l’écart, veille à l’entretien du foyer tandis que deux hommes, l’un de profil et l’autre de face, éclairés par une flamme invisible, reconnaissent l’apparition du Sacré (voir De l’agneau pour souper>

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire

Rembrandt_Emmaus-1628

Les pèlerins d’Emmaüs

Rembrandt, vers 1628

Musée Jacquemart-André, Paris

Ce parti-pris de sacralisation de Bonaparte peut expliquer la longue gestation de l’oeuvre entre 1869, fin d’un second empire en déliquescence, et  1894, où la IIIème République consolidée  pouvait apprécier pleinement cette assomption de la cohésion nationale.

Autre oeuvre à gestation longue (près de quarante ans !), cette nouvelle illustration de texte vient éclairer Le souper de Beaucaire d’une lueur inattendue.

Mademoiselle de Maupin

Lecomte du Nouÿ , 1866 à 1902 , Collection privée

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin

Exposé avec la mention :

« J’ai quitté pour vous mes habits d’homme, je les reprendrai demain matin pour tous.

Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit ».


La référence littéraire

Le tableau illustre la scène de la révélation, dans le roman très ambigu de Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, qui conte les aventures d’une jeune fille travestie en homme.

Lors d’une représentation de « Comme il vous plaira »,  le jeune Théodore s’est costumé en  Rosalinde. Cette représentation éveille les soupçons et le désir du chevalier d’Albert, qui lui a écrit une « épître amoureuse ».

Sans réponse depuis quinze jours ,  il se morfond, songe au suicide, puis  « …finit par s’arrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux… à écrire une seconde lettre. Ô sextuple butor ! Il en était là de sa méditation, lorsqu’il sentit se poser sur son épaule – une main – pareille à une petite colombe qui descend sur un palmier … C’était bien Rosalinde, si belle et si radieuse qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation. Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, – qui, hélas ! ne tendent trop souvent qu’à se réconcilier.

Une gorge entièrement nue, blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage très échancré, et semblait porter des défis aux baisers. – C’était une vue fort rassurante ; aussi d’Albert se rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions les plus échevelées. »  Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier, chapitre 16


Les deux lettres

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin_deux lettres
Le tableau nous montre l’instant de ravissement où d’Albert lève sa plume, abandonnant  sur la table la  seconde lettre désormais inutile. La première lettre,  ramenée par sa destinataire, est tombée par sur le sol – où l’on comprend que la robe ne tardera pas à la rejoindre.

Ainsi la première révélation, toute abstraite, de la féminité du jeune Théodore se retrouve comme un cartouche au pied de sa seconde et bien concrète incarnation.

Entre le plan horizontal et le plan vertical se joue en somme la même dialectique qu’entre la nappe et le mur du Souper de Baucaire :

  • les deux lettres d’amour appellent l’arrivée en chair et en os de l’être aimé et, tout comme la carte prélude à la bataille, le papier griffonné anticipe la chair bientôt griffée.  


La normalité rétablie

Nous sommes au moment précis où la transgression initiale de Madeleine de Maupin – s’habiller en homme – se trouve inversée par une transgression tout aussi bénigne : se déshabiller en femme.

Cependant, cet heureux  retour à la normalité n’épuise pas les côtés troubles du texte de Gautier. Ecoutons les affres de d’Albert au début de son inclination pour Théodore :

« Quel malheur… quelle passion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi !… C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y conçois rien… je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur de moi-même… Enfin, à travers toutes les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio, j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… J’aime un homme ! » Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier, chapitre 8

Le chapitre 9 est tout entier empreint de la nostalgie de « ces amours étranges dont sont pleines les élégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir. » « Je suis un homme des temps homériques », poursuit d’Albert, des temps où « il n’y a presque pas de différence entre Pâris et Hélène. Aussi l’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l’antiquité idolâtre. »

La vérité partiellement dépouillée de ses voiles par la pinceau de Lecomte du Nouÿ est-elle aussi orthodoxe qu’il le semble ? La robe partiellement enlevée ne cache-t-elle pas une transformation partiellement accomplie ?

Par son effet de nocturne, le tableau rend compte de la réalité double de Théodore/Rosalinde qu’expose le texte officiel :  « Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit« .

Par son effet de robe, il rend évidente la dualité plus trouble que le texte de Gautier  ne dit pas : « Songez que je ne suis Rosalinde que du haut« .


Le chapeau et l’épée

Le chapeau de mousquetaire et l’épée, posés sur le tabouret du premier plan, peuvent passer pour des accessoires d’époque. Mais leur position  aux pieds de la divine apparition leur donne valeur de tribut, tribut de  cette virilité que d’Albert, au plus fort de ses  émois, semblait prêt à abandonner : « je doute si je suis un homme ou une femme ».

Déchapeauté et désarmé, l’homme en robe, au col de dentelle et aux cheveux longs, dont le profil laisse deviner à peine une demi-moustache, se trouve en position d’égalité pour accueillir   Mademoiselle de Maupin, ce  » cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache ».


Le vase à fleur

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin_fiole
Avec  un  humour certain, Lecomte a posé sur le bureau un récipient en verre dont les deux anses rondes et le ventre bombé sont en affinité avec l’anatomie qui nous est dévoilée :

tel le génie hors de la lampe, Mademoiselle de Maupin semble l’expansion sexuée du vase à fleur.


Le paravent

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin_paravent

Des rais lumineux tombent des vitraux dans la pièce grande comme une chapelle : mais Lecomte nous confirme que l’apparition n’a rien de céleste, en la plaçant en deçà du paravent : là  où la lumière de la bougie, cachée par le jabot de d’Albert,  réunit les deux amants dans la même intimité.


La flamme cachée

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin_comparaison têtes
Ce procédé de la flamme cachée nous fait soupçonner que, dans le Souper de Beaucaire, la source unique qui réunit les convives et Bonaparte pourrait figurer un peu plus que la seule luminosité du discours,   et atteindre la qualité d’une sorte de lien amoureux.


Le regard vers le ciel

Lecomte_du_Nouy_Mademoiselle de Maupin_comparaison corps
Dans les deux cas, l’apparition en regarde pas ses adorateurs : elle porte son regard vers le Haut, dont elle procède. De la senestre, elle tient l’emblème de son pouvoir : l’épée ou la robe. De la dextre, elle fait contact avec la Terre.

Lecomte_du_Nouy_Le_souper_de_Beaucaire_Tête BonaparteBonaparte en cheveux long, la poitrine sanglée dans son habit-veste d’artilleur, tout autant  que Mademoiselle de Maupin dépoitraillée, semblent constituer, dans l’imaginaire de Lecomte, deux pendants de cette figure mythique de  Rosalinde   qui, comme nous l’explique Theophile Gautier « est presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elle est en femme »

Références :
[2] From Homer to the Harem. The art of Jean Lecomte du Nouÿ (1842-1923)
R.M.H. Diederen, 2004, Thèse, Faculty of Humanities, Amsterdam http://dare.uva.nl/record/187751

Gazeuses déités

14 août 2014

Au Salon de 1875, Lecomte exposa une oeuvre très déconcertante, gardant sous le coude la  version originale qu’il avait réalisée l’année d’avant. Les deux toiles traitent, de manière très différente,  un sujet jamais abordé par les peintres et qui constitue une véritable gageure  :

montrer une disparition à l’aide d’une apparition.


Le songe de Cosrou

Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1875,

connu par une photogravure de Goupil

Lecomte_du_Nouy 1874 Le songe de Cosrou


L’alibi littéraire

Le titre provient d’une des Lettres persanes de Montesquieu :

« Jamais passion n’a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide; il la demande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui refuser. » Lettre LIII

Lecomte, occidentalisme oblige,  ne se risque pas à représenter un eunuque blanc. Et il invente le thème d’un rêve déceptif inspiré par la fumée du tabac – substance pourtant peu réputée comme hallucinogène.


Montesquieu trahi

La lettre LIII examine les inconvénients et les avantages du mariage de l’eunuque, en se plaçant, de manière fort moderne, du point de vue de la femme. S’il est question d’un rêve inassouvi, c’est bien celui de la mariée :

« Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes? ne vivre que pour imaginer? se trouver toujours auprès des plaisirs et jamais dans les plaisirs? languissante dans les bras d’un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu’à ses regrets? »

Réduire la finesse du texte de Montesquieu à la rêverie érotique d’un impuissant  constitue donc un contresens massif. La lettre d’ailleurs ouvre des perspectives sur des états de jouissance bien plus subtils que la succion somnolente d’un narguilé :

« Je t’ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage de ses pertes; qu’elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition; qu’on peut bien cesser d’être homme, mais non pas d’être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l’on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs. »


Un songe éphémère

Pour la XIXème siècle bourgeois, la satisfaction de l’eunuque ne peut être qu’illusion, et son sort  inspire, derrière la compassion affectée,  une forme de franche moquerie. Un sonnet de Dezamy, inspiré par la tableau, tranche froidement la question :

« Non, Non, jamais passion d’homme ne fut plus vive
Que celle de Cosrou, l’eunuque de sérail,
Pour Zélide – une esclave aux lèvres de corail,
Aux grands yeux de gazelle, aux seins couleur olive.

L ‘infortuné se meurt d’une amour excessive.
S’endort-il un instant? Son esprit en travail,
Dans le nuage ambrè du narguilé d ‘émail
L ‘aperçoit, plus charmante encore et plus lascive.

De cette vision – idéale Péri (*) –
L ‘heureux Cosrou déjà se croit l’époux chéri;
Mais son bonheur, hélas! n’est qu’un songe éphémère;

Et quand il veut atteindre à la félicité,
Un froid éclair d’acier – reminiscence amère! –
Le rejette du rêve a la réalité. »

Adrien Dézamy, Salon de 1875. Reproductions des principaux ouvrages accompagnées
de sonnets par Adrien Dézamy (Paris, Goupil & Cie, ed., Paris 1876)

(*) Une Péri est une fée orientale


Un accueil mitigé

Réduisant la question de l’eunuque à la question du rasoir, le tableau s’inscrit dans une balourdise bien étrangère à l’esprit du philosophe dont elle se réclame, et dans un mauvais goût que certains critiques ne manqueront pas de relever :

« …M. Lecomte du Nouy s’attarde … à des gravelures pseudo-spirituelles comme le Songe de Cosrou. Le peintre a choisi son sujet dans les Lettres persanes, et il a traduit Montesquieu comme s’il se fut agi d’un conteur érotique. L’eunuque Cosrou est endormi, songeant à l’esclave Zélide, et la fumée de son narghileh prend, en s’envolant, une forme bizarre, celle d’un petit amour persan qui se moque de Cosrou en lui montrant a la fois la belle Zélide et un ironique rasoir, sans compter certain plat a barbe… Pour peu que le magistrat qui en 1875 a cherché noise aux gravures d’ Eisen et aux Contes de La Fontaine jette un regard au tableau de M. Lecomte du Noüy, je ne réponds pas que Cosrou, le narghileh, le petit amour et surtout le rasoir trouvent grace devant un tribunal. Nous devenons si prudes, a cette heure! Mais j’avoue que la peinture a autre chose a faire qu’a présenter des rébus d’un goût absolument douteux dans le genre de celui que M. Lecomte du Noüy vient d’emprunter à Montesquieu. » J.Claretie, Salon de 1875,  1876 p. 352


L’apparition dans la fumée

Grâce à la description de Claretie, et malgré la mauvaise qualité de la reproduction, on distingue bien, dans les vapeurs, le petit Cupidon orientalisé  qui brandit un rasoir en guise de flèche tout en chevauchant un plat à barbe, blotti contre la danseuse voilée qui agite un tambourin dans le but ironique de réveiller la virilité  de Cosrou.


Les détails du rébus

A cette virilité disparue est substituée, sans grande subtilité, une botte de pistolets posé sur l’aine de l’eunuque :  d’autant plus enclin à tirer qu’il en est, dans un autre sens, incapable !

La théière  souligne que désormais il lui faudra se contenter des plaisirs de la table.

Le second narguilé, abandonné sur l’étagère – probablement un modèle pour femme –  veut sans doute signifier que toute activité de couple lui est désormais inaccessible.

L’intéressant dans ce tableau est qu’il constitue la variante « soft »,  labellisée Montesquieu pour le Salon de 1875, d’un thème autrement plus percutant. On comprend que Lecomte n’ait pas exposé la version « hard« , réalisée en 1874, pourtant bien supérieure en terme de kitsch oriental et d’humour assumé !

Un rêve d’eunuque

Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, 1874, Cleveland Museum of Art

Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque


La chibouque

A la place du narguilé, une interminable chibouque, cette pipe à fumer l’opium, justifie cette fois l’hallucination.

La fée nue

Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail fee
La danseuse, si c’en est une, soulève ici son dernier voile et apparaît dans sa parfaite nudité. Son  auréole d’étoiles nous fait reconnaître une fée. De  la main gauche elle fait tinter une petite cymbale, plus élégante que le tambourin de la version aseptisée, et enrichie d’une injonction paradoxale : si le tintement a pour but de réveiller  la virilité du malheureux, la forme en ciseau invoque indubitablement  l’instrument de sa disparition.

L’amour au couteau

Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail Cupidon
Impossible ici de manquer le côté humoristique de ce pseudo-Cupidon coiffé d’une calotte orientale à pompon, chevauchant un plat à barbe tel une soucoupe volante, la cuisse pendant commodément  par l’échancrure de manière à exhiber un pubis petit, mais complet

Quant au rasoir de la version « soft », il est ici remplacé par un couteau d’un bon mètre, la lame tâchée de veinules sanglantes et la pointe coïncidant avec le halo d’une étoile.

Le cauchemar

La lame digne de l’enseigne d’un coutelier, le plat à barbe qui convoque simultanément le registre comique de Sancho Pança et le registre tragique de Saint Jean Baptiste (assimilation plus que douteuse entre le chef du Saint et la pièce d’anatomie manquante) : ces outrances se justifient bien sûr par la convention du cauchemar.


Un panorama réaliste

Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque perspective
Et pourtant, à l’opposé de toute ambiance onirique, la perspective est construite très scrupuleusement : la ligne d’horizon est située au dessus de l’horizon réel, en cohérence avec la position surplombante. Le spectateur est assis, et se tient très à gauche du tableau, sur le prolongement de la terrasse qui s’amorce à droite de l’escalier.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque  Mosquee
Les Mosquées de Mahmud Pasha et Qanibay Al-Sayfi (Amir Akhur) et la Madrasa de Sultan Hassan

–  1873 Le Caire – Egypte

Sous nos yeux se développe un panorama réaliste de la ville du Caire : on voit le zig-zag argenté du Nil et, juste à nos pieds, la place ronde devant la mosquée de Mahmud Pasha. A remarquer sur le tableau deux des trappes typiques que l’on voit s’ouvrir sur la terrasse de la photographie.


Représenter l’Apparition

LourdesMB
Représenter une apparition implique une  convention que ce précédent  (Lourdes, 1858) rend évidente : bien que la Vierge étoilée ne soit visible que pour la jeune bergère, l’artiste ne cherche pas à représenter  la vision intérieure de Bernadette, mais ce que verrait un Tiers assistant de l’extérieur au miracle.

Dans le cas de la Vierge de Lourdes, cette licence graphique ne choque pas, puisque Bernadette a les yeux ouverts : vision physique et vision interne sont donc facilement assimilables.

Mais dans notre cas,  ce qui nous est montré devrait être la vision intérieure de l’eunuque assoupi par l’opium.  Or la fumée, fixée spatialement à l’orifice de la pipe, prend nécessairement place dans la perspective. Ce que nous voyons, depuis notre position excentrée, n’est donc pas  du tout ce que l’eunuque voit depuis ses paupières closes.

La mécanique déceptive du tableau est ainsi parfaitement agencée : pour l’instant l’eunuque en plein fantasme contemple la danseuse nue ; mais nous savons que bientôt il va devoir faire face à l’enfant-cauchemar qui se cache  derrière elle.

Représenter la Disparition

Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail cigogne
La cigogne noire, oiseau réputé solitaire, évoque l’Egypte et la mélancolie. Peut être une discrète ironie se cache-t-elle dans ce long bec posé sur ce jabot joufflu.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail table
Nous retrouvons la petite table avec sa théière et maintenant une coupe de fruits, emblème des plaisirs de substitution.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail sabre
Le sabre accroché derrière le turban donne l’illusion convaincante  d’un tranchage bien engagé.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail doigt
Seule semble réagir à la sollicitation de la fée l’érection discrète du gros orteil.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail babouches
Les babouches flasques rappellent une double absence.



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail pipe
L’extension manifestement exagérée de la chibouque n’interdit pas de  penser à une allusion a contrario.

 La pipe de l’eunuque semble ici jouer le même rôle ironique que la lance de Mars, dans le célèbre tableau de Botticelli (acheté à grand fracas par la National Gallery en 1874 justement) et dont Lecomte s’est probablement inspiré (voir  Des objets ambigus)

Botticelli_Venus_Mars
Vénus et Mars
Botticelli, 1483,  Londres, National Gallery



Lecomte_du_Nouy 1874_Le Songe de l'Eunuque_detail signature
Tandis que l’Artiste, signant en lettres rouges à l’aplomb du couteau et apposant sur le mur sa paume gauche sanguinolente, n’hésite pas à se poser comme la main qui a commis cette magistrale pochade, tout autant que cette fantasmatique ablation.

La version « Salon » du Rêve de Corsou, guindé par son alibi littéraire, en faisait trop tout en en faisant trop peu. A l’opposé, le premier jet de l’idée, Le Cauchemar de l’Eunuque,  attaque l’Hénaurmité du thème dans une belle liberté, alliée à une technique irréprochable :  un régal pour  les amateurs de fantaisie orientaliste.

Dans une oeuvre tardive, Lecomte reprendra l’idée du rêve érotique sur la terrasse, mais en remplaçant cette fois l’eunuque par un poète.

Rêve d’Orient

Lecomte du Nouÿ, 1904, Collection privée

Lecomte_du_Nouy 1904_Reve d'Orient


L’influence de Gautier

D’après Montgailhard [2], le tableau aurait été inspiré par une nouvelle de Gautier, La Mille et deuxième Nuit (1848). On y trouve en effet le passage suivant :

L’air frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté d’or qu’une robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses joues d’argent, comme une sultane pâle d’amour qui se penche aux treillis de son kiosque, firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poëte, et ne pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui s’offrait à sa vue.

De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant lui comme un de ces plans en relief où les giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de tapis ; les places où miroitait l’eau du Nil, car on était à l’époque de l’inondation ; les jardins d’où jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de caroubiers ou de nopals ; les îles de maisons coupées de rues étroites ; les coupoles d’étain des mosquées ; les minarets frêles et découpés à jour comme un hochet d’ivoire ; les angles obscurs ou lumineux des palais formaient un coup d’œil arrangé à souhait pour le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables cendrés de la plaine confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon bleuâtre, dessinaient au bord de l’horizon leur gigantesque triangle de pierre.

Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par les circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé, Mahmoud-Ben-Admed tâchait de démêler dans la transparente obscurité la forme lointaine du palais où dormait la belle Ayesha.

Remarquons que  les éléments de ressemblance (en gras) correspondent tout autant, voire mieux, avec la version de 1874. De plus, même s’il est question de narguilé, le poète ne rêve pas : c’est même parce qu’il n’arrivait pas à dormir qu’il est monté prendre le frais sur sa terrasse.


Une autre source

Lecomte a  plus certainement puisé son inspiration dans une autre oeuvre de Gautier, un ballet où il est également question d’un poète oriental amoureux d’une fée.

L’acte I se déroule dans une chambre du harem du sultan  Achmet, au Caire.

Dans la scène 4, Achmet, fumant une pipe d’opium, est en proie à des visions féériques. Dans la scène 5, elles se précisent :

« Les Péris, fées orientales, sont groupées autour de leur reine dans des attitudes de respect et d’admiration. La reine des Péris est debout au milieu de sa cour prosternée. Une couronne d’étoiles brille sur son front ; des ailes nuancées d’or, d’azur et de pourpre, tremblent à ses épaules ; une gaze légère l’entoure d’un brouillard argenté. – Les Péris franchissent la limite qui sépare le monde idéal du monde réel et descendent dans la chambre… Elles passent toutes à côté du divan d’Achmet, qui semble toujours dormir profondément ; mais quand la reine des Péris vient s’incliner sur son front, il tressaille. Son coeur l’a reconnue : c’est elle qu’il rêvait. Il se lève et la suit dans le tourbillon capricieux de sa danse…. » La Péri: Ballet fantastique en 2 actes, Théophile Gautier, 1843

Mais pourquoi la Péri décide-t-elle de quitter son paradis éthéré ? C’est ce que Gautier nous précise  en alexandrins bien balancés :

« Les musulmans ont fait du ciel un grand sérail ;
Mais il faut être turc pour un pareil travail.
Notre Péri là-haut s’ennuyait, quoique belle ;
C’est être malheureux que d’être heureux toujours.
Elle eût voulu goûter nos plaisirs, nos amours,
Être femme et souffrir ainsi qu’une mortelle.
L’éternité c’est long. Qu’en faire à moins d’aimer ?
Leila s’éprit d’Achmet ; qui pourrait l’en blâmer ?

Achmet et la Péri, c’est à dire la matière et l’esprit, le désir et l’amour, se rencontrent dans l’extase d’un rêve, comme dans un champ neutre ; ce n’est que lorsque les yeux du corps sont endormis que les yeux de l’âme s’éveillent. »
Théophile Gautier : La Presse, 25 juillet 1843, Lettre à Gérard de Nerval [1]

Changement de décor pour l’acte II :

« Le théâtre représente la terrasse du palais d’Achmet, ornée de vases, de plantes grasses, de tapis de Perse, etc. Au delà, vue du Caire à vol d’oiseau : multitude de plates-formes coupées de ruelles étroites, comme dans toutes les villes orientales. Çà et là, quelques touffes de caroubier, de palmier. Dômes, tours, coupoles, minarets. Dans le lointain, tout au fond, l’on aperçoit vaguement les trois grandes pyramides de Giseh et les sables du désert. À l’une des fenêtres du palais scintille un reflet de lumière ; il fait un clair de lune splendide ».

Dans Rêve d’Orient, Lecomte a en somme fusionné les deux actes du ballet de Gautier, déplaçant du harem à la terrasse  la scène de l’apparition  de la Péri.

Juste avant le réel

Le tableau nous montre donc une des Péris (la Reine étant restée au milieu de sa cour),  descendue selon une diagonale parfaite, et s’inclinant vers  le front du dormeur ; lequel fort opportunément s’est endormi côté balcon.



Lecomte_du_Nouy  1904_Reve d'Orient esquisse
Esquisse pour Rêve  d’Orient, Cleveland Museum of Art
Il existe une esquisse, avant l’idée du baiser,  dans laquelle la fée posée sur la rambarde est  peu ou prou assimilée à un chat noir.



Lecomte_du_Nouy  1904_Reve d'Orient_composition
Dans la composition achevée, Lecomte a disposé dans quatre secteurs bien délimités les ingrédients du monde réel (la ville, le dormeur) et ceux du monde idéal (la fée, le narguilé),  laissant le soin au spectateur d’imaginer l’instant suivant :

  • soit l’apparition se dissipe tel un rêve suscité par la lune,
  • soit les limites s’abolissent, la fée prend chair et le poète, définitivement, venge  l’eunuque.

Références :
[1]Sur le ballet La Péri : http://www.corpsetgraphies.fr/s-peri-3.php
[2] From Homer to the Harem. The art of Jean Lecomte du Nouÿ (1842-1923)
R.M.H. Diederen, 2004, Thèse, Faculty of Humanities, Amsterdam http://dare.uva.nl/record/187751

Compagnes de voyage

27 avril 2014

Augustus Egg est bien connu pour ses « problem pictures« , des tableaux moralisants dont de nombreux indices permettent de déchiffrer le sens.

Mais la dernière de ses peintures pose une énigme sur l’énigme : faut-il, ou pas, le lire comme un « problem picture » ?


Compagnes de voyage

(The Travelling Companions)

1862, Augustus Egg, Birmingham Museums and Art Gallery

Augustus Leopold Egg The Travelling Companions_reduit


Un voyage en chemin de fer

Après l’apogée que constitue son triptyque de 1858, Le passé et présent [2], on considère généralement qu’Augustus Egg s’est détourné de la peinture moralisante.

Ce qu’il nous montre ici ne serait rien d’autre que la représentation plaisante d’un tourisme de classe : les jeunes victoriennes voyagent dans une voiture séparée, leurs riches robes remplissent tous l’espace.


Un paysage bien réel

Malade, Egg séjournait lui-même dans le Midi, où il a peint ce tableau dans sa dernière année de vie. Il connaissait donc bien le paysage qui déploie sa séduction panoramique entre les deux jeunes beautés (plus précisément, entre leurs deux « mentons« ).Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_Paysage

Il s’agit de la baie de Menton, vue depuis l’Est, avec au fond le cap Martin. Le village a été quelque peu agrandi pour le rendre reconnaissable, la vue à été prise depuis l’Est, sur un tronçon Est-Ouest de la ligne de chemin de fer.


Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_menton

La jeune fille qui lit est donc assise en direction de l’Est, celle qui dort en direction de l’Ouest.


Un wagon bien réeltenniel-alice-on-the-train

John Tenniel, Alice dans le train,
illustration pour « De l’autre côté du miroir », 1870


Huit ans après, John Tenniel pastichera le tableau de Egg dans cette illustration (Alice porte la même toque à plumet que nos deux voyageuses).

Nous pouvons en tirer deux indications intéressantes :

  • il existait à l’extérieur du wagon un marche-pied sur lequel est juché le contrôleur à jumelles – ce qui donne une justification plausible pour le point de vue roulant choisi par le peintre ;
  • la fenêtre centrale n’était pas vitrée, mais pouvait être obturée par le store que Egg a pris soin de représenter.


Un wagon de première classe

queen adelaide carriage saloon exterieur
Wagon de la Reine Adelaide, 1842, York National Railway Museum

Sur ce wagon de luxe fabriqué vint ans auparavant, on voit bien  le marche-pied et le système de fermeture de la fenêtre centrale : lorsque la bande  est courte (comme dans le tableau de Egg), c’est que le vitrage est en position basse.



queen adelaide carriage saloon o
Wagon de la Reine Adelaide, intérieur, merci à Capt’ Gorgeous pour cette photographie

Voici le même wagon vu de l’intérieur : ici il n’y a pas de store central, les deux rideaux courent sur toute la largeur. A noter  les accoudoirs de séparation, que Egg a probablement omis afin de ne pas contrarier l’épanchement des crinolines.

Tissot_James_Jacques_Gentleman_in_a_Railway_Carriage 1872

Gentleman dans un wagon
Tissot, James Jacques, 1872, Worcester Art Museum, Worcester, Massachusetts

 

Enfin, les rubans de part et d’autre de la porte étaient des poignées de maintien. Remarquons que le gentlemen arbore ici tous les accessoires permettant d’affronter un voyage dans ces conditions extraordinaires de vitesse et de température  : le manteau de fourrure, le plaid, le livre pour lutter contre la longueur du trajet, et la montre, pour en contrôler l’exactitude.


Une mode bien réelle

La crinoline-cage, inventée en 1856, était alors en pleine vogue, non sans susciter l’ironie des caricaturistes.

crinolines-caricature


Mais revenons à notre wagon féminin et à notre climat méridional.

Le sens du train

Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_store

La boucle inclinée du store a été souvent interprétée comme indiquant le sens du train (il roulerait de gauche à droite). En fait, elle ne signifie rien, puisque l’inclinaison change selon que le train accélère ou freine. Mais Egg nous a effectivement laissé un autre indice, si peu évident qu’il n’a jamais été remarqué.

Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions__rideau

La fille qui lit maintient, entre sa main droite et le livre, le bas du rideau qui ballotte. Tandis que le rideau de sa compagne tombe droit. Le courant d’air, provenant de la fenêtre ouverte, nous indique que le train se dirige de droite à gauche, contrairement au sens naturel de la lecture.


Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_Sens du train

Nos deux voyageuses viennent donc de quitter Menton – avec un bouquet de fleurs et un panier d’oranges qui vantent les productions de la Côte d’Azur, et se dirigent vers l’Italie. La jeune fille qui dort s’est installée à contresens, laissant à sa compagne la meilleure place pour admirer le paysage : pour l’instant, elle consulte son livre, sans doute un guide touristique.


Un clin d’oeil mythologique

janus_factorSelon Ovide, le dieu Janus avait un double visage, car il régnait sur la mer comme sur la terre, et pouvait observer en même temps l’Orient et l’Occident, le Passé et l’Avenir.

Se pourrait-il que de part et d’autre de la portière, l’une côté Montagne et regardant vers l’Est, l’autre côté Méditerranée et regardant vers l’Ouest, Egg se soit amusé à féminiser et à rajeunir le Dieu barbu des Portes, sous la forme de deux « Jeannettes » ?



Des soeurs siamoises

Il est clair que ni la lecture réaliste, ni le clin d’oeil mythologique, n’épuisent le sens du tableau : les deux filles sont deux jumelles, même visage, même coiffure, mêmes vêtements, même bijou autour du cou.

De plus, ce sont des soeurs siamoises, accolées par leur robe, dans l’oeuf utérin du wagon : il ne serait pas difficile d’instituer le tableau en icône de la Gémellité et de la Sororité Réunies.


Une femme et son double

Ceux qui préfèrent la littérature du Double peuvent s’abonner aux interprétations « doppelgänger », qui postulent que les deux filles n’en sont qu’une, avec des possibilités variées :

  • la liseuse est dans le rêve de la dormeuse ;
  • la dormeuse est dans le livre de la liseuse ;
  • la dormeuse est la liseuse morte.


La cigale et la fourmi

Une autre théorie est celle d’une interprétation morale en terme de Paresse et de Zèle : mais on voit mal en quoi le fait de lire – activité peu valorisée à l’époque dans le cas des jeunes filles – serait faire preuve d’une particulière industrie.

Toutes les autres interprétations dichotomiques – le dyonisiaque et l’appollinien, le çà et le surmoi – se heurtent à la même avarice des preuves :

les deux miss sont tellement pareilles que toute opposition tranchée fait placage.


Le jeu des sept erreurs

Ces théories ont nénamoins pour mériter de nous inciter à regarder de très près ce qui, au delà de l’évidente symétrie, pourrait différencier les deux personnages. Que Egg, dans son dernier tableau, propose au spectateur une sorte de jeu des sept erreurs, est une de nos rares certitudes.

D’ailleurs, le titre lui-même n’est-il pas une sorte de jeu de mot sur « companion », qui désigne, en peinture, deux tableaux destinés à être mis en balance ?

« Des pendants qui voyagent » serait une excellente traduction.


point_interrogation_thPour la solution du jeu, cliquer ici


Une interprétation séduisante

Erika Frank a mis en ligne [1] une interprétation très fine, en terme de morale victorienne. Si l’opposition entre les deux filles est peu visible, c’est qu’elle fait allusion à ces choses dont on ne parle pas : la dormeuse représenterait , paradoxalement, une fille « sexuellement éveillée », tandis que la liseuse en serait encore à la lecture des romans. Voici la synthèse de cette interprétation, que je me suis permis de résumer par « Sensuelle » et « Intellectuelle » :Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_Tableau 2

Seul bémol : difficile d’inclure dans cette interprétation l’opposition entre la Montagne et la Mer.



Avant de proposer une interprétation plus complète, il est intéressant de faire un détour par une oeuvre de ses début, où Egg mettait déjà en scène deux soeurs très ressemblantes – avec des intentions moins opaques.


Augustus Egg A teasing riddle

Un casse-tête (A teasing riddle),
Augustus Leopold Egg, Collection privée


La soeur qui lit

L’« intellectuelle » se trouve ici à gauche, en robe sombre, sous la cage à oiseau fermée qui symbolise traditionnellement la pureté des demoiselles, et pourrait donc être considérée comme un antécédent possible du bouquet de Travelling Companions.


La soeur qui touche

Celle-ci a des vêtements colorés et se trouve du côté d’un panier, contenant non pas des oranges, mais des carottes et des pommes de terre, tandis que des navets sont répandus sur le sol à côté.

Sa robe rouge, le geste familier de sa main posée sur l’épaule du jeune homme, ainsi que la proximité des carottes, militent pour la classer côté « femme » plutôt que côté « oiselle« .

Il semble donc bien que ce tableau puisse être considéré comme le galop d’essai de Egg dans la métaphore du déniaisement féminin, laquelle trouverait son apogée dans « Travelling companions« .

Reste juste à comprendre la scène, quelque peu compliquée par la présence du jeune homme…


Le garçon au milieu

Sa bandoulière, sa semelle cloutée et son bâton de marche – planqué discrètement sur le côté pour éviter de connoter –  nous indiquent que le jeune homme n’est pas de la maison : sans doute est-il venu à la ferme pour s’approvisionner, comme le confirme la besace vide posé à ses pieds.

Nous comprenons aussi que c’est un familier des deux soeurs, qui le traitent un peu comme un frère : l’une lui met la main sur l’épaule, l’autre lui jette un regard par en dessous, non dénué de moquerie.


Un casse-tête

Le titre du tableau, littéralement « une titillante énigme », interpelle le spectateur, d’autant que le jeune homme semble effectivement plongé dans une intense réflexion.

S’agit-il pour lui – comme tout dans le tableau le suggère – de se déterminer en faveur de l’une ou de l’autre des deux sémillantes donzelles ? Egg a pris soin de croiser les indications contradictoires :

  • celle qui lit et ne touche pas semble à l’écart : pourtant,ses gestes sont exactement les mêmes que ceux du garçon – main droite touchant le front, main gauche posée sur la jambe – dans un mimétisme qui les rapproche ;
  • quant à celle qui se penche vers le garçon comme pour l’enlacer, son geste semble moins sensuel qu’amical : sa main gauche effleure à peine l’épaule, tandis que l’index droit, posé sur ses lèvres, fait à l’intention de sa soeur le signe du secret.


La solution

Elle se trouve dans le livre, qui n’est ni un roman, ni un guide de voyage, mais tout simplement un recueil de devinettes. La fille assise brûle de donner au jeune homme la solution , mais sa soeur debout souhaite le laisser mijoter encore.

Avec une mauvaise foi consommée qui devait faire la joie des amateurs de « problem pictures » , Egg manipule ici avec humour notre appétit de profondeur : il nous appâte avec un symbolisme profus, puis conclut sur une scène de genre aimable, mais parfaitement superficielle.

Augustus Egg A teasing riddle -detail

Peut être même faut-il voir dans la besace plate et les pâles navets un portrait psychologique du jeune homme, en butte aux deux légumes goûteux dans leur refuge campagnard.


Mais le bouquet final que constitue Travelling Companions va se révéler d’une composition autrement plus subtile…


Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_Couples

Trouver une même relation entre sept couples d’objets ne devrait pas être insurmontable. D’autant que les Fleurs et les Fruits, obligeamment placés au premier-plan, doivent constituer la clé de lecture de l’ensemble.


L’Avant et l’Après

Indiscutablement, la Fleur précède le Fruit. Mais les autres couples d’objet ne relèvent pas de cette logique janusienne : en quoi la Montagne précède-t-elle la Mer ? Ou l’Eveil le Sommeil ? Bien au contraire, tous les couples relèvent d’opérations cycliques : on peut se ganter puis se déganter, nouer ses cheveux puis les dénouer…


La Cause et l’Effet

Mêmes difficultés : la Fleur cause le Fruit, mais la Montagne cause-t-elle la Mer ?

Pourtant, la notion que nous cherchons a bien quelque chose à voir avec l’Avant et l’Après, avec la Cause et l’Effet : mais de manière plus indirecte… Pour le comprendre, il nous faut revenir au triptyque de 1858 qui a fait la célébrité d’Egg, et qui se nomme, justement, « Le passé et présent » [2] :

  • dans le premier tableau, Egg montre l’adultère féminin détruisant la famille ;
  • dans le deuxième, les deux filles abandonnées ;
  • dans le troisième, la femme déchue avec dans ses bras un enfant illégitime.

Autrement dit, une démonstration en trois points des conséquences irréversibles de l’Infidélité.

Or qu’est ce que l’Infidélité, sinon un Penchant que l’on n’a pas su réprimer ?


Une théorie de l’Equilibre

  • Que fait un rideau qui flotte lorsque le courant d’air s’arrête ? Il reprend sa position verticale.
  • Que fait une pierre qui se détache de la Montagne ? Elle roule jusqu’à la Mer.
  • Que fait une nuque droite lorsque le sommeil la saisir ? Elle s’incline
  • Que fait une chevelure lorsque l’on enlève le noeud ? Elle se répand.
  • Pourquoi est-il plus fatigant de lire que de dormir ?
  • Pourquoi est-il plus facile de se déganter que de se ganter ?
  • Pourquoi est-il plus rapide de faire un fruit à partir d’une fleur, qu’une fleur à partir d’un fruit ?

 

Augustus_Leopold_Egg_-_The_Travelling_Companions_Tableau 3

Toutes les situations de la moitié droite illustrent un équilibre instable, qui nécessite de l’énergie pour y parvenir ou pour le maintenir ; celles de la partie gauche illustrent un équilibre stable, qui s’obtient en relâchant les contraintes.

A la différence du triptyque moraliste, ce diptyque mécaniste n’a pas pour sujet l’irréversibilité : on peut toujours remonter un rocher sur la Montagne, ou planter une orange et attendre que l’oranger fleurisse ; on peut toujours se réveiller, rectifier sa nuque, renouer ses cheveux, se reganter et prendre un livre : mais cela demande un effort.

Dans le sens officiel de la lecture, de gauche à droite, il serait préférable que la dormeuse se réveille et potasse son Baedeker.

Dans le sens du train, qui nous mène vers l’Italie, vers encore plus de lumière, de fleurs, de fruits et de sensualité, pourquoi ne pas la laisser rêvasser ?

A la fin de sa vie, maladive et ensoleillée, il semble qu‘Egg le rigoriste ait fini par se convertir aux prestiges de l’Abandon.


Les jumelles victoriennes

Vers 1860, le thème des jumelles ou des femmes s’habillant comme des soeurs devient fréquent dans l’art et la littérature britannique [4]. Le tableau de Egg est emblématique de cette tendance, mais il n’en est pas à l’origine.

Frederick-Bacon-Barwell-1859 Parting-Words-Fenchurch-Street-Station

Parting-Words-Fenchurch-Street-Station
Frederick-Bacon-Barwell, 1859, Collection privée
 
Solomon, Abraham, 1824-1862; Brighton Front, East Sussex
Brighton Front,
Abraham, Solomon, 1860, Wells Museum and Art Gallery; 

Les jumelles  commencent à apparaître comme un motif graphique attirant l’oeil dans des compositions panoramiques.


James Hayllar - Going to court 1863

Going to court, James Hayllar, 1863, collection privée

Cette composition semble rependre, en parallèle, les voyageuses symétriques de Egg. Celui-ci étant en voyage en permanence, n’exposant plus à la Royal Academy depuis 1860 et étant mort subitement à Alger en mars 1863, le seul moment où Hayllar aurait pu le voir est lors de la  dispersion de l’atelier par Christies le 18 mai 1863.  Il s’agit donc très probablement de l’expression indépendante d’un thème qui était dans l’air du temps.


James Hayllar - Two Ladies in a Carriage Ride c.1860Two Ladies in a Carriage Ride , 186 ? James Hayllar On_the_Downs_-_Two_Ladies_Riding_Side-SaddleOn the Downs – Two Ladies Riding Side-Saddle

Deux autres oeuvres de Hayllar exploitent la même veine : la date de la première est malheureusement illisible,e t la seconde n’est pas datée.


La Postérité de Egg

František Kupka

Frantisek Kupka View from a Carriage Window 1901 MOMA

Vue depuis la fenêtre d’un wagon
Aquarelle et gouache de František Kupka, 1908, MOMA, New York

Kupka semble prendre ici le contrepieds de Egg, en transformant son strict wagon asexué en un carrosse Art Nouveau, tout en courbes et en volupté. Ici, le mouvement se trouve moins à l’extérieur qu’à l’intérieur, dans la décoration tournoyante et dans les nudités qui l’animent.

En l’absence de tout passager,  le triptyque que le cadre découpe dans le paysage a-t-il un sens, au delà de la pochade virtuose ?


Le sens du triptyque

František Kupka View from a Carriage Window Tetes
La tête de femme chevelue et la tête d’homme barbu, qui arborent fièrement leur dimorphisme de part et d’autre de la fenêtre centrale, au-dessus de la signature, militent en faveur d’une lecture selon les stéréotypes d’époque : la jeune femme contre l’homme mûr.

Partons du principe simple que, puisque la décoration est fortement sexuée, le paysage l’est aussi : la mer représentant l’élément féminin, la terre et les roches l’élément masculin.

Frantisek Kupka View from a Carriage Window Schema

  1. En haut de la fenêtre de gauche, un homme grimpe vers une femme qui le jauge : fermée en bas par la tête féminine souriante, cette vitre montre la mer libre, d’où émergent quelques rochers : le temps où la Femme Jeune triomphe.
  2. A l’inverse, en haut de la fenêtre de droite, une femme essaie d’attirer l’attention d’un vieil homme qui la regarde avec méfiance : fermée en bas par la tête de vieillard goguenard, cette vitre montre la mer segmentée en trois parties, enfermée de toute part par les rochers : le temps où l’Homme Vieux domine.
  3. De part et d’autre de la fenêtre centrale, une femme se désespère, une autre se dresse victorieusement : encadrée par les deux têtes féminine et masculine, la vitre centrale montre un paysage où  mer et terre s’équilibrent : le temps du Couple, avec ses chagrins et ses bonheurs.

Le sens du train

Reste, comme chez Egg, l’énigme du sens du train.

S’il va dans le sens de la lecture, alors l’oeuvre illustre le cours naturel des choses, de la jeunesse à la vieillesse, du Cher Maître  au jeune Kupka (1).


František Kupka View from a Carriage Window Deseperes
Mais s’il va dans le sens inverse – comme le suggère  la chevelure de la femme allongée, alors peut-être le Train de l’Art permet-il de remonter le cours du temps et, depuis la terre ferme, de s’avancer vers le grand large.

Paradoxalement, la chevelure de la désespérée donne  le sens d’une espérance.

(1) Dédicace sur le rocher de gauche  : « A mon cher maître Schmidt, comme signe d’admiration »



sb-line

 

 

Antonio et Xavier Bueno

antonio-e-xavier-bueno- writer Julia Chamorel La carrozza, ovvero passeggiata alle cascine, 1942 Monza, collezione privata
 
La voiture, ou promenade à la ferme (La carrozza, ovvero passeggiata alle cascine)
 Antonio et Xavier Bueno, 1942,  collection privée, Monza,

Dans cet étange double portrait, les deux peintres se sont représentés face à face : Antonio Bueno et un inconnu, Xavier Bueno avec son épouse l’écrivain suisse Julia Chamorel.   Les symétries de la composition induisent une lecture croisée :

  • les deux frères portant chapeau, l’un tenant en main le journal et l’autre une cigarette ;
  • les deux accompagnateurs tête nue et de profil, l’un  tenant en main son chapeau, l’autre son sac-à-main.

Le but recherché est un effet d’énigme sur  l’accompagnateur à lunettes : une femme habillée en homme, ou une jeune homme efféminé ?



sb-line

Léonor Fini

Son opinion sur le tableau de Egg :

 « L’une est comme une jolie vache, très blanche et endormie, tandis que l’autre, bien plus vivante et alerte, tire le rideau. Elle ne sait pas ce qu’elle va faire ensuite, tuer l’autre ou faire l’amour avec elle ».

sb-line

le-voyage-en-train-leonor-fini-vers-1970

Le voyage en train, Leonor Fini,vers 1970, Collection privée

Dans ce contre-pied de Egg, en couleurs chaudes et en huis clos, Léonor Fini reprend l’idée  des discrètes différences, mais en sens inverse  :  bien que les deux dorment, c’est ici la fille de gauche, une rousse qui écarte les jambes et les bras et porte sa toque relevée, qui paraît la plus active, en comparaison avec la fille de droite, une blonde  qui croise les jambes, barre son ventre avec un bras  et cache son  front sous sa toque :

crime potentiel contre inconscience, sommeil sensuel contre sommeil chaste,  


1965 Leonor Fini Le voyage1965 Le voyage 1966 Leonor Fini Le train blanc1966 Le train blanc
le-voyage-en-train-leonor-fini-vers-19701970 Le voyage en train 1970 Leonor Fini Le voyage en train (train journey)1970 Le voyage en train
1974 Leonor Fini le-long-chemin1974 Le long chemin 1975 Leonor Fini Le Train1975  Le Train 

Dans toute les toiles qu’elle a consacré au thème, Leonor Fini travaille la même idée de dissymétrie entre les filles, où  la plus active est à gauche.

Son opinion sur les voyages en train :

Quoi de plus délimité qu’un compartiment de train où, en dehors de la position immobile, presque tout est défendu.(…) Les compartiments des trains sont ainsi, à la fois angoissants et protecteurs. Endroits de complicité passagères où l’on dort de faux sommeils, où l’on se laisse aller à des rêveries claustrophobes, extasiées ou criminelles. »


Références :
[3] Michael Cohen « Sisters: Relation and Rescue in Nineteenth-century British Novels and Paintings »

1 Chacun cherche son nid

21 avril 2014

Les scènes sacrées de Patinir, perdues au milieu d’un large panorama farci de détails pittoresques , semblent souvent n’être qu’un alibi au paysage.

Cependant, le but n’est jamais de célébrer les beautés de la nature pour elles-mêmes : mais bien de bâtir un décor de théâtre, qui entre en résonance avec le récit. Les détails et les scènes secondaires ne sont anecdotiques qu’en apparence. Comme nous le verrons, les paysages de Patinir sont des paysages de synthèse, des constructions narratives.

Les thèmes religieux qui justifient de vastes paysages sont peu nombreux : c’est pourquoi Patinir s’est beaucoup répété. Il affectionne les scènes de transit.

Le thème du transit


Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado

Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid


Patenir_La traversée du Styx
Charon conduisant l’âme d’un mort entre deux rives
Patinir, Prado, Madrid


Patenir_Saint Christophe
Saint Christophe portant le Christ au dessus d’un fleuve
Patinir, Monastère de l’Escorial

Il est remarquable que, dans  ces histoires de traversée la composition soit toujours la même :  à droite le monde négatif (le Massacre des Innocents, l’Enfer, une ville bombardée), à gauche le monde du salut (l’Egypte, Le Paradis, un ermitage ).

patinir_la.tentation.de.saint.antoine.-v..1515-

La tentation de Saint Antoine
Patinir, Prado, Madrid

Ici, le voyage physique est remplacé par un cheminement mental, toujours avec le même rythme ternaire : le lac où se baignent les démones est à droite, la tentation au centre, et la résolution (le monastère où le saint se repose) est à gauche.



Patinir_Gomohrre Loth

La destruction de Sodome et Gomorrhe
Patinir, musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Un contre-exemple néanmoins : ici les villes pècheresses sont à gauche et Loth et ses filles fuient vers la droite, mais il est vrai que dans cette histoire désespérante, il n’y a pas de salut, seulement deux enfers, puisque Loth n’échappe à la mort que pour sombrer dans le péché de l’inceste, en haut à droite du tableau

Ainsi on peut dire que les tableaux de Patinir qui traitent le thème du transit entre deux mondes, ont conservé la composition traditionnelle des triptyques du Jugement Dernier : à droite le négatif, la Damnation, à gauche le positif, le Salut.

Patinir (et son atelier) ont produit au moins cinq versions du Repos lors de  la Fuite en Egypte, qui diffèrent par de nombreux détails et par la qualité de l’exécution.

Celle du Prado est la plus élaborée et la plus riche, certainement celle où la structure en triptyque se déploie avec le plus de profondeur symbolique.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Tryptique
Divisons le panneau en trois  bandes verticales. La bande de droite montre un village de Judée soumis au massacre des Innocents : autrement dit la partie « Enfer » du triptyque. La bande de gauche montre symétriquement, dans sa moitié supérieure, la ville égyptienne d’Hermopolis qui est le but du voyage : autrement dit la partie « Salut« . Entre ces deux zones habitées se déploie un paysage de forêts et de champs, dans lequel la Sainte Famille a trouvé refuge.

Marie siège en majesté au centre du tableau, son visage se trouve pratiquement à l’intersection des diagonales.

Elle occupe ainsi la place de l’Archange des Jugements Derniers : à sa gauche l’Enfer, à sa droite le Paradis.

Pour cette première prise de contact, nous allons faire le tour du propriétaire,  sans approfondir, en nous abandonnant au plaisir naïf des merveilles qui nous sont détaillées.

Commencons par la partie droite, l’histoire des Innocents Massacrés : elle est également à lire en trois parties, de haut en bas.

Partie droite : la Judée

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_droite_village

Les soldats

A l’arrière-plan, la cavalerie d’Hérode arrive en renfort, depuis la ville située au fond, près d’un fleuve.

Au centre, dans le village, les soldats pénètrent dans les maisons, arrachent les bébés aux bras des femmes et les passent au fil de l’épée. Du haut de son nid sur la cheminée, une cigogne observe le massacre.

Au premier plan, une avant-garde traverse un champ de blé. Leur chef interroge un petit garçon, suffisamment âgé pour ne pas être embroché.


Le miracle des blés

La moisson vient juste de débuter : le petit garçon commence à rassembler en gerbe les premiers épis que son père vient de couper. Celui-ci se concentre sur sa tâche, tenant à main droite sa faucille, et à main gauche une sorte de crochet qui lui permet d’isoler et de courber les tiges

Heuses a l'usage de Rouen
Heures à l’usage de Rouen.


La scène illustre le miracle des blés : pendant sa fuite, la Sainte Famille rencontra un paysan qui semait. L’enfant Jésus prit une poignée de grains, les lança, et le blé leva instantanément. Lorsque le lendemain les soldats interrogèrent le paysan, celui-ci put ainsi répondre, sans mentir : oui, ils sont passés, mais au temps des semailles ! Et les poursuivants, bernés, renoncèrent à rattraper les fugitifs.


Des soldats modernes

La scène du massacre occupe une partie minuscule du tableau : il faut s’approcher de près pour s’apercevoir que le paisible village flamand est en proie à la soldatesque, et qu’une armée encore plus menaçante est à l’approche.

Patinir attire plutôt notre attention sur la scène du miracle, qu’il traite de manière minutieuse : les soudards portent des turbans, touche exotique sensée nous rappeller que la scène se passe en Judée à l’époque d’Hérode, et non dans les Flandres au XVIème siècle (il s’agit peut-être d’une allusion aux Turcs, qui ont pris Constantinople en 1453 mais, à l’époque de Patinir, ne constituent pas encore une menace directe pour l’Europe).  Quoiqu’il en soit, la scène est présentée de manière comique plutôt que dramatique : les blés sont tellement hauts que seule la pointe des piques dépasse, et un jeune garçon suffit pour abuser les balourds : on voit que, convaincus, ils ne prendront même pas la peine d’interroger son père, qui se hâte d’attaquer sans perdre un instant la miraculeuse moisson.


Le jeune paysan

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Détail GarconLe jeune garçon tend sa main vers la droite : est-il en train de mentir aux soldats, en leur indiquant la direction inverse de celle que les fugitifs ont pris ? Ce serait une invention amusante, mais qui n’est pas dans l’esprit du miracle. D’ailleurs, en regardant mieux, on voit que l’enfant ne pointe pas le doigt vers une direction précise : il  lève la paume dans un geste phatique, pour souligner ses dires.

Il est essentiel qu’il n’ait pas besoin de mentir : c’est en disant la stricte vérité (« ils sont passé au temps des semailles ») qu’il induit les soldats en erreur, prouvant par là la force paradoxale du miracle :

Dieu ne trompe pas les hommes, ce sont eux qui se trompent eux-même, par bêtise, par étroitesse d’esprit.

En inventant ce détail du jeune paysan, Patinir nous donne un version profonde du miracle des blés : la parole d’un enfant seul en face des soldats contrebalance le silence des bébés massacrés ; l’innocence de ses paroles venge le sang des Innocents ; la parole naïve d’un fils de paysan sauve le Fils de Dieu lui-même.

Tandis que la partie Judée se lisait de haut en bas, en trois registres (cavalerie, puis village, puis avant-garde dans les blés), la partie Egypte qui lui est symétrique  se lit de bas en haut, en suivant le chemin qui monte de la campagne à la ville, puis au temple.

Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado_schema_lecture

Partie gauche : l’Egypte

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_gauche

Le mur du faubourg

Le mur qui sépare la campagne du faubourg n’est pas très impressionnant, et en mauvais état : nous comprenons que l’Egypte est un pays en paix, et depuis fort longtemps : elle n’a pas besoin d’entretenir ses murailles. La porte n’est pas gardée, deux promeneurs rentrent en devisant. A l’extérieur, des agneaux paissent, en toute tranquillité.


Une ville salubre

A gauche de l’escalier qui mène à la ville, on remarque des constructions en bois, perchées au-dessus du ravin : une salle de bain et des latrines. Ce type de construction est cher à Patinir, qui les montre notamment à l’extérieur du monastère, dans les différents panneaux représentant Saint Jérôme. Plutôt qu’un détail trivial, il faut y voir une indication de confort, de bonne organisation. Les Egyptiens sont pacifiques, modernes et propres.

Le temple

La grande construction sur la gauche, avec son clocher, est un édifice religieux. N’était sa forme circulaire, elle pourrait tout à fait passer pour une église occidentale, avec son déambulatoire, et sa décoration d’arcs en berceau et d’arcs aigus. Un seul élément vaguement antiquisant : les colonnes roses du chevet et de la fenêtre gothique. Il faut vraiment ouvrir l’oeil pour comprendre qu’il s’agit d’un temple païen.

La chute des idoles

Même principe que pour la sphère de pierre : on remarque en haut du clocher des pieds sectionnés, en métal doré. Mais ici, il y en a quatre, et on voit sur l’avant les deux statues en train de tomber, tête en bas. Un peu plus bas, on distingue une boule dorée : sans doute un casque. Il s’agit donc de dieux-soldats, ils ont été découronnés avant d’être jetés à bas.

Le monstre

Sur une plateforme surélevée, à droite, un monstre tient en main une offrande,  devant un brasier, tandis que deux servants manifestement terrorisés l’implorent en levant les bras.


La citadelle

Dans les rochers, une forte citadelle, accessible seulement par un pont-levis, veille sur la ville et sur ses habitants. L’Egypte est un pays en paix : les soldats n’ont pas besoin de se montrer. La garnison le garantit contre les envahisseurs terrestres : sauf bien sûr, contre l’avancée du Sauveur en famille.

La partie centrale montre trois accidents de terrain bien délimités :

  • vers l’avant, un promontoire rocheux sur lequel la Vierge est assise. ;
  • à gauche, une colline boisée ;
  • au fond, une clairière dans les bois, avec un champ au sol nu et une ferme à deux corps.

Pour explorer ce paysage complexe, nous allons commencer  par le premier plan, puis  nous nous enfoncerons  progressivement vers le l’arrière.


Partie centrale : le no man’s land

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie

Les accessoires de voyage

Aux pieds de Marie sont posés le bâton et la baluchon de Joseph, une gourde et un panier. Ces objets sont si importants pour la compréhension de l’ensemble que nous leur  avons réservé un développement particulier (voir Porter, Boire, Protéger].


Marie

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_detailMarie est enveloppée dans un grand manteau de voyage bleu clair. Sa tête est protégée par une coiffe blanche, elle tient l’Enfant Jésus, lui-même vêtue de blanc, au travers d’un linge blanc. Et une écharpe blanche, peut-être le prolongement de la coiffe, masque le haut de sa poitrine. Ainsi le sein, rond comme un fruit, délimité par les linges à la manière d’un champ opératoire, constitue le seul point de contact charnel entre la mère et son fils.

Patinir a réussi le tour de force de rendre naturelle et gracieuse cette pose improbable, théologiquement dangereuse : les linges immaculés soulignent la pudeur et la pureté de la Vierge, même au beau milieu d’un long voyage. Eclatante blancheur qui semble directement tombée du ciel, comme d’un spot surnaturel.



Arbres et plantes

A gauche de Marie, un pommier et un châtaignier attirent le regard, avec leurs fruits bien visibles ; d’autres plantes du tableau portent des messages moins voyants. Le symbolisme végétal sera analysé dans Une forêt de symboles.


Joseph et sa marmite

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_JosephJoseph est à l’extrême-gauche du tableau,  remontant de la vallée. Il est vêtu en voyageur, voire même comme une pèlerin : cape bleue sombre  et large chapeau de paille sur le dos.

La petite marmite à trois pieds qu’il tient entre ses mains est également un ustensile de voyage, qu’on peut ajouter sur le bâton.

Broederlam_Fuite en egypte_marmite
Fuite en Égypte (détail)
Melchior Broederlam, Musée des Beaux Arts, Dijon


Dans les Fuites en Egypte de l’atelier de Patinir, Joseph est représenté comme un personnage secondaire, occupé en arrière-plan à des tâches prosaïques :

 – cueillir des fruits

Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado_Joseph_Bornemiza

Thyssen-Bornemisza, Madrid
– remplir sa gourde

Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado_Joseph_Buenos Ayres

Museo Nacional de Bellas Artes,Buenos Ayres
– couper une racine près de la source
Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado_Joseph_Geneve
collection Jean Bonna, Genève
– ramener de la nourriture de la ville 

Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado_Joseph_Berlin

Gemäldegalerie der Staatlichen Museen,
Berlin

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_JosephDans notre version du Repos, l’activité de Joseph n’est pas évidente : s’il avait été chercher de la nourriture à la ville, il aurait pris l’âne, comme dans la version de Berlin. Peut-être a-t-il été faire chauffer la soupe en contrebas, pour éviter que la fumée ne soit vue par les poursuivants ? Ce serait une précaution bien étrange, d’autant que Marie, bien en vue sur son rocher, ne cherche aucunement à se cacher.

Un détail du tableau et une déduction logique nous permettront de deviner ce que ramène Joseph dans sa marmite. Voir Ecosytèmes.



Explorons maintenant la zone à droite de Marie.

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_boule-source

La source

Une mare sombre s’ouvre au pied du rocher. Un filet d’eau minuscule y coule. Nous reviendrons sur la source dans La statue et la source.


L’âne

L’âne de la Sainte Famille  boute sur la colline herbeuse, juste derrière Marie. Il a été laissé en liberté, on voit la corde qui traîne derrière lui. Le fait qu’il ne soit pas débâté confirme qu’il s’agit d’une halte de courte durée, juste le temps de donner la tétée à l’enfant : les voyageurs n’ont pas l’intention de passer la nuit dans les bois.


La boule de pierre

La boule est sculptée à même le rocher. En regardant de plus près, on voit qu’elle supportait une statue métallique, qui a été sectionnée au ras des pieds. Il s’agit donc d’une allusion particulièrement discrète au Miracle des Idoles, scène-choc toujours représentée avec gourmandise depuis le Gothique international jusqu’à l’époque de Patinir  :

 Fuite en Égypte (détail)
Melchior Broederlam, 1394-99
Broederlam_Fuite en egypte_idoleMusée des Beaux Arts, Dijon
Fuite en Égypte
Ecole de Jan_Wellens_de_Cock, 1520-30
Jan_Wellens_de_Cock  idoleCollection privée

L’épisode provient d’un évangile apocryphe :

« Lorsque Marie entra avec l’enfant dans le temple, toutes les statues tombèrent au sol (…) montrant clairement qu’elles n’étaient rien (…) Lorsqu’on en informa Afrodisis, le souverain de la ville, il vint au temple (…), s’approcha de Marie et rendit hommage à l’enfant qu’elle portait dans ses bras (…) A cet instant, tous les habitants de la ville crurent en Dieu par Jésus-Christ. »  Evangile du Pseudo-Matthieu (chapitres 22-24)

Notons que le miracle des idoles poursuit le but inverse du miracle des blés : l’un camoufle la présence de la Sainte Famille, l’autre au contraire la proclame avec énergie et obtient la conversion des Hermopolitains, public plus réceptif que les soudards d’Hérode.


Book of Hours of Ferdinand and Isabella of Spain (Voustre Demeure) 1475 ca Fuite en egypte fol 167vFuite en Egypte, fol 167v
Livre d’Heures de Ferdinand et Isabelle d’Espagne (Voustre Demeure), vers 1475

L’épisode est si connu que cet illustrateur, un demi-siècle avant Patinir, s’est déjà amusé à la représenter de manière allusive : la colonne brisée en deux est ridiculisée par le bâton du bon Joseph, et la minuscule idole est tombée près de son pied. Noter à l’arrière plan à droite la barrière flamande (voir La barrière flamande), qui fait pendant au faucheur : manière de signifier que lui-aussi a fait barrière.


La clairière

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_semailles

Les semailles

La scène des semailles  fait pendant à celle de la moisson, et complète le récit du miracle des blés. Ici encore, un jeune paysan assiste son père en conduisant le cheval qui tire la herse, tandis que juste derrière le père sème à la volée, en puisant dans le sac de grains qu’il porte en bandoulière. Dans la trace laissée par la herse, cinq oiseaux blancs picorent.

Le chasseur

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_chasseurA la lisière du bois, juste à côté des oiseaux, un archer est en train de retendre son arbalète, en tenant le carreau entre ses dents. Sa présence est étrange : situé juste derrière la Vierge, il pourrait facilement l’atteindre avec son arme. Pour éviter cette interprétation menaçante, Patinir a pris soin de le vêtir en habits du XVIème siècle –  justaucorps gris et toque rouge – et non en habits « à la turque ».




Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_St Jean Baptiste soldatDans un autre de ses tableaux (Le Sermon de Saint Jean Baptiste), on voit un soldat vêtu à l’identique qui écoute pacifiquement le sermon.

Ce n’est donc pas un soldat d’Hérode, en mission de reconnaissance dans le sous-bois. Il n’est pas non plus là pour éliminer les colombes à coup d’arbalète. Pour l’instant, nous appellerons ce personnage le chasseur, sa présence s’éclaircira  plus loin   (voir Ecosytèmes et La Saison Des Blés)




Truie, porcelets, cochon

A la limite du champ, une truie vaque en liberté, se nourrissant des glands tombés du chêne.. Elle est suivie par cinq porcelets blancs, incapables encore de profiter de la glandée : deux sont en train de téter. Dans un appentis à droite du pigeonnier, on devine la hure d’un autre cochon que l’on garde sous clés : peut-être un verrat en rut.

Le pigeonnier

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_pigeonnier
La ferme possède un pigeonnier, signe de richesse voire de noblesse, car outre une viande de choix, les pigeons fournissaient le meilleur engrais de l’époque.

Comme en flamand, le mot « pigeonnier » signifie bordel,  certains ont vu dans cette construction isolée, à l’écart du village, une auberge de mauvaise réputation. Si c’est la cas,  l’insistance sur les porcs est peut être une allusion à la goinfrerie et à l’obscénité des habitués.


Les pots à étourneaux

Juste au-dessous du toit du pigeonnier, de part et d’autre de la fenêtre, on remarque deux poteries rouges à long col. Ces accessoires se voient souvent dans les tableaux flamands de l’époque : ce sont des nichoirs à moineaux ou étourneaux, car on améliorait l’ordinaire en mangeant les oisillons pris au nid.

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Massys_Pots
La tentation de Saint Antoine, détail
Cornélis Massys, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Autre avantage : en nourrissant leurs oisillons, les oiseaux détruisaient les chenilles et des insectes, offrant une protection naturelle des cultures.

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_cogogne

A noter quatre autres pots à étourneaux sur la maison principale du village (celle où se trouve également le nid de cigogne).

Les ruches

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_chieurProtégées par un auvent, sur le devant de la bâtisse, se trouvent une dizaine de ruches. Ceci peut conforter l’hypothèse du bordel, le miel constituant un aphrodisiaque prisé depuis la nuit des temps. De plus, dans une connotation négative, les abeilles sont un symbole de gloutonnerie (l’ancien mot néerlandais pour la ruche est buuc, qui signifie ventre).



Le chieur

Le chieur minuscule, à la limite de l’invisibilité, est un personnage récurrent chez Patinir, au point qu’on a pu dire qu’il s’agissait d’une sorte de signature. Ou bien d’une plaisanterie à l’usage du commanditaire, trop content de faire découvrir cette incongruité aux spectateurs du tableau.  Ici, il vient de sortir  pour se soulager , confortant  l’idée d’un lieu de débauche.


D’autres pigeonniers

Il se trouve que la même bâtisse avec un pigeonnier figure dans d’autres fuites en Egypte, chaque fois juste derrière Marie .

  • sans cochons (version Jean Bonna) ;
  • sans ruchers, mais avec une charrette et une mère portant une cruche de lait sur sa tête et tenant son enfant par la main (version de Minneapolis).

Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-24_The Mineapolis ferme

Notons dans cette dernière version un étonnant parallélisme de forme, accentué par la découpe du rocher, comme si cette métaphore visuelle identifiait Marie à une sorte de pigeonnier habité de blanches colombes.

D’ailleurs, Patinir aurait-il vraiment osé, sans blasphémer, représenter un bordel à la place d’honneur, juste derrière la Vierge ? Le fait qu’une ferme possède un pigeonnier, un rucher et une écurie pour les cochons est-il si suspect ? Le chieur la désigne-t-elle vraiment comme un lieu de débauche et d’excès ?

La Fuite en Egypte la plus tardive de Patinir va nous donner la réponse, qui est bien sûr négative.

Une ferme modèle

Patinir fuite_Egypte_1524_Ermitage

La fuite en Egypte
Patinir, 1524, Ermitage, Saint Pétersbourg

Ici, le parti-pris s’inverse : la ferme s’est avancé au premier plan, occupant la moitié de l’espace tandis que Marie, toujours en position centrale, a perdu sa stature majestueuse et s’est rapetissée à sa taille réelle : celle d’une fugitive pauvre.Patinir fuite_Egypte_1524_Ermitage_ferme modele


Sans doute en quête de nourriture, Joseph, arrêté par le chien,  parlemente avec le fermier juché dans son pigeonnier. Son âne, exténué, fait une drôle de tête. Dans le corps de logis principal, la maîtresse de maison domine depuis son balcon cette scène,  où s’affiche toute la supériorité des sédentaires sur les  fuyards.

La figure médiévale du chieur est édulcorée en un vieillard sortant des latrines lesquelles, comble de modernité, sont montées sur pilotis au  dessus de la mare. De l’autre côté de la porte,  un puits assure l’approvisionnement en eau potable : Patinir s’est assurément appliqué à inventer une ferme-modèle.Patinir fuite_Egypte_1524_Ermitage_ferme modele_nids

Décorée d’une collection  de pots à étourneaux comme la poitrine d’un maréchal (il y en a même deux fichés en haut du chêne), l’exploitation est un havre de prospérité regorgeant de viandes exquises.

Mais cette prolifération a surtout une fonction symbolique : celle de nous rappeler que Marie et Joseph, eux aussi, sont à la recherche d’un nid.

Un oeil moderne pourrait lire dans la Fuite en Egypte du Prado  le contraste entre la ville corrompue et la nature accueillante : à la ville, on massacre, on sacrifie aux fausses idoles : dans la forêt, on trouve asile, boisson et nourriture, protection. Mais cette idée d’une nature bucolique est étrangère à la vision du monde du XVIème siècle, où le mal rode partout. Un pique-nique à la campagne ne protège pas du démon.

Dans une logique tout aussi binaire, Falkenburg [1] interprète le tableau comme le choix entre deux vies : la ville égyptienne serait la Cité de Dieu (Civitas Dei) de Saint Augustin, tandis que la ferme mal famée représenterait la Cité Terrestre (Civita Terrena), soumise au démon. Mais la ferme n’est pas un bordel, et la présence du monstre au beau milieu de la Cité de Dieu invalide quelque peu cette théorie.


A la lumière de la version de Saint Petersbourg une interprétation plus directe s’impose  : l’opposition que nous ressentons entre la ferme et  la Sainte Famille est simplement celle entre le bonheur des sédentaires et le malheur des réfugiés :

la petite maison dans la clairière est, d’une certaine manière,

le rêve de Marie durant la halte.

Ainsi le tableau n’illustre pas une opposition anachronique entre ville et nature ; ni une opposition théologique entre cité terrestre et cité de Dieu : simplement, la différence irréductible entre les exilés et ceux qui habitent quelque part.

C’est pourquoi Patinir accumule dans le panneau tous les habitats possibles :

  • un nid pour la cigogne,
  • des arbres pour les fruits,
  • une tour pour les pigeons,
  • des pots pour les étourneaux,
  • une porcherie pour les cochons,
  • des ruches pour les abeilles,
  • une ferme pour les paysans,
  • une citadelle pour les soldats,
  • et même… un perchoir pour le monstre !

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Références :
[1] Patinir, Essays and critical catalogue, 3007, Madrid , Musée du Prado, p 182 et ss