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Le tableau a été commandé par un des grands protecteurs anglais de Canaletto, sir Hugh Smithson, futur duc de Northumberland, et se trouve toujours en possession de ses descendants. Il ne s’agit pas seulement d’une composition très originale, qui inscrit le vaste panorama londonien dans l’arche d’un pont, comme une ville dans une bouteille ; mais surtout de l’éloge indirect du commanditaire, puisque Hugh Smithson était justement l’un des 175 membres de la commission qui supervisait les travaux du pont de Westminster.
La construction de ce pont en pierre, prouesse technique pour l’époque, s’étala de 1741 à 1750. On ne sait pas exactement à quel moment du chantier le tableau a été peint.
En 1747, alors que le pont était presque achevé, la sixième pile côté Westminster s’affaissa en entraînant l’effondrement de deux arches. Canaletto, dans un dessin à l’encre de 1749, nous montre ces arches en réparation et les grands échafaudages en bois qui les bouchaient complètement.
Le cintre que montre Londres vu à travers une arche est donc antérieur à la réparation de 1747 : un tableau de Samuel Scott remet à ses justes proportions l’arche immense peinte par Canaletto, et montre les cintres légers qui étaient utilisés.
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Ces cintres ouverts avaient été conçus spécialement par le maître-charpentier James King, dans le but de permettre le passage des bateaux durant la construction. Ils étaient portés par des pilotis.
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La structure très ingénieuse des cintres, composée de poutres radiales et de poutres tangentes au cercle central, permettait de remplacer chaque poutre sans remettre en cause la stabilité de l’ensemble. Aussi a-t-elle été réutilisée quelques années plus tard par un ancien contremaître de King pour construire des ponts permanents.
Le « Old Walton Bridge », sur la Tamise, a duré de 1750 à 1783, et a été peint par Canaletto lui-même en 1754 (Dulwich Picture Gallery, Londres)
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Un autre pont de ce type subsiste encore de nos jours, l’élégant « Mathematical Bridge » de Cambridge, construit en 1749 et rebâti deux fois à l’identique depuis..
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Revenons au cintre du Pont de Westminter sous lequel Canaletto a cadré sa vue de Londres. Première remarque : on ne voit pas les pilotis qui les soutenaient : peut-être étaient-ils recouverts à marée haute.
Mais surtout la structure en bois n’a rien à voir avec le schéma complexe du cintre de King : elle se réduit à quatre poutres demi-circulaires, irréalisables techniquement, et qui soutiennent un plancher par des entretoises en V.
Le cintre de Canaletto n’est donc pas une étude de perspective exécutée sur le motif, mais un dessin de chic, totalement réinventé.
A droite du tableau, l’oeil est attiré par un seau suspendu au bout d’une corde comme une araignée dans sa toile. C’est le seul indice que nous avons sur le monde du dessus du pont : sans doute un maçon a-t-il besoin d’eau pour son mortier, tandis qu’en dessous, dans leurs barques, élégantes et élégants font du tourisme industriel.
L’influence de la gravure de Piranèse est manifeste : si l’on s’amuse à mettre les deux oeuvres côte à côte après les avoir ramenées à la même échelle, on constate que les formats et la position de l’arche sont quasiment identiques.
Canaletto a probablement remarqué l’obélisque décentré de Piranèse, qui attire l’oeil vers la droite : c’est exactement à cet endroit qu’il a placé le grain de sel, le détail incongru qui rompt la solennité et la symétrie de sa composition : le seauau bout de sa corde.
La position verticale du point de fuite est, comme chez Piranèse, nettement au dessus des barques.
En revanche, pour sa position horizontale, Canaletto n’a pas été jusqu’à le placer sur la verticale du seau : il l’a positionné plus à gauche, en un point de la ville que l’on peut déterminer très exactement en prolongeant les poutres transversales. L’échafaudage factice serait-il une sorte de gigantesque réticule de pointage, qui désignait aux familiers du commanditaire un point bien connu de la capitale ?
Plusieurs monuments sont facilement identifiables. De gauche à droite, on reconnait la porte à trois arches du York Water Gate, le jardin et l’imposante façade de Somerset House, les flèches de St Clement Church, de St Bridget Church, et enfin la cathédrale Saint Paul.
Armés du très précis plan de Londres de John Rocque (1741), pourrons-nous déterminer, par triangulation, l’endroit du pont de Westminster d’où la vue a été prise et, par là, l’endroit secret que désigne le point de fuite ?
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Malheureusement, on découvre vite que Canaletto n’a eu aucun scrupule à trafiquer le panorama londonien, tout comme il avait refait à son idée le cintre de James King. Il est en fait impossible de trouver un point, ni sur le pont, ni même en dehors du pont, qui procure cette vue sur Londres. Somerset House et son jardin sont agrandis, comme s’ils avaient été dessinés depuis une barque sur la Tamise. Pour voir ainsi les deux clochers de St Clement Church et de St Bridget Church, il faudrait se placer au York Water Gate. Enfin, la cathédrale Saint Paul est également agrandie, comme vue depuis un point de la rive gauche.
Une telle désinvolture vis à vis de la topographie ruine l’idée d’un endroit secret que le tableau désignerait.
Comment alors peut-on expliquer la position légèrement décalée du point de fuite ? Soit elle indique que le spectateur doit se placer un peu à droite du centre, soit elle signifie que le pont n’est pas vu de face, mais de biais.
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L’arche est parfaitement circulaire, ce qui exclut la vue de biais. De plus, si Canaletto avait voulu dessiner le pont de Westminster en biais pour respecter sa disposition géographique par rapport à l’axe de vision, il aurait fallu certes incliner le pont, mais dans l’autre sens, et beaucoup plus (environ 45°) !
Comme le tableau ne nous montre pas la face arrière de l’arche, nous avons l’impression que nous sommes sous elle, et qu’elle nous surplombe de toute sa majesté.
En mettant l’arche de Canaletto à l’échelle du contour arrière de l’arche de Piranèse, trois choses deviennent évidentes :
Avec son ciel rosissant comme pour un coucher de soleil, avec la structure radiale de ses poutres qui suggère un soleil de bois élevé dans le ciel anglais, le pont de Canaletto est à la fois grandiose et factice : fausse structure des poutres, faux panorama trafiqué pour grossir les monuments importants, fausse impression d’immensité surplombante.
Fils d’un décorateur de théatre et enfant d’une ville théatrale, Canaletto a magnifiquement acclimaté sur la Tamise les trucs et astuces qui transforment en un édifice grandiose quelques planches et une ficelle.
Venise n’a toujours qu’un seul pont. Et Londres, jusqu’en 1750, n’en possédait elle-aussi qu’un seul ; le fameux pont de Londres, bien à l’est de Saint Paul et donc en hors champ du tableau. Ainsi la large Tamise et la portion de la ville que Canaletto a choisi de nous montrer sont-elles vierges de tous pont.
En définitive, que voyons-nous dans le tableau ? Pas une seule pierre du pont de Westminster, cette attraction sensationnelle de la capitale, que Canaletto connait bien pour l’avoir peint ou dessiné à maintes reprises.
Mais bien le pont de bois échafaudé sous le pont de Westminster, son précurseur qui le précède et le soutient.
Or, dix ans avant le séjour londonien du peintre, il y avait eu un premier pont de Westminster à cet endroit, un pont de bois construit en 1737 par James King, sur le modèle qu’il réutilisera pour ses cintres : pont éphémère qui ne dura que trois ans, brisé lorsque la Tamise gela.
Même factice, même impossible, même théâtrale, l’arche de bois dressée par Canaletto sonne comme un hommage, volontaire ou involontaire, au talent du maître-charpentier James King..
et au pont invisible sous le pont, englouti dans la Tamise.
Changeons de siècle et de continent. Le thème du pont est récurrent dans l’Art Japonais, mais celui du pont sous le pont n’est pas si fréquent. Hiroshige nous en montre ici trois en enfilade, avec une embarcation sous chacun.
Le long de la rive de gauche, des radeaux de bambous descendent librement la rivière, croisant la barque qui remonte. Le rempart ininterrompu qui ferme la rive est un stock de poteaux de bambous, le matériau de base de la construction tokyoïte. Sur la lanterne rouge du personnage qui vient de dépasser le milieu du pont, les caractères « Hori-Take » constituent la signature discrète de Yokogawa Hori-Take, le graveur de l’estampe, dont le nom est un hommage au sujet puisqu’il signifie littéralement « graveur-bambou ».
La composition est décentrée, mais savamment équilibrée : les poteaux à bulbe qui marquent le milieu du pont désignent en bas la barque en croissant qui passe lentement sur la rivière, en haut la pleine lune qui passe lentement dans le ciel.
Hiroshige fut sans doute le seul véritable peintre-pompier, puisque telle était sa profession : de ses innombrables dessins (plusieurs milliers), il ne tira jamais qu’un revenu d’appoint.
A Tokyo, les pompiers prenaient leurs gardes sur de hautes tours de bambous, ce qui explique peut être le point de vue plongeant de nombre de ses estampes. A l’époque des Cent vues de sites célèbres d’Edo, il avait pris sa retraite du service actif, mais son regard distancié sur la foule qui se presse sur le pont pour admirer le feu d’artifice, et sur la flotille de bateaux en dessous, reste le regard d’un professionnel du feu.
Sachant qu’à cette époque il avait perdu sa femme et son fils unique, la trajectoire interrompue de l’unique fusée, contrastant avec la stabilité des étoiles innombrables, peut être interprétée comme une image de la vie humaine, solitaire et transitoire, au sein d’un monde immuable.
Et le pont sous le pont, là dedans ?
C’est bien sûr le pont de bois, sous le pont de feu parabolique.
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Le vieux pont de Battersea, construit en 1771-1772, avec ses poteaux trapus et son tablier bas, était un goulot d’étranglement sur la Tamise : par temps de brouillard, il faisait le malheur des bateliers et le bonheur des artistes.
Agé d’une petite trentaine, Whistler habitait à Chelsea, au 7, Lindsey Row (aujourd’hui 101 Cheyne Walk), au bord de la Tamise. Il a peint cette vue depuis sa maison.
On voit sur l’autre rive des batiments industriels (une fonderie, une usine à plomb, une usine chimique, un entrepôt de bois), ainsi que la silhouette allongée de Crystal Palace à l’horizon. Coté Chelsea, sur la plage, un groupe d’hommes s’occupe à mettre une barque à l’eau .
Nous disposons d’un dessin réalisé pratiquement du même endroit par le peintre Walter Greaves, dont la famille était propriétaire de la plage d’embarquement. Par comparaison, on constate que le tableau de Whistler est très fidèle à la réalité, sinon qu’il a été réalisé à marée haute, ce qui raccourcit les piles et traduit mieux le caractère d’obstacle à la navigation du vieux pont.
Rien donc de particulièrement original dans le tableau : sinon que sa composition semble calquée sur le Feu d’artifice d’Hiroshige (en retournant l’estampe pour la mettre dans le sens de lecture occidental).
Pure coïncidence puisqu’à l’époque du tableau, Hiroshige venait de mourir à Tokyo (en 1858), et les Cent vues de sites célèbres d’Edo, sa dernière série, n’était pas encore connue en Occident.
Dix ans plus tard, Whistler est passé du réalisme à l’impressionnisme, de la série des « Symphonies » à la série des « Noctures« . Voici ce qu’il dit lui-même de cette nouvelle veine picturale, à laquelle il devra sa célébrité tapageuse :
« Lorsque la brume du soir habille de poésie les rives… les hautes cheminées deviennent des campaniles, les entrepôts des palais dans la nuit, et la ville entière est suspendue dans le ciel, et le pays des fées est devant nos yeux. »
Il s’intéresse à nouveau au vieux pont, mais vu cette fois depuis l’autre rive, et réduit à un unique poteau.
Rien de bien intéressant dans cette étude : sinon que sa composition semble calquée sur Le pont Kyo et la berge de bambous d’Hiroshige (là encore en retournant l’estampe) : la barque en bas à gauche du pilier, les passants sur la tablier, la lune, et au fond à droite des échafaudages aussi fins que des bambous.
Pure coïncidence ? Moins sûr, car à l’époque des Nocturnes, Whistler était tellement imbibé d’art japonais qu’il se considérait lui-même comme un peintre japonais à Londres.
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Pour comprendre le choc culturel que représenta l’exposition des Nocturnes en 1877, rien de tel que de se replonger dans les débats du célèbre procès que Whistler intenta au critique d’art Ruskin pour l’avoir diffamé en ces termes : « J’ai vu beaucoup d’impudence Cockney jusqu’ici mais jamais je n’avais pensé entendre un jour un petit maître demander deux cents guinées pour jeter un pot de peinture à la face du public ».
Ce tableau, avec six autres, fut produit comme pièce à conviction devant la cour. Voici le dialogue qui s’engagea à son propos, entre le Juge et Whistler.
The life of James Mc Neill Whistler, E.R. and J.Pennell, Philadelphia, 1911, p 171
Ruskin ne vint pas au procès, pris d’un des ses accès habituels de folie, et fut condamné à un farthing symbolique. Whistler y gagna la notoriété mais y perdit beaucoup d’argent, ce qui devait contribuer plus tard à sa faillite.
Le pilier unique s’est déployé comme une antenne télescopique, propulsant le tablier tout en haut du tableau.
Malgré cette extraordinaire distorsion, le panorama à l’arrière reste plus précis que dans le pastel : on reconnait dans le brouillard, à gauche du pilier, le clocher trapu de Chelsea Old Church.
La barque, bien identifiée par Le Juge Qui Ne Voyait Pas Le Pont, produit une illusion d’optique parfaitement maîtrisée : avec son sillage sombre, à gauche du pilier, et sa coque à droite, elle ressemble à une sorte de reflet du pont. Cette symétrie donne l’impression que la partie droite de la barque se relève, comme attirée par le tablier qui s’incline.
En fait, la barque est juste en train de tourner autour du pilier en se dirigeant vers nous, comme le prouve le fanal à l’avant.
Ou comment le « pays des fées » fait intrusion sur la Tamise, « lorsque la brume du soir habille de poésie les rives ».
Bizarrement, lorsque Whistler affirme par deux fois que le pont est vu « au clair de lune », le juge ne demande pas où est la lune. Et personne ne dit mot des autres effets lumineux : les lanternes sur la rive de Chelsea, la fusée jaune qui monte, et la poussière d’étoiles qui retombe. Personne ne mentionne que les badauds du pont observent un feu d’artifice, tandis qu’en bas le batelier indifférent lui tourne le dos.
Tout se passe comme si c’était non pas le tableau, mais l’étude au pastel, qui avait été produite devant la cour.
Pourtant, c’est bien ce tableau-ci qui pour Whistler représentait un clair de lune : comme si, au travers du motif il voyait, superposés dans sa mémoire, l’étude qui l’avait précédé, et encore avant, la Berge de bambous d’Hiroshige.
Restituer l’image sur la toile n’a pris qu’une journée à Whistler, mais en former l’idée dans son esprit a dû nécessiter un long processus de condensation et d’élimination.
De la « Berge de bambous d’Hiroshige, il a conservé l’idée du pilier unique, de la barque qui vient juste de passer sous le pont (vers l’avant au lieu de l’arrière), et peut être les lampions des piétons, transformés en lanternes de Chelsea. Enfin, il a conservé la pleine lune, mais visible pour lui-seul.
Du Feu d’artifice il a retenu les étoiles, et la parabole montante.
Il est pratiquement impossible que Whistler ait connu le Feu d’artifice dès 1860, quand il peignait sa première version de Old Battersea Bridge. Mais il est très possible en revanche, que vers 1870, en contemplant les Cent vues de sites célèbres d’Edo pour préparer les Nocturnes, cette estampe lui ait sauté aux yeux tant la composition d’Hiroshige ressemblait à celle de son ancien tableau, et le pont japonais au pont anglais.
Communauté des conceptions esthétiques, ou influence à distance du vieux maître mort sur son lointain disciple anglais, cette coïncidence de composition explique peut être pourquoi, dans l’esprit de Whistler, l’idée est née d’associer les deux sujets, le pont de Battersea et le feu d’artifice.
Et pourquoi, in fine, la fusée a chassé la lune.
Un siècle et demi plus tard, le vieux pont de Battersea a disparu, mais il y a toujours des feux d’artifice sur l’Albert Bridge.
Avant de quitter la Tamise pour la Seine, et Whistler pour Monet, jetons un dernier d’oeil à ce fameux Pont de Westminster : Canaletto l’avait vu construire et Whistler, un siècle plus tard, va le voir reconstruire.
Le vieux pont a déjà complètement disparu, englouti dans un manchon d’échafaudages. Et à droite, des fourmis humaines s’affairent à dégager, comme une libellule hors de sa chrysalide, l‘arche verte du nouveau pont.
Tournons-nous désormais vers l’Est. Nous retrouvons au premier plan la maison jaune au centre du port de plaisance. Au fond apparaît le nouvel ouvrage d’art dont nous allons maintenant parler : le pont du chemin de fer d’Argenteuil, lui aussi détruit durant la guerre de1870 et reconstruit par la suite.
Dix ans après Monet, Caillebotte posera lui aussi son chevalet sur la rive du Petit Genevilliers. Dans cette vue prise de très loin, depuis le port de plaisance, le premier rôle est tenu par le ponton de bois qui semble capable de traverser la Seine, tandis qu’à l’horizon les ponts de pierre et d’acier jouent les utilités.
Cette autre vue, prise au contraire de très près, est cadrée sur une seule arche. .Un bâteau à vapeur à aube unique s’éloigne, tirant une barque rempli de matériaux. Au fond, au centre, les maisons d’Argenteuil. A droite on voit comment le nouveau pont de chemin de fer s’insère au milieu des maisons.
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Revenons dix ans en arrière, à l’époque ou Monet découvrait Argenteuil et la modernité de ses ponts. Ce tableau, peint depuis la barque que Monet avait aménagée en atelier flottant, permet d’embrasser tous les éléments du paysage : le pont routier au premier plan et tout au fond, côté Argenteuil, le pont de chemin de fer auquel Monet va consacrer deux tableaux, en 1873 et 1874.
Une carte postale plus récente permet de vérifier l’exactitude du tableau (quelques bâtiments industriels ont été construits sur l’autre rive, là ou il n’y avait du temps de Monet que des champs
Depuis le point de vue choisi par Monet, les quatre couples de colonnes se détachent nettement, et semblent contraindre au dédoublement les autres éléments du paysage : deux piétons, entre deux rambardes, regardent deux bateaux qui passent sous le pont.
Les deux bateaux vont dans le même sens, de gauche à droite. Comme le montre la tenue légère des deux spectateurs, nous sommes un dimanche. Il y a probablement sur la Seine une de ces régates qui font la renommée d’Argenteuil, et l’instant choisi est celui où deux voiliers se doublent. A cet instant précis, deuxième coïncidence, un train passe là haut sur le pont.
La silhouette du train est équivoque, avec une protubérance à chaque bout. La cheminée est nécessairement celle de droite, puisque la fumée s’en échappe. Mais alors, pourquoi le panache est-il dirigé vers l’avant, là ou le train n’est pas encore passé ?
En regardant mieux, comme tout va par deux dans le tableau, on découvre qu’il y a en fait deux panaches : le petit panache de fumée bleue qui se trouve, tout à fait logiquement, à l’arrière de la cheminée ; et un grand panache de nuages blancs à l’avant.
Le train rentre donc en direction de Paris : la ville des semaines laborieuses. Tout oppose les deux trajectoires qui se croisent en ce point et à cet instant : trajectoire louvoyante contre trajectoire rectiligne, voiles blanches contre train noir, bateaux libres contre wagons attachés. Le monde des loisirs à la campagne est orthogonal au monde du travail à la capitale.
Ce pont n’est pas destiné à réunir deux rives, mais à éviter la collision des contraires : lenteur et rapidité, blancheur et noirceur, eau et fer.
Celle-ci se produit pourtant, mais ailleurs, collision purement picturale dans l’espace fusionnel de la touche impressioniste : au-dessus du pont, le panache de vapeur chaude et sale se confond et se dissout avec les nuages immaculés. Ainsi, ce qui reste de l’énergie mécanique du train se trouve soumis à la même énergie lente, éolienne, que les bateaux.
Pour ce tableau, Monet s’est éloigné un peu plus vers l’Est et a dépassé le pont de chemin de fer. La lumière du soir illumine le voilier qui rentre vers Argenteuil, tandis que sur le pont se présente, en contre-jour, le train qui rentre vers Paris.
Le point de vue choisi a une particularité : sous le pont, les croisillons qui relient les paires de colonnes apparaissent contigus, comme s’ils formaient une barrière sur la Seine. Le pont semble refuser le passage au voilier blanc qui se présente.
Quant au train, pas de double panache équivoque : la fumée part bel et bien vers l’avant du train. Deux possibilités seulement : soit le train revient en marche arrière vers Argenteuil, soit il s’est arrêté au milieu du pont et le vent est suffisamment fort pour envoyer sa fumée où il veut.
Le message du pont est « on ne passe pas ». En bas il barre la route au bateau, en haut il arrête ou fait reculer le train. Et pour rendre visible ce message, Monet a pris soin de rajouter le long de la berge, entre le bateau et le train, un modèle réduit, en bois, de ce pont-barrière…
Moritz von Schwind est connu de tous les enfants allemands ou autrichiens pour ses illustrations de contes et légendes germaniques. Devenu riche et célèbre, il peint de 1848 à 1864 une quarantaine de tableaux inspirés de motifs de sa jeunesse.
Le Petit Matin fait partie de ces « Reisebilder », de ces « Images du voyage » que l’artiste de 53 ans, riche et célèbre, réalise désormais pour son seul plaisir. C’est sans doute ce caractère de réminiscence qui rend si attachante cette scène simple.
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Le tableau reprend avec exactitude un dessin fait 35 ans plus tôt, entre 1821 et 23, lorsque Swindt était étudiant à l’Ecole des Beaux Arts de Vienne. Il habitait alors une pension nommée « Zum goldene Mondschein », « Au clair de lune doré ».
Copie par Franz Stohl d’un dessin de Schwind, entre 1821 et 1823
Remarquons que quasiment tous les objets de la version 1857 étaient déjà présents en 1821. Voici les quelques différences :
Nous verrons plus loin que ces remaniements, bien que discrets, traduisent une recomposition profonde du souvenir pour faire apparaître des symétries signifiantes.
Enfin, derrière différence facile à expliquer : les frondaisons qu’on voyait à travers la fenêtre de la pension de Vienne ont laissé place à un paysage alpestre vu par la fenêtre : justement celui que Moritz avait sous les yeux en 1857 tandis qu’il peignait ce tableau, dans sa maison près du lac Starnberg, en Bavière
La jeune fille à la fenêtre a donc les pieds dans le passé et la tête dans le présent.
En regardant dehors, elle nous cache son visage. Serait-elle une ancienne conquête, dont le peintre ne peut ou ne veut se remémorer que la silhouette, une figure de l’éloignement, du souvenir ?
En tout cas, le tableau fonctionne en sens inverse : non comme un sujet de mélancolie, mais comme une source d’optimisme et de vitalité.
Le thème romantique de la « Rückenfigur » aboutit ici à un effet particulièrement raffiné – et sans doute involontaire, puisque l’artiste ne l’a pas peint pour le public : les spectatrices sont tentées de se placer à côté de la jeune fille, pour voir ce qu’il y a de si captivant dehors ; tandis que les spectateurs rentrent dans le tableau par l’arrière et contournent mentalement la maison, pour voir à quoi ressemble cette intéressante personne.
L’ombre noire qu’on devine derrière le rideau fermé, à gauche, est peut être celle d’un pot de fleur. Ou bien celle d’un de ces spectateurs curieux, égarés dans l’arrière plan.
Les chambres de jeune fille sont périlleuses, car pleines d’objets qui peuvent prêter à équivoque : des draps ouverts, une chemise de nuit tombant sur un déhanché avantageux, de petits pieds nus, des pantoufles par terre, une robe traînant sur une chaise, une bougie, un broc à eau évoquant l’intimité de la toilette…
Par quels stratagèmes de la culture Biedermeier Moritz von Schwind a-t-il réussi le tour de force d’expurger de son thème tout sous-entendu érotique ?
Ce qui éloigne le tableau de tout soupçon, c’est avant toute chose l’ordre. A droite, dans la zone Soir, chaque objet est à sa place.
La table de nuit est fermée comme il se doit sur le secret de son vase ; sur son plateau sont posés un broc pour les ablutions, une bougie allumée, un verre d’eau pure et un missel : tout le nécessaire pour un coucher tranquille.
Hier soir, la jeune fille a plié sa robe sur sa chaise et laissé ses pantoufles devant. A droite, on devine un rouet avec un écheveau de laine bleu sur sa quenouille. Le filage est l’activité du soir des filles sérieuses : il n’exige pas beaucoup de lumière, et occupe les mains utilement.
Le seul désordre minime est que, dans sa hâte à sauter du lit, la jeune fille a jeté le drap par dessus la chaise, et couru pieds nus jusqu’à la fenêtre la plus proche : elle a tiré le rideau, ouvert en grand la fenêtre pour faire entrer la lumière et l’air pur de la montagne.
Il y a beaucoup de spontanéité, de légèreté dans son attitude : le pied gauche relevé, elle semble prête à prendre son envol, à la différence du serin qui, dans sa cage, attend encore la lumière.
Le rideau de la fenêtre de gauche est fermé : c’est l’endroit où l’on s’assoira pour coudre, lorsque le soleil sera haut car il faut une bonne lumière. Le coussin à broder est posé sur le guéridon. On imagine la jeune fille assise sur sa chaise dans l’embrasure de la fenêtre, interrompant de temps en temps sa tâche pour jeter un regard, tantôt sur son petit ami emplumé, tantôt sur le médaillon ovale qui contient peut être le portrait d’une personne aimée.
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Grâce à un dessin de la même époque, où le peintre Menzel nous montre sa soeur Emilie dans une activité similaire, nous comprenons que, pour pouvoir ouvrir la fenêtre, il fallait décrocher la cage et la poser sur le rebord.
Die schlafende Näherin am Fenster
Adolph von Menzeln,1843
Outre l’ordre, le choix des couleurs concourt puissamment à la bonne moralité de la chambre.
Les rideaux des deux fenêtres et ceux du lit sont vert : imaginez la même décoration en rouge…
Les rideaux sont l’occasion de beaux effets de lumière, selon que la lumière les frappe ou les traverse : la semi-transparence du rideau fermé, qui mêle en touches vagues le bleu, le vert et l’orange, est un pur moment de bonheur pré-bonnardien.
Comprenons que le vert évoque ici la vitalité, la croissance, et la santé des belles plantes.
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Les draps et le haut de la robe baignent dans une lumière forte, la même qui s’infiltre par les interstices du rideau fermé et dépose sur le mur et sur la commode des empâtements de blanc intense, aussi resplendissants que les nuages au-dessus des montagnes inviolées.
Comprenons qu’il est ici question de virginité.
Le soleil se reflète sur le carreau à droite de la chevelure cuivrée de la jeune fille, renvoyant dans la pièce des rayons qui allument des reflets sur tous les objets dorés : le cadre du miroir, les bougeoirs, les poignées des tiroirs, la tranche du missel.
Le titre du tableau, Die Morgenstunde, fait penser au proverbe allemand « Morgenstund hat Gold im Mund » : « le matin a de l’or en bouche », qui décalque exactement le proverbe latin « aurora habet aurum in ore ». (L’équivalent français est moins poétique : « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». )
Selon qu’on privilégiera la culture germanique ou latine de Moritz von Schwind, on pensera qu’il a voulu ressusciter une jeune fille lumineuse du temps de la pension « Zum goldene Mondschein« , ou bien inviter à sa fenêtre une « Aurora » couronnée d’or.
Comprenons qu’il est ici question de pureté.
La pendule, qui se situe à la frontière entre la zone Matin et la zone Jour, marque exactement huit heures. Huit heures, c’est le tiers de la journée. Et vingt ans, en ce milieu du XIXème siècle, c’est largement le tiers de la vie.
La jeune fille se trouve encore dans la zone Matin de la pièce : bientôt elle va la quitter pour s’asseoir dans la zone Jour et broder tranquillement devant son serin et son médaillon, en femme posée, en femme mûre.
Le titre implicite du tableau est donc, tout naturellement, La Jeunesse.
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Trois ans plus tard, Moritz produira une version simplifiée de Die Morgenstunde, la plus souvent reproduite bien qu’elle soit largement inférieure. Les effets de lumière sont moins somptueux et quelques détails ont été supprimés : le médaillon, la cage à oiseau (laquelle rendait il est vrai problématique l’ouverture de la fenêtre) et le carton à chapeau rangé sur le ciel de lit.
Mais la différence principale est la posture de la jeune fille, plus statique, campée lourdement à gauche de la fenêtre alors que dans la première version, elle se déportait avec légèreté sur sa droite. Du coup nous saute aux yeux la disparition d’un autre objet auquel nous n’avions pas prêté attention jusqu’ici : la chaise dans l’embrasure de la fenêtre de droite.
La fenêtre du Matin n’est pas un lieu où l’on s’assoit : peut-être Moritz a t-il supprimé la chaise justement parce qu’elle ne servait à rien, parce que rien ne justifiait sa présence ? Ou bien, en retournant le problème, posons-nous la question inverse : pourquoi, dans la version plus aboutie, plus ambitieuse du tableau, Moritz avait-il ressenti la nécessité d’ajouter cette troisième chaise ?
L’impression d’harmonie n’est pas tant l’effet de l’ordre germanique que du rythme ternaire qui soutient la composition. Chacune des trois zones, Jour, Matin et Nuit, a son rideau vert (fermé, ouvert, demi ouvert). Chacune des trois à sa bougie, sa vaisselle en porcelaine, son récipient contenant une boisson (pot à café, pot à lait, verre d’eau). Et dans la première version du tableau, en plus, chaque zone possède sa chaise.
Les objets typiquement féminins, dont certains ont été supprimés dans la seconde version, enrichissent les zones latérales de la première. Avec un peu d’imagination, on peut s’amuser à les mettre en relation : ainsi vont se recomposer, de part et d’autre du corps bien vivant de la jeune fille, deux femmes-fantômes qui la flanquent.
Sa tête est pleine de chants comme une cage à oiseau.
Son coeur est le médaillon de ceux qu’elle aime.
Son corps est rond comme un coussin.
Ses pieds sont galbés comme un guéridon.
Sa tête est faite d’un carton à chapeau empoussiéré.
Son coeur est un missel fermé.
Son corps plat est posé sur une chaise.
Ses pieds sont deux pantoufles vides.
D’autres objets échappent à ce rythme ternaire, car ils sont situés exactement sur la frontière qui sépare la zone Jour et la zone Matin : la commode, l’horloge et le miroir. Du coup, l’idée vient de scander la composition d’une autre manière, en tenant compte de la symétrie très marquée qui règne de part et d’autre du miroir : plutôt que de voir trois bougies, voyons une paire de bougies, puis une seule ; deux paires de tasses, puis une cuvette ; deux pots à café et à lait, puis un verre d’eau ; une paire de chaises, puis une chaise.
Dans les zones Matin et Jour, les objets s’accouplent. Dans la zone Nuit, ils sont célibataires.
Et si la commode renflée, avec ses tiroirs qu’on devine remplis de belles choses, n’était pas celle de la jeune fille, mais celle de son futur ménage ? Si le service à café n’était pas le sien, mais celui de la maîtresse de maison qu’elle va devenir ?
Si le miroir – où rien ne reflète encore, n’était pas fait pour se regarder toute seule, mais pour se regarder à deux, cadre doré pour un couple en or ?
Et puisque la chaise de la fenêtre de gauche est celle où la future épouse s’assoira pour broder, qui s’assoira sur la chaise de la fenêtre de droite, pour la prendre sur ses genoux et admirer la beauté du matin ?
Ainsi est identifiée la femme-fantôme de la fenêtre de gauche : c’est la femme dans la plénitude de la partie Jour de sa vie, comprenons la Femme Mariée. A l’appui de cette interprétation, le fait que c’est justement ce tableau, le Die Morgenstunde première version, que Moritz donnera en cadeau de mariage à sa fille Anna, en 1864. L’oeuvre, terminée sept ans plus tôt, n’a sans doute pas été conçue dans ce but. Mais si le thème était seulement un hymne aux jeunes filles pures et matinales, aurait-il été opportun de l’offrir le jour des noces ?
Il est clair que, dans l’esprit des Schwind comme de leurs contemporains, la jeune fille du Matin et l’épouse du Jour constituaient deux stades contigus de la vie d’une femme accomplie.
Et l’instrument de ce passage, le Mari, ne se manifeste dans cet univers entièrement féminin que par la chaise qui l’attend, à la frontière entre la Jeunesse et la Maturité.
Si la commode appartient déjà au couple, à qui appartient la table de nuit ? Sa porte plate, cachant le pot de chambre, contraste avec les tiroirs ventrus. Et son verre d’eau, comparé avec les pots à café et à lait, n’est peut être pas un symbole de pureté, mais d’austérité.
Si Moritz a-t-il filé jusqu’au bout sa métaphore entre la journée et les âges, alors la femme-fantôme de la partie Soir, dont le coeur est un missel, devrait représenter la femme à son coucher, la Vieille que toute jeune fille deviendra.
Le tableau de mariage esquisserait-t-il une Vanité ?
L’horloge dorée, à partir de 8h du matin, mesure le temps lumineux, le temps du couple. Pour rythmer les heures du Soir, un autre symbole du temps qui passe et de la viellesse prendra la relève. A peine visible à l’extrême droite, le rouet marque la limite : le point au delà duquel il n’y a plus de tableau. Plutôt que les ciseaux de la Parque, c’est le cadre qui coupe le fil.
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Le miroir ne montre rien encore, sauf un petit point lumineux qui s’allume en bas à droite : la lumière commence à rentrer dans la pièce, le cadre doré délimite le futur prometteur, encore invisible, qui attend la jeune fille. Le miroir n’a de sens que pour se regarder à deux : alors il n’est plus un instrument de vanité, mais celui qui révèle la femme à sa seule vérité : celle d’épouse, d’âme-soeur.
Pourquoi la bougie de la table de nuit est-elle allumée ? La jeune fille a-t-elle oublié de l’éteindre la veille ? Ou l’a-t-elle allumée ce matin, juste avant de se ruer vers le rideau ? D’un point de vue réaliste, elle devrait être éteinte. Cette petite flamme ne peut s’expliquer que par la métaphore : celle de l’âme seule, et du temps qui lui reste.
Die Morgenstunde fait exception dans la production de Moritz von Schwind : c’est une oeuvre intime, personnelle, élaborée à partir de matériaux du passé lointain du peintre (la chambre de Vienne), et de son présent (le panorama sur les Alpes bavaroises). Et qui, en même temps, semble une prémonition du futur : le jour où Anna, à vingt ans, ouvrira une dernière fois les rideaux de sa chambre de jeune fille et emportera le tableau dans sa nouvelle maison.
L’idée première est la métaphore entre Jeunesse et Matin. Mais Moritz, en ordonnant la chambre avec méthode selon les trois parties de la journée, incite le spectateur à pousser la métaphore et à imaginer, de part et d’autre de la Jeune Fille, ses avatars du Jour et du Soir : la Femme Mariée et la Vielle Femme.
Que le peintre ait eu dès le départ cette idée ou qu’elle soit un artefact d’une composition un peu trop symétrique importe peu. L’intérêt et la singularité de ce petit tableau est qu’il se trouve, en quelque sorte, déterminé par son futur : c’est le fait de l’offrir en cadeau de mariage à sa fille qui le place définitivement, aux yeux du peintre comme aux nôtres, dans cette grande tradition germanique des Trois Ages de la Femme.
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De nos jours, Pierre Carrier-Belleuse est surtout connu pour une tripotée de pastels de petits rats aux tutus diversement relevés, qui nous permettront d’aborder cette importante question :
faut-il lever la cuisse pour écrire ?
Article précédent : Les clés du compartiment
Remerciements à Andrea Fisher Fine Art (AndreaFisherFineArt.com)
L’originalité de la composition et la perplexité du spectateur tiennent au fait que les nécessaires d’écriture ne font pas partie de l’équipement usuel des corps de ballet.
La jeune ballerine profite-t-elle d’un moment pendant la répétition pour écrire un mot urgent, en se réfugiant dans une autre pièce à l’insu du maître de ballet ? Sans doute pas, car elle a pris le temps de s’installer confortablement, en glissant un coussin de satin gris sous son pied droit.
S’agit-il plutôt d’une jeune fille riche qui, pendant son cours de danse à domicile, réfléchit à un plan de table, à une liste de courses, à moins qu’elle ne jette quelques vers sur le papier ?
Ou encore, avons-nous sous les yeux une poule de luxe qui reçoit en tutu et rédige une convocation pour un de ses admirateurs ?
Voyons si l’écritoire de porcelaine peut nous fournir quelques lumières.
Elle est décorée d’un blason couronné, entouré semble-t-il par deux anges. Ce qui milite soit en faveur de la petite fille noble, soit en faveur de la poule de luxe.
L’encrier est ouvert, le couvercle est posé à l’envers sur le guéridon, pour ne pas le tâcher. Derrière, un tiroir fermé entouré de jaune.
La flamme jaune et rouge qu’on voit à gauche, à la limite du tableau est un des pieds de l’écritoire. On retrouve ce motif en haut à droite, sur ce qui semble être une tasse à thé assortie, posée sur l’écritoire avec sa soucoupe. A côté est posée une autre soucoupe vide.
On peut donc supposer que quelqu’un, peut-être une amie de bon conseil, est en train de prendre le thé avec la jeune fille. Celle-ci a posé sa tasse sur l’écritoire pour se faire de la place pour écrire.
La jeune fille porte un simple anneau doré à l’annulaire de la main qui tient la plume.
Une fille qui semble si jeune peut-elle être mariée ? Et gauchère, puisque l’anneau de mariage se porte à la main gauche ? Pourtant c’est bien sa main droite qui écrit : à moins que PCB ait voulu dessiner, non pas directement la jeune fille, mais son reflet dans un miroir ? Tout cela semble bien compliqué…
D’autant que d’autres pastels de PCB montrent des danseuses très jeunes avec le même anneau d’or à la main droite. A l’époque, la signification de ce détail était claire : ce ne peut être qu’un anneau de fiançailles. Et le thème de la petite fiancée émouvait tout en émoustillant.
Portons maintenant notre attention sur cette fameuse lettre.
Vu de loin, il semblerait logique que la feuille soit orientée face à la danseuse, parallèlement à l’écritoire. Mais dans ce cas pourquoi la plume se trouve-t-elle en milieu de page, sans rien de lisible au-dessus ? De plus, la main qui tient la plume fait obstacle à l’écriture. Et le bas de page, maintenu par l’autre main, est recouvert par le tutu : manière très sûre de le tâcher !
Vu de près, on se rend compte que la feuille est en fait orientée perpendiculairement à l’écritoire. Ainsi, la main ne fait plus obstacle et la plume se trouve dans le coin en haut à gauche de la page : la jeune fille n’ a pas encore commencé à écrire. Quant au tutu, qui se retrouve sur le bord gauche de la feuille, il risque moins d’être tâché.
Le plateau du guéridon doit être assez profond pour contenir, du fond vers l’avant, l’écritoire, l’avant-bras de la jeune fille et le haut de la feuille : on peut donc en déduire qu’il est de forme circulaire.
Une première difficulté apparaît : même si le guéridon est plaqué contre le mur, la danseuse risque de pousser du coude l’écritoire et de la faire tomber. Risque qui devient une certitude lorsque nous remarquons un détail forcement voulu par l’artiste : un coin de la feuille est pris sous le parement de laiton. Puisque la feuille ne peut avancer, la main est forcée de reculer : PCB a placé son innocente jeune fille dans une machine à casser la porcelaine !
Seconde difficulté, encore plus sérieuse : dans cette position, il est en fait impossible d’écrire, puisque la main ne peut pas aller du papier à l’encrier.
Soit PCB a conçu une composition boiteuse, chose parfaitement possible chez cet artiste prolifique ; soit il voulu mettre en scène délibérément une danseuse qui n’écrit pas.
Deux détails semblent le confirmer : la feuille coincée sous le bord, qui attire l’attention sur la position impossible de l’avant-bras, coincé entre la lettre et l’encrier (mais pas de risque de le casser l’encrier si la fille ne bouge pas le bras) ; et le tutu coincé sur le papier ( pas de risque de le tâcher si la plume ne contient pas d’encre).
PCB a donc réussi le tour de force de nous prouver par A plus B que le véritable titre n’est pas Une danseuse écrivant, mais Une danseuse qui fait semblant d’écrire.
« Elégante comme le guéridon, voyez comme la position des roulettes imite celle de mes chaussons : quand je danse, c’est comme si j’étais montée sur roues. »
« Raffinée comme la porcelaine, je suis blanche et virginale comme la feuille. Et ma plume y trace des arabesques, comme mes pointes sur les planches. » |
« Inflammable et vénale comme un accessoire pour cocotte, béante comme l’encrier, j’aime manier le porte-plume et n’ai pas peur de me tâcher. » |
L’analyse de la « Danseuse écrivant » laisse au final plus de questions que de réponses : sans doute parce qu’elle constitue une sorte de compromis entre une scène de genre à décrypter – dans la veine des tableaux ferroviaires – et une image de charme à savourer – résultat de variations aléatoires.
Esquire calendar, 1953
La collision entre encrier et tutu joue en somme le même rôle de coq-à-l’âne visuel que celle de la machine à écrire avec le maillot de bains : signaler au spectateur qu’il n’a pas à faire avec une intellectuelle à la plage, mais avec un pur objet sexuel.
Danseuse écrivant, Pierre Carrier-Belleuse,1890, collection privée
Ce message théorique est confirmé par ce pastel jumeau : la même danseuse tient gracieusement la pose, mais maladroitement le crayon, pour tracer en caractère bâtons…
…rien moins que le Monogramme du Maître, tout en jetant au spectateur un regard entendu :
chez la ballerine, ce n’est pas avec l’agilité de la main qui prime !
Voilà qui place Carrier-Belleuse comme un des grands précurseurs de l’esthétique pinup.
Pour une confirmation éclatante, voir l’article suivant : 2 Danseuses en combinaison
La production pléthorique de Pierre Carrier-Belleuse va donner lieu à toute une série de combinaisons improbables, qui font tout le charme de sa veine dansante.
Article précédent : 1 Femme de plume en tutu
Piquantes épistolières
Danseuse écrivant | La lettre de rupture |
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Pierre Carrier-Belleuse,1890
A l’activité de l’épistolière s’oppose la passivité de la lectrice ; au blason sur l’encrier fait écho la couronne sur la lettre, celle du noble personnage qui vient de congédier la ballerine. Sur ses cuisses fermées, la lettre repliée souligne la fin de l’aventure.
La lettre de rupture | Le Présent |
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Pierre Carrier-Belleuse,1890
Dans « Le présent », la disparition de toute référence épistolière ramène la composition vers la scène de genre : la lettre est remplacée par l‘écrin d’un bracelet, l’enveloppe jetée par terre par un papier-cadeau. :La jeune fille, écrin ouvert sur ses jambes serrées, est dans l’expectative quant à la suite qu’il convient de donner.
Son air désabusé semble dire qu’elle est bien consciente de la métaphore : d’abord ouvrir l’écrin, ensuite ouvrir les jambes.
Sans prendre le risque de prendre à rebrousse-poil sa riche clientèle, le peintre livre discrètement un embryon de critique sociale : l’emballage tombé par terre est accompagné d’une faveur bleue, du même ton que la ceinture de la jeune danseuse . Manière de signifier que son vêtement et son corps ne sont guère plus qu’un paquet-cadeau et un bracelet : vite froissé, vite enfilé.
Danseuse tenant une lettre, Pierre Carrier-Belleuse, 1898
La même métaphore fille/papier est filée dans cette resucée : tandis que le tutu se casse contre le mur, l’enveloppe jetée par terre se casse contre la plinthe.
Deux danseuses lisant une lettre, 1890
Une possibilité de variante fructueuse est celle du duo. La présence de la confidente banalise le thème de la lettre de l’admirateur : un poulet dont on partage le contenu reste dans la normalité de la vie de ballerine. Et le bouquet dans le vase rappellent qu’elles sont bien, toutes deux, des sortes de fleurs en tutus.
A noter la réutilisation du guéridon d’acajou circulaire, qui devait faire partie du mobilier du maître.
Deux danseuses écrivant une lettre, 1913
Même procédé du duo, cette fois au service du thème de l’écriture acrobatique.
Charmantes lectrices
Danseuse écrivant | Danseuse lisant le journal, 1890, Far Eastern Art Museum , Khabarovsk |
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Installée à son aise dans un fauteuil, la cuisse haute et un coussin sous le pied, cette danseuse a perdu toute prétention aristocratique : elle est plongée dans « Le petit Journal », titre populaire, bon marché, et plein de faits divers racoleurs.
Trivialité de la posture, trivialité de la lecture… Le peintre explore ici une nouvelle thématique : celle de la déesse descendue du piédestal, de la fée des planches aux pieds sensibles. Et ce faisant nous fait partager le plaisir sacrilège du fantasme démystifié.
Danseuse lisant le journal, 1890 | Danseuse lisant un livre, 1891 |
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Inévitable déclinaison de la posture et du thème, en remplaçant le journal par un livre
Danseuse lisant un livre, 1891
Au livre s’ajoute un nouvel attribut, les cartes retournées : entre deux tours de danse, la vie de la ballerine n’est qu’une longue patience.
Le guéridon rond est ici astucieusement utilisé pour suggérer, de loin, qu’elle est assise en tailleur, cuisses ouvertes.
Danseuses lisant un livre, 1891
Le caractère excitant de la scène tient à l’utilisation à contre-emploi du tutu : parure esthétique lorsque la ballerine s’envole, il devient lorsqu’elle s’assoit un pur accessoire érotique, qui dit le contact direct, inconcevable pour toute femme respectable, entre le siège et le séant.
Délicieuses joueuses
Si les danseuses sont statutairement des grandes filles qui montrent leurs jambes, ce sont aussi des petites filles qui ne pensent qu’à jouer dès qu’elles ont un moment.
Danseuses jouant aux cartes couchées
Les tutus blancs en éventail ramènent le regard sur les décolletés pigeonnants, tout en l’incitant à traverser la barrière qui cache la partie intéressante de ces filles-fleurs coupées en deux.
Danseuses jouant aux cartes assises, date inconnue
Ces deux-là mettent tutu à terre pour taper le carton, tandis qu’une compagne, derrière, s’exerce de manière plus gracieuse à la barre.
La partie de cartes, 1905
Moins une partie de cartes qu’une séance de divination, avec l’as de coeur qui sort.
Danseuses jouant aux osselets, 1894
Dans ce pastel improbable, une ballerine déguisée en guêpe se prépare à jouer aux osselets, sous les yeux d’une copine attentive. Quatre osselets sont disposés par terre ; le cinquième, que la fille tient dans sa main gauche, doit être celui qu’on appelle le « père », elle l’examine pour bien le repérer.
L’une est assise, l’autre vautrée : leurs jambes étalées en V sont celles de gamines insouciantes, tandis que leur décolleté pigeonnant et le crêpe de leurs tutus en corolle leur font des appas de veuves noires.
Il nous est signifié que les danseuses sont agiles, piquantes, paresseuses et infantiles. Et qu’elles adorent jouer avec ce qui reste des vieux messieurs une fois qu’on les a sucés jusqu’à l’os…
La partie de dames, Pierre Carrier-Belleuse, vers 1929
Jusque très tard dans sa carrière, Carrier-Belleuse offrira à ses petits rats toutes les occasions pour ne pas danser.
Je n’ai malheureusement pas pu trouver de meilleure reproduction de cette posture improbable : saucissonner à califourchon.
La danseuse-chimère
Danseuse écrivant |
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Prenez le haut de la « Danseuse lisant une lettre » ainsi que le bas de son canapé ; prenez le guéridon des « Deux danseuses lisant une lettre » ; ajoutez-y les jambes de la « Danseuse lisant le journal », sans oublier son coussin : vous obtenez par synthèse une chimère très convaincante de notre Danseuse écrivant : il ne reste qu’à lui roussir les cheveux et bleuir les yeux pour que la ressemblance soit totale.
Voilà sans doute d’où proviennent toutes les bizarreries : le coussin sous le pied ; le tutu qui grimpe inexplicablement sur la table ; l’écritoire qui a la place de se caser parce que le plateau du guéridon est circulaire. Toutes ces indications déconcertantes tiennent non pas à une subtilité symbolique, mais à une méthode de production par découpage et recollage.
La préoccupation de Pierre Carrier-Belleuse n’est pas, comme Degas, de saisir un instant du mouvement d’un corps de ballerine ou d’un corps de ballet. Il s’agit de produire en série des danseuses suffisamment variées pour satisfaire des clients qui réclament tous des tutus, mais chacun le sien.
Aussi explore-t-il méthodiquement les possibilités de la combinatoire :
Deux faux Carrier-Belleuse que je me suis permis de fabriquer par la même méthode :
Parfois, à force de recoller des morceaux, on finit par s’emmêler les pastels, comme le montre la « Danseuse écrivant » qui est bien incapable d’écrire. Ses aspects intrigants ne résultent pas d’une réflexion profonde : juste des effets collatéraux du collage.
Article suivant : 3 Galantes métaphores
Avant d’aborder l’épisode qui vaut à Thomas depuis deux mille ans une publicité quelque peu négative, voyons quelques images plus flatteuses que les peintres nous ont laissées de lui.
L’apôtre Thomas est le saint patron des architectes car, d’après la Légende Dorée, il aurait fini sa carrière en construisant un palais aux Indes pour le roi Gondoforus. Son attribut (à partir du XIIIème sicle) est donc une équerre, outil qui convient parfaitement à son caractère carré, et qui en fait le saint patron de ceux qui aiment que les angles soient droits.
Selon Isidore de Séville, il serait mort « transpercé d’un coup de lance à Callamina, ville de l’Inde où il eut les honneurs de la sépulture ». C’est néanmoins avec une épée qu’on le représente volontiers jusqu’au XIIème siècle, la lance ayant été préférée par la suite.
C’est cet attribut qu’à choisi Georges de La Tour pour nous présenter un Thomas particulièrement dur à cuire.
Il faut dire que, tout apôtre qu’il soit, l’imaginaire populaire lui garde une dent pour n’avoir pas cru sur parole à la plaie faite par la lance au flanc de Jésus : l’instrument de sa mort est donc, d’une certaine manière, un prêté pour un rendu.
Rubens n’a laissé aucune chance à Saint Thomas : au pied de son palais oriental, de son rêve d’architecte, le voici martyrisé par ses propres attributs : de gauche à droite l’épée, la lance, et une pierre brute qui a échappée à son équerre. Les deux lignes droites qui le pénètrent forment d’ailleurs, suprême offense, un angle aigu !
C’est d’ailleurs parmi des équerres qu’il a choisi de quitter cette Terre, entre celles du socle et celles de la croix pour laquelle il a tant fait .
Croix que nous voyons littéralement se métamorphoser en un palmier porteur de sphères, tandis qu’un ange tenant la couronne et la palme indique à Thomas qu’il peut désormais laisser reposer son équerre : le paradis sera circulaire… ou ne sera pas !
L’épisode de l’incrédulité de Thomas est raconté en dix phrases dans l’Evangile. Dix phrases denses où chaque mot compte, une histoire apparemment simple mais qui a donné du fil à retordre aux théologiens et du blé à moudre aux sceptiques : l’enjeu n’étant rien moins que la preuve médico-légale de la résurrection du Christ…
Ceux qui croient à la résurrection, ainsi que ceux qui n’y croient pas, peuvent sauter à la page suivante. Les autres trouveront quelque intérêt à cette analyse de doutes…
On savait que le tombeau était vide. On savait que Jésus avait parlé à Marie de Magdala, qui l’avait tout d’abord pris pour un jardinier avant de le reconnaître :
« Jésus lui dit: « Ne me touchez point (noli me tangere) car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. Mais allez à mes frères, et dites-leur: Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu, et votre Dieu. » Marie-Madeleine alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. » (Jean 20,17)
Une apparition qui prévient qu’on ne peut pas la toucher, et qui n’apparaît qu’à une seule personne (qui plus est une femme), c’est une présomption, mais pas une preuve.
Thomas va arriver à point nommé pour confirmer la réalité tangible de la Résurrection.
Jean raconte l’épisode selon un schéma en trois temps bien connu.
Seuls de très grands artistes (Caravage, Dürer) se sont risqués à montrer la réciproque, qui ne figure pas dans le texte de Saint Jean :
Mais, comme souvent dans le surnaturel, une série de merveilles peut cacher une série de problèmes...
Sur ce point, les exégètes ont relevé une discordance avec un autre passage des Evangiles :
« On peut se demander pourquoi saint Jean nous dit que Thomas était alors absent, tandis que saint Luc rapporte que les deux disciples qui revenaient d’Emmaüs à Jérusalem trouvèrent les onze réunis ». Catena Aurea 14019, Bède
Bède le Vénérable n’a pas de peine à répondre aussitôt à sa propre objection :
« Cette difficulté s’explique en admettant qu’il y eut un intervalle pendant lequel Thomas sortit pour un instant, et que ce fut alors que Jésus se présenta au milieu de ses disciples. »
Comme l’a bien noté Chrysostome , c’était là le point le plus dur à avaler pour Thomas :
« D’où avait-il appris que le côté avait été ouvert? Des disciples. Pourquoi crut il à une chose (l’apparition) sans croire à l’autre (les plaies) ? Parce que cette seconde chose était, de beaucoup, ce qu’il y avait de plus surprenant. » Chrysostome sur Jean 86
En effet, comme s’en étonne Saint Grégoire, la Résurrection n’aurait-elle pas dû effacer les plaies ?
« Nous voyons ici deux faits merveilleux et qui paraissent devoir s’exclure, à ne consulter que la raison; d’un côté, le corps de Jésus ressuscité est incorruptible, et de l’autre cependant, il est accessible au toucher. Or, ce qui peut se toucher doit nécessairement se corrompre, et ce qui est impalpable ne peut être sujet à la corruption. » Saint Grégoire, Homélie 20.
Réflexion faite, Saint Grégoire considère qu’on peut à la fois être subtil et palpable :
« Après la gloire de la résurrection, notre corps deviendra subtil par un effet de la puissance spirituelle dont il sera revêtu, mais il demeurera palpable en vertu de sa nature première. » Saint Grégoire (Morale, 14, 39)
Chrysostome pense qu’elles sont destinée spécifiquement à convaincre Thomas :
« Le voyant après sa résurrection avec les cicatrices de ses plaies, nous ne dirons pas pour cela que son corps soit corruptible. Le Sauveur ne fait paraître ces cicatrices que pour guérir la maladie de son disciple. » Chrysostome sur Jean 86
Saint Augustin précise qu’elles servent à convaincre tous les disciples :
« Les clous avaient percé ses mains, la lance avait ouvert son côté, et il avait voulu conserver les cicatrices de ses blessures pour guérir de la plaie du doute le coeur de ses disciples« . Catena Aurea 14019,S. Saint Augustin
Ou encore à convaincre l’ensemble des incroyants :
« Jésus aurait pu, s’il avait voulu, faire disparaître de son corps ressuscité et glorifié toute marque de cicatrice, mais il savait les raisons pour lesquelles il conservait ces cicatrices dans son corps. De même qu’il les a montrées à Thomas… ainsi il montrera un jour ces mêmes blessures à ses ennemis… pour qu’ils soient convaincus » Catena Aurea 14019, Saint Augustin, (du symb. aux catéch., 2, 8).
« Parce que tu m’as vu, tu as cru » : Jésus n’aurait-il pas dû plutôt dire : « Parce que tu m’as touché » ? Car tous les disciples ont vu les plaies, mais Thomas est le seul qui les a touchées.
L’emploi étrange de ce verbe a été remarqué par beaucoup. Il a particulièrement gêné Saint Augustin, qui lui consacre des explications embrouillées (Saint Augustin sur Jean, 120ème traité).
D’abord, il soutient qu’il faut comprendre « voir » dans le sens général de « constater » :
« la vue est comme un sens général qui, dans le langage ordinaire, comprend les quatre autres sens.… touche et vois comme cet objet est chaud ».
Ensuite, il fait remarquer que l’invitation de Jésus : « Mets ici ton doigt, et regarde mes mains » se résume en « Touche et vois ». Puisque « Thomas n’avait pas d’yeux au doigt« , il s’agit de deux actions indépendantes, donc équivalentes. Du coup, la phrase de Jésus devient « Parce que (soit en me regardant, soit en me touchant), tu m’as vu, tu as cru ».
Juste après, il multiplie les double négations pour réfuter, semble-t-il, ceux qui penseraient que Thomas a vu, mais sans toucher :
« Quoique le Sauveur offrit à son disciple de le toucher, on ne peut néanmoins dire que celui-ci n’osa pas le faire; car il n’est pas écrit que Thomas le toucha. »
A la fin du passage, il botte en touche :
« Mais qu’en le regardant ou en le touchant, Thomas ait vu son Maître et ait cru, peu importe ».
La conclusion de l’épisode : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » pose également question : de qui parle Jésus ?
Pour Théophyle, il s’agit des autres disciples :
« Notre-Seigneur désigne ici ceux de ses disciples qui ont cru sans toucher les blessures faites par les clous et la plaie du côté. » Théophyle, Catena Aurea 14019
Ce qui suppose, là encore, de lire « touché » à la place de « vu« .
Saint Augustin pense que Jésus parle des futurs chrétiens : ceux qui n’auront pas vu mais qui croiront. Plus pointilleux sur la grammaire que Théophyle, il explique que Jésus en parle au passé composé
« parce que, d’après les desseins de sa providence, le Seigneur regardait déjà comme fait ce qui devait avoir lieu plus tard ».
Il ne semble pas très convaincu lui-même car il conclut par un voeu pieux et un renvoi aux calendes :
« Mais nous ne devons point donner à ce discours une plus grande étendue ; un autre jour, Dieu nous fera la grâce d’expliquer ce qui reste. » Saint Augustin sur Jean , 120ème traité
En avocat habile, Jean a construit son texte, sobrement et efficacement, en vue d’une administration graduelle de la preuve : pour commencer, témoignage visuel d’une seule personne (Marie Madeleine), puis témoignage visuel de plusieurs personnes, puis identification post mortem par un signe particulier (les plaies), pour enfin emporter définitivement la conviction grâce au témoignage tactile de Thomas.
C’est sans doute cette progression dramatique qui fait que l’histoire semble claire à tout le monde et que personne, même le pointilleux Saint Augustin, ne souhaite finalement s’appesantir sur les ambiguïtés du texte.
Mis à part ses aspects grand guignol, l’épisode de l’incrédulité de Thomas constitue, pour l’Eglise, une preuve capitale en faveur de la Résurrection. Car sans paraître y toucher, l’histoire met à mal une série d’objections :
- que l’apparition de Jésus ne soit qu’une hallucination (témoignage concordant des disciples),
- que l’apparition ne soit pas Jésus (les plaies sont là pour l’identifier),
- que l’apparition ne soit pas matérielle (témoignage concordant de deux sens : la Vue et le Toucher).
Deux sens qui, au moins autant que Jésus et Thomas, sont les deux protagonistes de l’épisode…
On aimerait bien se passer du Toucher : c’est un sens réputé grossier et Thomas, qui ne se fie qu’à son doigt, apparaît comme un disciple plus primaire, plus enfantin, moins discipliné que les autres : eux regardent mais ne touchent pas.
D’autre part, pour qui connaît les illusions de la vue (mirage, reflets, fictions peintes…), le toucher est incontournable lorsqu’il s’agit de s’assurer de la matérialité d’un phénomène.
Un passage de Chrysostome exprime bien cette ambivalence :
« Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion. » Chrysostome sur Jean 86
Certains tournent l’histoire entièrement en défaveur de Thomas : il aurait mieux fait d’observer avec dignité, comme les autres, à la manière de ces médecins de Molière qui miraient de loin les humeurs en se gardant bien de mettre la main à la source.
Sans miroir ou caméra, on ne peut pas se voir humer, se voir entendre, se voir goûter. Mais on peut se voir toucher. Ces deux sens sont les seuls qui peuvent fonctionner en association : le Toucher est le prolongement et souvent le substitut de la Vue
En matière de témoignage, l’Oeil est le Juge, et le Doigt est l’auxiliaire de police, préposé aux basses besognes.
C’est pourquoi le texte de L’Evangile prend le Toucher avec des pincettes. Lorsque Jean fait dire à Jésus : « Parce que tu m’as vu, tu as cru » (Quia vidisti me, credidisti), le verbe Voir est une litote pour le verbe Toucher. Le geste de Thomas pénétrant son Dieu est un sacrilège nécessaire : il doit avoir lieu, mais il ne doit pas être dit dans toute sa crudité.
Dans la phrase suivante « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru », le pronom personnel manque : Jésus ne dit pas « Heureux ceux qui ne m’ont pas vu », mais « Heureux ceux qui n’ont pas vu (cette scène)« . Soit encore : « Malheureux ceux qui l’ont vue ».
Ainsi le texte, dans ses indéterminations, traduit les paradoxes d’une scène qui pour fonctionner a besoin de spectateurs, mais les place sous la coupe d’une malédiction implicite. Vrai problème pour les futurs peintres et pour les futurs spectateurs…
Une scène intrinsèquement scandaleuse, un beau personnage de têtu dissident, voilà qui ne pouvait manquer d’intéresser un peintre tel que Caravage.
Parmi tous ceux qui se sont risqués à traiter ce sujet compliqué, c’est lui qui s’est montré à la fois le plus radical dans le spectaculaire, et le plus intelligent quant aux enjeux théoriques.
C’est avant tout par la composition qu’il va régler deux redoutables questions de coexistence…
La coexistence des sens est réglée très simplement, en insérant chacun dans un losange :
Mais la séparation est moins nette qu’il n’y paraît, comme si Caravage, à force de relire les quelques lignes de Jean, s’était imprégné de la même hésitation syntaxique entre voir et toucher : les orbites sont dans l’ombre et ce sont les rides hyberbolisées du front qui sont mises en évidence, comme si c’est par la Peau que les disciples essayaient de voir ; et réciproquement, la plaie de Jésus s’ouvre dans son flanc comme un troisième oeil à la paupière lourde…
Comme le fait remarquer Lorenzo Pericolo ([1], p 460), Thomas se situe en avant du plan des autres personnages, et de ce fait il ne voit pas ce qu’il touche :
« N’osant pas regarder son doigt entrer dans le corps du Christ ressuscité, son regard s’égare en avant ; il s’attend à tout moment à ressentir ce qu’il est incapable de voir, ressent réellement le contact du corps du Sauveur avec émerveillement et est complètement déconcerté; en un sens, Thomas voit à travers son doigt, et le plissement presque hyperbolique de son front transmet l’émerveillement et le trouble de la vision de la blessure telle qu’elle se dessine dans son esprit. »
D’une certaine manière, si la Plaie est une sorte d’oeil, l’Index de Thomas symbolise ce qui aveugle et fait obstacle à la vision.
Traçons une verticale passant par la main gauche de Jésus : d’un côté le Ressuscité vêtu de blanc, de l’autre les trois hommes vêtus de rouge et de brun. Seule la main du disciple, guidée par celle du Maître, est autorisée à se risquer dans cet espace sacralisé.
La plaie du flanc attire l’oeil et le doigt. Mais Caravage n’a pas oublié les deux trous des clous, sur le dos des mains de Jésus.
Remarquons que Thomas touche le corps du Christ de deux manières :
Magistrale traduction picturale de la double exigence du disciple récalcitrant : « si je ne mets mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, je ne croirai point ».
Sauf que Caravage inverse, avec une ironie souveraine, le rôle du doigt et celui de la main !
Contrairement à la majorité des peintres, Caravage n’hésite pas à montrer l’index qui pénètre la plaie, et même l’agrandit. L’impression d’inconfort qui en résulte n’est pas due à l’absence de sang, à l’atteinte à l’intégrité corporelle, ni à une possible connotation sexuelle. Plus fondamentalement, elle tient au fait que la plaie, ici, est le signe qui permet d’identifier Jésus, tandis que l’index tendu est universellement le signe qui désigne.
Ainsi sous nos yeux éberlués se produisent simultanément deux collapses logiques : un désignant (l’index), qui devrait garder ses distances, copule sans vergogne avec un désigné/désignant (la plaie).
Jésus et les deux disciples sont réunis par la direction de leur regard : tous trois fixent, au point focal de leur attention, l’index qui pénètre la plaie. Autrement dit, tandis que l’expérimentateur opère, le sujet et les deux témoins coopèrent.
Très subtilement, Caravage a dirigé ces trois regards de droite à gauche : ainsi, le regard du spectateur, balayant le tableau dans le sens normal de la lecture, se trouve renvoyé vers le même point focal, comme s’il avait rebondi sur un miroir invisible.
Pour constater l’efficacité de ce dispositif, il suffit de retourner le tableau de droite à gauche : le regard du spectateur se trouve maintenant accéléré par les regards des personnages du tableau, au point qu’il dépasse la plaie et se perd sur la droite, en hors-champ du tableau.
La leçon d’anatomie du Dr Tulp,
Rembrandt van Rijn, 1632, Mauritshuis,La Haye
Rembrandt reprendra exactement la même composition pour un sujet profane, mais qui traite lui-aussi de la Vérité du Corps : à gauche les spectateurs, à droite le maître, du côté du Livre. Et c’est encore une main qui signale l’emplacement de la frontière : le ciseau de dissection nous montre exactement où il faut couper le tableau.
Mais tandis que la main du Ressuscité enserrait le poignet de Thomas, celle du Docteur Tulp se garde bien de toucher l’avant-bras du Disséqué : c’est le ciseau qui fait contact. Et les regards se diffractent dans tous les sens et selon toute la palette des expressions – étonnement, horreur, admiration, distraction – comme si le public ne savait pas encore comment appréhender ces radicales nouveautés.
De Caravage à Rembrandt, du Sud au Nord, trente ans seulement et deux mille kilomètres séparent une vision unifiée du réel – où Dieu et Hommes, Vie et Mort, Vue et Toucher, coexistent et coopèrent, d’ une vision scientifique où l’important est de tenir l’objet à distance et d’observer sans ressentir : le mort anonyme, le savant célèbre et les spectateurs médusés par tant d’audace, y habitent des domaines définitivement cloisonnés.
D’une certaine manière, en coiffant le chapeau du docteur Tulp, on pourrait dire que Thomas le sceptique a, d’un coup de ciseau, achevé le Ressucité…
L’incrédulité de Thomas
Carl Heinrich Bloch, 1881
Pour comprendre combien l’interprétation coopérative et égalitaire de Caravage était et reste exceptionnelle, il suffit d’avancer encore de deux siècles pour la comparer avec un tableau parfaitement orthodoxe du peintre « sulpicien » Carl Bloch.
Le tableau est séparé en deux moitiés parfaitement démonstratives :
On comprend bien les dangers et le ridicule de prétendre se faire son opinion par soi-même, alors que toute le monde sait que Jésus est ressuscité !
Revenons une dernière fois à Caravage pour examiner le détail le plus bluffant du tableau : la déchirure de la chemise de Thomas, à la couture de la manche gauche.
L’analogie de cette déchirure dans le tissu avec la plaie dans la peau est évidente. On dit en général qu’il s’agit d’une note ironique, Caravage se moquant gentiment de son sceptique décousu. D’autres y voient le symbole de sa faiblesse d’esprit : : il y a un accroc dans sa foi.
Mais la logique de la composition oblige à étudier ce détail avec grande attention : car à lui seul, il occupe tout le losange qui fait contrepoids à celui du Toucher.
Au fond Caravage, dans sa composition, se heurte au même problème que Jean dans sa rhétorique : comment convaincre ceux qui n’ont pas vu ?
A un premier niveau d’analyse, on pourrait dire que la déchirure de la manche participe de l’hyper-réalisme du peintre, et donc de sa force de conviction.
Mais il y a plus : et pour le comprendre, il faut nous replonger brièvement dans la logique du texte de Saint Jean.
Rappelons-nous la progression rhétorique que Jean nous administre pour nous convaincre de la réalité de l’apparition de Jésus.
Passons maintenant au tableau, cette apparition faite de tissu, d’huile, de terres, qui prétend être un corps vivant :
Les spectateurs, le sujet, le détail qui emporte la conviction : la rhétorique du peintre reproduit celle de l’évangéliste.
La découpe dans la peau et la déchirure dans le tissu représentent toutes deux le désir de Toucher : à gauche celui de Thomas, à droite celui du Spectateur.
L’une est la plaie de Jésus : le signe qui prouve sa Divinité ; l’autre la plaie du tableau : le détail en trompe l’oeil, qui crève la surface et, en appelant le doigt du spectateur, prouve la divine habileté de l’artiste.
Lorenzo Pericolo a développé une longue analyse sur le fait que ce tableau pouvait être compris, par certains des contemporains de Caravage, comme un discours sur la peinture.
Dans certains textes techniques ([1], p 448), le mot peau (pelle) désigne soit l’enduit de préparation de la toile, soit l’apparence finale obtenue par la superposition de couches.
Plusieurs poésies de Marino, un poète ami de Caravage, jouent habilement sur la confusion des niveaux de l’istoria et de la pittura : ainsi par exemple, dans un poème décrivant l’Ariane peinte par Carracci, il exhorte l’héroïne « à cesser de pleurer, car ses larmes vont gâcher les couleurs » ([1], p 453).
Enfin, d’une certaine manière, la façon dont le Christ écarte son manteau pour dévoiler sa peau évoque le geste des collectionneurs, ouvrant le rideau qui protégeait les tableaux ([1], p 464).
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Sans aller plus avant dans cette interprétation, je citerai une autre oeuvre antérieure qui propose indéniablement un discours méta-pictural sur les plaies du Christ.
Lamentation sur le Christ mort,
Mantegna, vers 1480, Brera, Milan
Mantegna, dans son Christ Mort que le spectaculaire raccourci réduit à une surface plane, avait eu la même audace d’assimiler la peau blessée à une toile percée :
First Tatoo
Cesar Santos, Collection privée
Dans ce détournement plus malin qu’il n’y paraît, Santos considère le tatouage comme une forme bénigne, sécularisée et féminisée du stigmate. Inscrit dans la peau sans la perforer, la marque merveilleuse attire le doigt, qui la désigne sans la toucher. L’incrédulité de Thomas s’est transformée en curiosité pour filles. Et l’appuie-main du vieux Rembrandt, emblème du toucher sans tâcher, illustre la préférence pour la surface et la réticence à s’enfoncer qui est le propre de notre époque correcte.