3a L'énigme du disque digital
Hostie, petit monde, pièce de monnaie ? Je pense avoir rassemblé dans cet article tous les exemples connus, et les arguments échangés.
Le point sur une controverse qui dure depuis presque un siècle…
![]() Première Bible de Charles le Chauve 845-846 |
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Le petit disque doré, en général uni, ou marqué d’un chrisme comme ici, apparaît pour la première fois dans la Première Bible de Charles le Chauve. Ce geste, qui pourrait faire penser à celui de la bénédiction byzantine, est en fait totalement nouveau.
L’hypothèse de l’hostie

En préambule : l’imaginaire de l’Hostie chez l’évêque Ildefonse
900-1000, Paschasius Radbertus, Latin 2855 fol 63v, Gallica
L’évêque Ildefonse (postérieur de deux siècles à Saint Ildefonse de Tolède) nous a laissé l’image recto verso d’une hostie en pain azyme, large de trois doigts, qui lui était apparue telle quelle, en 845, le septième jour du dixième mois, à l’aube [0]. Le texte explicatif, dense et allusif, commence par une métaphore entre hostie et pièce de monnaie :
Si partout circule valablement la monnaie du roi de la terre, pourquoi avec encore plus de valeur ne circulerait pas toujours et partout la monnaie du roi des cieux ? |
Si valens ubique discurrit moneta terreni regis, cur non melius valens discurrat semper ubique moneta caelestis regis? |
Il évoque ensuite les points marqués sur la circonférence par une comparaison avec les roues merveilleuses de la vision d’Ezéchiel :
« L’aspect des roues et leur forme étaient ceux de la pierre de Tharsis, et toutes quatre étaient semblables ; leur aspect et leur forme étaient comme si une roue était au milieu d’une autre roue.En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se retournaient point. Elles avaient une circonférence et une hauteur effrayantes, et à leur circonférence les quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. ». Ezechiel 1,17-18
Voici des points, peints sur des roues, les cinq allant en arrière et ces roues, autrement dit ces points, montrent que Dieu, qui demeure au milieu, n’a ni commencement ni fin, de même que les points ou roues tout autour. |
Ecce puncta, quae in rotis sunt picta, retro quinque acta, et rotae, id est puncta, ostendunt quod nec initium habet Deus in medio manens, nec finem sicut nec puncta, nec rota per gyrum. |
Ildefonse interprète ensuite le texte d’Ezéchiel en considérant qu’il y avait non pas une roue au milieu de chacune, mais une fixe au milieu des autres, d’où les cinq :
pendant qu’il y avait une roue dans les roues, se trouvant au milieu |
dum esset rota in rotis, consistens loco medio. |
Et en ce centre réside la Trinité. On comprend alors qu’il décrit le recto de l’hostie, où on lit Rex Deus, Iesus Christus et Lux/Pax/Gloria (remplaçant Spiritus Sanctus, qui figure au verso) ainsi que les trois mots VERITAS VITA et VIA de Jean 14,26, disposés verticalement de manière à évoquer un homme :
Si VIA est les pieds sur les terres, VERITAS est la tête dans les cieux, et VITA est la poitrine, se tenant au milieu, et redonnée aux saints (la vie éternelle). |
Si est VIA pedum in terris, est VERITAS capitis in caelis, VITA pectoris est in medio manens, reddenda sanctis. |
Ainsi le recto de l’hostie est à la fois un condensé de la Vision d’Ezéchiel et un abrégé de la Majestas Domini :
- Dieu au centre, sous la forme d’un homme évoqué par VIA VITA et VERITAS ;
- les quatre évangélistes autour, nommés et symbolisés par les points rouges (celui de Jean, qui s’est approché du trône de Dieu, se trouve assimilé avec le centre).
Ce texte montre combien, vers le milieu du neuvième siècle, la forme ronde de l’hostie pouvait être investie de significations multiples :
- pièce de monnaie,
- roue d’Ezéchiel,
- condensé de la figure divine.
Judas marchand
Copie de l’Hortus deliciarum d’Herrad von Landsperg, 1159-1175
Parmi les marchands chassés du Temple, cette image de Judas manie peut être la même opposition implicite entre la monnaie terrestre, marquée d’une croix, et la véritable monnaie du Christ, l’hostie.
La théologie de l’hostie entre 830 et 850
L’apparition du motif est contemporaine d’une grande interrogation théologique sur la nature de l’eucharistie :
- vers 831-33, Paschasius Radbertus, maître enseignant au monastère de Corbie, écrit le « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il soutient qu’au moment de la consécration, le pain et le vin sur l’autel deviennent similaires au corps et au sang de Jésus-Christ, de telle sorte qu’une sorte d’empreinte, de marque (caracter) devient perceptible aux sens ;
- en 843, Charles le Chauve visite l’abbaye et demande son avis à l’abbé Ratramnus ; celui-ci rédige un autre texte nommé également « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il présente la thèse apparemment contraire, à savoir que le corps et le sang du Christ ne deviennent pas perceptibles par les sens ; Charles le Chauve donne raison à Radbertus, en faveur d’une marque sensible.
- en 844, Radbertus rédige une seconde version de son « De corpore et sanguine Domini »,.
Comme le disque digital apparaît dans la Première Bible de Charles le Chauve peu de temps après le second « De corpore et sanguine Domini », il est tentant de voir dans le disque une hostie, et dans le chrisme qui y est imprimé la représentation visuelle de cette marque sensible.
Ajoutons que cette période, comme le montre l’opuscule d’Ildefonse, coïncide aussi avec l’introduction, dans la liturgie, de l’hostie en pain azyme, à la place du pain avec levain.
Pour M.Schapiro dans plusieurs articles importants [1], la messe est dite : le disque digital est une hostie.
Un indice indirect
Poème , Recto de la Majestas Domini , Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF MS Lat 1, fol 329r
Kessler ([2], p 59) fait remarquer que les mots du poème à Charles, au recto, décrivent l’Evangile en ces termes :
Voici le moyen de parler, la vertu, l’action pure, |
Hic modus effandi, hic virtus, hic actio munda |
Le mot « cibus » (nourriture) tombe juste au revers du petit disque , comme s’il s’agissait d’expliciter la nouveauté.
Donner ou montrer l’hostie
Le geste est si particulier que Schapiro le qualifie d’« ostentatoire ». Mais le rite de l’ostension de l’hostie n’interviendra que bien plus tard, au début du XIIIème siècle.
Christ du Jugement, Psautier de Rheinau, vers 1260, Ms. Rh. 167 f. 145v, Zentralbibliothek Zurich
Lorsqu’à cette période l’hostie finit par être figurée, c’est en compagnie du calice et des quatre plaies qui soulignent la dimension eucharistique de l’image.
Les deux attributs du Christ du Jugement, l’épée pour les Méchants et le lys pour les Justes, sont ici en lévitation devant les lèvres et derrière la main gauche. Le globe-siège est recyclé en une porte de l’Enfer qui s’ouvre sous le trône, montrant deux Juifs avec leur chapeau pointu, deux rois, et une cohorte de maudits.
Voyons comment auparavant on représentait l’hostie.
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Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica
Lorsque deux siècles après la Première Bible de Charles le Chauve, l’atelier de l’abbaye de Sant Vaast d’Arras a composé pour celle de Saint Denis ce missel dans un style ouvertement passéiste, le copiste a représenté le Christ donnant la communion debout, l’autel avec calice et ciboire, et l’hostie tenue de manière normale entre le pouce et l’index, comme pour éviter toute confusion avec l’iconographie du « disque digital ».
Celui-ci a d’ailleurs disparu de la Majestas Dei , qui a conservé uniquement le globe carolingien.
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C’est le geste classique pour administrer l’hostie, main vers le bas, tenue entre le pouce et l’index.
Melchisedek donne le pain et le vin à Abraham
Fresques de Saint Savin, XIIème siècle
Pour souligner qu’il s’agit ici d’une proto-eucharistie, l’artiste a représenté l’hostie comme un petit pain tenu dans la paume.
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Lorsqu’il s’agit de l’exhiber, elle est tenue main vers le haut, mais toujours entre le pouce et l’index.
De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS12-17 fol 199v.
Ici, il ne s’agit pas de Dieu, mais de Saint Augustin, montrant d’une main l’hostie et de l’autre son livre XXI, dans lequel il aborde notamment (chapitre XXV) la question de savoir si ceux qui ont participé au Corps de Jésus (par le baptême ou la communion) seront sauvés automatiquement (la réponse est non).
On voit que, dans toutes ces miniatures postérieures à l’époque carolingienne, les gestes liés à l’hostie sont très différents de celui qui nous occupe.
Un exemple décisif ?
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Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184
L’exemple-massue est ces deux fragments d’un sacramentaire réalisé à Tours :
- la première image, qui illustre la Préface de la Messe (« Vere dignum et justum est.. »), montre la main de Dieu tenant le disque doré entre le pouce et l’annulaire ;
- la seconde, qui illustre le début du Canon, (« Te ígitur, clementíssime Pater, per Jesum Christum Fílium tuum… ») montre le même disque posé sur l’autel, à côté du calice.
Nous reviendrons plus loin sur cette « preuve ».
Une étroite fenêtre théologique
On sait que les carolingiens ont tenté de remonter à une fréquence hebdomadaire la communion, sacrement largement déserté à l’époque. Mais ces illustrations princières n’ont rien d’une propagande à l’usage des masses ; et pourquoi avoir attendu 850 pour promouvoir le sacrement, d’une manière aussi elliptique ?
La coïncidence des dates laisse penser que l’invention du motif est bien liée avec la visite de Charles le Chauve à l’abbaye de Corbie, et à la « querelle » entre Radbertus le « réaliste » et Ratramnus le « symboliste ».
Dans son analyse serrée des textes, C.Chazelle [3] conclut que les deux théologiens, appartenant au même monastère, étaient d’accord sur l’essentiel et se différenciaient sur des nuances dont la subtilité excède largement toute représentation graphique. De plus, leur discussion portait sur la perception sensible de la chair et du sang du Christ, donc pas seulement sur l’hostie.
Il est donc difficile de prétendre que la couleur dorée de l’hostie est une prise de position envers l’absence de marque sensible, d’autant plus que sa toute première apparition porte un Chrisme.
De plus, mis à part celui de la Première Bible de Charles le Chauve, les autres disques digitaux sont dorés de manière uniforme : ce qui n’est pas la meilleure manière de promouvoir la théorie de la « marque sensible ».
Une figure savante
Ce qui rend l’image difficile d’accès est son auto-référence. Saint Augustin l’avait déjà notée lors de la Cène :
« il se portait lui-même dans ses mains, quand en confiant son propre corps il dit : « Voici mon corps », c’est bien ce corps-là qu’il portait dans ses mains. C’est l’Humilité de Jésus, .le Christ nôtre Seigneur, que de s’être confié à tant d’hommes ». Cité par [2] , p 63
Le caractère difficile de l’innovation tient à ce quelle intègre dans la figure déjà chargée de la Majestas Domini un thème purement christique, et qui plus est auto-référent. Le geste extraordinaire des doigts serait donc destiné à illustrer avec respect cette préhension de soi-même.
Un sujet central de la période ?
La plupart des historiens d’art se sont ralliés à la théorie de l’hostie. L’étude la plus récente et complète, celle de Roger E Reynolds en 2013 [3a], conclut même que les temps carolingiens ont vu une première étape de l’adoration eucharistique, qui reviendra en force quatre siècles plus tard.
A l’appui de cette idée, Reynolds remarque dans les manuscrits où apparaît le Christ au globe digital, notamment l’Evangéliaire de Lothaire, une profusion de motifs ornementaux circulaires, qui seraient autant d’hosties.
Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15r
Il est vrai que ce deux disques marqués d’un chrisme ressemblent beaucoup aux hosties d’Ildefonse…
Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15v
… sinon qu’au verso de la même page on voit que les cercles rouges sont seulement des cadres, contenant un objet cubique qui selon Reynolds serait un autel, autre motif eucharistique.
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Mais ces « autels » bizarrement posés sur la tranche ressemblent beaucoup aux livres tenus par les Vivants dans la Majestas Domini, avec leurs fermoirs sur la tranche.
Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 71r
Quant au Chrisme, il décore aussi des motifs carrés qui n’ont rien à voir avec des hosties.
Une figure de l’incommensurable
Missorium de Théodose Ier, 388, Real Academia de la Historia, Madrid
Les images officielles de ce type, qui ont dû être nombreuses, ont pratiquement toutes disparu. On voit ici trois augustes auréolés (attribut impérial, sans connotation de sainteté). On y reconnait généralement :
- l’empereur Théodose Ier au centre,
- à sa droite le co-empereur d’Occident Valentinien II, avec un sceptre ;
- à sa gauche son jeune fils de Théodose, Arcadius, de taille plus petit et sans sceptre. [3b].
Dans les deux orbes, nous avons sans doute la première représentation, à Rome, d’un globe qui n’est pas le globe céleste, mais terrestre, en corrélation avec la figure de Tellus allongée au dessous (cinq amours portent ses fruits à l’Empereur).
Il est probable que le disque à croix inscrite représente ici le monde christianisé, et plus précisément les deux domaines que Théodose a réunis une dernière fois sous son autorité, l’Occident et l’Orient.
Le globe à monogramme carolingien
Charles le Chauve
Psautier de Charles le Chauve, avant 869, BNF Latin 1152 fol. 3v
A l’époque carolingienne, la représentation du Roi reprend tous les attributs de la puissance impériale : le trône, le sceptre, et dans la main gauche le globe crucigère qui recycle le symbole romain du pouvoir, en le dédiabolisant par la croix.
Une Terre en deux moitiés (SCOOP !)
Ivoire byzantin dit « sceptre de Leon VI »
Bode Museum, Berlin
Le symbole pratiquement unique qu’il contient (en forme d’omega inversé) ressemble à celui du globe que tient le roi Leon, dans cet ivoire très énigmatique, où la Vierge rajoute une perle à sa couronne.
Selon Schramm [3c], les deux demi-cercles seraient une manière de représenter la Terre à l’intérieur du globe céleste. Mais cette interprétation s’oppose au fait que le globe céleste est ici porté par l’archange Gabriel. Le globe impérial est donc bien terrestre, et les deux demi-cercles représentent plutôt, au sein de la planète, les deux moitiés séparées de l’écoumène chrétien, l’empire d’Occident et l’empire d’Orient.
La contrepartie de la Main du Père (SCOOP !)
Codex Aureus saint Emmeran, vers 870, BSB Clm 14000 vue 49
La main de Dieu apparaît souvent dans les manuscrits carolingiens, en général au dessus de l’empereur trônant, pour manifester que sa puissance lui vient de Dieu. Ici elle figure toute seule dans le frontispice de l’Evangile de Jean, entourée du distique suivant :
Voici la droite du Père gouvernant le monde sous son autorité. Et qu’elle protège Charles toujours de ses ennemis. |
Dextera haec Patris mundum ditione gubernans. Protegat et Karolum semper ab hoste suum |
C’est une variante d’un distique attribué à Alcuin (mais qui est en fait de Jean Scott Erigene) :
La droite du Père qui gouverne le monde sous son autorité Et transporte en haut du ciel son propre Fils. |
Dextera quae Patris mundum ditione gubernat, Et natum coelos proprium transvexit in altos |
Face à cette main du Père, impérieuse et tirant d’en haut, a pu s’installer l’idée complémentaire d’une main du Fils, fraternelle et élevant depuis le bas.
Le globe minuscule que le Christ tient dans sa main droite tout en faisant le geste de la bénédiction figurerait, en contraste, la Puissance divine du Roi des Cieux, incommensurable à la Puissance temporelle d’un Roi de la Terre.
En aparté : le globe impérial germanique
L’empereur Otto II, entouré par les symboles des quatre partie de son empire, Registrum Gregorii, vers 985, musée Condé, Chantilly
Ce portrait d’un empereur ottonien est tout imprégné de romamania :: clamyde pourpre, chapiteaux corinthiens, trône avec lions. Les quatre parties de l’Empire sont figurés par des boules qui représentent non pas « la Terre », mais « mes terres« .
Slavinia, Germania, Gallia et Roma rendent hommage à Otton III
Evangile d’Otton III (ou d’Henri II), vers 1000, BSB Clm 4453 (fol.23v – 24r.
Ici les quatre parties sont nommées, distinguées par leur vêtements, leurs attributs et leur couleur de cheveux (Slavnina et Germania sont blondes). Le globe de la province, uni, est surpassé par le globe impérial, à croix inscrite.
Le Christ couronnant Henri II et Cunégonde
Perikopenbuch Heinrichs II, Bayrische Staatsbibliothek, CIm 4452, Fol. 2
Dans le registre inférieur on reconnaît la blonde Germania au centre, tenant un globe de la même couleur que celui d’Henri, qui n’est pas encore empereur. Rome (ou l’Italie), à droite, lui amène le globe impérial ; tandis qu’à gauche la Gaule l’acclame avec une couronne de lauriers.[3d]
L’Apfelreich
Le globe impérial, à croix inscrite ou externe, prend le nom d’Apfelreich dans les pays germaniques, et est décrit dans de nombreux textes à partir du XIème siècle [4] :
La pomme d’or qui représente la monarchie des empires |
aurem pomum quid significat monarchiam regnorum |
la boule ronde en or qui signifie le gouvernement du monde entier |
pila aurea rotunda que totius mundi denotat gubernaculum |
La piste romanisante (SCOOP !)
Les deux innovations carolingiennes dans la Majestas Domini n’apparaissent pas simultanément :
- le globe-siège dès 810 (Evangile de Xanten), à la toute fin du règne de Charlemagne ;
- le disque digital vers 850 (Première Bible de Charles le Chauve), dans les premières années du règne de Charles le Chauve
Cependant elles partagent la même aspiration au cosmique, et participent toutes deux du prestige de Rome et du renouveau antiquisant :
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- le globe-siège est une adoption du modèle qu’on pouvait observer dans les absides des églises de Rome ou de Ravenne ;
Aureus imaginaire
- le disque digital fait penser quand à lui à une exagération d’un autre modèle romain : celui, transmis par les monnaies, de ces Aeternitas assises sur un grand globe et de ces Victoires debout sur un petit, mais qui auraient été emboîtées pour obtenir cette redondance du globe que les Romains évitaient soigneusement (voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine).
Nous avons vu que si le globe digital représente l’hostie, l’image est autoréférente : le corps du Christ dans la main du Christ.
Il est remarquable que, s’il représente le Monde, sa coprésence avec le globe-siège conduit au même type d’autoréférence : ce qui me soutient est ce que je soutiens. Par cet aspect paradoxal, le globe-Monde devient une figure de l’incommensurable :
« Figurant aussi une image du monde, le globe tenu par le Christ déjoue l’idée d’échelle représentable de l’emprise du Christ sur la Création : il la tient dans sa main, il en fait son trône et il est contenu à l’intérieur ». ([5], p 239)
Une source textuelle (SCOOP !)
Christ en majesté, Folio 2r
Beatus de Gérone, 975, Cathédrale de Gérone
Cette enluminure ibérique le nomme « mundus », sans doute pour éliminer l’interprétation solaire que la présence symétrique de la Lune aurait pu susciter.
Le terme garde néanmoins son ambiguïté : le Monde en général, où la Terre en particulier ? En tout cas réduit à une miniature dans la main immense du Sauveur.
Or il existe un texte qui justifie la séduction de cet emboîtement cosmique tout en expliquant le geste des doigts. C’est un érudit du XIXème siècle, Charles Cahier [9] , qui au détour d’une page, a proposé cette explication, en exhibant une exclamation d’Isaïe passée inaperçue, parce qu’on ne la traduit plus comme cela aujourd’hui (je restitue ici sa traduction littérale) :
Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume, qui a soutenu de trois doigts toute la masse de la terre, qui a pesé les montagnes et mis les collines dans la balance ?’ Isaïe 40, 12 |
Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit, quis adpendit tribus digitis molem terrae et libravit in pondere montes et colles in statera |
Maiestas Domini, Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2 16v.
C’est encore en Espagne que nous trouvons la confirmation de ce lien . Le texte du cadre paraphrase la citation d’Isaïe :
Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre. En portant le livre de vie dans sa main gauche. En effet toutes choses dans le ciel , sur la terre et dessous, sereinement par lui-même sont gouvernées. |
Dominus in tribus digitis dextere molem a[b o]rbe libravit. Ferensq[ue] codicem in leba (laeva) vitae. Omnia enim in celo et in terra et subtus terra equanimiter per ipsum dominata sunt. |
Lettre Alpha (détail), Beatus de Gérone, 975 Fol 19r
Cliquer pour voir l’ensemble
Le même manuscrit comporte un autre globe digital, dans cette autre page cosmique illustrant « Je suis l’Alpha et l’Omega ».
Le prestige d’Isaïe
Les deux innovations iconographiques carolingiennes peuvent en somme se décrire comme un attrait pour le cosmique, sur la base de deux textes d’Isaïe :
- le globe-siège illustre « le ciel est mon trône » ;
- le disque digital illustre « Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre ».
Ainsi la posture du Seigneur, à la fois assis sur le globe et le tenant entre trois doigts, ne fait, en s’autorisant d’Isaïe, que reprendre la figuration romaine de la toute puissance éternelle.
Une dérive tardive ?
Tandis que les historiens d’art antérieurs considéraient le « mundus » du Béatus de Gérone comme un élément décisif (voir notamment Walter W. S. Cook [7]), Shapiro en déduit que les copistes espagnols, éloignés dans le temps et dans l’espace des débats carolingiens sur l’hostie, reproduisaient l’image en l’interprétant de travers. C’est possible.
Ivoire, 11ème, Kaiserfriedrich Museum, Berlin
Mais alors la même incompréhension a frappé à la même époque les ottoniens, pourtant proches des carolingiens : l’artiste a ici abandonné le globe-siège, mais placé dans la main du Christ un objet manifestement sphérique.
L’hypothèse inverse de celle de Shapiro est donc à envisager : à savoir que dès son invention, le disque digital comportait une signification cosmique : c’est l’idée que nous allons désormais explorer.
Une figure du monde purifié
Le parallèle pomme-hostie
Le codex Vigilanus contient, à la page suivant la Majestas Domini , une illustration qui lui est étroitement corrélée.
Le péché original, Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2 17v.
Le copiste a transposé le geste de la main levée, en l’appliquant à la main gauche d’Eve et en transformant le globe en pomme (les deux mots ORBE et POMUM se trouvent d’ailleurs à la même place des deux textes, dans le coin en haut à droite).
Ou, entre les bois du paradis, Eve tendit sa main vers la pomme, s’appropriant ce que, par la bouche du serpent, elle avait agilement pris à Dieu. Après, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures. |
ubi, inter ligna paradisi, ad pomum eva manum porrexerat, sumens qvid de serpentis ore perniciter |
Ainsi le disque digital trouve ici une nouvelle métaphore visuelle : celui d’antagoniste de la pomme du Péché originel.
Cette audace du dessinateur ne se retrouve pas aussi clairement dans les textes du siècle précédent. Radbertus développe une analogie différente, entre l’hostie et l’arbre de vie du Paradis :
Si, tout comme Adam, les désobéissants sont à nouveau anéantis par le diable au moyen d’un péché mortel, de même sont-ils, comme celui-ci du paradis, retranchés de la Saint Table et de l’Arbre de Vie, à savoir le corps et le sang du Christ, qui est le véritable arbre du Paradis, dont les feuilles ne tombent pas et dont tout ce qu’il produit prospère. Ils sont retranchés afin qu’ils ne s’approprient pas l’arbre de vie et vivent injustement alors qu’ils doivent mourir, mais au contraire pour que, en revoyant leurs péchés et en se réconciliant par la pénitence, ils soient réintégrés dans leurs viscères par cette nourriture du Christ, et par la suite vivent heureux pour l’éternité. Paschasius Radbertus, De coproe et sanguinis damini, chap 9 ligne 3 |
Quodsi veluti Adam inoboedientes a diabolo rursus peccato mortis peremti fuerint, sicut ille de paradiso removentur a sanctis altaribus et a ligno vitae, scilicet a corpore et sanguine Christi, qui est verum paradisi lignum, cujus folium non defluet omnia quaacumque faciet prosperabuntur. Removentur autem ne sumant de ligno vitæ, et male vivant ut moriantur, immo ut resipiscant a malis suis, et per pœnitentiam reconciliari, Christi per hunc cibum rursus reinserantur visceribus, et feliciter deinceps vivant in æternum. |
Les autres disques de la Première Bible de Charles le Chauve (SCOOP !)
BNF MS Lat 1 fol 10v
S’il y a bien dans la Première Bible de Charles le Chauve une image du Péché Originel, elle se trouve très loin de la Majestas Dominii, au tout début de manuscrit et n’a aucun rapport visuel avec le disque digital : l’enlumineur n’a pas encore eu l’idée d’un parallèle pomme-hostie.
Début de la Genese, BNF MS Lat 1 fol 11r
En revanche, il y a bien au début du même manuscrit un analogue du disque digital qui, vu sa taille minuscule, a échappé aux commentateurs : il s’agit de Dieu créateur, tenant le livre dans sa main gauche et le globe du monde dans la droite : le fait que ce globe soit noir n’est peut être pas anodin, puisque nous sommes juste après l’illustration du Péché originel.
Le mundus mundus.(SCOOP !)
Le disque doré entre les doigts du Christ Sauveur pourrait bien être la contrepartie de ce globe terni par le péché : un globe purifié par la Rédemption.
Car si un des arguments indirects en faveur de l’hostie est, comme nous l’avons vu, les mots hic cibus (voici la nourriture) inscrit dans le poème au verso de la Majestas Domini, on ne peut pas ignorer les mots immédiatement précédents : hic actio munda, voici la pure action. Il pourrait donc bien y avoir un appel de sens entre le nom et l’adjectif, suggérant que le cibus est aussi un « mundus mundus » : un Monde purifié.
La monnaie de Dieu
Début du Livre de Jérémie, BNF MS Lat 1 fol 146
Une autre miniature de la Première Bible de Charles le Chauve est passée inaperçue : la lettre H qui ouvre le Livre de Jérémie est ornée d’une pièce de monnaie, portant côté face un visage grotesque et côté pile la main de Dieu. Or au Moyen Age Jérémie est surtout connu comme le prophète de la trahison de Judas :
« Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : « Et ils prirent les trente pièces d’argent : c’est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu’ont évalué les fils d’Israël. Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur me l’avait ordonné » » Matthieu, 27, 9
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Or dans la Majestas Domini le prophète Jérémie, tout en bas, est le seul dont les gestes des mains imitent ceux du Christ :
- dans la gauche le rouleau anticipe le Livre,
- dans la droite le vide anticipe le disque : comme si le denier prophétisé trouvait en lui sa réalisation.
Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r, Gallica
Dans l’image la plus fouillée, celle du Dieu barbu du Sacramentaire de Charles le Chauve, on remarque des points sur le bord du disque, qui rappellent ceux sur les bords de l’auréole. De même l‘intérieur du globe porte des motifs de points repoussés, tout comme l’auréole. Ces pointillés, peints ou gravés, sont là pour montrer que le globe est de la même substance que l’auréole, autrement dit quelque chose de sanctifié.
Denier de Charlemagne
Souvent avancés comme un argument en faveur de l’hostie, les pointillés, parlent en premier lieu en faveur de la monnaie : certaines pièces carolingiennes en portaient sur leur pourtour, pour éviter le rognage.
Le globe que tient le Chrsit est donc une monnaie sanctifiée.
Le disque de la Première Bible de Charles le Chauve (synthèse)
Si l’on s’en tient aux arguments internes aux illustrations du manuscrit, le disque digital de la Majestas Domini :
- n’a pas de rapport avec la pomme du Péché Originel ;
- constitue en revanche la contrepartie purifiée du monde souillé par ce Péché ;
- est aussi comme une pièce de monnaie sanctifiée, qui remplace le denier de la trahison humaine.
La couleur dorée et la marque du chrisme s’appliquent bien mieux à ces deux métaphores (mundus mundus et monnaie divine) qu’à l’hostie. En définitive seul le mot « cibum » du recto reste un indice, très indirect, d’une possible extension de la métaphore du disque :
terre miniature = monde sanctifié = monnaie divine = hostie.
Deux moments de la Messe
Revenons aux deux miniatures considérées par Shapiro comme la preuve que le disque digital est une hostie.
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Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184
Elles se référent en fait à deux moments successifs de la Messe :
- le « Vere dignum et justum est.. ») ouvre la Préface de la Messe, qui est une louange à Dieu le Père et se conclue par le Sanctus : c’est l’équivalent pour la Messe d’une Majestas Domini ;
- le « Te ígitur, clementíssime Pater, per Jesum Christum Fílium tuum… » illustre le début du Canon, qui se termine par la Consécration des espèces et la Communion.
Rien ne s’oppose donc à ce que le disque digital de la première image représente le Monde dans la main du Père, et le disque posé sur l’autel le Corps du Christ.
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Sacramentaire de Charles le Chauve (ou de Metz), , vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica
De manière encore plus probante, le Sacramentaire de Charles le chauve englobe dans la Préface les deux pages où le Père et le Fils, omnipotents et éternels, soulèvent le disque du monde ; tandis que la partie proprement eucharistique, le Canon, s’ouvre par une Crucifixion.
Des résurgences ultérieures
A l’époque romane

Psautier mozarabique, 1050-1100, BNF Smith Lesouef 2, fol 77v. (cliquer pour voir l’ensemble).
Cette unique miniature du psautier marque l’incipit du livre des Cantiques, très précisément les Bénédictions de Moïse :
Il dit: Yahweh est venu de Sinaï, il s’est levé sur nous de Séïr, il a paru sur le mont Pharan, et des millions de saints avec lui ; il porte dans sa main droite la loi de feu. Il a aimé les peuples; tous les saints sont dans sa main, et ceux qui sont à ses pieds recevront ses instructions et sa parole. Deutéronome 33,2-3 |
Et ait Dominus de Sina venit et de Seir ortus est nobis apparuit de monte Pharan et cum eo sanctorum milia, in dextera eius ignea lex . Dilexit populos omnes, sancti in manu illius sunt, et qui adpropinquant pedibus eius accipient de doctrina illius |
Le disque digital est ici recyclé pour illustrer à la fois « la Loi de feu » et « tous les saints », qui puisent aux mêmes thèmes que l’image carolingienne : la pièce de monnaie marquée d’une croix (qui sort intacte du feu) et la sanctification. Rien à voir ici avec l’hostie.
Dessin conservé à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100
L’iconographie se perpétuera, de manière exceptionnelle, jusqu’à l’époque romane. On remarque ici pour la première fois le geste de la bénédiction (deux doigts levés) combiné avec la préhension du disque. Celui-ci est marqué d’une croix : ce qui semble pour le moins étrange s’il s’agissait d’illustrer la doctrine de l’hostie exempte de toute marque sensible. En revanche, l’interprétation « petit monde » cadre bien avec le globe-siège, et avec le caractère synthétique et systématique de l’image : au delà de la Majestas habituelle, avec son Tétramorphe symbolisant les quatre livres du Nouveau Testament, apparaissent autour de l’Agneau les 24 Vieillards, qui symbolisent les 24 Livres de l’Ancien Testament.
Ainsi les deux attributs tenus par le Seigneur figurent sa double domination :
- sur le Temps : par le Livre qui régit la succession des Livres ;
- sur l’Espace : par le Petit monde, qui condense le Cosmos tout entier.
Christ en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit)
Musée Fenaille
Un autre exemple roman conservé est ce fragment d’un devant d’autel, que les spécialistes n’hésitent plus à dater du tout début du XIème siècle [10], et sur lequel nous reviendrons plus loin.
Fresque de l’abside de l’église de Parcay-Meslay, 12ème siècle
A peu de distance de Tours, ce Christ « à l’hostie » est probablement une survivance du disque-monde mis au point par le scriptorium trois siècles plus tôt (copie d’un manuscrit conservé localement ?).
Les exemples catalans
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Ces deux Christs montrent le classique disque digital.
La bannière port la signature de la réalisatrice, une certaine Elisabeth : ELI SAVA ME / F (E) CIT
Le devant d’autel ressemble beaucoup, dans sa composition, à celui de Rodez, avec la mandorle en huit et les lettres Alpha et Omega, mais sans la prolifération de cercles.
Résurgences jusqu’à l’époque gothique
La prosternation des vieillards
Apocalypse, 1250-130,0 British Library Add MS 35166 fol 5v
Cette image très exceptionnelle illustre le passage suivant :
« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône, en disant » Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance« Apocalypse 4,10-11
Pour figurer la Toute Puissance et l’Eternité de Dieu, l’enlumineur recycle la vieille image du disque digital en le faisant passer dans la main gauche (puisque le texte précise que le Livre aux sept sceaux est tenu dans la main droite).
1255 – 1260, Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol. 4v,The J. Paul Getty Museum, Los Angeles
Cette autre Apocalypse anglo-normande de la même famille montre que le disque digital état bien conçu comme un globe terrestre, mais pas forcément compris par le lecteur : le copiste a cru bon de le rendre crucigère pour éviter toute ambiguïté.
Iconographies proches
Les libéralités impériales
Diptyque consulaire de Magnus, 518, Louvre, Paris
Le consul Magnus, assis, tient les deux emblèmes de son pouvoir, la mappa circensis (pièce de tissu blanche qu’il jetait dans l’arène pour donner le départ des jeux) et le sceptre avec une aigle ;
Les deux figures féminines debout derrière lui représentent :
- Rome, avec un casque à triple cimier, tenant entre le pouce et l’index une tessère et une lance ;
- Constantinople, avec un casque à cimier unique, levant la main droite et tenant un bouclier de la gauche.
Tessères en os, Musée gallo-romain de Saint Gal
Les tessères étaient des objets de forme variée, souvent des jetons circulaires, donnant droit à différents avantages [8a].
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Diptyque consulaire de Magnus
D’autres exemplaires du même diptyque montrent la scène complète : au dessous, dans un décor de palmes et de disques, deux personnages vident dans deux vases les pièces que contiennent leur sac.
Constantius II, Chronographie de 354, MS Barberini, Bibliothèque du Vatican
Une manière plus directe d’illustrer la libéralité de l’empereur est de laisser couler directement les pièces ou les tessères de la paume.
Ces images, bien connues à l’époque carolingienne, ont pu jouer dans la mise au point du geste très particulier du disque digital, afin d’éviter toute confusion.
Le médaillon impérial
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Avec la mode de l’Antiquité romaine, les figures impériales sont quelque fois représentées tenant une médaille à leur chiffre, ou l’offrant.
Le Roi David
Ivoire, vers 850, Musée du Bargello, Florence
C’est sans doute ce que fait ici le Roi David, tenant dans sa main droite un sceptre dont seul le fleuron a subsisté.
Beatus de saint Sever, vers 1050, fol 121v-122r, MS Lat.8878 BNF gallica (détail).
C’est dans ce cadre qu’il faut replacer ce détail bien postérieur : les deux globes, siège et marche pieds, marquent la persistance de la formule carolingienne, et l’étendard tenu à la place du Livre souligne qu’il s’agit d’une représentation du souverain du Monde.
L’originalité est que la hampe porte un médaillon frappé du signe de l’Esprit Saint, tandis que la main droite en tient un autre frappé du signe de l’Agneau (le Fils). Il s’agit donc d’une figure trinitaire ([11], p 418). Le Roi des Cieux se montre sous l’aspect du Père, mais affiche par les médaillons ses deux autres Personnes : la Spirituelle côté Ciel, et l’Incarnée offerte au monde.
Autre cas : le globe porté dans la main droite
Le disque est ici non plus élevé au bout des doigts, mais posé dans la paume.
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L’Evangile dit de Charles IX est le seul de l’école de Tours où le Christ fait ce geste : personne ne sait pourquoi.
Ascension du Christ, abside de San Pietro di Tuscania
Un globe apparaît également dans cette iconographie surprenante d’une Ascension très byzantinisante, entourée d’anges, avec les apôtres au registre inférieur. La fresque a été totalement détruite lors d’un tremblement de terre en 1971.
Ascension du Christ, vers 1050
Chiesa San Carlo Negrentino (Prugiasco), Tessin
Dans cette autre iconographie atypique, le Christ debout lève sa main droite en direction du ciel, comme il est d’usage dans les Ascensions. Mais aucun ange n’emporte sa mandorle, il est encadré par la lance et le roseau de la Passion, tenant dans sa main gauche la couronne d’épines.
Les deux autres exemples dans la main droite que j’ai trouvés ont un sens bien particulier : celui du monde repris au Démon.
Jugement universel de San Gregorio Nazianzieno, Pinacothèque du Vatican.
L’iconographie de ce panneau est si particulière que les datations s’étalent entre 1040 et 1250 [12]. Une des dernières études [13] reconnaît dans la posture du Christ l’iconographie impériale : il élève dans sa main droite un globe doré portant l’inscription :
Voilà que j’ai vaincu le monde (Jean 16, 33) |
Ecce vici mundum |
Le mot « mundus » est ici à prendre non pas dans son sens cosmique, mais dans son sens négatif (le Siècle, les choses temporelles) : le geste de la main, signe de victoire et de possession, n’a rien à voir avec le geste précis des doigts, signe de pesée et de pondération.
Moralia in Job de Grégoire le Grand, début du chapitre XXXV, 1150, Tours BM MS 321 fol 330v
Le globe a ici le même sens de « monde repris au démon ».
Le chapitre XXXV des Moralia [12] commence en effet par un commentaire de Job 42,2 : « Je sais que tu peux tout faire et qu’aucune pensée ne peut te rester cachée. » Pour Grégoire le Grand, Job s’adresse à la fois à Dieu et au Léviathan. L’image montre donc en bas le diable avec son harpon, et en haut Dieu tenant la terre hors de sa portée. Rien dans ce chapitre ne fait allusion à l’hostie ou à l’Eucharistie.
Autre cas : le globe porté dans la main gauche
Dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’un globe crucigère, symbole de la puissance impériale. L’ambiguïté apparaît lorsque la croix est interne au globe au absente. Je n’en ai trouvé que trois exemples.
Probablement un pain
Dialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices
Ce dessin à la plume illustre une comparaison entre les quatre Evangélistes et les quatre vertus cardinales. Vu son iconographie très singulière, il s’agirait, selon Anton von Euw, d’une « adaptation » à partir de la mosaïque disparue de l’abside de la cathédrale d’Aix la Chapelle [13]. Von Euw ne se prononce pas sur la signification du disque marqué d’une croix :médaille ou globe impérial, monde, ou bien offrande eucharistique liée à la fonction liturgique de l’abside.
Dans ces deux sacramentaires de l’abbaye de Fulda, Saint Martin est représenté donnant son manteau en bas à gauche, et endormi en bas à droite. A la vision qui lui apparaît durant son sommeil, il comprend qu’il a donné son manteau au Christ lui-même.
Dans la version la plus ancienne, celle de Göttingen, le Christ en majesté en encore assis sur le globe carolingien, mais sans disque digital : il bénit les calices que lui amènent les trois anges de gauche ; ceux de droite portent dans la main gauche des pains marqués d’une croix. L’image est placé entre l’Offertoire et la Préface de la Messe de l’Ascension : le moment où les fidèles apportent leurs offrandes et, avant le IXème siècle, le pain et le vin destinés à l’Eucharistie : ici se sont les anges qui s’en chargent.
Le motif des pains marqués d’une croix apparaît à d’autres endroits du manuscrit, et dans d’autres oeuvres du cercle de Fulga (fresques de Neuenburg).
Dans le sacramentaire de Bamberg, plus récent, le globe a été remplacé par la mandorle et les pains, colorés en vert, ont perdu leur croix.
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Le pain circulaire marqué d’une croix comme une hostie se rencontre assez souvent dans les scènes para-eucharistiques : dernier repas ou multiplication des pains.
Dans le chapiteau de Saint Nectaire, les deux acolytes le portent dans la main droite : seul le Christ le porte de la main gauche, parce qu’il fait de la droite un geste d’allocution.
Le globe terrestre opposé au Ciel
Le Christ et les 24 vieillards,
Localisation inconnue
Je n’ai pas réussi à identifier la provenance de cette exceptionnelle représentation cosmico-apocalyptique, où les vingt quatre vieillards sont couplés avec les seize vents et quatre figures qui empruntent aux Elements et aux Saisons : les Tenèbres (tenebrae), la Lumière (lux), l’Hiver (hiems) et le Feu (ignis).
Les deux textes les plus intéressant sont sont situés à côté des mains :
- côté main droite levée : « caelos palmo mens[us] » : ayant mesuré le ciel dans sa paume, allusion à Isaïe 40, 12
- côté main gauche tenant le globe : « terram palmo concludis »
Cette expression provient du chant grégorien : Qui caelorum continues :
Vous qui faites se succéder les trônes des cieux |
Qui caelorum continues thronos |
Dans cette interprétation « isaïenne », la main droite bénissante est assimilée à la paume qui mesure le ciel, équilibrant la main gauche qui prend possession de la Terre.
Psautier glosé
1140-45, Tours BM 93 fol 134
Il est très probable que cette lettrine, qui illustre la supplique « Seigneur, exhauce ma prière » (domine exaudi orationeme meam) obéisse à la même conception : le globe vert et malléable représentant la Terre.
Une hostie-soleil
Onction et couronnement du roi David
1260, Rutland Psalter, BL Add MS 62925 fol 29
L’onction est associée à la lune, le couronnement au soleil, représenté ici sous formel d’une hostie que le Christ tient de sa main couverte, pour en souligner le caractère sacré.
Une hostie
Fresque du 13ème, refaite au 19ème
Eglise Sainte Radegonde, Poitiers
Il est impossible de porter un jugement sur la fresque de la voûte, très vigoureusement « restaurée » vers 1850 par Honoré Hivonnait. On ne connaît pas l’état initial du disque que le Christ présente dans sa manche gauche, ni celui que la Vierge en dessous élève dans sa main droite.
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Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers
Encore en dessous, le globe dans la main gauche du Christ en buste est le classique globe impérial, tout comme dans la clé de voûte de la chapelle Sainte-Madeleine,
Bible de St Aubin d’Angers, 1075-1100, BM MS 4 fol 205v
Dans ce manuscrit, les tables des canons présentent en haut des personnages décoratifs dont certains composent une petite saynette : l’objet que l’ange de gauche montre à celui de droite, en le tenant respectueusement dans sa manche, est probablement une hostie.
Autre cas : objet sphérique tenu par une femme
Vierge médiatrice, façade occidentale, 1095-1130, Abbatiale de Saint Jouin de Marnes
Située juste sous le Christ du Jugement dernier, Marie en position d’unique intercetrice représente l’Eglise. L’objet rond qu’elle tient dans sa main gauche est probablement une grenade, fruit dont les multiples pépins symbolisent la réunion des Chrétiens.
Vierge à l’Enfant
1119, Fresque du bas de l’abside, basilique St. Peter und Paul (Petersberg)
Marie est représentée ici en tant que nouvelle Eve, tenant sans sa main la pomme du Salut (Heil-Apfel), inverse de celle du péché originel. En dessous est inscrite la prière du Salve regina.
Fresques de l’absidiole sud
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg
L’iconographie très complexe de cette chapelle entièrement recouverte de fresques, ainsi que le disparition quasi totale des textes des banderoles, rendent difficile l’identification de cette figure royale, reliée par une banderole à un buste de Jésus bénissant. L’absidiole nord et la voûte au dessus de l’entrée comportent elles-aussi des figures féminines trônant, reliées respectivement à la colombe du Saint Esprit et à un ange représentant Dieu le Père. Il est donc probable que les trois reines sont trois figurations de Marie-Ecclesia, inspirée par la Trinité [13a].
Celle de l’absidiole sud étant relié à la personne du Christ, il est vraisemblable que le globe qu’elle exhibe est une hostie.
Sainte Catherine d Alexandrie
Fin 12ème, crypte de l’église Notre-Dame de Montmorillon
Dans cette iconographie très particulière, la main gauche de l’Enfant est baisée par sa mère en préfiguration de sa future blessure, tandis que sa main droite donne à Sainte Catherine la couronne du martyre. Celle-ci élève dans sa main gauche un disque doré .
William M. Hinkle, après avoir exclu qu’il s’agisse d’une hostie ou de l’anneau du mariage mystique, y voit le globe impérial, attribut de la sainte en même temps que sa couronne royale. Yvonne Labande Malfert, dans son compte-rendu de l’ouvrage de Hinkle [14], est plus spécifique. Elle rappelle qu’une pomme d’or « qui signifie la terre du royaume » faisait partie des attributs remis aux Rois Chrétiens de Jérusalem lors de leur couronnement, selon les « Assises de Jérusalem » rédigées au 13ème siècle ([15], p 121). Selon elle, le disque doré est la pomme d’or que l’Enfant a donnée à la sainte en même temps que la couronne. Catherine « est entrée dans la Jérusalem céleste, le Royaume de vie. Mais le royaume est aussi le fruit de vie, dont elle jouira éternellement, nous dit l’Apocalypse. Les deux images se superposent. »
Iconographies particulières
La Bible de Ripoll
Vision d’Ezechiel
Bible de Ripoll, 1027-1032, Vatican Vat.lat.5729 fol 208v
Selon W.Neuss [16], l’objet dans la main droite du Christ est un sceptre raccourci.
Sa forme, faite de cinq disques, reprend le schéma des roues d’Ezéchiel qui s’entrelacent au centre de la page.
Histoire de Job
Bible de Ripoll, 1027-1032, Vatican Vat.lat.5729 fol 162v
Le même manuscrit montre un disque blanc, orné d’une spirale, que le Christ tend à Job en récompense de ses offrandes. Satan (la femme nue sous ses pieds) va le persuader de mettre Job à l’épreuve.
Au registre inférieur, Job, trônant comme un roi, reçoit trois messagers venus lui annoncer des catastrophes croissantes. Il tient dans sa main droite le disque blanc qu’il a reçu du Seigneur, et qui signale sa qualité d’élu. Nous sommes bien ici dans le registre des médaillons impériaux.
Cette élection ne l’empêche pas de finir dans le fumier, nu avec sa femme et couvert de plaies.
Le Baptistère St Jean et Ste Radegonde de Poitiers
Daniel et Habacuc
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers
Le globe est ici une miche de main, dans ce chapiteau illustre littéralement un passage de Daniel :
Or le prophète Habacuc était en Judée; après avoir fait cuire une bouillie et émietté du pain dans un vase, il allait aux champs le porter à ses mois-sonneurs. L’ange du Seigneur dit à Habacuc: » Porte le repas que tu tiens à Babylone, à Daniel, qui est dans la fosse aux lions. « Habacuc dit: » Seigneur, je n’ai jamais vu Babylone, et je ne connais pas la fosse. » Alors l’ange le prit par le haut de la tête, le porta, par les cheveux de sa tête, et le déposa à Babylone, au-dessus de la fosse, avec toute l’agilité de sa nature spirituelle. Daniel 14, 32-35
Fresques début 13ème siècle
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers.
Dans le même baptistère, des fresques début 13ème siècle recouvrent des fresques plus anciennes. Au centre de l’arc triomphal, un Christ en gloire bénit et élève son livre.
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En contrebas, un roi et l’Empereur Constantin lui offrent le globe impérial respectivement de la main gauche et de la main droite, l’autre main tenant les rênes (et le sceptre dans le cas de Constantin).
Dans l’abside, le Christ élève dans sa main gauche le globe qu’il a reçu.
Le globe de l’archange
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Dans l’art byzantin, les archanges ont pour attribut le globe impérial, parfois crucigère, parfois transparent, parfois marqué d’un monogramme.
Celui de Bominaco effectue le Jugement particulier d’un défunt [17], derrière un meuble en forme d’autel qui crée une ambiguïté eucharistique entre le globe et une hostie. Il est possible que le monogramme (une croix posée sur un omega) évoque, en contraste avec le fléau incliné, l’état final du monde, délivré de Satan et remis en équilibre.
Le globe de Lucifer
12eme, Le Créateur entre Lucifer et St Michel, BSB Ambrosius Ambrosii hexaemeron libri VI – BSB Clm 14399 fol 1v
Lucifer est ici monté sous deux aspects :
- avant sa chute, à la droite du Créateur, avec le sceptre et le globe ;
- après sa chute, en bête sauvage capturée par Saint Michel archange.
Dieu créant les anges, Lucifer en gloire
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870
Texte du haut :
Dieu tout puissant et bon se trouve en haut, gérant les choses divines |
omnipotens dominus divina bonus gerens exstat |
Textes du bas :
Lucifer, sceau de la perfection, plein de sagesse et d’une beauté parfaite, dans les délices du Paradis (paraphrase d’Ezéchiel 28,12) |
Lucifer signaculum similitudinis plenus sapientia et perfectus decore in deliciis paradisi |
Tu étais le chérubin oint pour protéger; je t’avais placé sur la sainte montagne de Dieu (‘Ezéchiel 28,14) |
tu cherub extentus et protegens et posui te in monte sancto Dei |
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Pour le texte latin, voir Vision de l’évêque Ildefonse Ouvrages posthumes, Volume 1 Jean Mabillon, Thierry Ruinart, 1724 p 189 https://books.google.fr/books?id=pawWAAAAQAAJ&pg=PA190