2 : Ney est mort

Deux ans avant la fin du Second Empire, le sujet choisi par Gérôme prêtait à controverse. Car le « brave des braves » aurait pu être tout aussi bien baptisé le « traître des traîtres », ayant manqué d’abord à son Empereur, puis à son Roi.

A la fois héros incontestable, et incontestable idiot politique, la figure de Ney gênait tout le monde, aussi bien les royalistes – peu fiers d’une exécution expéditive confinant à l’assassinat   – que les partisans de l’Empire,  tenants de l’ordre établi, quel qu’il soit.

Soixante ans après le drame, Gérôme crut désamorcer la polémique par l’exactitude scrupuleuse des détails, qui illustrent quasi littéralement le récit de l’historien Achille de Vaulabelle. Il fut néanmoins soumis à diverses pressions pour ne pas exposer, auxquelles il résista avec vigueur, arguant que « les peintres avaient le droit d’écrire l’histoire avec leur pinceau,  tout aussi bien que les littérateurs avec leur plume ».

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.

Les habits civils

Ney est en civil, en habits noirs, comme portant son propre deuil. Gérôme respecte ici scrupuleusement un détail historique expliqué par de Vaulabelle :

« A huit heures, on vint l’avertir ; il répondit qu’il était prêt. Nous avons dit qu’il portait le deuil de son beau-père : il avait pour vêtements une  redingote de gros drap bleu,  une culotte et des bas de soie noire, pour coiffure un chapeau rond. » Achille de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations : jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, de janvier 1813 à octobre 1830. Tome 4 , Paris,1860, p 120 et ss

De plus, les habits civils trahissent le côté expéditif de l’exécution  : pour fusiller un maréchal en grand uniforme, il eut fallu auparavant procéder à sa dégradation,  publicité que les exécuteurs redoutaient plus que tout.

Le lieu

Le vieux mur, couronné d’herbes folles, n’est pas un mur contre lequel on fusillait ordinairement. Ney a été exécuté à la sauvette, à un endroit inhabituel proche de son lieu de détention, entre l’Observatoire et le Luxembourg : ceci pour éviter un transfert à la plaine de Grenelle – lieu habituel des exécutions – qui aurait pu donner lieu à une émotion populaire.

La coupole

On a donc pensé que la coupole qu’on voit derrière le mur évoquait celle de l’Observatoire (qui n’a en fait été construite qu’en 1845).

Il existe un dessin préparatoire de Gérôme, très semblable à la composition achevée : sauf que la coupole qu’il avait en tête est clairement celle des Invalides.

Dans le tableau final, la brume a donc bon dos : en occultant les détails identifiables de la coupole, elle permet à Gérôme  de rester fidèle à la fois à la vérité historique (l’Observatoire) et à la vérité symbolique (le tombeau du maître surplombant le cadavre du serviteur).

Un mur de jardin

Autre différence notable dans le dessin préparatoire : le mur est soutenu par quatre contreforts. Tout le quartier du Luxembourg, bâti à l’emplacement de l’ancienne Chartreuse de Paris, était encore largement occupé par des jardins, surélevés par rapport à la rue : d’où la nécessité de ces renforts.

Ce mur va jouer dans l’économie du tableau un rôle central : par la superficie qu’il occupe , par le fait qu’il accrédite (ou pas, comme nous le verrons) la réalité historique, enfin par le bonheur avec lequel Gérôme a rendu compte de tous les accidents de sa surface : herbes folles, fissures, crépi tombé laissant apparaître les pierres, creux et bosses…

Remarquer la fente d’évacuation dans le mur, et dans la boue, les empreintes  du maréchal

Les quatre fentes

Dans l’oeuvre définitive, Gérôme a renoncé aux contreforts qui coupaient  l’unité de la surface, et leur a préféré des traces vestigiales : quatre fentes pour l’évacuation de l’eau,  tout aussi cohérentes avec l’idée du jardin surélevé : on voit d’ailleurs qu’elles sont remplies de terre jusqu’à mi-hauteur.

Volonté de simplification  ? Il est vrai que cet immense mur vide, barrant toute fuite vers l’arrière-plan, concentre avec efficacité l’attention sur le lieu du crime.

Mais peut être faut-il voir dans ces fentes une intention plus érudite : leur nom technique est « chantepleures », ce qui semble tout indiqué pour un arrière-plan d’assassinat.

Le rempart à l’envers

Dans le contexte d’une exécution militaire, les fentes appellent nécessairement une autre association d’idée : des meurtrières, quatre, comme les soldats du peloton qui défilent en colonne par quatre.

Ce mur est donc un rempart à l’envers : un rempart ironique qui n’a pas su protéger le héros, rempart de pierre contre rempart de chair.

Voire même un rempart d’où, symboliquement, on aurait pu tirer sur lui par derrière : manière de suggérer le caractère traître et piteux de cette mise à mort.

Les graffitis

Au dessus du gisant,  sur le mur, « VIVE L’EMPEREUR  » est écrit en lettres rouges. Les capitales ont été biffées avec application, une par une, par des traits également rouges : on comprend que le vent a tourné, la Restauration essaie maladroitement de supprimer les traces de l’Empire.

Le graffiti est inscrit en arc de cercle. Juste à côté un second graffiti, identique, s’interrompt brutalement à « VIV ».

Peut-être les deux inscriptions évoquent-elles les deux épopées de l’Empire : une première orbe, longue et glorieuse ; une seconde, qui s’interrompt net.

Face contre terre

Selon certains témoignages, Ney est tombé en arrière sous l’impact des balles. D’autres, plus hagiographiques,  prétendent qu’il est tombé face contre terre, comme ceux qui sont touchés en plein coeur.

Gérôme bien sûr choisit la version « face contre terre », cohérente avec sa vision minimaliste : la seule trace de violence est une  imperceptible tâche rouge à côté du favori, sur la joue.

L’abandon provisoire du corps est en tout cas conforme à la vérité historique :
« Conformément aux règlements militaires, le corps resta déposé pendant un quart d’heure sur le lieu d’exécution. » De Vaulabelle, op. cit.

Le corps-rempart

Orthogonal au mur, il barre le chemin. Le peloton fait retraite dans l’autre sens : le brave des braves, qui vivant n’avait rien pu faire, à Waterloo, contre le déferlement des armées adverses,  forme une fois mort un obstacle infranchissable par la troupe.

La marche rétrograde

Le peloton sort vers la gauche, autrement dit dans le sens inverse de la lecture. Manière efficace de signifier que les soldats de la Restauration marchent gaillardement vers le passé.

La lanterne

La lanterne est tournée elle-aussi vers la gauche, accompagnant la retraite des soldats. Elle éclaire la scène secondaire, celle des vivants anonymes, et ignore le mort illustre.

Peut être peut-on y voir l’objet emblématique de la Révolution (les aristocrates à la lanterne), potence inoffensive sous laquelle défilent maintenant les massacreurs de la Restauration.

Les éléments du crime : les empreintes

Le sol du chemin est boueux et humide (comme le montre le vague reflet de l’officier), et se prête donc bien aux investigations.  Gérôme n’a pas omis de marquer les empreintes des pieds du maréchal, bien parallèles, à quelque distance du mur. De l’autre côté du chemin, on voit les empreintes des soldats au moment du tir (déjà bien présentes dans le dessin préparatoire). Enfin, au milieu, des traces rejoignent le peloton qui s’en va. Le déroulement des faits est donc parfaitement établi.

Les éléments du crime : les débris fumants

Au milieu des traces de pas, on remarque quatre ou cinq morceaux de papier à moitié consumés, dont certains fument encore. Contrairement à ce qu’un regard moderne pourrait croire, ce ne sont pas des mégots, inconnus en 1815. Mais des calepins, morceaux de papier graissé qui, jusqu’à la fin du XIXème siècle, enveloppaient les balles pour assurer l’étanchéité.

Ces rebuts déchirés et souillés sont une invention saisissante de Gérôme,  métaphore des soldats de tous bords, manipulés et oubliés sur les champs de bataille. Mais aussi, en  particulier, métaphore du maréchal dont le cadavre encore chaud incarne la double figure du Brave et du Couillon, celui qui sert et puis qu’on jette.

Les éléments du crime : le chapeau

La position du chapeau, sur le côté  gauche du corps, rappelle discrètement une vérité historique: Ney ne s’est pas écroulé le chapeau sur la tête, mais brandi à la main pour lancer une dernière bravade :
« Le maréchal ôta aussitôt son chapeau de la main gauche, et, posant la main droite sur sa poitrine, il s’écria d’une voix forte : Soldats, droit au coeur ! » (De Vaulabelle, op cit)

Trio de chapeaux

Le chapeau civil tombé à l’extrême droite fait pendant au bicorne de l’officier à l’extrême gauche. Au milieu, le chapeau de pierre de la coupole ne peut manquer de faire penser à la coupole des Invalides, dôme encore vide en 1815, mais qui coiffera plus tard le tombeau impérial : comme si Napoléon, pétrifié sous forme d’un immense couvre-chef vide, arbitrait de son absence la balance entre ces deux soldats perdus, le vivant et le mort, fidèles et traîtres alternativement.

Une cage de fer ?

Pour rester dans les phrases historiques, on se rappelle la forfanterie de Ney devant Louis XVIII, à propos de Napoléon :  « Sire, je vous le ramènerai dans une cage de fer ». Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la petite lanterne :  juste à côté de l’immense coupole, elle pourrait symboliser Bonaparte encagé, à côté de l’Empereur en Gloire.

Dans ce tableau sombre et sobre, Gérôme se risque dans une démarche à contre-courant. Il n’illustre pas une mort héroïque, mais une mort carnavalesque : le petit matin gris évoque un lendemain de bal costumé, une parodie où les soldats du Roi s’habillent en grognards, et le maréchal de France en bourgeois.

Comme le suggère le rempart à l’envers, nous sommes dans un monde cul par dessus tête : des soldats fusillent un maréchal, un bicorne napoléonien réduit au dérisoire orne le chef du chef des fusilleurs, lequel marche derrière la troupe, tandis qu’une coupole géante et vide souligne l’énormité du manque.

Sans l’Empereur, Ney n’est plus qu’un pantin sans pensée, un chapeau creux : sans doute faut-il comprendre qu’avant qu’on ne le fusille, déjà il était mort.

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