3 Ecosystèmes

Dans L’Egypte Rêvée, nous avons montré que la partie gauche du panneau est organisée en une sorte de pyramide à degrés, composée de zones imbriquées, cloisonnées par des limites bien visibles, avec un chemin unique permettant de les parcourir.

Le reste du panneau (centre et partie droite) comporte  aussi des plages bien délimitées, des chemins. Par comparaison avec l’Egypte, nous allons voir se lever sous nos yeux une structure très similaire, une Nouvelle Pyramide à cinq degrés.

Nous aurons alors tous les éléments pour voir fonctionner sous nos yeux, globalement, les écosystèmes du tableau.

La Nouvelle Pyramide


Zone A : la Campagne

 

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_A

 

  • Dans la campagne égyptienne paissaient paisiblement des agneaux.
  • La campagne côté Judée, autour du village, est sillonnée par les armées d’Hérode.


Zone B : le Village

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  • Côté Egypte, la zone « non aedificandi » est séparée de la campagne par une muraille.
  • Côté Judée, on passe sans obstacle de la Campagne au Village, rien ne fait barrage au déferlement des soldats.


Zone C : la Clairière

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  • Côté Egypte, une bifurcation : soit entrer en ville en suivant le porteur d’agneau, soit contourner la ville et poursuivre vers la citadelle.
  • Côté Judée, un choix similaire s’offre aux soldats d’Hérode : soit traverser le champ de blé et pénétrer dans la clairière, soit poursuivre vers d’autres massacres. Le champ de blé joue le même rôle que le rempart, la Clairière est l’analogue de la Ville.


Zone D : la Forêt

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  • Côté Egypte, le Temple.
  • Son analogue est ici la Forêt, dont nulle présence ne profane le tapis verdoyant, entre les colonnes des arbres.

Dans  Une Forêt de Symboles), nous reviendrons dans ce sous-bois  baudelairien.


Zone E : les deux Promontoires

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  • Côté Egypte, nous avions deux sommets jumeaux : le clocher d’où tombent les idoles, et le perchoir du Baal.
  • Deux points culminent également dans la partie centrale : le rocher avec la sphère de la statue déquillée, et le promontoire rocheux sur lequel la Vierge est assise.


Zone E : le Pigeonnier

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  • Troisième sommet côté Egypte, la terrasse déserte de la citadelle.
  • Dans la partie centrale, c’est le pigeonnier, accessible seulement en traversant la ferme, qui joue un rôle équivalent.

Les soldats égyptiens sont invisibles, leurs homologues bénins, les pigeons blancs, guettent depuis les tuiles ou s’en vont piller quelques graines.

Les saynettes

Côté Egypte, nous avions un fil conducteur, le chemin des porteurs d’offrande, le long duquel se jouaient sept saynettes successives.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_saynettes
Ici, il existe un parcours seulement pour les deux premières zones, le chemin des soldats d’Hérode, avec trois saynettes qui respectent un enchaînement temporel :

  1. le gros de l’armée qui s’annonce,
  2. le massacre dans le village,
  3. l’avant-garde stoppée par les paysans au sortir des blés.

Au delà, le chemin n’est pas linéaire : on rencontre des saynettes isolées, n’obéissant pas à une séquence temporelle.

  • Dans la zone C (la clairière), au moins deux saynettes : 4) le semeur et son fils, 5) le chieur devant la porte.  Si nous tenons compte des animaux, nous avons en plus l’âne et la truie qui broutent, ainsi que les oiseaux qui picorent
  • A la lisière de la zone D (la forêt) deux autres saynettes :  6) le chasseur, 7) Joseph portant la soupière.
  • Enfin, dans la zone E, la scène-clé : 8) Marie allaitant l’enfant.

Voici la représentation complète des « pyramides » du panneau :Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_empilements

 

Munis de cette représentation mentale, nous sommes maintenant capables de résoudre les deux devinettes que nous avions laissées de coté dans Chacun cherche son nid.


Ce que chasse le chasseurPatinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_Joseph_Chasseur

Le chasseur (6) se trouve à la lisière de la forêt, exactement comme Joseph (7)  qui remonte de la vallée.

Il y a une symétrie certaine entre ces deux figures :  Joseph joue vis à vis de la Sainte Famille un rôle à la fois nourricier (la marmite) et protecteur (le bâton) ; le chasseur avec son arbalète doit donc, vis à vis des villageois, jouer également un rôle nourricier et protecteur.

Mais que chasse-t-il donc  ? On aura beau scruter le sous-bois à la loupe, Patinir ne nous a pas fait le cadeau d’une indication. Cerf, renard, blaireau, sanglier ?  Il faut que ce soit une sauvagine qui se mange, et qui constitue une véritable menace.

Dans ce double rôle, il n’y a que le sanglier. On sait que ces animaux, à la recherche de graines, de vers ou de jeunes pousses, peuvent dévaster les semailles. On sait aussi, pour filer la métaphore de Joseph, que les sangliers sauvages s’accouplent volontiers avec les truies domestiques, engendrant des hybrides aux noms canulardesques (cocangliers ou sanglochons).

L’archer, donc, protège contre les sangliers à la fois les semailles et la truie,

et il ramène de la nourriture à sa famille.

Comme Joseph , exactement comme Joseph.


Ce que ramène Joseph

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_Remontee_Joseph

Maintenant que nous comprenons la structure d’ensemble du panneau, nous pouvons résoudre cette seconde devinette.

Le problème de la partie « Egypte » se résume à : »nourrir le Baal avec des produits de la campagne ». Le problème qui se pose à Joseph est symétrique : « nourrir Marie avec les produits de la campagne ».

C’est un minuscule détail qui nous donne la solution : à l’extrême-gauche du tableau, juste à l’extérieur du mur, sur le pont, paissent une brebis et un agneau.

On comprend maintenant la délicatesse et l’extrême précision de l’idée : tandis que les Egyptiens  montent au  Baal un agneau à manger,  Joseph se contente de monter à Marie le lait qu’il a été traire : pauvre rapine de réfugié, réduit à utiliser une marmite en guise de bol [A] et à faire jouer la solidarité des mères.

Marie, quant à elle, nourrit  l’Agneau de Dieu avec son propre lait, indemne de toute impureté.



Deux divinités assise sur un socle en surplomb : l’une brandit un morceau de viande à côté d’une flamme, l’autre porte un enfant à côté d’une source : l’ancien culte, miniaturisé dans l’arrière-plan, en haut de l’ancienne pyramide, laisse sa place à une religion nouvelle, grandeur nature, au premier-plan, au sommet d’une pyramide rénovée.

L’Egypte est le théatre d’un scénario unique, linéaire : « la chute des idoles met fin aux sacrifices animaux ».

La nouvelle pyramide offre différents scénarios :

  • « comment massacrer ses enfants » : c’est le thème des deux premières zones, la Campagne et le Village ;
  • « comment se nourrir » : c’est la préoccupation commune de tous les acteurs de la Clairière : le semeur, le chasseur, l’âne, les oiseaux, et même le chieur.
  • « comment nourrir un enfant-Dieu » : c’est le problème de Joseph et Marie, sur le Promontoire.

Dans Porter, Boire, Protéger nous donnerons une interprétation précise, texte à l’appui, de ce que représentent vraiment la clairière et ses habitants. Au stade actuel de l’analyse, contentons-nous de noter que la zone centrale apparaît comme une sorte d’Egypte réformée,  un petit monde idéal où chacun, bêtes, hommes et Dieu, trouve à manger selon sa faim.

Les écosystèmes du tableau


Depuis l’apparition de la photographie et du cinéma, nous avons pris l’habitude de concevoir le fixe et l’animé, le muet et le sonore, comme deux catégories distinctes : nous ne savons plus nous laisser impressionner par la dynamique des images peintes, écouter le bruit des tableaux.

Avec leur sensibilité moins émoussée, les spectateurs de l’époque de Patinir devaient fortement percevoir, à droite, la coulée d’une multitude, rapide, puis ralentie puis stoppée net au niveau des blés, accompagnée par les cris des villageois et le cliquetis des épées. A gauche, le mouvement inverse : la montée de quelques-uns, lente d’abord, puis accélérée, puis stoppée aux pieds de la Bête, tandis qu’un grondement violent ponctuait la chute des statues. Entre les deux, une vaste zone de bruits faibles et de mouvements cycliques  : murmure  des feuilles et de la source ; gestes réitérés du semeur et du faucheur ; allers-retour de la herse dans le champ,  des oiseaux entre les sillons et le pigeonnier, des abeilles entre les fleurs et la ruche ; vagabondage de la truie, succion des porcelets.

Mêmes ceux qui ne comprenaient rien aux références bibliques, ou ne goûtaient pas les affabulations des Apocryphes, devaient du moins apprécier le tableau pour sa représentation minutieuse, didactique, du monde paysan.

Enlevons-donc pour un instant les lunettes de l’exégète, et regardons ce petit univers comme une maquette animée, une sorte de tableau synoptique, dans laquelle les mouvements à observer  ne sont pas seulement visuels, mais fonctionnels : les flux et les cycles d’écosystèmes en action.


Les couples

Il n’y a pas que les Egyptiens qui vont par deux : nous pouvons apparier beaucoup d’éléments dans le tableau.  Nous avons des couples parent/enfant  (Marie/Jésus, le semeur et son fils, le moissonneur et son fils,  la truie et ses porcelets). Des couples nourriciers (Joseph/Marie, chasseur/villageois). Des couples aérien/terrestre (volatile et agneau du sacrifice, oiseaux blanc et porcelets blancs). Des couples sauvage/domestique (sanglier/cochon, châtaignes/pommes).

Les trois règnes

Bien sûr, les trois règnes sont abondamment représentés : végétal, animal et humain. Mais également les productions de chaque règne : les fruits et les graines, le lait, la viande et le miel, les enfants. Tout se résume finalement en quatre verbes : nourrir, produire, porter, tuer

Le fumier

Il est remarquable que les producteurs de fumier les plus réputés soient tous présents dans  le tableau : porc, cheval et pigeons. Sans oublier le chieur, qui ajoute au catalogue la médiocre contribution humaine.

Le tableau synoptique

En jouant avec tous les éléments visuels du tableau, on peut construire un autre tableau, synoptique, qui illustre de manière assez complète les différentes chaînes alimentaires, depuis les éléments de base, la terre et l’eau, jusqu’au matériau terminal, le fumier, au travers des trois règnes végétal, animal et humain.
Le voici :

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Ecosysteme_schema_ensemble

Les écosystèmes que nous présente Patinir sont trois chaînes alimentaires, qui conduisent chacune vers un des points culminants du tableau :

  • le Baal sur son perchoir,
  • Marie et son fils sur le promontoire,
  • et enfin les paysans et leurs enfants dans leur ferme.

Ainsi le tableau synoptique paraphrase, en terme de système de production, ce que le tableau peint expose en terme de religion.

  • La première chaîne alimentaire, l’Egypte, est l’exemple d’un système de consommation pure, unidirectionnel : le meilleur de la production monte au sommet du système pour être brûlé ou absorbé par un monstre omniprédateur, qui ne restitue rien en échange.


  • La partie centrale montre au contraire un écosystème qui tourne, qui respecte les cycles tout en prélevant à chaque étage une partie de la production pour nourrir l’étage supérieur. Il est possible de tuer (le chasseur tue le sanglier) mais c’est de haut en bas, du règne supérieur vers le règne inférieur. L’un des sommets de cette pyramide monte vers les paysans et leurs enfants, l’autre vers Marie et son fils : dans cette économie réformée, fils d’hommes et fils de Dieu partagent la même nourriture.


  • Enfin, la Judée est un exemple de système en autodestruction, où les soldats, au lieu de protéger les enfants, les massacrent, rompant le cycle de la reproduction.


Les trois systèmes se différencient également par la gestion des déchets :

  • les Egyptiens utilisent des latrines au dessus d’un ravin, sans intention de recyclage ;
  • en revanche le chieur de la ferme rend à la terre les produits de la terre ;
  • quant aux soldats, ils ne font que des cadavres.


A la manière d’un institut de prospective,  le triptyque de Patinir fait tourner sous nos yeux trois modèles de production/consommation : chacun y reconnaîtra le sien.

Cette mise en parallèle n’a en tout cas, cinq siècles plus tard, rien perdu de sa criante actualité…

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Références :
[A] Le rôle de père nourricier de Joseph a souvent inspiré les artistes. Concernant le lait,on trouve dans le Mystère de la Passion de Arnoul Greban (publié en 1458) une description savoureuse :
« J’ay apporté du lait aussi
Que je vois bouillir sans targer
Pour luyg faire ung peu à manger
Affin que faim ne le souprrende ».
Cité par Annick Lavaure, dans L’image de Joseph au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 275

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