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3-4-2 La vision de Patmos dans les Apocalypses anglo-normandes

13 juin 2019

 

Filiation des Apocalypses anglo-normandes

Apocalyses anglo-normandes schemas
Selon Peter Klein [1], toutes ces Apocalypses dérivent d’un prototype perdu, réalisé dans les années 1240, qui aurait ensuite donné naissance à trois groupes. Cette généalogie, très hypothétique puisque aucun manuscrit n’est daté, n’est pas partagée par tous les spécialistes.

Parmi la cinquantaine de manuscrits concernés[2], nous allons en feuilleter une douzaine, du point de vue qui nous intéresse ici : la figuration de Saint Jean.


A Le groupe Morgan

A1 L’Apocalypse Morgan [3]

1255-60 Apocalypse Morgan, Londres, MS M.524 fol. 2vfol 2v 1255-60 Apocalypse Morgan, Londres, MS M.524 fol. 6vfol 6v

Apocalypse Morgan, Londres, 1255-60, MS M.524

Ce manuscrit est entièrement historié, avec deux images par page. Saint Jean n’apparaît pas partout, mais la convention graphique est très simple : il est toujours à gauche de l’image, sauf pour ponctuer la fin d’un épisode.

Dans le premier exemple, la position à droite conclut l’épisode des quatre cavaliers ; dans le deuxième, elle introduit un nouvel épisode, celui des deux témoins.


1255-60 Apocalypse Morgan, Londres, MS M.524 fol. 10rfol 10r 1255-60 Apocalypse Morgan, Londres, MS M.524 fol. 16rfol16r

Dans le troisième exemple, Saint Jean réapparaît à sa position normale pour séparer deux épisodes faciles à confondre : celui du Dragon et celui de la Bête de la mer. Dans le quatrième au contraire, il s’insère à l’intérieur de l’image pour créer un lien entre les deux moitiés : le renversement de la sixième coupe, et le résultat.


1255-60 Apocalypse Morgan, Londres, MS M.524 fol. 8v

La Femme et le Dragon (fol 8v).

A noter que Saint Jean ne figure pas dans la miniature de la Femme au dragon, ni dans celle du combat de Saint Michel avec le Dragon.

Dans ce manuscrit qui ne comporte aucune page de texte, la figurine de Saint Jean est en somme utilisée comme un signe de ponctuation graphique : tantôt tiret, tantôt trait d’union.



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1250 ca Bodleian MS Auct D4.17 fol 4v
Le troisième et le quatrième cavalier (fol 4v)

Un autre manuscrit du même format (Bodleian MS Auct D4.17 [4]) suit exactement les mêmes conventions de « ponctuation ».


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A2 BNF MS Français 403 [5]

 

1250, BNF MS Francais 403 fol 9rLe quatrième cavalier (fol 9r) 1250, BNF MS Francais 403 fol 32vLa sixième coupe (fol 32v)

Salisbury, vers 1250, BNF MS Français 403

Cet autre manuscrit, très proche mais avec du texte intercalaire et une seule image par page, utilise Saint Jean de manière encore plus carrée : il est toujours à gauche, sauf dans l’image du dernier cavalier. Et il réapparaît (après quelques images où il est absent) pour marquer la spécificité de l’image de la sixième coupe.


1250, BNF MS Francais 403 fol 19v
La Femme et le Dragon (fol 19v).

Comme d’habitude dans le groupe Morgan, il ne figure pas en compagnie de la Femme au dragon.

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 Synthèse sur le  groupe Morgan

Du point de vue du positionnement de Saint Jean, le groupe Morgan se caractérise par une convention simple : il est toujours à l’intérieur de l’image, et est utilisé comme une sorte de signe de ponctuation graphique.

B Le groupe Metz

Ce groupe tire son nom d’un manuscrit de la Bibliothèque de Metz, disparu durant la seconde Guerre Mondiale.

B1 L’Apocalypse de Cambrai [6]

1260 ca BM Cambrai MS 422 fol 73rJPG 1260 ca BM Cambrai MS 422 fol 74v

La sixième coupe (fol 73r-74v)
Belgique (Louvain ?), vers 1260, BM Cambrai MS 422

Dans ce manuscrit, Saint Jean figure toujours à gauche, à l’intérieur des images : ici son apparition sert à relier les deux moitiés de l’épisode.


1260 ca BM Cambrai MS 422 fol 22r
Quatrième cavalier (fol 22r)

Dans quatre images seulement, il se trouve en position externe, sur la marge large : ici cette irrégularité sert, comme d’habitude, à clôturer l’épisode des cavaliers.



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B2 L’Apocalypse d’Abingdon [7]

Ce manuscrit a une structure très particulière : l’Apocalypse est illustrée sur les pages de gauche (au dessus du texte en latin), tandis que celles de droite montrent des images complémentaires illustrant son commentaire par Berengaudus (en français).

Le personnage de Saint Jean apparaît soit en position intérieure gauche, soit plus rarement en position extérieure, du côté de la marge large. Les trois exceptions à cette règle sont intéressantes.


1250-75 BL Add MS 42555 fol 5v
Saint Jean devant les sept cierges, Saint Jean devant les sept église (fol. 5v)

Apocalypse d’Abingdon
Anglo-normand, 1250-75, BL MS Add 42555

L’illustrateur a aggloméré en une seule image deux scènes qui sont habituellement séparées . Il a donc dû représenter Saint Jean deux fois : à l‘intérieur (agenouillé avec les pieds dépassant du cadre) et à l’extérieur, debout et inspiré par l’Ange.


1250-75 BL Add MS 42555 fol 14v
Le quatrième cavalier (fol. 14v)

La deuxième exception est classique : elle sert à clôturer l‘épisode des cavaliers.


1250-75 BL Add MS 42555 fol 64vUn Ange montre Babylone détruite (fol 64v) 1250-75 BL Add MS 42555 fol 65rUn Evêque réconforte les habitants d’une ville ruinée (fol 65r)

Saint Jean apparaît deux fois sur la page de gauche, à l’intérieur de l’image et dans la marge droite, le regard dirigé vers la page de droite.

Le texte de celle-ci développe une comparaison entre l’Ange de la première image et l’Eglise, personnifiée par l’évêque : la figurine marginale fonctionne comme un trait d’union, attirant l’oeil sur le parallélisme entre les deux images.



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B3 L’Apocalypse BNF Lat 14410 [8]

Saint Jean figure partout en position interne gauche, sauf dans cinq miniatures où il se trouve dans la marge large.


1275-1300 BNF Lat 14410 fol 10Premier cavalier (fol 10) 1275-1300 BNF Lat 14410 fol 11Quatrième cavalier (fol 11)

Apocalypse BNF Lat 14410
Anglo-normand, 1275-1300, BNF Lat 14410

Ici on comprend qu’il encadre les deux images consacrées aux cavaliers.


1275-1300 BNF Lat 14410 fol 21
La quatrième trompette (fol 21)

De manière assez subtile, il intervient dans une seule des six miniatures consécutives de la série des trompettes, pour tenir compagnie à son oiseau favori, l’aigle, qui ici dit trois fois « Malheur ».


1275-1300 BNF Lat 14410 fol 15La multitude des Elus (fol 15) 1275-1300 BNF Lat 14410 fol 16L’ouverture du septième sceau (fol 16)

Les deux autres apparitions de la figurine marginale semblent destinées à lier deux images recto-verso qui se passent en fait dans des lieux contigus (l’autel est à côté du trône), comme le montre la Mandorle avec le Christ.



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B4 L’Apocalypse des Cloisters [9]

1330 Apocalypse des Cloisters fol 10v Le controle des quatre ventsLe contrôle des quatre vents (fol 10v ) 1330 Apocalypse des Cloisters fol 11r La benediction des ElusLa bénédiction des Elus (Apocalypse 7) (fol 11r)

L’Apocalypse des Cloisters
Normand, vers 1330, MET, New York

Dans ce manuscrit très régulier, Saint Jean est toujours à gauche lorsqu’il est en position intérieure. Dans neuf miniatures, il apparaît en position extérieure, toujours sur la marge large :

  • dans trois couples : 5v-6r, 6v-7r, 8v-9r (troisième et quatrième cavalier) ;
  • sur l’image isolée de la Multitudes des Elus (5r) ;
  • entre la quatrième et la cinquième trompette (14r, 14v).



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Synthèse sur le  groupe Metz

Du point de vue du positionnement de Saint Jean, le groupe Metz voit apparaître une innovation par rapport au groupe Morgan : la figurine sort à l’extérieur de quelques images, toujours les mêmes, et toujours sur la marge large (sauf dans le format très particulier de l’Apocalypse d’Abingdon )


1260 ca BM Cambrai MS 422 fol 22r detail
Cambrai MS 422 fol 22r (détail)

Le cadre de l’image prend une épaisseur matérielle : auparavant simple délimitation graphique, il est vu maintenant comme une cloison dans laquelle l’illustrateur prend soin de ménager une sorte de judas, afin que la Saint puisse voir et entendre. Ce dispositif ambigu déclare à la fois que Jean est en dehors de l’image (comme le Lecteur est en dehors du Livre), et qu’il en fait partie (puisqu’il peut manipuler le judas). On remarquera que cette perméabilité concerne également le cheval, qui vient marcher en avant du cadre.

Ces jeux avec la limite des conventions graphiques prouve une certaine maturité du regard, une prise de distance par rapport à l’immersion brutale dans le surnaturel que devaient apprécier les lecteurs des générations précédentes.



C Le groupe Westminster

Ce groupe rassemble des manuscrits de très haute qualité, destinés à la Cour.


C1 L’Apocalyse de la reine Eleanor [10]

La convention graphique de ce manuscrit est très simple : Saint Jean apparaît dans presque toutes les miniatures, à l’intérieur de l’image et à gauche, debout et tenant un livre.

1250 R.16.2_013_R.16.2_005r
Fol 5r
Anglo-normand, vers 1250, Trinity College R.16.2

Cette page comporte deux positions différentes de Saint Jean :

  • en haut intégré dans l’image : il s’agit ici d’une scène double ( Saint Jean écoute l’Ange puis le Vieillard, Apocalypse 5:1-5)
  • en bas dans une case séparée (solution abandonnée après ce feuillet)

Pour briser l’uniformité, l’artiste alterne les fonds bleu et rouge ; de même il inverse régulièrement les couleurs de la robe et du manteau : c’est le livre et la position à gauche qui permettent d’identifier Saint Jean.


1250 R.16.2_020_R.16.2_008vFol 8v 1250 R.16.2_021_R.16.2_009r.jpgFol 9r

Trinity College, Cambridge

Une transition plus radicale se produit au tournant d’une page : le jeune homme imberbe devient pour toute la suite un barbu grisonnant.


1250 R.16.2_029_R.16.2_013r
Fol 13r Trinity College, Cambridge

Dans la page dédiée à la Femme de l’Apocalypse, Saint Jean n’apparaît pas.


1250 R.16.2_054_R.16.2_025v
Fol 25v Trinity College, Cambridge

Toute l’efficacité de la convention se révèle dans cette Vision de la Jérusalem Céleste : un enchaînement de relais fait monter le lecteur, via Saint Jean puis l’Ange devant les murailles, puis le même Ange à l’intérieur de la ville en train de la mesurer, jusqu’à la source du « fleuve d’eau de la vie » (Apocalypse 21:10-27).


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C2 L’Apocalypse de Toulouse [11]

1300-20 Apocalypse de Toulouse BM Toulouse ms 815 fol 24v 25r
fol 24v-25r
Apocalypse de Toulouse, 1300-20, BM MS 815

Dans ce manuscrit, qui dérive visiblement de celui de la Reine Eleanor, Saint Jean apparaît dans pratiquement toutes les images, y compris celle de la Femme et du Dragon, et toujours à gauche.


1300-20 Apocalypse de Toulouse BM Toulouse ms 815 fol 39v 40r
fol 39v-40r

La seule exception est dans cette double page où, exceptionnellement, la Grande Prostituée figure deux fois : assise « sur les grandes eaux » et assise « sur une bête écarlate ». La figure de Jean sert de trait d’union entre les deux


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C3 L’Apocalypse Add MS 35166 [12]

1250-1300 BL Add MS 35166 fol 16v Femme vetue de soleil
La Femme vêtue de soleil (fol 16v)
L’Apocalypse Add MS 35166
Anglais, 1250-99, British Library Add MS 35166

Beaucoup moins complexe que le précédent mais réalisée selon les mêmes schémas de composition (une miniature en haut de chaque page, encadrée en vert et or, au dessus du texte et du commentaire), ce manuscrit présente Saint Jean en position interne gauche, dans toutes les images où il figure.


1250-1300 BL Add MS 35166 fol 18r Le dessechement de l'EuphrateLe dessèchement de l’Euphrate (début de la sixième coupe) (fol 18r ) 1250-1300 BL Add MS 35166 fol 18v Le resultatLe résultat (fin de la sixième coupe) (fol 18r )

Le seule exception est intéressante, car elle apparaît au même endroit que que dans l’Apocalypse de Cambrai, pour attirer l’attention du lecteur sur le fait que la scène de la sixième coupe se prolonge sur deux miniatures.

Quant à la position externe, elle se présente seulement cinq fois : à gauche en marge large (fol 10v 21v, 25v), à gauche en marge étroite (fol 11r), et à droite en marge large (fol 24r).


1250-1300 BL Add MS 35166 fol 24r

fol 24r

Ici, c’est sans doute parce que l’image illustre deux phrases successives (le Christ dans le pressoir et la Vision des armées célestes, Apocalypse 8 :13-14). Ce qui confirme le rôle de la figurine marginale comme auxiliaire de lecture.


1250-1300 BL Add MS 35166 fol 10v L'Adoration de l'Agneau et du SeigneurL’Adoration de l’Agneau et du Seigneur (fol 10v) 1250-1300 BL Add MS 35166 fol 11r Le septième sceauLe septième sceau (fol 11r)

Dans ces deux feuillets côte à côte, l’illustrateur s’est donné la peine, à droite, de choisir la marge étroite, afin d’accentuer le parallélisme entre les deux compositions. La preuve qu’il ne s’agit pas d’une erreur est qu’on retrouve exactement la même disposition des figurines marginales, aux mêmes folios 10v et 11r, dans un autre manuscrit anglais plus ancien et qui en est certainement le prototype [13].


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C4 L’Apocalypse Getty [14]

L’Apocalypse Getty (anciennement Dyson Perrins), manuscrit anglais des années 1255-60 est une oeuvre très innovante, puisque ses quatre-vingt deux illustrations incluent la figure de Saint Jean : après trois pages introductives, touts les autres illustrent verset par verset le texte de l’Apocalypse.

Tous les folios ont la même structure : le texte de l’Apocalyse en noir, un commentaire en rouge, et au dessus la miniature dans un encadrement vert et or.


Normalisation et exception (SCOOP !)

1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 2v sept eglises d'Orient
fol. 2v
Apocalypse Getty
Anglais, 1255-60, Getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72)

« J’entendis derrière moi une voix forte, comme le son d’une trompette, et qui disait : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Eglises »

La figure du narrateur indique que le récit à la première personne commence ici, et il est placé à droite, pour bien montrer que le voix se situe « derrière lui« .

On remarquera que cette position est malcommode, puisqu’elle oblige à caser le Saint dans la marge la plus étroite, côté reliure. L’artiste commence ici par une exception délibérée à ses propres conventions graphiques, qui sont au nombre de trois.


Les trois formules (SCOOP !)

Pour les déceler, il faut considérer les pages par couples, un verso à gauche et un recto à droite, telles qu’on les voit quand le livre est grand ouvert. On ne rencontre que les trois formules  ci-dessous  :

  • « interne » : Saint Jean est à l’intérieur du cadre et à gauche (22 cas « IG-IG ») ;
  • « externe » : Saint Jean est à l’extérieur du cadre, sur la marge large (9 cas « EG-ED ») ;
  • « mixte » : Saint Jean est au verso à l’extérieur gauche, au recto à l’intérieur droit (11 cas « EG-IG »).

On comprend que la formule interne s’impose lorsque le Saint a une interaction avec un autre personnage, mais elle est aussi employée dans des cas où il se trouve en position purement contemplative.


1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) liste 1 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) liste 2

Dans cette liste, la formule interne est en jaune, la formule externe en bleu, la formule mixte en vert. L’alternance entre les trois formules ne semble pas avoir d’autre raison qu’un souci de variété. Mais Les rares exceptions (en rouge) méritent d’être étudiées, car l’illustrateur s’en sert pour créer un effet de surprise, porteur d’une signification particulière.


Des exceptions significatives

1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 4v The Vision of GodLa vision de Dieu sur son trône (fol 4v) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 5 The Vision of the LambLa vision de l’Agneau (fol 5r)

(Getty museum)

En comparant les deux images côte à côte, le spectateur voit immédiatement que le personnage barbu, vêtu en gris et qui passe ridiculement la tête par le trou du cadre (comme dans un noeud coulant) n’est pas Saint Jean…

1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 4v 5r detail

…mais Judas, contemplant sa victime (l’Agneau sacrifié).


1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 7v The Fourth Horseman

Le quatrième cavalier (fol 7v)
(Getty museum)

Selon la formule interne, ce verso devrait montrer le Saint en Intérieur gauche, tout comme pour les trois miniatures précédentes qui illustrent les autres cavaliers. En le plaçant à l’extérieur droit, l’illustrateur clôture la séquence tout en créant un effet visuel amusant, avec l’Aigle qui tente de s’enfuir à travers le trou pour rejoindre son maître.


1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 19v Femme vetue de soleil OKLa Femme vêtue de soleil (fol 19v) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 20r The Woman Clothed in the SunLa Femme vêtue de soleil donne son enfant à l’Ange (fol 20r)

(Getty museum)

Selon la formule interne, le folio de droite devrait montrer Saint Jean à l’intérieur du cadre : en le plaçant sur la marge droite, dans quelle la nuée déborde, l’illustrateur attire notre attention sur le détail qu’il faut voir : la Femme qui disparaît après avoir sauvé son enfant.


1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 20v The Battle between the Angel and the DragonLe combat entre l’ange et le Dragon au dessus de la Mer (fol 20v) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 21 Le Demon de la TerreLe Démon de la Terre (fol 21)

(Getty museum)

L’illustrateur conserve la même position anormale à l’image suivante, pour créer un effet dramatique en plaçant le Saint du côté des dragons, les contemplant par une fente étroite. Avant de revenir, à l’image suivante, à la classique formule interne.



1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol 23v The Dragon Giving the Sceptor of Power to the Beas
Le Dragon donne le sceptre du Pouvoir à la Bête (fol 23v)
(Getty museum)

Selon la formule externe, le Saint devrait être placé dans la marge gauche : en l’inversant, il semble que l’illustrateur a peut être voulu créer une correspondance avec l’autre scène maritime que nous venons de voir (fol 20v), les feuillets intermédiaires montrant des scènes terrestres.



1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol 34v Le dessechement de l'Euphrate (debut de la sixieme coupe)jpg
Le dessèchement de l’Euphrate (début de la sixieme coupe) ( fol 34v)
(Getty museum)

Selon la formule interne, Saint Jean devrait être en intérieur gauche, ce qui est le cas pour les illustrations des six autres sceaux. L’exception, que nous avons déjà rencontrée, signale qu’il s’agit d’une situation intermédiaire, avant l’image montrant le résultat de l’action du Sixième sceau (celui-ci étant le seul auquel sont consacrées deux images).


Un illustrateur inventif

Ce manuscrit exceptionnel révèle donc un dessinateur particulièrement inventif, explorant les possibilités formelles qu’offre le jeu avec le cadre. Mais son innovation la plus spectaculaire reste cette figuration systématique du Saint qui, par un puissant effet de relais, aspire le spectateur à l’intérieur de sa vision horrifique.


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C5 BNF Lat 10464 [15]

Cet autre manuscrit anglais de la même époque a de nombreuses affinités avec l’Apocalypse Getty

1275-1300 BNF Lat 10464 fol 11rBNF Lat 10464 fol 11r 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 9v L'adoration de l'Agneau et du SeigneurGetty fol 9v (Getty museum)

L’adoration de l’Agneau et du Seigneur (Apocalypse 7:9-17)

Par exemple, ces deux illustrations du même passage montrent tous deux Saint Jean en position externe, écoutant l’un des viellards :

« Alors un des vieillards, prenant la parole me dit:  » Ceux que tu vois revêtus de ces robes blanches qui sont-ils, et d’où sont-ils venus?  » « 

L’interversion de la position de Saint Jean correspond-elle au fait que les illustrations sont décalées, l’une au recto et l’autre au verso ?


1275-1300 BNF Lat 10464 fol 21rBNF Lat 10464 fol 21r 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 19v Femme vetue de soleil OKGetty fol 19v (Getty museum)

Pour la Femme de l’Apocalypse, le décalage n’a en revanche pas d’effet sur la position du Saint, qui reste en interne gauche.

1275-1300 BNF Lat 10464 fol 21VBNF Lat 10464 fol 21v 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 20r The Woman Clothed in the SunGetty fol 20r (Getty museum)

Pour la Femme et le Dragon, même chose : le décalage n’a pas d’effet sur la composition.

On constate dans certaines parties une volonté de constitution de couples symétriques : par exemple dans la série des Sept Eglises, les positions du saint sont symétriques entre le verso et le recto. Mais ce principe ne se maintient pas dans l’ensemble du manuscrit.



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C6 Apocalypse de Douce [16]

L’Apocalypse de Douce (Anglais, 1250 -75, British Library, Bodleian Ms180) est très proche des deux précédentes.


1250–75 Douce_Apocalypse_-_Bodleian_Ms180_-_fol 22vDouce fol 22v (British Library) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 9v L'adoration de l'Agneau et du SeigneurGetty fol 9v (Getty museum)

L’adoration de l’Agneau et du Seigneur (Apocalypse 7:9-1)

Ces deux images, toutes deux au verso, ont la même composition.


1250–75 Douce_Apocalypse_-_Bodleian_Ms180_-_fol 33v_Woman_Clothed_in_the_SunDouce fol 33v (British Library) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 19v Femme vetue de soleil OKGetty fol 19v (Getty museum)

La Femme de l’Apocalypse est très semblable dans les deux manuscrits.


1250–75 Douce_Apocalypse_-_Bodleian_Ms180_-_fol 34r_Woman_Clothed_in_the_SunDouce fol 34r (British Library) 1255-60 Anglais getty museum Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72) fol 20r The Woman Clothed in the SunGetty fol 20r (Getty museum)

La Femme au Dragon en revanche, est différente : la figure de Jean est absente, et la position de la Femme est inversée, alors que les deux images sont au recto.

Malgré quelques affinités, l’Apocalypse de Douce ne partage pas du tout les mêmes contraintes formelles que l’Apocalypse Getty :

  • Saint Jean n’est pas présent dans toutes les images (seulement dans 67 sur 97) ;
  • Sa position dominante est la position interne : 39 à Gauche, 13 à Droite, 3 au Centre, et 5 où il se trouve deux fois, à gauche et à droite.
  • La position externe est rare : 4 cas à Gauche, 3 à droite.
1250–75 Douce_Apocalypse_-_Bodleian_Ms180_liste 1 1250–75 Douce_Apocalypse_-_Bodleian_Ms180_liste 2

De plus, on ne constate pas du tout une volonté de regrouper les compositions par couples symétriques. Les positions du Saint alternent arbitrairement, même à l’intérieur d’une même série.



Un bon exemple est la comparaison de la série des Sept Eglises avec le BNF Lat 10464 (le Getty ne comporte pas cette série). Alors que le premier manuscrit montre une volonté de constituer des couples symétriques, le second ne révèle aucune régularité.

Si l’illustrateur du Getty montre clairement une volonté de mettre en place des régularités, afin d’attirer l’attention du lecteur sur les ruptures de rythme, les autres copistes ne montrent pas un tel esprit de système : même si l’utilisation de calques aurait pu permettre, dans un même atelier, d’inverser facilement des images selon qu’elles se trouvaient au recto ou au verso, on constate d’une part que certaines ne sont jamais inversées (Saint Jean devant la Femme) alors que d’autres le sont parfois, mais sans règle systématique (La Femme et le Dragon).



Synthèse sur le  groupe Westminster

Du point de vue du positionnement de Saint Jean, le groupe Westminster se caractérise par une présence accrue du saint (sans doute synonyme de richesse) et l’utilisation de toutes les possibilités graphiques :

  • position interne à gauche ou à droite ;
  • position externe sur la marge large ou sur la marge étroite.

Ces manuscrits hautement sophistiqués s’adressaient à un public capable de remarquer les ruptures de régularité, et de chercher à leur donner un sens. Cependant, seul l’illustrateur de l’Apocalypse Getty a développé un système formel assez strict pour donner aux rares écarts une valeur expressive indubitable. Les manuscrits postérieurs sont plus sujets à l’arbitraire, comme si les lecteurs, désormais accoutumés à l’omniprésence de Saint Jean, appréciaient plus la variété (par rapport aux autres commanditaires) que la mise au point de conventions graphiques rigoureuses.



Références :
[1] « Apocalypses anglaises du XIIIe siècle », Yves Christe, Journal des Savants Année 1984 1-2 pp. 79-91
[10] L’Apocalyse du Trinity College http://sites.trin.cam.ac.uk/james/show.php?index=1199
[13] Cambridge, Trinity College, MS B.10.2 : http://trin-sites-pub.trin.cam.ac.uk/james/viewpage.php?index=58

3-4-1 La vision de Patmos : ses origines

13 juin 2019

Les spécialistes ont patiemment exploré le vaste et complexe corpus des manuscrits médiévaux de l’Apocalypse, et distingué différentes familles. Nous allons parcourir quelques exemples selon les filiations présumées, mais en nous intéressant uniquement à deux questions particulières :

  • quelles conventions graphiques régissent les représentations de Saint Jean ?
  • comment en particulier est-il représenté (ou pas) face à la Femme de l’Apocalypse [1] ?



La figuration de Saint Jean (haut moyen àge)

Je suis ici la classification en quatre familles de Peter Klein [2].


1) Le groupe carolingien : Trêves/Cambrai

 

880-900 Apocalypse de Cambrai, BM Cambrai, Ms. 386 fol 6v LaodiceeL’Eglise de Laodicée (fol 6v) 880-900 Apocalypse de Cambrai, BM Cambrai, Ms. 386 fol. 27rLa Femme et le Dragon (fol. 27r)

Apocalypse de Cambrai, 880-900 , BM Cambrai, Ms. 386

Le manuscrit le plus ancien de ce groupe est l’Apocalypse de Trêves (Trier Stadtbibl. codex 31), 800-25, copié à Cambrai à la fin du siècle. La convention graphique est simple : lorsque la miniature est sur la page gauche, Saint Jean est en bas à gauche ; et réciproquement. La figurine fonctionne en somme comme un auxiliaire de lecture, indiquant où il faut poser son doigt.

A noter que l’artiste a traduit « vêtue de soleil » en rajoutant l’astre sous le pied droit de la Femme, la Lune étant sous le gauche.


cambrai-apocalypse

La vision de la Jérusalem céleste, fol 42r

Notons que cette convention d’alternance est enfreinte lorsqu’elle contredit la convention du visionnaire,  selon laquelle celui qui voit est à gauche. C’es le cas dans cette scène où l’Ange montre à Saint Jean la Jérusalem Céleste.


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2) Le groupe Valenciennes/Paris/Bamberg

 

800-25 Valenciennes, BM MS 99 fol 15rLa multitude des Elus (fol 15r) 800-25 Valenciennes, BM MS 99 fol 23rLa Femme et le Dragon (fol 23r)

Valenciennes, 800-25, BM MS 99 [3]

Dans le manuscrit de Valenciennes, la convention est très simple : dans les miniatures où il est présent, Saint Jean se place toujours à gauche (que ce soit une page verso ou recto), à une exception près :

800-25 Valenciennes, BM MS 99 fol 31r
La Grande Prostituée de Babylone (fol 31r)

La vision scandaleuse doit forcément apparaître au plus bas de la page. Et comme le texte dit explicitement :« Viens, je te montrerai le logement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux… (Apocalypse 17:1) », l’Ange prend à gauche la place de celui qui montre, remplaçant provisoirement Saint Jean dans le rôle d’admoniteur.



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BNF n.a Lat 1132 fol 10v La multitude des elusLa multitude des Elus (fol 10v) BNF n.a Lat 1132 fol 17r La femme et le dragonLa Femme et le Dragon (fol 17r)

Paris, 900-25, BNF n.a Lat 1132 [4]

Un siècle plus tard, le copiste de Paris suit les mêmes principes (et la même exception pour la Prostituée).


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1000-20 Apocalypse de Bamberg Msc. Bibl. 140 fol 21r La troisieme trompetteLa troisième trompette (fol 21r)

1000-20 Apocalypse de Bamberg Msc. Bibl. 140 fol 29V La Femme et le DragonLa Femme et le Dragon (fol 29v)

Apocalypse de Bamberg, 1000-20, Msc. Bibl. 140 [5]

Enfin, encore un siècle après, dans le manuscrit othonien de Bamberg, Saint Jean apparaît à gauche ou à droite, sans règle particulière. Souvent il ne joue pas de rôle narratif particulier, mais permet d’enrichir les images trop vides, comme celles des trompettes. En tout cas on n’a pas toujours pas besoin de lui dans l’image-choc de la Femme avec le Dragon.


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3) Le groupe mixte

1100-50 Bodleian Library MS. Bodl. 352 fol 008v
Apocalypse de Haimo [6]
1100-50, Allemagne du Sud, Bodleian Library MS. Bodl. 352 fol 008v

Ce groupe, peu homogène, présente des iconographies vraiment bizarres. L’Apocalypse de Haimo, par exemple, se compose de quatorze feuillets extrêmement compacts, sortes de tableaux synoptiques dans lesquels le personnage de Jean n’apparaît pratiquement pas. Voici celui qui concerne la Femme et le Dragon (dans le registre inférieur).


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4) Les Beatus

Il s’agit d’une série de manuscrits espagnols, qui suivent une tradition textuelle et iconographique spécifique.


980-999 Beatus-san-millan Livre 980-999 Beatus-san-millan

Beatus de San Millan, 980-1000

La figure de Saint Jean est pratiquement absente des illustrations, sauf de celles où il joue explicitement un rôle : lorsque l’Ange lui donne un livre, ou le bénit, ou lui désigne les sept églises, ou lui montre la Jérusalem céleste.


 

 

 

 

  


Beatus de LiebanaBeatus de Lebiana (Codex de Fernando I et Dona Sancha), 1047, Bibliothèque Nationale d’Espagne, Codex Vitr/14/2 [7]

1086 Beatus de Lebiana Burgo de Osma, Archives de la Cathedrale, Ms 7 f 117vBeatus de Lebiana, 1086, Burgo de Osma, Archives de la Cathedrale, Ms 7 f 117v.

Il ne figure en revanche jamais dans l’illustration dédiée à la Femme et au Dragon, qui suit une iconographie très stéréotypée. La Femme se trouve en haut à gauche de l’image. Dans les illustrations les plus riches, elle est représentée deux fois : en haut avec ses attributs, en bas avec les ailes que l’ange lui a données pour échapper au dragon : elle symboliserait ainsi l’Eglise céleste (avec les ailes) et l’Eglise terrestre. L’image ne prétend pas reconstituer ce que Saint Jean a eu sous les yeux, mais vise plutôt à proposer un panorama conceptuel de ce qu’il a écrit :

« Les figures sont à lire selon l’ordre de la pensée et non selon l’ordre d’une réalité sensible incluse dans un lieu, un temps, un espace uniques et synthétisés » Mireille Mentré [8]



La figuration de Saint Jean (Moyen âge)


Le Liber Floridus

Cette encyclopédie médiévale a été recopiée de nombreuses fois. Certaine de ces versions comportent une représentation synthétique de l’Apocalypse, inspirée par celle des Beatus : mais l’introduction de Saint Jean en haut à gauche décale vers le bas la Femme de l’Apocalypse.


1150-99 Liber Floridus de Wolferbuttel fol 34

Liber Floridus de Wolfenbüttel
1150-99, Herzog Augustbibliothek, Gudeanus lat. 1 fol 34 [9]

Saint Jean n’est pas ici figuré en tant que visionnaire, mais plutôt en tant qu’admoniteur qui, face au spectateur, introduit la scène au lecteur.

 

 

 

 

 1260 ca Liber-Floridus-BNF Latin 8865 fol 39Liber-Floridus, vers 1260, BNF Latin 8865 fol 39

1450-75 Jean Mansel Liber Floridus Chantilly, musee Conde MS 724 folio14vJean Mansel, 1450-75, musée Condé, Chantilly, MS 724 fol 4v

De copie en copie, l’iconographie du Liber Floridus reste remarquablement stable durant trois siècles.


 

Les Apocalypses anglo-normandes

Entre 1240 et 1300, l’Angleterre a connu une exceptionnelle floraison de manuscrits de l’Apocalypse, d’abord destinés à des religieux, puis ensuite à la cour. La richesse et la complexité de ces oeuvres impose de les examiner à part (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes).



 

Les Apocalypses tardives (XIVème siècle)

Après la phase d’exploration de toutes les possibilités graphiques et sémantiques qu’offre l’introduction de Saint Jean comme héros récurrent, les illustrateurs s’assagissent et se limitent à des formules très simples.

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L’Apocalypse Corpus Christi [10]

1330-39 Apocalypse Corpus Christi MS 020 fol 27rLe Dragon à sept têtes (fol 27r) 1330-39 Apocalypse Corpus Christi MS 020 fol 43vLa Grande Prostituée (fol 43v)

Apocalypse Corpus Christi (Visio Sancti Pauli)
1330-39, Parker Library MS 020

Dans ce manuscrit extrêmement homogène, Saint Jean figure dans toutes les miniatures, dans un compartiment adjacent à gauche de l’image. Et même lorsqu’il interagit avec l’Ange, il l‘attire dans son compartiment, plutôt que de pénétrer dans l’image.



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Apocalypse Queen Mary [11]

1300-25 Royal MS 19 B XV f 20v

La Femme de l’Apocalypse (f 20v)
Apocalypse Queen Mary
Anglo-normand, 1300-25, Royal MS 19 B XV

Ce manuscrit très imaginatif rompt avec les illustrations littérales : l’artiste fait l’impasse sur le vêtement de soleil, inventant une apparition élégante et blafarde qui se découpe sur le firmament étoilée, arquée comme son croissant de lune et entourée de six figures tonitruantes.


1300-25 Royal MS 19 B XV f

Le combat contre le dragon (f 22v)

La même réapparaît deux feuillets plus loin, ailée et confirmant son affinité avec l’arc de cercle.


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Apocalypse de 1333 [12]

Français, 1333, BNF Français 13096

Ce manuscrit est très systématique, puisque saint Jean figure dans tous les couples de pages, selon deux formules seulement.


1333 Apocalypse_de_S_Jean_BNF Français 13096 fol 28rfol 33v 1333 Apocalypse_de_S_Jean_BNF Français 13096 fol 34rfol 34r

Soit, dans le cas le plus fréquent, la page de gauche laisse suffisamment de place sous le texte pour y placer l’image de Saint Jean écrivant, auquel cas il ne figure pas dans la grande miniature de droite.


1333 Apocalypse_de_S_Jean_BNF Français 13096 fol 27vfol 27v 1333 Apocalypse_de_S_Jean_BNF Français 13096 fol 28rfol 28r

Soit la page de gauche est entièrement textuelle, et la figure de Saint Jean écrivant se déporte à gauche de la miniature principale.

Cette convention très efficace pose donc Saint Jean à la fois en visionnaire (il regarde vers la droite) et en relais du spectateur à l’intérieur de l’histoire (il écrit ce que je lis).



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La tenture d’Angers

Dans le format très différent de la tapisserie, cette autre série est intéressante à étudier du même point de vue des conventions graphiques (malgré ses quelques manques).


La femme revêtue du soleil
La Femme vêtue de soleil (troisième pièce)
Hennequin de Bruges, 1373-77, Château d’Angers [13].

La Femme vêtue de soleil obéit à la convention graphique la plus fréquente : le Saint est à gauche, isolé dans un baldaquin en situation de spectateur. Une autre convention respectée dans toutes les pièces est l’alternance du fond rouge (comme ici) et du fond bleu.


La grande prostitué sur les eauxLa grande prostituée sur les eaux (5ème pièce) La prostitué sur la bêteLa prostitué sur la bête (5ème pièce)

Dans quatre cas, Saint Jean quitte son édicule pour effectuer une interaction avec un autre personnage.


Le Christ au glaive

Christ au glaive (1ère pièce)

Les âmes des martyrsAmes des martyrs (1ère pièce)

Dans un certain nombre de cas, il n’y a pas d’édicule : en général c’est pour permettre une interaction (exemple de gauche) mais pas toujours (exemple de droite).

Enfin, dans les pièces 2 à 4, six scènes sont inversées par rapport à la convention dominante : le Saint figure à droite (5 dans son édicule, 1 sans édicule).


Les deux témoinsLes deux témoins La mort des deux témoinsMort des deux témoins
Joie des hommes devant les témoinsDevant les témoins morts Les témoins ressuscitentLes témoins ressucités

Cet exemple isolé d’inversion (le seule dans la pièce 4) a une certaine valeur expressive : en rompant la continuité narrative, il attire l’attention sur l’irruption de la violence, et met en parallèle les témoins morts et les témoins ressuscités.



1373-77 Hennequin de Bruges Tenture d'Angers schema 1
Un panorama de l’ensemble montre bien l’écrasante supériorité de la formule dominante : à gauche dans un édicule. La pièce 2 concentre les inversions, comme si on avait envisagé d’alterner globalement la position du saint d’une pièce à l’autre, avant d’y renoncer.



1373-77 Hennequin de Bruges Tenture d'Angers schema 2
Dans les trois dernières pièces en tout cas, les inversions sont absentes.


Les Apocalypses du XVème siècle

Dans ces manuscrits somptueux, les artistes donnent libre cours à leur imagination et à leur virtuosité : les anciennes conventions sont remplacées par des part-pris spécifiques à chaque maître, voire à chaque manuscrit.

Nous n’allons présenter qu’un seul exemple, qui renouvelle complètement l’iconographie habituelle de la Femme de l’Apocalypse


L’Apocalypse de Jean de Berry [14]

1415 ca Morgan MS M.133 fol. 36v Femme et DragonLa Femme et le Dragon (fol. 36v) 1415 ca Morgan MS M.133 fol. 65v La Grande ProstitueeLa Grande Prostituée (fol. 65v)

Maître de L’Apocalypse de Jean de Berry ,France, vers 1415, Morgan MS M.133

L’artiste très original qui a réalisé ce manuscrit a comme parti-pris de représenter Saint Jean le moins souvent possible, et de faire l’impasse sur les détails habituels. Je résume ci-dessous l’explication lumineuse que donne Richard K. Emmerson de ces deux énigmatiques miniatures [15].

La Femme sans soleil

Dans celle de la Femme avec le Dragon, le maître a omis le soleil et les douze étoiles, mais mis en évidence son ventre de femme enceinte. Il a rajouté au centre trois mentions manuscrites : « notre dame » et « leglise » sous le ventre de la Belle, « dragon » sur le ventre de la Bête. Ces inscriptions confirment l’interprétation de la Femme de l’Apocalypse comme représentant à la fois Marie et l‘Eglise, menacées par le Diable. La couronne renforce l’interprétation mariale, tandis que la palme de martyre dans la main droite, le livre dans la main gauche, appuient l’ interprétation ecclésiale.

Pour Richard K. Emmerson, l’absence de soleil est relative au contexte politique du Grand Schisme, qui justement est en train de se terminer à l’époque du manuscrit : le dernier pape d’Avignon, Benoît XIII, est sur le point d’être déposé définitivement par le pape de Rome, Urbain VI. Or pendant son exil, Benoît XIII, autrement dit Pedro della Luna, s’était réfugié chez Louis II d’Anjou, l’oncle de Jean de Berry. Pour traduire sommairement cette image très politique : « l’Eglise aujourd’hui n’a plus de chef, mais un dragon qui attaque Pedro« 


La Femme sans étoiles (SCOOP !)

A l’appui de cette interprétation, ajoutons que les étoiles, que le dragon fait tomber du ciel avec sa queue, sont ici au nombre de douze : celles qu’il a volées à l’Eglise.


La Prostituée astrale

Trente feuillets plus loin, le maître insère une nouvelle iconographie pour la Grande Prostituée, juste avant l’image où elle chevauche la Bête écarlate. Ici, elle est assise sur une chaise curule, les pieds sur la Lune et un petit soleil coincé entre ses cornes démoniaques. Emmerson a montré que l’artiste prend à contre-pied le texte (le commentaire de l’Apocalypse par Berengaudus), qui compare pour les opposer la Prostituée à la Femme vêtue de Soleil : ici, l’image dit en somme que la Prostituée (l’Eglise de Rome) a volé les attributs de l’Eglise.

Cette interprétation politique est corroborée par le fait qu’une autre Apocalypse de la même époque (Maître des Médaillons, Ms 28 fol 100v, Musée Condé, Chantilly) reprend la même idée d’affubler la Grande Prostituée des attributs de la Femme de l’Apocalypse.



Les exemples que nous venons de voir montrent bien le dilemme des illustrateurs médiévaux de l’Apocalypse : la position naturelle de Saint Jean est à gauche, à la fois en tant qu’admoniteur et en tant que visionnaire. Mais le besoin de rompre la monotonie oblige à introduire minoritairement des inversions, parfois justifiées, souvent arbitraires.

Pour ceux qui s’intéressant à des conventions graphiques particulièrement sophistiquées, voir mon article détaillé sur la position de Saint Jeean dans les Apocalypses anglo-normandes, 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes.



Références :
 [1] Pour un panorama général des attitudes de Saint Jean dans les Apocalypses de différentes époques, voir Richard K. Emmerson, « Visualizing the Visionary: John in his Apocalypse.” dans « Visions, Dreams and Insights in Medieval Art and Thought ». Ed. Colum P. Hourihane. Index of Christian Art series. Pennsylvania State University Press, 2010. pp. 148-76.
[2] « Les cycles apocalyptiques du Haut Moyen Âge, à propos de trois ouvrages récents » Yves Christe, Journal des Savants, Année 1977, 4, pp. 225-245 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1977_num_4_1_1359
Pour une vue générale et plus récente des différentes familles de manuscrits, voir l’article de Richard K. Emmerson, « Medieval Illustrated Apocalypse Manuscripts » dans « A COMPANION TO THE PREMODERN APOCALYPSE. Ed. Michael A. Ryan.Leiden Brill 2016. Pp 21-66.
https://www.academia.edu/26039488/_Medieval_Illustrated_Apocalypse_Manuscripts._In_A_COMPANION_TO_THE_PREMODERN_APOCALYPSE._Ed._Michael_A._Ryan._Leiden_Brill_2016._Pp._21-66
[5] Apocalypse de Bamberg Msc. Bibl. 140 : http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bvb:22-dtl-0000087130
[7] Codex de Fernando I et Dona Sancha https://www.wdl.org/en/item/10639/view/1/370/
[8] Mireille Mentré, Mireille Mentré, Création et Apocalypse, histoire d’un regard humain sur le divin, Paris 1984, p. 154.
[14] Apocalypse de Jean de Berry http://ica.themorgan.org/manuscript/thumbs/77026
[15] Richard K. Emmerson “On the Threshold of the Last Days: Negotiating Image and Word in the Apocalypse of Jean de Berry.” dans « Exploring the Threshold of Medieval Visual Culture ». Ed. Elina Gertsman and Jill Stevenson. Boydell and Brewer, 2012. Pp. 11-43.
https://www.academia.edu/12207835/_On_the_Threshold_of_the_Last_Days_Negotiating_Image_and_Word_in_the_Apocalypse_of_Jean_de_Berry._Exploring_the_Threshold_of_Medieval_Visual_Culture._Ed._Elina_Gertsman_and_Jill_Stevenson._Boydell_and_Brewer_2012._Pp._11-43

3-3-3 La Vierge au croissant : l'apparition à gauche

13 juin 2019

Les cas où la Vierge au Croissant apparaît à gauche sont si rares, qu’ils méritent chacun une étude particulière. Nous allons voir qu’on trouve presque toujours une forte raison expliquant l’exception à la règle.



Les parti-pris graphiques


Le manuscrit Morgan MS M.88

1370-80 Psalter-Hours, France, Morgan MS M.88 fol. 151r
Psaultier, 1370-80, France, Morgan MS M.88 fol. 151r

La Vierge de l’Apocalyse possède bien ses trois signes : les rayons, les douze étoiles, la lune à ses pieds.

La donatrice lui adresse en français sa supplique personnelle :

« GLORIEUSE VIERGE PUCELLE
QUI DE LA TRES DOUCE MEMELLE
E LATAS TOT TRES CHIERE ENFANS (allaitas ton très cher enfant)
FAIT MA CONCIENCE SI BELLE
QUE LA MOE ARME NE CHANCELLES (que mon âme ne chancelle)
IOUR DE MON TRESPACEMENT. »

Cette personnalisation très particulière a posé problème à l’artiste, qui a eu du mal à caser le texte dans l’espace entre les personnages, prévoyant en haut une cloison verticale qu’il n’a pas maintenue jusqu’en bas. Mais pourquoi a-t-il placé, contrairement aux habitudes, la donatrice à droite de la Vierge au croissant ?

Parmi les 35 miniatures du manuscrit, seules trois autres comportent des textes, inscrits cette fois sur des banderoles.



1370-80 Psalter-Hours, France, Morgan MS M.88 fol. 14r

Résurrection de Lazare (fol 14 r)

Du Christ à Lazare :

LAZARE VENI FORAS (Lazare, sors et viens)


1370-80 Psalter-Hours, France, Morgan MS M.88 fol. 15v
Entrée du Christ à Jérusalem (fol 15v)

Des habitants de Jérusalem à Jésus :

BENEDICTUS QUI VENIT IN NOMINE DOMINI (Béni soit ceui qui vient au nom du seigneur) :

Celui de gauche est en train d’enlever sa chemise, l’autre l’étend déjà sous les pieds de Jésus

Réponse de Jésus :

SI COGNUSTES EN DIEU (?) (ainsi vous avez reconnu Dieu)


1370-80 Psalter-Hours, France, Morgan MS M.88 fol. 165r
Annonciation aux Bergers (fol 165r)

De l’Ange aux bergers :

PUER NATUS EST NOBIS (Un enfant nous est né).

On constate que l’artiste respecte chaque fois la même convention : placer le locuteur à la droite de la parole qu’il profère (sauf sans le cas des habitants de Jérusalem, où la place libre est à droite).

Cette convention personnelle est si forte qu’elle l’amène à retourner l’image dans le sens inverse de la lecture : c’est à contresens que Jésus avance vers Lazare et rentre dans Jérusalem, que l’Ange descend vers les bergers et que la donatrice vient s’agenouiller devant la Vierge de l’Apocalypse.



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Un Livre d’Heures breton

Ce manuscrit comporte deux miniatures pleine page dans lesquelles des donateurs, laïques, figurent sur la droite :

Livre d'heures a l'usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 129rFol 129r
Livre d'heures a l'usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 150rFol 150r

Livre d’heures a l’usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 13r 153v 161r

  • d’une Vierge de l’Humilité, accompagnée de deux anges musiciens et d’un ange chanteur ;
  • d’une Vierge au Croissant, encadrée par deux rideaux et deux anges musiciens, qui tend l’Enfant à huit anges en vol.

La présence des rideaux laisse supposer [0] que cette iconographie unique a été inspirée par un Mystère local.


Livre d'heures a l'usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 13r 153v 161r
Livre d’heures a l’usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 13r 153v 161r

Un donateur apparait encore à trois reprises dans le manuscrit, toujours à gauche et toujours à l’intérieur d’une lettrine.

Dans ce manuscrit, la position du donateur n’est pas déterminée par le caractère recto ou verso de la page, mais par le statut de l’image, pleine page ou lettrine.



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Les Heures de Daniel Rym

1420‒30 Book of Hours of Daniel Rym Walters Elizabeth van Munte Ms. W.166 fol 60r 61v1420‒30, Livre d’Heures de Daniel Rym, Walters Ms. W.166 fol 60r 61v

L’épouse du commanditaire, Elizabeth van Munte, est représentée agenouillée au bas de la page de droite. On remarquera qu’elle n’est pas en prières devant la Vierge au croissant proprement dite, mais devant une autre figure mariale portant trois couronnes, posée devant elle :  les trois fleurons transformés en bougeoir indiquent qu’il s’agit d’une statue. Cette solution de compromis marque bien l’embarras de l’illustrateur devant la vision sur la gauche, laquelle résulte d’une convention graphique du manuscrit : les treize miniatures pleine page qui ouvrent chaque heure se trouvent systématiquement à gauche.


1420‒30 Book of Hours of Daniel RymWalters Ms. W.166 fol 111vFlagellation, fol 110r 1420‒30 Book of Hours of Daniel RymWalters Ms. W.166 fol 112rFol 111v

Cette pleine page est la seule qui comporte un orant, placé du côté droit et qui mécaniquement prie vers la gauche : le cadre épais de la miniature exclut  la vision directe.


1420‒30 Book of Hours of Daniel RymWalters Ms. W.166 fol. 168v
Daniel dans la fosse aux lions, fol. 168v

A contrario, lorsqu’il s’agit de manifester la proximité du donateur avec son prophète éponyme, l’illustrateur l’inclut à gauche de la miniature pleine page qui lui est dédiée. Ce morceau de bravoure du manuscrit est particulièrement inventif :

  • les sept lions sensés dévorer Daniel sont montrés sous la forme de paisibles agneaux :
  • un ange amène par les chevaux le prophète Habacuc ;
  • pendant cette opération de ravitaillement par les airs, le garde s’endort sous son énorme bouclier.

Toute côté dramatique est évacué au profit d’un parti-pris d’embellissement :

  • la chaîne autour du cou du prisonnier complète élégamment son habit ;
  • le visage barbu et doré évoque probablement Dieu qui, dans le dos du garde et face au donateur, est le bouclier qui protège les deux Daniel ;
  • le donateur et le prophète se ressemblent d’ailleurs comme deux frères.



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1476 Der Graf von Waldburg kniet vor der Madonna im Strahlenkranz; illuminierte Seite aus dem Waldburg-Gebetbuch, WLB Stuttgart, Cod. brev. 1

Le comte de Waldburg devant la Vierge de l’Apocalyse
Waldburg-Gebetbuch, 1476, WLB Stuttgart, Cod. brev. 1.

On rencontre une situation comparable dans ce manuscrit, dont l’illustrateur obéit à une convention systématique : dans toutes les miniatures où il figure, le donateur est systématiquement placé à droite [1]


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1503 ca Hours of King James of Scotland James of Scotland Osterreichisches Nationalbibliothek, Vienne, ONB MS 1897 fol fol 24vLe roi Jacques IV d’Ecosse présenté par Saint Jacques priant devant Jésus, fol 24v p 56 1503 ca Hours of King James of Scotland Queen Margaret Osterreichisches National Library Vienne, MS 1897 fol 243vLa Vierge au croissant apparaissant à son épouse Margaret Tudor en prières, fol 243v p 500

Heures de Jacques d’Ecosse, vers 1503 Osterreichisches Nationalbibliothek, Vienne, ONB MS 1897

Ce manuscrit somptueux [2] est un cadeau du roi à son épouse, à l’occasion de leur mariage en 1503. Etrangement, les deux époux ne sont pas représentés en diptyque, et sont même éloignés, l’un au début et l’autre à la fin du livre.

Les deux images montrent le roi et la reine priant dans une chapelle privée, isolée par une grille. Mais les situations  sont en bien des points radicalement opposées.

Le roi prie devant un retable montrant le Christ en Salvator Mundi, éclairé par deux cierges allumés. Saint Jacques figure par rapport à lui dans la même situation que le Saint André du retable par rapport au Seigneur : en compagnon, en assesseur. Il ne s’agit pas d’une vision : simplement de la présence à ses côtés de son saint Patron en chair et en os, qui l’accompagne et garde la porte.

La reine prie devant un autel sur lequel se trouvent deux statues dorées représentant l’Annonciation. Les initiales entremêlées J et M, ainsi que le petit chien au pied de l’autel, témoignent de son amour pour son mari et de sa fidélité. Tandis que les trois cierges de la clôture sont ostensiblement éteints, le candelabre doré de l’autel porte au dessus de lui une Vierge au Croissant dans une mandorle dorée : comprenons que la Reine, par sa piété, voit la Madone lui apparaître dans la flamme du candélabre.


Un pendant distant (SCOOP !)

Le personnage derrière la reine n’est pas un saint, mais un diacre, sans doute son chapelain ou son directeur de conscience : tout comme Saint Jacques pour le roi, il joue un rôle d‘accompagnateur ; et de même que le couple saint Jacques/Jacques faisait écho au couple peint Saint André/Jésus, de même la couple diacre/Margaret renvoie au couple sculpté Ange/Marie.

La devise du devant d’autel complète celle qui était inscrite dans la miniature du Roi, pour former la devise de l’Ecosse :

« In My Defens God Me Defend » (Pour ma défense, que Dieu me défende)

On comprend alors pourquoi dans la miniature illustrant « Pour ma défense », ce sont des soldats qui montent la garde derrière la grille ; tandis que dans la miniature illustrant « que Dieu me défende », ce sont des enfants de choeur qui chantent pour faciliter l’apparition.

Ces symétries montrent que les deux miniatures ont bien été conçues en pendant, même si elles ne sont pas montées en diptyques : elles encadrent l’essentiel du texte, l’une entamant la devise d’Ecosse et l’autre la terminant :

  • le Roi est représenté en position d’honneur, à la droite du Christ en majesté qu’il a fait peindre ;
  • a Reine est représentée en position d’humilité, à la gauche de la Vierge à l’Enfant que sa piété lui fait voir.



Les panneaux votifs

1459 Pedro García de Benabarre Saint Vincent Ferrer with two Donors museu nacional d'art de Catalunya Barcelone
La Vierge au Croissant de Lune, Saint Vincent Ferrer avec deux donateurs
Pedro García de Benabarre, 1459, Museu nacional d’art de Catalunya, Barcelone

Ce panneau constituait le centre d’un retable dédié à Saint Vincent Ferrer et provient du couvent dominicain de Cervera (Segarra). Si célèbre que soit le Saint, il ne peut que figurer en position d’humilité, à gauche de la Vierge. Il est lui-même absorbé dans sa propre vision intérieure du Christ du Jugement, qui le toise sévèrement. Le texte qu’il montre est un extrait de l’Apocalypse :

Puis je vis un autre ange qui volait par le milieu du ciel, tenant l’Evangile éternel, pour l’annoncer aux habitants de la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple. Il disait d’une voix forte:  » Craignez Dieu et donnez-lui gloire, car l’heure de son jugement est venue ».

Apocalypse 14:6-7

« Timete Deum et date illi honorem: quia venit hora judicii ejus »

Saint Vincent Ferrer était célèbre pour ses sermons sur le Jugement dernier : l’image lui rend hommage en l’assimilant implicitement à Saint Jean pendant sa vision, et à l’Ange tenant le Livre.

Les donateurs se placent au pied du saint pour implorer l’Enfant : « Sauve-nous Seigneur Jésus », lequel leur répond « Je vous sauverai ».

Tout se passe comme dans un tableau votif ordinaire, avec les donateurs en position d’humilité présentés par un Saint Patron. Le sous-thème du Jugement a conduit à ajouter à Marie deux attributs apocalyptiques (le vêtement de soleil, le croissant sous les pied) mais l’absence des douze étoiles, la pomme qu’elle tient et sa très longue ceinture montrent qu’elle n’est pas que cela : lévitant sur son croissant, mais à hauteur du Saint et dans la même pièce que lui, elle est à considérer comme une présence réelle : l’apparition surnaturelle est ici celle du Christ du Jugement, dans sa mandorle de nuages.



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1495-1505 Sternberk Schlosskapelle
Vierge au croissant de lune avec un moine en prière
1495-1505, Chapelle du château de Sternberk, République tchèque

Le texte de la banderole implore l’intercession de Marie auprès de son fils (« Domina inquiere quia audit filius tuus. Ut … ab eo… inpetrabis »). L’Enfant répond favorablement en offrant sa pomme au moine.

Nous sommes ici encore devant un classique tableau votif : la Madone est habillée à la mode de l’Apocalypse, mais posée sur le sol, de plain pied avec le donateur.


sb-line

1489 Heures a l'Usage de Rome Jean du Pre reproduit dans Claudin tome 1 p 245
Heures à l’usage de Rome, Paris,
Incunable de Jean Du Pre, 1489

Selon A.Claudin qui reproduit cette gravure ([3], p 245), l’homme agenouillé « dans un pré » n’est autre que l’imprimeur Jean Du Pré lui-même, en position d’imploration (« Mater dei memento mei »). Il est clair que l’écu laissé en blanc pouvait être personnalisé par chaque acheteur : l’arbre verdissant auquel il est attaché illustre, en contraste avec l’arbre mort et le chien endormi, l’efficacité de la prière. Le dévot ne regarde pas la Vierge qui au loin veille sur la ville, derrière l’arbre et la banderole : il la contemple dans une vision intérieure, ce qui explique l’« infraction » à la convention du visionnaire.

Cette Vierge n’a d’ailleurs rien d’apocalyptique : c’est seulement une apparition céleste, entourée de rayons et de nuages. Elle figure une seconde fois en haut à gauche, cette fois dans un bateau qui symbolise Paris. Dans les bandes de gauche et d’en bas, huit femmes et deux prophètes accompagnent le donateur dans sa prière :

Glorieuse Vierge Marie
A toy me ren(d)s si te prye,
Que tu me veuilles ayder
En tout ce que iaray mestier (j’aurai besoin).
Doulce dame débonnaire
De tous bienfaicteurs exemplaire.


1489 Heures a l'Usage de Rome Jean du Pre reproduit dans Claudin tome 1 p 247
Litanies de la Vierge ([3], p 246)

La Vierge au croissant apparaît un peu plus loin dans le livre, cette fois comme symbole de l‘Immaculée Conception (comme le précise le texte).



Autres cas

Je n’ai trouvé que ces quelques cas tardifs dans laquelle la Vierge au Croissant apparaît à gauche (ou au dessus) du donateur : l’image a perdu toute notion de vision apocalyptique, et n’est plus qu’une représentation standard de l’Immaculée Conception.

1500-24 Mary with child in a mandorla, SS Hieronymus and Barbara with a founder coll privImmaculée Conception avec Saint Jérôme, Sainte Barbe et une donatrice
1500-24, collection privée

1525,_ Madonna_Immaculata_with_donor,_c._stained_glass_-_Museum_M_-_Leuven,_Belgium_-_DSC05000Immaculée Conception avec une donatrice 1525, vitrail, Museum M.Leuven, Belgique 

1517-50 Pieter Coecke van Aelst Coll priv

Triptyque de l’Immaculée Conception, entre saint Jean-Baptiste et un donateur
Pieter Coecke van Aelst, 1517-50, Collection privée

1500 Priester Hieronymus Winkelhofer. Lachmueller Haus Brixen

Immaculée Conception avec Saint Jérôme et le prêtre Hieronymus Winkelhofer
1500, Lachmueller Haus, Brixen

Dans ce dernier cas, la position du donateur à gauche s’explique par la place d’honneur laissée au Saint patron.



Références :
[0] Diane Booton, The Fifteenth-Century ‘School’ of Rennes Reconsidered, 2005, Gesta https://www.academia.edu/304299/The_Fifteenth_Century_School_of_Rennes_Reconsidered?email_work_card=view-paper
[2] On peut le consulter ici : http://data.onb.ac.at/dtl/3044203
[3] Anatole Claudin, « Histoire de l’imprimerie en France au XVe et au XVIe siècle », 1900, Tome Premier
https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48796-histoire-de-l-imprimerie-en-france-au-xve-et-au-xvie-siecle-tome-premier.pdf