11 Débordements pré-eckiens
Dans les ateliers flamands du début du 15ème siècle se développe un style spécifique, dit pré-eckien, qui s’éloigne des idéalisations gothiques. C’est l’occasion d’un dernier tour de pistes des débordements, avant leur abandon définitif.
Article précédent : 10 Débordements dans le gothique international
En aparté : les effets tridimensionnels
Ces effets ne doivent pas confondus avec des débordements
Cy nous dit
L’apparition du Christ à sa mère, fol 44r
1390-1410, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 [86]
Toutes les images de ce manuscrit s’inscrivent dans des cadres en creux, simulant un éclairage venant du haut à gauche. Les personnages sont posés dans l’épaisseur du cadre, sans ombre portée.
Le Psautier de Beaufort
L’Annonciation entre John Beaufort et son épouse Margaret Beauchamp
Herman Scheerre, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 23v
Le remplacement du cadre par un édicule tridimensionnel rend l’image bien moins transgressive que celle des Heures de Marie de Gueldre (voir 10 Débordements dans le gothique international) : ici, les donateurs ne traversent pas le cadre, mais sont simplement positionnés au premier plan. Cet intérêt pour le rendu spatial se voit dans les enroulements alternés de feuilles d’acanthe et de parchemin, dans l’épaisseur des pilastres.
Sur la draperie verte du prie-Dieu de la Vierge se surimprime en lettres d’or la devise d’Herman Scheerre, un enlumineur d’origine flamande installé en Angleterre :
Tout est facile si l’on aime. Qui aime ne souffre pas. |
Omnia levia sunt amanti. Si quis amat non laborat |
Quoiqu’en disent habituellement les commentateurs, le cloisonnement entre l’espace profane et l’espace sacré reste ici de rigueur, sauf pour l’ange, seul habilité à ce type de communication : son pied droit traînant sur le bord suggère qu’il vient juste de rentrer dans l’édicule.
Saint Georges et le dragon, Maître de Beaufort, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 5v
Toutes les autres miniatures pleine page du manuscrit, réalisées par un illustrateur flamand, suivent le même principe : pas de débordements, mais tout un monde régi par de stricts rapport spatiaux, circonscrit à cette niche prismatique (réduite parfois à un retable plat) : elle même vient en avant du cadre empli de motifs florissants, à la manière d’un drap d’honneur. Tout le manuscrit est irrigué par la recherche du réalisme spatial.
Le Maître du cycle de l’Enfance Morgan (1405-25)
Cet atelier est l’auteur de quatre manuscrits, très disparates par la technique mais qui comportent de nombreuses similarités, notamment dans la composition des scènes [87]. Un de ces manuscrits est très atypique, autant par le choix et la répartition des miniatures que par leur mise en page unique.
1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005 fol 45v | Vers 1350, Historienbibel, St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r e-codices |
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Adoration des Mages
Toutes les scènes sont portés par une sorte de plateforme verte, à la tranche bien marquée.
Pour James H. Marrow ([87] , p 78), l’origine pourrait en être des manuscrits populaires germaniques transmis en Hollande via le Rhin, tel celui de l’image de droite.
Le partage du manteau du Christ, fol 119v | La donatrice devant la madone, fol 155v |
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1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005
Lorsque l’atelier hollandais rajoute derrière certaines images un fond d’or, des hors-cadre se créent, mais de manière non intentionnelle : tandis que les débordements visent à isoler un élément pour le soumettre à réflexion, c’est ici la totalité de l’image qui surgit en avant de la page. Par un cheminement différent, on est en somme parvenu au même effet que les enlumineurs bolonais, un siècle plus tôt, avec leurs plateformes théâtrales (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).
Le fait que ce manuscrit soit le seul des quatre sont le texte n’est pas en latin, mais en hollandais, est typique du mouvement de la devotio moderna, qui cherchait à encourager une approche émotive des images pour un public plus populaire : ces scènes servies pour ainsi dire sur étagère y concourent certainement [88].
Les miniaturistes pré-eckiens ( 1380-1420)
Le terme « pré-eckien » est employé pour les ateliers flamands, pour la plupart à Bruges, où se développe un style spécifique, qui s’éloigne des idéalisations gothiques : en tant qu’accident au decorum de la page, les débordements font partie de ce nouveau vocabulaire graphique.
Les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville (Artois)
L’enfer, fol 149r | Les âmes des damnés punis en enfer, fol 150v |
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1400-10, Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, France du Nord, Bruxelles KBR ms. 10176-10178
Ce manuscrit très original [89] ne présente des débordements qu’à la toute fin de l’ouvrage, à partir de cette représentation de l’Enfer comme une sphère difforme, décentrée, et hérissée d’arbres sales : comme si la laideur graphique exprimait l’horreur du lieu.
Vient tout de suite après cette image terrifiante d’un diable en hors cadre, lacérant de son crochet les damnés qui semblent illustrer un manuel de pendaison (y compris par la langue pour les menteurs).
L’histoire se poursuit par une série d’images où Guillaume visite les diverses catégories de supplices, accompagné par un petit ange qui volète à travers le cadre dans son dos, comme pour le retenir de tomber dans l’image. Dans toute cette section du texte, le cadre se comporte en somme comme une cage protectrice, empêchant l’Enfer de déborder.
La Legenda aurea de Glasgow (Groupe Glasgow-Rouen)
Ce manuscrit sans précédent introduit des iconographies nouvelles, qui seront ensuite diffusés dans toute la production brugeoise.
Saint Jacques
1400-10, Legenda aurea (Bruges) Glasgow Ms Gen 1111
La mise en page ressemble beaucoup au « Cy nous dit », par la variété de ses images et par l’adoption d’un cadre en relief, ici encre éclairé du haut à gauche : certains personnages y posent les pieds et les armes s’en échappent, dans un effet dramatique de surgissement. On remarquera que l’illustrateur éprouve une certaine gêne quant à cette spatialité : pour la tête du bourreau de gauche, plutôt que de la faire déborder vers l’avant ou de la masquer derrière le cadre, il a choisi un compromis étrange : modeler le cadre autour de la tête, comme si sa matière était molle.
Saint Jean | Saint Christophe |
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Le traitement des auréoles n’est pas totalement homogène : Saint Jean , tout comme l’enfant Jésus, de trouvent en arrière de l’image : mais dans un cas l’artiste a choisi le cadre dur, dans l’autre le cadre déformable.
Saint Thomas | Sainte Marthe | Saint Matthieu |
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De la même manière, l’auréole de Saint Thomas s’imprime très profondément dans le cadre tandis que celle de Sainte Marthe est masquée, passant quasiment inaperçue : peut-être pour ne pas contrarier, par un second débordement, l’effet de profondeur de la tarasque. Enfin l’auréole de Saint Matthieu, solide et non plus rayonnante, passe carrément devant le cadre.
On voit que la formule du cadre en relief, tout en ouvrant de nombreuses possibilités, comportait aussi sa part de casse-tête : raison pour laquelle, au final, très peu de manuscrits pré-eckiens l’ont adoptée.
Saint Ambroise | Saint Julien |
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Dans le cas du mobilier, écritoire ou lit, le cadre tridimensionnel ne pose aucun problème.
Saint Alban | Epiphanie |
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Il est même propice à des effets narratifs, mettant en évidence :
- les deux couronnes de Saint Alban, roi et martyr
- le banc sur lequel Joseph s’est assis à l’écart, pour réchauffer le gruau pour le bébé (voir – La chaleur de Joseph).
Saint Hubert | Saint Pierre |
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Mais dans quelques images, le cadre perd son statut d’objet et se laisse déborder par un arbre ou une robe, sans aucune justification spatiale.
Saint Adrien | Saint Michel |
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La posture de Saint Adrien risquant un pied à l’extérieur peut encore se justifier, d’autant plus que ce débordement attire l’attention sur sa main coupées sur le billot, à son aplomb.
En revanche la posture de Saint Michel, avec son pied posé sur rien et surchargé par son propre nom, échappe à tout réalisme. Sitôt qu’une convention semble s’établir, l’artiste s’ingénie à la prendre à rebours, comme pour tester toutes les libertés de la formule.
Saint Clément | Saint Paul Ermite |
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Ce caractère ludique, qui est un des charmes des artistes pré-eckiens, est encore plus visible dans le toit d’ardoise qui remplace le bord supérieur du cadre, ou le mur de l’ermitage qui fusionne avec le bord droit, dans une géométrie impossible.
Le Livre d’Heures de Rouen (Groupe Glasgow-Rouen)
L’autre grand manuscrit de cette école, dite de Glasgow-Rouen [90], est un Livre d’Heures où le cadre reste encore un trompe-l’oeil, mais beaucoup plus plat, ce qui facilite tous types de débordements.
Saint Georges et le donateur devant la Madone, fol 12v | Annonciation, fol 13r |
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Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.
Ce bifolium met en regard les deux types de cadre : imitation pierre ouvragée pour la miniature pleine-page, imitation bois doré pour la miniature de plus petite taille.
Côté pierre, l’illustrateur a rajouté en avant du retable un petit îlot rocheux sur lequel s’entassent l’ange écuyer juché sur le dragon aplati, le saint patron et le donateur : cet ilot reste néanmoins dans un rapport spatial ambigu avec le cadre, puisqu’il est masqué par le quadrilobe doré, alors que ce devrait être l’inverse. Cette « erreur » facile à corriger est probablement volontaire : le donateur peut tout aussi bien se voir présenté à la Vierge en chair et en os, au travers d’un seuil matériel, qu’en image, au travers d’une frontière virtuelle qui n’existe que dans son livre.
De la page verso à la page recto, on notera l’effet d’écho entre le donateur, lançant son phylactère depuis l’extérieur du jardin clos, et l’Ange qui fait de même, mais à l’intérieur de la chambre.
Saint Christophe, fol 118v | Fuite en Egypte, fol 53v |
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Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.
Les débordements deviennent ici de purs jeux graphiques :
- manteau géant de Saint Christophe emporté par le vent, imitant le petit manteau de l’Enfant ;
- arbre planté en haut d’une montagne, pourtant sensée se trouver en arrière-plan.
On notera dans cette image un autre amusant effet d’écho, entre Joseph, qui retourne sa gourde pour en tirer les dernières gouttes (sous-entendant qu’il a donné le reste à Marie et à l’Enfant) et le petit singe qui l’imite juste en dessous.
On en vient à se demander si le ressort caché de ces débordements n’est pas de combiner, dans le même espace graphique, l’esprit de sérieux des images encadrées et l’esprit de fantaisie des drôleries.
St Georges, fol 114v | Saint Jean Baptiste, fol 102v |
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Dans la première image, les deux troncs à l’aplomb l’un de l’autre imitent verticalement les deux tronçons de la lance, qui perce le monstre orthogonalement.
Dans l’autre image, la lanterne en suspension immatérielle en dessous du second arbre se retrouve dans plusieurs manuscrits flamands : elle signifie que Saint Jean Baptiste est la lanterne du monde ( [91], p 155).
Par symétrie avec l’arbre situé au dessus de la lanterne, l’arbre de gauche attire l’attention sur la forêt touffue, en contrebas. A la manière des oriflammes débordant au dessus des scènes de bataille, ces deux arbres pourraient bien signaler les deux camps en présence : un Paradis inaccessible et un désert escarpé, mais sur lequel s’est levé une lumière.
Un écho dans le Brabant
Ruysbroeck et un copiste
1420, Frontispice de Ruysbroeck, « Du tabernacle spirituel » (Brabant) Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2v
Ruysbroeck couche ses inspirations sur une tablette de cire, un copiste les transcrit sur parchemin, les pages forment un livre rouge d’où la sainte parole s’écoule, comme l’eau de la source rouge. Les frondaisons qui débordent au dessus de cette terre arrosée illustrent la fécondité de la parole du mystique, tout en témoignant de l’influence à distance du style pré-eckien brugeois.
Les devanciers du groupe Mets
Le Maître de la Mazarine
Annonciation, fol 31r | David et le Seigneur, fol 116r |
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Maître de la Mazarine, vers 1415, Heures dites de Joseph Bonaparte, BNF Lat 10538
Cet enlumineur parisien, probablement d’origine flamande, est le seul à se risquer à des compositions aussi spectaculaires : il ne s’agit pas à proprement parler de débordement (puisque le cadre n’est pas matérialisé) mais de l’inverse : l’invasion de l’image par le fond décoratif, dont les rinceaux dorés apparaissent par tous les jours de l’architecture.
Ce procédé graphique, qui s’inscrit parmi les expériences du temps sur la miscibilité entre cadre et image, n’aura pas de lendemain : peut être parce qu’il ne permet pas, à la différence des débordements, de mettre l’accent sur tel ou tel détail significatif.
Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur
Le Livre d’oeuvre de Jean sans peur est une oeuvre somptueuse qui a la particularité d’avoir été un des rares manuscrits flamands dans la bibliothèque du Duc de Bourgogne Jean sans Peur. Il s’écarte du courant pré-eckien par la variété de ses cadres, qui échappent au sempiternel modèle brugeois, bicolore et ponctué aux quatre coins de quadrilobes dorés [92]. En de nombreux points, il se révèle influencé par les maîtres du groupe Rouen ([91], p 155).
Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre, fol 191v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055
Le maître pratique à la fois :
- le procédé éprouvé des drôleries marginales faisant écho à la scène centrale, avec l’estropié montrant son pied sanglant et la mendiante sa sébile ;
- le procédé du débordement, tout juste remis au goût du jour, qui met en pendant le genou fringant du cheval et la patte amputée de l’infirme.
La Mise au Tombeau, fol 51v | L’Office des morts, fol 204v |
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1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055
Ici c’est une pleurante et un moine à chapelet qui escortent la Mise au Tombeau, et Saint Michel qui repousse le démon loin des âmes, sous l’Office des morts. On notera dans cette seconde miniature le motif du sol découpé en dents de scie.
La Pentecôte, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v | La Madone entre Sainte Catherine et Sainte Agnès, 1400-10, Groupe Rouen, Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, MS 57 fol 55v IRHT |
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On retrouve le même motif, cette fois débordant, au dessus d’une drôlerie représentant Lohengrin avec son cygne (allusion probable à la famille de Clèves, qui prétendait en descendre).
Ce motif crée un lien avec le groupe de Rouen dont un enlumineur de la décennie précédente avait inventé le même dispositif (image de droite) : une sorte de Conversation sacrée surplombe un jardin peuplé d’anges, occupés à des occupations variées. On remarquera que les donateurs restent à l’extérieur du cadre, et que la femme se trouve à gauche, inversant l’ordre héraldique. Ses vêtements de deuil suggèrent qu’elle était probablement morte, un des cas pouvant expliquer cette inversion (voir Couples irréguliers).
La Trahison de Judas, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36v | Saint Sébastien, 1420-30, Morgan Library MS M.439 fol 27v |
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Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur pratique les débordements pré-eckiens les plus usuels : personnage situé au premier plan et arbre à l’arrière-plan, dans une contradiction graphique déjouant la spatialité.
On retrouve exactement le même dispositif dans le second manuscrit qui lui est attribué, à la Morgan Library.
Jugement dernier, fol 130v | Fol 131r |
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1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055
Dans ce bifolium très original, le donateur, protégé à l’intérieur de l‘initiale D de Domine, contemple le Jugement dernier depuis le mauvais côté, celui des Damnés. Tandis que ceux-ci sont extraits violemment de l’image en passant sous le liseré doré, le cadre s’ouvre sur la gauche aux Elus qui empruntent l’escalier du Paradis, attendus en haut par Saint Pierre.
La présentation au Temple, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107v
Cette image construit elle-aussi un édifice dans la marge : un chapelain tire la corde de la cloche, mise en évidence par le débordement du clocher. De là, l’oeil redescend jusqu’aux statues dorées de l’Ange et de Marie, qui président à la Présentation de l’Enfant : on comprend que la cloche sonnée dedans et dehors constitue une nouvelle Annonciation, non plus intime mais universelle.
Le Couronnement de Marie, fol 123v | Saint Jacques le Majeur, fol 183v |
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1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055
On notera dans la première miniature la forme en faux des ailes des anges, qui débordent comme il se doit. Le hors-cadre prétend aussi à accentuer la profondeur, en déployant en avant-plan un perchoir pour un ange harpiste.
Mais l’esprit ludique n’est jamais loin : la plateforme devant Saint Jacques sert surtout à attirer l’attention sur son pied nu, peu propice aux pèlerinages.
Le soulier qui lui manque se retrouve juste en dessous, au bout d’un bâton qu’actionne un compère aux yeux bandés, dans un jeu de casse : les autres joueurs font des gestes d’effroi pour l’empêcher de frapper la plateforme, preuve que, dans la charte graphique de l’artiste, drôlerie et débordements se partagent le même espace.
Nativité, fol 89v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055
Ici deux des trucs de l’artiste se combinent astucieusement :
- le prolongement narratif, avec les bergers dans la marge ;
- le débordement ludique, avec l’aile bleu de l’ange qui passe sous le rideau, puis sur le cadre [93].
L’idée est sans doute que les bergers risquaient un oeil par la fente, avant que l’ange ne tire carrément le rideau.
Un élément important est le rideau noué, placé à un endroit impossible (il devrait être pendu au coin). Au mépris de tout réalisme, l’artiste l’a placé à l’aplomb du ventre de Marie (et du bébé dans le bassin) : il s’agit de la métaphore du rideau utérin, un des exemples les plus patents (et les plus méconnus) du symbolisme déguisé qui se développe à l’époque (voir 2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)).
Non seulement l’artiste la connaît, mais il présume que le lecteur la connaît aussi, et s’amusera de cette caricature.
Saint Christophe, fol 178v
Cette miniature, très admirée et commentée d’un point de vue stylistique ([91] , p 149), n’a pas reçu toute l’attention que sa composition méritait. Le bord droit a été remplacé par une falaise à deux étages, aux proportions bizarrement inversées :
- en centre, une anfractuosité, avec un ours levant la tête vers une chouette perchée sur un arbre – une scène totalement étrangère à la légende de Saint Christophe et à son iconographie ;
- en haut, une vaste plateforme enclose par une barrière, avec l’ermitage et l’ermite tenant une lampe, qui sont des détails habituels de la scène.
L’arbre du haut déborde, selon le tic habituel des pré-eckiens. L’attention est ainsi attirée sur le trio arbre/ermite/lanterne, qui fait écho au trio arbre/ours/chouette de l’étage inférieur (flèches bleue). Puisque la chouette, oiseau de nuit, est l’antithèse de la lanterne et l’ours, bête sauvage devant sa grotte, l‘antithèse de l’ermite devant sa chapelle, on en est amené à associer l‘étage chrétien, de taille géante , à l’Enfant Jésus (cadres verts), et l’étage sauvage, de taille réduite, au géant Christophe (cadres oranges).
Ainsi la paroi rocheuse transcrit, avec ses deux étages en croissance, une transformation continue : le passeur, en sentant l’Enfant devenir de plus en plus lourd sur ses épaules, passe de sauvage à saint.
Le Maître des Heures de Daniel Ryms
Dans ce manuscrit réalisé pour un riche bourgeois de Gand, l’enlumineur se montre dans la continuité du Maître du Livre d’heures de Jean sans peur. Il revient néanmoins à une organisation plus traditionnelle de la page :
- les drôleries s’autonomisent par rapport à l’image principale ;
- les cadres deviennent luxuriants ;
- les débordements s’atrophient.
L’enrichissement graphique se concentre désormais dans des détails à l’intérieur de l’image.
La Trahison de Judas, fol 106v | Le Portement de Croix, fol 113v |
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1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166
Ces deux pages habituellement propices aux débordements illustrent bien leur régression.
Dans la Trahison de Judas, ni Malchus ni l’arbre ne sortent du cadre. Seule la lanterne éteinte déborde : elle forme couple avec la lanterne allumée tombée par terre, et désigne Judas, juste en dessous, comme le disciple qui n’éclaire plus. L’invention va vers un détail nouveau : l’oreille de Malchus dans la main droite du Christ ([91], p 192).
Dans le Portement, l’extrémité de la croix ne déborde pas : seul un marteau passe en hors champ à droite, presque à regret. Si l’arbre déborde, c’est parce qu’un spectateur est monté dessus, dénoncé par un enfant à un soldat qui le vise de la lance : cette scène hors contexte fonctionne presque comme une drôlerie qui serait dissimulée dans l’image. Dans le bas de page se développe une autre drôlerie : une homme sauvage fait face à une femme-fleur qui brandit sa quenouille en le traitant de paillard. L’enrichissement graphique se concentre à l’intérieur de l’image, avec le moulin qui fait écho à la croix et le motif nouveau de l’enfant qui frappe le Christ de son gourdin ([91], p 195).
A la réflexion, la drôlerie inférieure se révèle moins indépendante qu’elle ne le paraît : l’homme sauvage lève les bras avec désespoir vers le bambin qui lui a volé son gourdin et la femme avec sa quenouille, nargue le gourdin manquant.
Le Jugement dernier, fol 41v | La Flagellation, fol 111v |
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1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166
Ces deux pages illustrent bien comment la luxuriance des cadres fait obstacle aux débordements.
Dans le Jugement dernier sortent à peine les ailes en faux des anges, la fleur du lys et le pommeau de l’épée : le débordement bleu du manteau se perd, délibérément, dans le revers bleu d’une feuille.
Dans la Flagellation, les fouets débordent chichement et la statue païenne qui, au tout premier plan, justifierait pleinement un débordement spatial, donne lieu à un décrochement dans le cadre : seule manière de la mettre en évidence au milieu des vignetures dorées.
L’Homme de douleurs et les instruments de la Passion, fol 109v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166
Cette image douloureuse fait pendant à l’image glorieuse du Christ du Jugement : même couronne d’épines vert cru, même manteau bleu. Mais celui-ci s’est transformé en une sorte de corolle à cinq pointes, image abstraite de la Douleur terrestre – les cinq plaies – par opposition à la gloire céleste qu’expriment, en haut de l’image, les têtes d’ange du même bleu.
Le débordement des dés attire l’oeil. Les deux sont truqués : l’un a deux faces Quatre, l’autre des faces Deux et Cinq qui ne sont pas opposées. De même que l’or dénonce la trahison de Judas, les dés dénoncent la fausseté des adversaires du Christ.
L’Annonciation, fol 1v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166
Des fleurs géantes, traitées de manière illusionniste, envahissent les marges : au point que l’ange, aux mêmes couleurs vert et or, ses fines ailes bleues traînant derrière lui comme des antennes, semble un insecte qui aurait sauté de la fleur dans l’image – tout comme l’enfant Jésus descend telle une abeille depuis la fleur située derrière Dieu le Père.
Le long phylactère qui réifie le cadre en s’enroulant de lui, sans oser aller plus loin, semble un clin d’oeil de l’artiste au lecteur, lui signalant cette esthétique du débordement refoulé.
Daniel Ryms devant le prophète Daniel, fol 168v.
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166
Le clou du manuscrit est cette image frappante, où deux débordements se répondent :
- en bas à gauche celui du donateur, déployant son phylactère vers son saint patron ;
- en haut à droite, celui d’Habacuc véhiculé par un ange jusqu’au prophète enfermé dans la fosse aux lions.
L’un lui offre ses prières, l’autre apporte des victuailles.
On notera l’inventivité graphique des sept lions transformés en brebis. Le soldat endormi est un détail typologique soulignant que Daniel sortant de la fosse préfigure le Christ sortant du tombeau. Le bouclier anthropomorphe, au profil sévère, est peut être une métaphore de Dieu protégeant les deux Daniels.
Le groupe de Guillebert de Mets
La somme impressionnante de Dominique Vanwijnsberghe et Erik Verroken [91] a permis de démêler les différents artistes appartenant à ce groupe. Le nom de « Maître de Guillebert de Mets » est désormais réservé à la main A, celle d’un artiste prolixe qui recopie les modèles de différentes écoles :
« La main A… trouve ainsi sa place à l’intersection des deux pôles artistiques qui donnent alors le ton dans la partie ouest des anciens Pays-Bas : Bruges et Tournai. C’est sur ce substrat artistique et technique que le Maître de Guillebert de Mets assimile et digère des compositions et motifs venus de France. » ([91], p 336)
Cet artiste marque le reflux presque total des débordements pré-eckiens, repoussés par la saturation des marges.
Les débuts du Maître de Guillebert de Mets
Le Massacre des Innocents, Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130v | Le Meurtre de Thomas Beckett, 1420-30, Morgan MS M.46 fol. 25v |
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Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre d’Heures (Gand)
Dans plusieurs Livres d’Heures qu’il produit au début de sa carrière, on ne rencontre plus que le débordement de l’épée, désamorcé par la prolifération des vignetures.
Le Jugement dernier, fol 56v
Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112
Les donateurs rentrent dans le cadre, qui n’est plus traversé que par les trompettes à phylactères et par les ailes des anges avec un certain laisser-aller (tantôt par dessus le liséré, tantôt par dessous). On sent que la question de la perméabilité du cadre, qui avait tant travaillé les générations antérieures, est une affaire classée.
Le Maître au ciel d’argent
Ce nom désigne désormais la main B du groupe Mets, chez qui les débordements sont tout aussi limités.
Bruxelles, KBR ms 10772 fol 13v | Bologne, BUB MS 1138 fol 25v |
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Crucifixion, Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand)
Dans la Crucifixion des Heures de Bruxelles, seules débordent l‘auréole de Dieu le père, les pointes des lances et les âmes des deux larrons. Ce qui produit une discordance de taille entre le petit ange extracteur d’âme et les grands anges décoratifs de la bordure.
Dans la Crucifixion des Heures de Bologne [94], tous ces débordements ont été éliminés. La bordure s’étoffe avec la figure de la donatrice, et avec la drôlerie narrative des soldats jouant le manteau aux dés.
Annonciation, fol 50v | Trahison de Judas, fol 13v |
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Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand) Bologne, BUB MS 1138
Les autres pages des Heures de Bologne ne présentent que des débordements éculés :
- ailes et rubans soulignant l’avancée de l’ange dans la chambre,
- portillon du Jardin des Oliviers, substitut affaibli du débordement de Malchus.
La recherche graphique va dorénavant à l’enrichissement de la bordure, et à la mise en correspondance des images pleine page, au verso, et des lettrines historiées qui leur font face, au recto, selon des typologies extrêmement originales ([91], p 383).
L’apogée du Maître de Guillebert de Mets
Maître de Guillebert de Mets, 1450-55, Livre d’Heures Getty, Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v-138r
A la miniature pleine page du Jugement dernier fait face dans la lettrine historiée le Roi David en pénitence, dans ce bifolium extraordinaire qui introduit le Psaume pénitentiel.
Les débordements se limitent aux trompettes et aux phylactères surabondants, qui traversent le liséré doré tantôt dessus tantôt dessous, selon toutes les combinaisons possibles. Des iris géants prolifèrent dans la bordure, parfois passant devant le cadre.
« Toutes ces plantes sont puissamment modelées, irréelles mais peintes avec un art consommé de l’illusionnisme, qui donne déjà l’impression, quarante ans avant la vogue des marges ganto-brugeoises, d’avoir été posées sur la surface nue du parchemin par un esprit inventif. » ([91], p 307)
A gauche du Jugement dernier, un iris vert héberge les Elus sous une tente, à droite un iris bleu absorbe les Damnés dans sa bouche infernale : communication à distance qui n’a plus rien à voir avec les débordements du Maître des Heures de Jean sans peur, soucieux de conserver un cheminement continu entre l’image et ses marges.
Modernistes au début du siècle chez les miniaturistes pré-eckiens, les débordements sont devenus au milieu du siècle un résidu archaïque, supplanté par des modes d’expression plus complexes.
https://essentiels.bnf.fr/fr/image/c41a7e14-e427-45f3-a46e-54139d5a5a44-vierge-alitee-sages-femmes-lavant-enfant-jesus-et-arrivee-bergers-dans-chambre-naissance
https://books.google.fr/books?id=8EQ3DwAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=a+rod+on+which
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