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3 Sirènes de joie : H.J.Draper


Dix-huit ans après Waterhouse, H.J.Draper produit un remake où le respect de l’archéologie des Sirènes tient moins de place que  celui de leur anatomie.

Aussi, lors de sa présentation à l’Academy, l’oeuvre fut fraîchement reçue par les puristes. Le Times jugea bon de rappeler que « les sirènes d’Homère n’ont rien à voir avec les sirènes conventionnelles, elles ne grimpaient pas sur les bateaux : c’étaient des êtres à la forme non précisée, qui étaient assises dans un pré et chantaient ».

Ulysse et les Sirènes

Herbert James Draper, 1909, Ferens Art Gallery, Kingston Upon Hull

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Draper après Waterhouse

Pour éviter le plagiat, Draper a inversé à nouveau le sens de la marche du bateau (de droite à gauche), resserré le cadrage et économisé sur le casting, en réduisant au minimum les effectifs.

Il reste  trois sirènes pour six marins : toujours le même rapport du simple au double qui semble habiter l’inconscient masculin des illustrateurs, de l’Antiquité jusqu’à nos jours…


Les rameurs

Sirenes_Ulysse_Draper_Marin Coupé

On voit au total quatre rames et quatre rameurs complets  : celui dont le buste est au fond  à gauche du mât pouvant être  bizarrement recollé avec celui qui se trouve à droite du mât (mains, genoux et rames). Et donc compté, si on veut,  pour un seul individu…


Les rames

Ce ne sont pas des cylindres prosaïques, comme les rames de Waterhouse : plus courtes, effilées et incurvées par l’effort, leur forme aérodynamique les apparente à la queue flexible de la sirène.


Les trous des rames

Les trous sont élargis en bas, selon une forme à la fois plus esthétique et plus fonctionnelle qu’un simple cercle.

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Ce raffinement touche également la décoration extérieure :  le trou de la dernière rame est orné d’un motif ailé bizarrement organique, dans le plus pur style Art Nouveau, qui remplace agréablement  les antiques mufles de lion de Waterhouse. Ce motif fait penser aussi à une paire d’oreilles, de sorte qu’on en vient à se demander si les trois trous de rames visibles ne sont pas sensés évoquer les  trois bouches hurlantes des sirènes : métaphore qu’il vaut mieux ne pas trop fouiller, les trous traversés par les rames pouvant, par un effet collatéral du symbole, échapper à l’intention innocente du peintre.


Draper Wrath of the Sea God

Draper, La colère du Dieu de la Mer, Collection privée

Dans une autre galère de Draper, le même motif plus explicite orne les rames-gouvernail, qu’une corde retient (comme chez Waterhouse). A la proue une croix de Saint André voisine avec une swastika, collision qui ne manquera pas dans quelques siècles d’éveiller des interprétations hasardeuses.

Le pilote manquant

A l’arrière du bateau, pas de pilote ni de gouvernail visible : tout l’équipage est tourné à contresens de la marche, comme si la sirène montée sur le château arrière s’était substituée au pilote. Pilote que nous retrouvons peut-être dans la figure du marin qui, juste derrière Ulysse, est en train de l’entourer d’une nouvelle corde.


Ulysse halluciné

En compensation de sirènes peu académiques, Draper a travaillé le personnage d’Ulysse et illustré, pour les connaisseurs, un passage bien précis du texte d’Homère, le  moment paradoxal où le chef bascule dans la folie et l’équipage dans la désobéissance salutaire :

« et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens. »

On voit d’ailleurs que le marin du fond lève sur Ulysse un regard suspicieux, à deux doigts de prêter main forte à son camarade.

Si le pilote a abandonné momentanément son poste pour rajouter un tour de corde, c’est qu’une urgence chasse l’autre : pour un navire, perdre son cap est moins grave que perdre son chef.   


Les trois sirènes

Comme dans les dioramas des musées d’Histoire Naturelle, les trois protagonistes féminines illustrent, de bas en haut, les trois stades de l’évolution du poisson au mammifère :

  • la première sirène,  encore dans la mer, montre bien sa queue de poisson ;
  • la deuxième, qui grimpe sur le bateau, est déjà totalement femme, au point que la pudeur  impose un cache-fesses d’algues ;
  • la troisième, installée sur le pont-arrière, est vêtue avantageusement d’une robe aux plis mouillés.

Sirenes_Ulysse_Draper_Dos

Les attributs capillaires

Plus en chair que leurs devancières emplumées, les trois sirènes de Draper illustrent, comme celles de  Waterhouse, les trois coloris de cheveux à la mode dans les îles britanniques. Mais au lieu de respecter les statistiques, elles se conforment à la hiérarchie sociale en vigueur sur les paquebots :

  • la sirène de troisième classe, en dessous du niveau de flottaison,  est rousse (danger : animalité !), et porte un simple bandeau d’algues ;
  • la sirène de seconde classe est brune, avec un diadème de perles et de nacres ;
  • la sirène de première classe est bien sûr blonde, avec un diadème composite : algues, perles et nacres.

Les trois chevelures respectent également, de bas en haut, la logique du séchage : mouillée, plaquée, flottant au vent.


Les objets distinctifs

  • La sirène du bas pose sa main gauche sur une rame, en un geste qui se veut gracieux mais dont la symbolique déborde, par un nouvel effet collatéral, le cadre strictement victorien.
  • Celle du milieu, qui utilise son genou fraîchement acquis pour prendre appui sur un rebord ad hoc, agrippe de la dextre une poignée tout juste fixée là pour la commodité des assaillantes.
  • La troisième possède deux attributs : la corde qu’elle tient à deux mains, et la lyre faite d’une coquille de nacre qui se trouve posée sur le bastingage, derrière sa croupe, dans un étrange état de lévitation.

La logique sociale des objets est la même que celle des chevelures :

  • une rame  pesante et équivoque pour la sirène des classes laborieuses  ;
  • une poignée strictement fonctionnelle pour la sirène des classes moyennes ;
  • et pour celle qui  cumule les attributs de la classe dominante et de la classe de loisirs,  la corde qui dirige la voile et la lyre qui brise les coeurs.

Le dauphin rouge

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Draper n’est pas seulement  un sociologue et un moraliste : c’est aussi un homme qui connaît la logique nautique.

Le vent vient de la droite  (voile gonflée, chevelure volante). Pour aider les spectateurs à comprendre que le bateau va vers la gauche (à l’inverse du sens de la lecture), notre peintre à donc rajouté à l’arrière, sur le flanc  tribord, un dauphin rouge qui indique les sens de la marche.  Peut être faut-il comprendre que c’est le nom de la galère d’Ulysse ? Peut-être l’animal à l’arrière de la galère Draper remplace-t-il l’oeil à l’avant de la galère Waterhouse ?


Le navire domestiqué

Ce dauphin est une vraie trouvaille, qui cumule les métaphores.

Cette queue peinte, juste à côté du pied nu de la sirène la plus humanisée, révèle d’une part que cet appât si féminin n’est qu’une illusion décorative, au même titre que le dauphin ;  et d’autre part que la séductrice n’a pas perdu son naturel piscin.

De plus,  tout en chevauchant métaphoriquement le dauphin rouge, elle chevauche physiquement la poupe, confirmant l’idée que le bateau (ou son équipage) n’est pour elle qu’une monture à domestiquer. On subodore alors que la corde entre ses mains renvoie à la bride que les naïades de toute obédience ont coutume de passer aux gentils mammifères marins (ou autres).


Sirènes contre marins

Les sirènes  de Waterhouse n’avaient qu’une seule arme pour naufrager  le navire : leur chant hypnotique. Les sirènes de Draper ont des mains,  qui leur permettent des tactiques personnalisées, adaptées à chaque catégorie de marin.

  • La sirène de troisième classe s’attaque au prolétariat de la nef :  les rameurs. Son bras droit se déploie familièrement sur le bastingage comme sur le comptoir d’un bar, pour un dialogue tête à tête avec sa première cible ; tandis que sa main gauche contrecarre discrètement la poussée de la rame, à laquelle elle s’est arrimée par une algue : probablement son but est de s’en emparer, s’il la lâche.
  • La sirène de seconde classe se confronte à l’agent de maîtrise, à savoir le pilote en train de rattacher Ulysse : probablement elle l’interpelle pour qu’il tourne la tête vers elle,  le brin d’algue qui se dénoue de sa taille ironise sur le bout de corde.
  • Enfin, la sirène de première classe a pour cible le capitaine : en détachant la corde de la voile, elle va le priver de sa capacité de manoeuvrer. En jouant des cordes de sa lyre, de sa capacité de penser.

Sirènes contre navire

Rappelons le fonctionnement d’un navire comme celui d’Ulysse.  Il se compose schématiquement de trois parties : la partie motrice immergée, les rames, par lesquelles l’énergie humaine fait levier sur la mer fixe ; le corps du navire (coque, mâts) qui se déplace à la surface de la mer ; enfin la partie motrice émergée, la voile, qui exploite l’énergie et la direction du vent pour suivre sa route.

Les trois sirènes, empoignant respectivement la rame, la poignée fixée à la coque, et la corde, s’attaquent donc aux trois parties du bateau : symboliquement, à ses membres, à son tronc et à sa tête.

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Ulysse et la voile

Cette analyse fait ressortir une métaphore latente, qui est un des ressorts du tableau : de même que la corde retient la voile contre le vent qui veut l’arracher, de même la corde retient Ulysse contre le chant qui veut l’enlever.

L’ingéniosité humaine permet au navire de capter l’énergie du vent, la ruse de Circé donne à Ulysse la maîtrise de cette autre énergie élémentaire qu’est le chant des sirènes.

Le paradoxe d’Ulysse, c’est qu’il doit sa liberté à un lien.


La tactique des sirènes

Les sirènes s’attaquent au « double-corps » du navire : l’équipage (capitaine,pilote, rameurs) et le bâtiment lui-même ( voile, coque, rames).

En haut, la sirène de l’air s’attaque à la double-tête qui capte (le chant ou le vent) et qui commande : son but  est de séduire.

Au milieu, la sirène intermédiaire s’attaque au double-tronc (le mât, le soldat qui attache), à savoir ce qui relie les parties et qui avance à la surface des flots  : son but est d’immobiliser.

En bas, la sirène de la mer s’attaque aux double-membres  (les rameurs, les rames), à savoir ce qu’on peut démembrer : en arrachant une rame, elle préfigure ce qui va arriver au navire tout entier : la dispersion et l’engloutissement.

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Un tableau dans l’eau du temps

La métaphore entre Ulysse et la voile n’est qu’en partie de la métaphore globale qui sous-tend le  tableau : l’équipage et le navire sont comme un homme détourné de sa route par les charmes fatals de la féminité.

« Ces sirènes, sorcières et autres prédatrices sont d’autant plus dangereuses qu’elles se dissimulent sus le masque trompeur de l’activité pour mieux engloutir les hommes dans la force d’inertie et briser leur élan vers la perfection. Dans l’imagination populaire, la mer est passive en dernière analyse, et la femme est sa créature puisqu’elle a pour symbole l’eau, qui n’oppose pas la moindre résistance mais finit par tout engloutir dans ses capacités d’absorption meurtrière. » Bram Dijkstra, Les idoles de la perversité,  Le Seuil, 1992  p 286,

Dans cet ouvrage, Bram Dijkstra a montré que le temps où les sirènes prolifèrent en peinture est celui où l’homme de la fin du XIXème siècle (notamment britannique) s’inquiète de perdre à la fois son empire sur les mers et son emprise sur les femmes.

Le tableau de Draper illustre magistralement cette crainte doublée d’émoi :

car la perte de contrôle se double de délicieux phantasmes…


Sens interdits

Ces dames de la mer se livrent à l’exhibition généreuse de trois de leurs organes des sens : bouches grandes ouvertes ; oreilles libérées par les rubans ; mains alanguies, peau dénudée et teint d’albâtre.

Ces messieurs du bord affichent tout le contraire :  mâchoire crispée ; oreilles engoncées dans des turbans ; poings serrés, peau couverte et teint hâlé.

Cette situation asymétrique interdit toute communication par les trois sens les plus intimes : le goût, l’ouïe, le toucher.


Sens inutile

Des sirènes, on ne voit pas les yeux  : le sens de la vue ne leur sert à rien, ce n’est pas par leur regard qu’elles séduisent les marins (ou les spectateurs).


Sens unique

Les marins, en revanche,  abusent du sens de la vue, au risque d’éventuels effets collatéraux dans le cas où les objets de la vision sont aussi désirables que des sirènes à  poil échappées à  leurs trucs en plumes.

Le sujet nous enjoint de croire que cette scène, où six malabars aux muscles bandés sont assaillis sur leur esquif par trois adolescentes prêtes à tout, traite uniquement des dangers du chant choral et des vertus de  l’inhibition de l’ouïe.

Alors qu’un oeil raisonnable voit  tout autre chose : un groupe d’hommes (celui-ci ficelé à un poteau, celui-là qui le ficèle, les autres assujettis à des tiges), entrepris par trois jeunes filles aux bouches offertes et aux mains qui tripotent des substituts.

Impossible de croire que l’expression hallucinée d’Ulysse et l’air concentré des marins traduisent l’appel mystique et le péril imminent : involontairement ou pas, le tableau de Draper détourne le mythe en une illustration  magnifique des délices de la répression.

Et prouve que, plutôt que la cire fondue au rayons du soleil grec, c’est bien la masturbation qui rend sourd !

En supprimant toute référence à la terre ferme, en focalisant le tableau sur un affrontement hommes-femmes, Draper réussit à renverser  totalement le thème par rapport à la version clacissisante de Waterhouse :  ce ne sont plus les sirènes qui attirent Ulysse mais Ulysse qui attire les sirènes !

Les attitudes des trois femmes-poisson  en voie de féminisation et de dépiscification avancée, semblent illustrer  un manuel de morale à l’usage des jeunes gens : les  femmes t’attrapent par ta corde, t’immobilisent par la poignée, pour enfin te couper les rames et t’entraîner avec elles dans le gouffre.

Séduction, immobilisation, engloutissement : la tactique en trois temps des sirènes donne à voir celle de la femme-fatale.

7 Comments to “3 Sirènes de joie : H.J.Draper”

  1. j adore cela nous donne plein de renseignement

  2. Merci beaucoup ca m’a bien aidé pour mon devoir 🙂 c’est clair mais je ne sais pas si vraiment tout est bien vrai… Très bien présenté !

  3. Est ce que ça aide pour l’histoire des arts des 3°??? Réponse je ne sais pas trop .. Aidé moi s’il vous plait!!

  4. Je les entends chanter ces merveilleuses sirènes en gros plan! Selon l’ouverture de leur bouche on pourrait même dire leur tessiture…

  5. moi aussi ça m’a aidé pour un devoir en plus y a pleins de détails

  6. tu dis « pour éviter le plagiat » de qui est l’oeuvre à l’origine?

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