Les pendants de Mattia Preti
Dans l’abondante production de Mattia Preti, on ne connaît que sept pendants. Peints entre 1655 et 1680 environ, ils sont caractéristiques du baroque tardif de la fin du siècle classique. Ils sont présentés dans l’ordre chronologique, d’après la catalogue raisonné de John T. Spike [1] .
La résurrection de Lazare (229 × 229) | Clorinde épargne le bûcher à Sophronie et Olinde (248 × 245) |
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Preti, 1646-50, Palazzo Rosso, Gênes
Le cardinal Giovanni Battista Pallotta a commandé ces deux tableaux, qui selon le biographe de Preti, De Dominici, se faisaient pendant.
Les compositions sont similaires :
- à gauche le sauveur (Le Christ ou la reine guerrière Clorinde, casquée et à cheval) ;
- à droite, incliné en diagonale, le corps attaché et à demi vêtu de Lazare sauvé du tombeau, ou de Sophronie (avec en haut, très peu visible, son amant Olinde) sauvée du bûcher.
Si les deux scènes se passent à Jérusalem et observent le contraste classique entre un décor naturel (une grotte) et un décor humanisé (la ville), le pendant reste tout de même très audacieux :
- mise en parallèle d’un sujet sacré et d’une sujet littéraire (même s’il est tiré de la Jérusalem délivrée du Tasse) ;
- mise en équivalence du Christ avec une femme déguisée en homme ;
- contraste entre le corps puant de Lazare (voir les deux femmes qui se bouchant le nez) et le corps sensuel de Sophronie ;
- disharmonie de la vue plongeante et de la vue en contre-plongée.
La résurrection de Lazare, Preti, (229 × 229) | Le Christ chassant les marchands du Temple, Guerchin (250 x 310 cm) |
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Palazzo Rosso, Gêne
Ces audaces expliquent sans doute pourquoi, d’après l’inventaire après décès du cardinal Pallotta, le Lazare était finalement accroché, avec un encadrement similaire, dans la même pièce que ce tableau de Guerchin, constituant malgré la différence de taille un pendant plus conventionnel [1a].
Hercule libère Thésée | Hercule libère Prométhée |
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Preti, 1656–60, Palazzo Arnone, Cosenza
Dans les deux tableaux, Hercule est reconnaissable à ses deux attributs habituels : la peau de lion et la massue. Prométhée est identifié par la plaie de son flanc (un vautour chaque jour lui mange le foie).
La contre-plongée accentue le caractère dramatique, le spectateur se trouvant placé au niveau du prisonnier attaché. Une forte symétrie se dégage des postures :
- Thésée tête en haut et mains libérées, Prométhée tête en bas et pieds libérés ;
- Hercule montrant son profil gauche puis son droit ;
- Hercule parallèle au prisonnier, puis se relevant à angle droit.
Ce dispositif suggère le mouvement d’Hercule se redressant, comme si les deux tableaux montraient deux instants d’un même effort.
La mort de Didon | Judith montrant la tête d’Holopherne |
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Preti, 1651-1661, Musée de Chambery
L’histoire de Didon
« Parti de Troie, après la chute de la ville par les Grecs, Enée avec ses compagnons arrive à Carthage. La reine Didon tombe amoureuse de l’étranger. Le héros en oublie sa mission : la fondation d’une nouvelle ville. Rappelé à l’ordre par les dieux, il décide, craignant le désespoir de Didon de partir de Carthage sans prendre congé de la reine. Didon vient de comprendre l’abandon de celui qu’elle aime. Elle fait dresser un bûcher dans l’intention d’y brûler les armes, les vêtements de l’impie, le lit même où les deux amants se sont unis. Mais cette mise en scène n’est imaginée que pour tromper la sœur et la nourrice de Didon. Dans la violence de sa passion, c’est à elle-même que la reine destine le bûcher. » [1b]
Le tableau nous montre l’Amour qui pleure en haut à droite, la soeur éplorée en bas à droite, le bûcher qui rougeoie en bas à gauche. La statue d’Hercule en haut à gauche rappelle que Didon avait importé à Carthage le culte d’Hercule Tyrien (son propre mari, Sicardas, en était lui-même un prêtre). La statue est dans l’ombre : en somme Didon met fin à ces jours sous l’effigie d’un mari et d’un culte définitivement éclipsés par son amour pour Enée.
L’histoire de Judith
Judith a coupé la tête du général ennemi Holopherne, en lui promettant une nuit d’amour. Elle la montre aux Juifs pour raviver leur courage.
La logique du pendant
Il expose en vis à vis deux héroïnes, l’une de de l’histoire antique et l’autre de l’histoire sainte, en extérieur jour et extérieur nuit. L’homme à la barbe et au turban blanc fait le lien entre ces deux histoires « orientales ». Dans une contre-plongée spectaculaire, ces femmes violentes ont la séduction des grandes passionnées, décolletées l’une pour se poignarder par amour, l’autre pour s’offrir par haine : à gauche le courage du désespoir, à droite celui de l’espoir.
Le Festin d’Absalon, Ottawa (182.8 x 261.6 cm) | Parabole du Riche et de Lazare (localisation inconnue) |
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Preti, vers 1665
Ces deux pendants sont décrits en 1742 par le biographe de Preti, Bernardo de Dominici, comme faisant partie de la collection de Don Antonio Caputo ([2] , p 340-41)
Le Festin d’Absalon (Samuel 13:28)
Absalon (le jeune homme tendant l’index, à droite) fait exécuter son demi-frère Amnon pour avoir violé sa soeur Tamar (la femme au chapeau, entre les deux).
« En plongeant dans l’ombre toutes les figures principales, à l’exception d’Absalon, Preti accentue l’effet bidimensionnel de leurs formes, se découpant sur les fonds plus clairs de la table, du ciel et de l’architecture. Le point de vue est bas, ce qui limite notre perception du décor à des fragments aperçus sous les bras ou entre les têtes. »[3]
L’ordre donné par le bras tendu se répercute, au travers de la toile, dans l’horizontalité de la victime, dont les deux mains se protègent moins des poignards que des mains nues de son meurtrier.
Parabole du riche et de Lazare (Luc 16:19–30)
Le mendiant Lazare se présente en position d’infériorité devant le Riche : la parabole explique que, lorsque tous les deux seront morts, la hiérarchie s’inversera: Lazare près de Dieu et le riche aux Enfers.
Le torse décharné et la main vide de Lazare voisinent avec les signes de luxe superflu que sont l’énorme pâté, la harpe, la flûte et l’éventail. A l’autre bout de la table, rejeté en arrière près son festin, le riche se cure les dents sans jeter un regard au mendiant.
La logique du pendant
Formellement, le point de vue bas, la table longue, la nappe blanche couverte de mets, le négrillon au premier plan, l’étalage d’argenterie et la colonne cannelée sur la droite, créent une unité entre ces deux scènes de festin.
La logique chronologique place en premier l’épisode de l’Ancien Testament. On remarque que les obliques des deux personnages principaux, Absalon à gauche et le riche à droite, obéissent ainsi à la même logique de « redressement » que dans le pendant d’Hercule.
Cependant c’est en mettant en balance les deux personnages hors du festin que l’idée profonde du pendant se comprend :
- Absalon se levant de sa chaise désigne le coupable à punir ;
- de même Lazare de son bras qui mendie vainement désigne le riche à la punition divine.
Les deux tableaux sont donc des appels à la Justice immanente.
David jouant de la harpe devant Saül, collection privée (208.5 x 301.8 cm) | Le Festin d’Absalon, Capodimonte, Naples (209 × 297 cm) |
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Preti, vers 1668
Selon Bernardo de Dominici, ces deux tableaux formaient pendant dans la collection du Duc de San Severino Gruther ([2] , p 372). Le Festin d’Absalon, ici apparenté à une scène biblique, devait chronologiquement être accroché à droite (Absalon étant le fils du roi David.
David jouant de la harpe devant Saül
« Un jour, les serviteurs de Saül lui dirent : « Tu vois bien que Dieu a permis que tu sois terrorisé par un mauvais esprit. 16 Ô roi, nous sommes à ta disposition. Si tu nous en donnes l’ordre, nous chercherons un homme qui joue bien de la harpe+. Chaque fois que Dieu permettra que tu sois terrorisé par un mauvais esprit, cet homme jouera de la harpe et tu te sentiras mieux. « Samuel 1, 16:15-16
Tous les regards, du roi, de ses guerriers et des servantes, convergent vers le beau David.
Preti a traduit le pouvoir pacifiant de la harpe sur l’âme sombre de Saül, par le détail de sa main, restant en suspens sur la pointe de la lance qui lui présente un page, qui tient aussi son bouclier.
Le Festin d’Absalon (Samuel 13:28)
La composition est similaire à celle du pendant précédent, mais les effets dramatiques sont accentués : l’arcade de l’arrière-plan amplifie le geste de commandement, et conduit l’oeil vers les deux poignards brandis parallèlement. Entre eux, la gorge offerte d’Amnon, posée entre les assiettes, expose spectaculairement la transformation du convive en viande.
La logique du pendant
L’idée est sans doute de confronter deux épisodes de l’histoire de David, l’un raconté dans le Premier Livre de Samuel et l’autre dans la second.
David non seulement soulage Saül de ses terreurs, mais il lui succède sans violence, prenant le pouvoir après qu’il ait été tué par les Philistins.
Absalon, tout aussi beau que son père, est en revanche un héros négatif : non seulement il a fait tuer Amnon, son demi-frère et le fils aîné de David, mais il se révolte ensuite contre son propre père David. Celui-ci aurait souhaiter l’épargner, mais son général Joab l’exécute :
« Et il prit en main trois javelots, et les enfonça dans le cœur d’Absalon encore plein de vie au milieu du térébinthe. » Samuel 2, 18:14.
Dans ce second pendant avec Absalon, l’idée de Preti est différente, et cohérente avec l’accentuation des effets dramatiques : il s’agit probablement ici d’opposer la violence latente de Saül, apaisée par David, et la violence déchaînée d’Absalon, qui se retournera à la fin contre lui.
Le Festin d’Absalon (209 × 297 cm) | Le Festin de Balthasar (204 x 307 cm) |
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Preti, vers 1668, Capodimonte, Naples
Ce qui complique la situation est la présence dans la même collection du Duc de San Severino d’une autre toile de Preti, du même format, montrant elle-aussi un festin biblique. Bernardo de Dominici décrit ce tableau jute après « Le Festin d’Absalon », mais sans le considérer comme son pendant. Abstraction faite de ce témoignage, il faut bien constater que les deux tableaux s’apparient parfaitement ; les deux tables dans le prolongement l’une de l’autre, autour du le thème de « la mort en ce festin » et l’esthétique du coup de théâtre.
L’exil à Babylone venant chronologiquement après l’époque d’Absalon, Le Festin de Balthasar devait se situer à droite.
Le Festin de Balthasar (Daniel 5:1-30)
Balthazar, souverain de Babylone, festoie en joyeuse compagnie. Il fait amener par un serviteur les vases sacrés pris dans le Temple de Jérusalem, pour y boire à la santé des dieux païens. Le même serviteur lui montre alors une main surnaturelle, dans le coin en haut à gauche, qui vient de tracer sur le mur les mots mystérieux : Conto, Peso, Divisione (Mane, Thecel, Phares).
Le prophète Daniel interprétera l’inscription comme signifiant la fin du règne de Balthazar : Compté (Terminé), Pesé (Jugé), Divisé. Balthazar mourra la même nuit et son royaume sera effectivement divisé.
Les Noces de Cana | Le repas dans la maison de Simon |
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Preti, vers 1676, Chiesa di San Domenico Maggiore, Naples
Les deux tableaux ont été offerts à l’église par un collectionneur privé avant 1856, et se trouvent maintenant difficilement accessibles, à plusieurs mètres de hauteur.
L’idée purement formelle d’apparier deux scènes de festin du Nouveau Testament se double d’une intention plus profonde : car les deux sont des préfigurations de la future Passion : d’un part la Cène, d’autre part la Mise au tombeau.
Les personnages principaux de chaque épisode se retrouvent au centre :
- Jésus et l’échanson apportant l’eau transformée en vin ;
- Jésus et Marie-Madeleine qui lui lave les pieds.
Le Christ et la Cananéenne (Matthieu 15:21-28) | Le Christ et la femme adultère (Jean 8:1-11) |
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Preti, vers 1650 , Palazzo Abatellis, Palerme
Ces pendants ont été réalisés pour les appartements du Preiur de la Chartreuse de San Martino. L’idée est ici de montrer Jésus en compagnie de deux femmes considérées comme indignes : l’étrangère et l’adultère. ‘
La direction de l’index gauche de Jésus impose le sens d’accrochage : les deux femmes sont dos à dos au centre des deux pendants.
A noter que, dans l’épisode de la Cananéenne, le petit chien fait partie de l’histoire (voir Les pendants de Jean-François de Troy).
Le Christ tenté par le démon | Le Christ et la femme adultère |
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Preti, vers 1680, Palazzo Spada, Roma
Preti utilise la même composition (Jésus sur les bords, désignant de l’index le centre) dans cet autre pendant où la Femme adultère fait pendant à Satan, qui défie le Christ de changer en pain une pierre.
La logique du pendant (SCOOP!)
A la pierre visible du côté gauche fait pendant une pierre invisible, audible seulement dans les paroles de Jésus pour défendre la Femme adultère : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. ».
Loth et ses filles | Noé et ses fils |
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Preti, vers 1680, Musée des beaux Arts, La Valette
Ce pendant au sujet très standard date de la fin de la carrière de Preti, à un moment où il se s’était spécialisé dans les tableaux d’autel et les peintures de dévotion. Les deux épisodes se succèdent dans la Genèse, et sont vus traditionnellement comme des avertissements contre l’ivresse et la luxure.
Les compositions sont parallèles (et non symétriques comme dans les pendants précédents) :
- à gauche de chaque tableau, le péril évité : la destruction de Sodome et Gomorrhe, le Déluge (évoqué par l’arche bizarrement perchée sur le tonneau) ;
- à droite les conséquences de l’ivresse : l’inceste et le déshonneur (deux fils de moquent de la nudité de Noé mais le troisième le recouvre d’un linge.
Les pendants de Gregorio Preti
Gregorio Preti était le frère aîné et le premier maître de Mattia. Son oeuvre, très mal connue, comporte au moins deux pendants.
Les noces de Cana | Le repas dans la maison du Pharisien |
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Gregorio Preti, date inconnue, Palais Taverna di Montegiordano, Rome
Grrgorio traite le même sujet que son frère pour San Domenico Maggiore, mais avec une composition différente et plus radicale. D’après les lignes de fuite, le spectateur est sensé se placer au centre des deux pendants, au plus près de la figure du Christ. L’étrange cohabitation entre une vue d’en haut que la tablée, et une vue de face, s’assimile à un mouvement de camera qui, accompagnant le geste de Marie-Madeleine, fait s’agenouiller auprès d’elle le spectateur.
David et Abigaïl | Erminie et les bergers |
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Gregorio Preti, date inconnue, Palais Taverna di Montegiordano, Rome
Encore un pendant appariant, sans grande nécessité, une scène biblique et une scène de la Jérusalem délivrée :
- Abigaïl se présente à David en lui offrant des provisions;
- Erminie se présente aux bergers en tenant les armes de Clorinde.
J’ai consulté aussi l’excellent site dédié à l’oeuvre de Preti : http://mattia-preti.it
https://books.google.fr/books?id=SscOAAAAQAAJ&printsec=frontcover&dq=De+Dominici,+Vite+dei+pittori+scultori+ed+architetti+napoletani&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj75eXYjunlAhXD7eAKHS_xB5QQ6AEIKTAA#v=onepage&q=assalonne&f=false
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