Les rares pendants de Rubens
Dans l’oeuvre immense de Rubens, on ne trouve que trois pendants. Personne ne sait pourquoi il ne s’est pas lancé dans cette formule en plein essor.
Vénus pleurant Adonis, collection privée | Hercule et Omphale, Louvre |
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Rubens, 1602-05
Le premier exemple attesté d’un pendant de Rubens est une oeuvre de jeunesse, à thème mythologique, réalisée pour un collectionneur italien ( Giovanni Vincenzo Imperiale) [1].
Les deux sujets (probablement choisis par le commanditaire) n’ont pas grand rapport, sinon d’opposer un amour sincère et un amour dévoyé, mais surtout une scène triste et une scène comique.
Rubens en tire un pendant intérieur/ extérieur dont les compositions sont parallèles :
- pour équilibrer les Trois Grâces, il imagine trois personnages qui démarquent avec humour les Trois Parques, tout en illustrant les stades du travail confié par dérision à Hercule :
- une vieille esclave qui a ramassé sa quenouille et le fil qu’il a cassé,
- un garçon avec un dévidoir à main en train de faire un écheveau,
- une fillette qui brode ;
- pour équilibrer Vénus penchée et Cupidon à ses pieds, il place Omphale debout avec à ses pieds un bichon qui se fait les dents sur la peau du lion de Némée ;
- au corps androgyne d’Adonis mort (sa cuisse transpercée par un sanglier et pansée par une des Grâces) il oppose le corps féminisé d’Hercule (sa grosse cuisse ornée d’un foulard ridicule).
Ainsi, avec une certaine audace, l’inversion des sexes est soulignée par l’inversion comique des cache-sexes : pour Hercule la soierie, pour Omphale la queue… du lion.
Héro et Léandre, Yale University Art Gallery (95.9 x 128 cm) | La chute de Phaéton; NGA, Washigton (98,4 x 131,2 cm) |
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Rubens, 1604-05
Ces deux autres tableaux de jeunesse ont été réalisés lors de son voyage en Italie et ramenés à Anvers sans les vendre. Autant La chute de Phaéton est une oeuvre célèbre, maintes fois modifiée par Rubens et qui lui a servi de champ d’expérimentation pour d’autres compositions, autant Héro et Léandre est une oeuvre laissée de côté, en mauvais état, et longtemps considérée comme une copie d’atelier.
Héro et Léandre
Léandre est l’amant d’Héro, qui vit dans une tour de l’autre côté du détroit de l’Hellespont. Toutes les nuits, Léandre fait la traversée à la nage, guidé par la lampe d’Héro. Mais lors d’un orage, la lampe s’éteint et Léandre se noie : lorsque la mer rejette son corps le lendemain, Héro se jette du haut de sa tour.
La chute de Phaéton
Autorisé par Apollon a conduire le char du soleil, le jeune Phaéton en perd le contrôle, et Jupiter doit l’abattre d’un coup de foudre, pour éviter que la Nuit ne règne définitivement sur le Monde.
Un pendant probable
Etat initial |
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Une étude récente [2] a montré que les deux tableaux ont des symétries formelles beaucoup plus marquées qu’il ne paraît (surtout si l’on compare par rapport à l‘état initial du Phaéton) : structure en V des rayons lumineux, forme en S de la foudre, écume sous les Néréïdes et nuages sous les Heures.
La logique du pendant (SCOOP !)
Thématiquement, les deux oeuvres partagent la même idée d’une traversée fatale, l’une dans l’Eau en direction de la Terre, l’autre dans l’Air en direction du Feu. Le drame a lieu au même moment – à la fin de la nuit, et au même endroit – au centre du pendant : chute d’Héro et chute de Phaéton. Et dans les deux pendants il est question d’une lumière qui s’éteint, ou qui risque de ne pas se rallumer.
Très ambitieux, ce pendant n’a pas satisfait Rubens, qui a oublié le premier tableau mais retravaillé à plusieurs reprise le second. Sans doute les contraintes de la formule bridaient par trop sa créativité.
Hercule ivre soutenu par un satyresse et un satyresse, 1612-14, Gemäldegalerie, Dresde | Le couronnement du héros vertueux 1613-14 , Alte Pinakothek Munich |
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Rubens, (221 x 200 cm)
Ces deux tableaux étaient toujours dans les collections de Rubens à sa mort en 1640, et on ne sait pas à quelle occasion et dans quelle intention ils ont été réalisés. L’étude de référence de Lisa Rosenthal [3] effectue de nombreuses comparaisons avec d’autres tableaux mythologiques et allégoriques de Rubens, et ouvre des questionnements sur la conception sous-jacente de la virilité et de la vertu. Je me contenterai ici d’insister sur les aspects structurels du pendant, qui n’ont pas été exploités.
Hercule ivre
Hercule nu et titubant est soutenu par deux êtres aux pattes de bouc, une satyresse plantureuse qui maintient un bout d’étoffe en cache-sexe et un satyre qui rattrape le pichet qu’il est en train de lâcher. A l’arrière-plan, une ménade, ayant jeté à terre son tambourin et sa flûte, renonce à l’entraîner dans sa danse , A l’arrière-plan droit, un faune s’est vêtu par dérision de sa peau de lion, au dessus d’un Amour qui lui a chipé sa massue.
Le sens du tableau est clair : la boisson fait perdre à Hercule sa force et ses attributs.
Le couronnement du héros vertueux
A la peau de lion et à la massue perdue s’opposent la cuirasse et la lance. La Victoire ailée couronne le Héros vertueux, qui foule aux pieds l’Intempérance (l’homme barbu couronné de pampres de vignes à côté du pichet vide) et tourne le dos à l’Envie (la figure grimaçante qui se cache à l’arrière-plan à droite, un bras entouré de serpents).
Juste en dessous, on devine la tête de l’Amour qui pleure sur l’épaule de la femme blonde, en regardant ses flèches dispersées en bas sur le sol. On comprend alors que cette femme vue de dos, à l’opulente chevelure dénouée, représente la Luxure.
La logique du pendant (SCOOP !)
Mis à part le léopard en bas de la scène bachique, les deux tableaux ont exactement le même nombre de personnages : le héros (déchu ou victorieux), deux personnages masculins, deux personnages féminins et l’Amour. Il est donc possible de les mettre en correspondance.
Les deux satyres (en violet et en bleu clair) se retrouvent sur le sol, cachant leurs jambes bestiales. Les deux voleurs de virilité (en bleu sombre et jaune) sont marginalisés sur la droite. Par élimination, on comprend que la Ménade habillée qui renonçait à faire danser Hercule nu, est devenue la Victoire nue qui couronne le Héros cuirassé en prenant appui sur sa ferme épaule.
Ainsi le pendant fonctionne de manière statique (la nudité s’inverse pour le couple principal) mais aussi de manière dynamique : les demi-humains qui servaient de soutien se sont écroulés, et c’est le héros requinqué qui sert maintenant de soutien.
Ces recombinaisons purement plastiques sont certainement une des grandes motivations du pendant, plutôt qu’un message moral que démentent paradoxalement, comme l’a noté Lisa Rosenthal, l’évidente sympathie de Rubens avec la scène bachique et la sensualité de sa Victoire emplumée.
Intérieur de l’église des Jésuites d’Anvers
Sébastien Vranckx, 1630, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Pour la décoration de leur nouvelle église d’Anvers, les Jésuites commandèrent au plus célèbre artiste local deux tableaux de grande taille destinés à être présentés non pas côte à côte, mais tour à tour sur le maître-autel, grâce à un système de poulies (un effet spécial alors à la mode dans les églises jésuites).
Les miracles de St Francois Xavier |
Les miracles de St Ignace de Loyola |
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Rubens, 1617-18Kunsthistorisches Museum, Vienne (535 × 395 cm)
Les deux compositions sont donc largement superposables :
- au centre à droite, le saint jésuite étend le bras ;
- au centre en face, le Mal est vaincu (idole frappée par la foudre, démons qui s’enfuient)
- en bas, le mort et les malades sont sauvés, les possédés sont délivrés.
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