Les pendants de David
Les quatre pendants de David sont intéressants moins par leur structure que par leur valeur de témoignage sur quatre moments particuliers de l’Histoire.
En 1793, David est montagnard, chargé de l’organisation des fêtes civiques et révolutionnaires, ainsi que de la propagande. Du 16 au 19 janvier 1793, il vote pour la mort du roi Louis XVI, ce qui provoque la procédure de divorce intentée par son épouse Marguerite, née Pécoul.
Un pendant militant
Les Derniers moments de Michel Lepeletier reconstitution |
Marat assassiné Musée Royal des Beaux Arts, Bruxelles (165 x 128 cm) |
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David , 1793
Les Derniers moments de Michel Lepeletier
Le royaliste Philippe Nicolas Marie de Pâris a l’intention de tuer Philippe Égalité, qu’il considère comme un régicide. Il l’attend au Palais Royal, mais comme il ne paraît pas, Pâris se rend chez le traiteur Février où dîne un autre régicide : le conventionnel Le Peletier et il le tue. Le 29 mars 1793, David présente à la Convention le tableau qu’il a peint (aujourd’hui disparu).
Marat assassiné
La royaliste Charlotte Corday assassine chez lui le 13 juillet 1793 Jean-Paul Marat, révolutionnaire français. À la suite de l’annonce à la Convention de la mort de Marat, le député Guiraut réclame à David de faire pour Marat ce qu’il avait fait pour Lepeletier de Saint-Fargeau, à savoir, représenter la mort du conventionnel par ses pinceaux. Le 14 novembre 1793, David offre à la Convention le portrait de Marat, dès lors exposé et reproduit avec le tableau précédent dans un but avoué de propagande.
La logique du pendant
Peinte en premier, La mort de Lepeletier obéit à une logique ascensionnelle : le regard dépasse le glaive infâme, orné d’une couronne royale et tourné vers le bas, jusqu’à la lumière en hors champ en haut et à droite (voir la direction de l’ombre sous le nez du cadavre).
Pour Marat assassiné, réalisée six mois plus tard, David est contraint de situer la source lumineuse unique au centre des deux pendants, plongeant dans l’ombre de manière dramatique le buste et la blessure de Marat, ce qui n’a pas peu fait pour la célébrité du tableau.
La connaissance du pendant disparu nous donne accès à la valeur symbolique de cette Lumière révolutionnaire qui baigne le front des martyrs, accolés dans leur fraternité tragique.
Un pendant de couple
Après la chute de Robespierre, David est emprisonné d’août à décembre 1794.
« Pendant l’incarcération de l’artiste, son ex-épouse Marguerite reprend contact avec lui. A sa libération, David se réfugie dans la ferme de Saint-Ouen, à Favières, près de Paris. Émilie Pécoul, épouse de Charles Sériziat et sœur de Marguerite, avait hérité de cette demeure. Les désordres politiques de l’époque conduisent à une nouvelle incarcération du peintre en 1795, à l’issue de laquelle il retourne à la ferme de Saint-Ouen. » [1]
Portrait d’Emilie Seriziat et son fils Emile | Portrait de Pierre Seriziat |
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David, 1795, Louvre
C’est pendant ce second séjour chez sa belle-soeur et son beau-frère qu’il réalise leurs deux portraits , en mai et août 1795. L’enfant représenté avec sa mère est leur fils Emile (2 ans). Ce retour à la famille aura une conclusion inattendue, puisque David et Marguerite Pécoul se re-épouseront en 1796.
La logique du pendant (SCOOP !)
Il s’agit d’un pendant intérieur-extérieur :
- l’épouse est représentée assise sur un canapé rouge, rentrant de promenade avec son fils, son bouquet de fleurs et son chapeau de paille ;
- l’époux est quant à lui assis sur un rocher, en tenue de grand air : culotte à l’anglaise en peau de chamois, bottes cavalières, cravache en main et sur la tête un chapeau à la Bourdaloue portant la cocarde nationale [2] .
Loin de toute solennité, les deux affectent des poses conformes à la vogue du naturel :
- la bonne mère de famille, soucieuse d’éduquer son enfant au contact des fleurs ;
- l’homme d’action, en tenue élégante mais pratique, maître de lui-même et de la nature (la cravache pour dompter le cheval, la houppelande pour domestiquer le rocher).
Mais l’aspect le plus flagrant de ce pendant de couple est la rupture avec le traditionnel ordre héraldique (voir Pendants solo : homme femme), qui vaut certainement ici comme une proclamation d’égalité, voire même de renversement des rapports de préséance entre les sexes : la place d’honneur va à la Mère.
Antoine Laurent Lavoisier et son épouse Marie Anne Pierrette Paulze
David, 1788, MET
Sept ans plus tôt, David avait peint ce double portrait, emblématique de la position de l’épouse à l’extrême fin de l’Ancien Régime, du moins dans la très haute société. Marie Anne Paulze était par ailleurs une de ses anciennes élèves. Debout, épouse indispensable en robe blanche, elle domine et enveloppe l’époux en habits noirs :
« Pour Lavoisier, soumis à vos lois / Vous remplissez les deux emplois / Et de muse et de secrétaire » (vers de Jean-François Ducis) [3].
Le tableau va encore plus loin dans l’inversion des rôles, en nous montrant Lavoisier tenant la plume en véritable secrétaire.. Afin de rendre cette subordination moins choquante, David a gommé la différence d’âge entre les deux : en 1788, Marie Anne a 30 ans et Antoine 45 ans (elle l’avait épousée en 1771, à peine âgée de 13 ans).
Portrait de Monsieur et Madame Mongez
David, 1812, Louvre
A comparer avec ce double portrait réalisé sous l’Empire, lorsque le modèle marital sera redevenu plus conventionnel : Angélique Mongez est une femme-peintre, elle-aussi élève de David et son époux est Antoine Mongez, un naturaliste célèbre, de 28 ans plus âgé qu’elle : la différence d’âge, ici bien marqué, conforte le mari dans sa double position d’honneur, par l’âge et par le sexe. Ce couple persévérant a pour particularité amusante de s’être marié trois fois :
- en 1792 par une simple déclaration de mariage ;
- en 1793 pour régularisation suite aux nouvelles lois sur l’Etat Civil ;
- en 1814, pour se conformer aux canons de l’Eglise [4].
Un pendant putatif
David, collection privée (80 x 63 cm)
Je résume ici l’hypothèse de Guillaume Faroult [4a].sur ces deux tableaux, dont on ne sait pas grand chose.
Psyché se désespère, abandonnée par l’Amour qu’elle a épié pendant son sommeil : cette toile inachevée aurait pu être commencée vers 1787, comme pendant à La Vestale, puis reprise par David en 1795, en écho à la solitude et au désespoir durant son emprisonnement.
L’autre tableau nous montre une jeune vestale qui, distraite par une lettre d’amour, en oublie ses devoirs et laisse s’éteindre la lampe à côté d’elle.
La logique de ce pendant, extérieur – intérieur et nu – habillé, serait donc de confronter deux images antiques de la Faute.
Deux pendants officiels
Le sacre de Napoléon (Sacre de l’empereur Napoléon Ier et couronnement de l’impératrice Joséphine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 2 décembre 1804), 1805-08, Louvre [5] |
L’intronisation |
En 1804, David avait reçu la commande de quatre toiles de très grand format pour illustrer les quatre cérémonies qui avaient marqué le couronnement de Napoléon. Ces toiles étaient destinées à décorer les murs de la salle du Trône, mais pour des raisons politiques seule la deuxième et la troisième toile furent réalisées ; la première n’a pas été commencée et la dernière est restée au stade de l’étude préparatoire.
Dans le Sacre, l’avancée du cortège vers le choeur de Notre Dame correspond au sens de la lecture.
L’Intronisation aurait prolongé cette lecture, tout en se situant topographiquement à l’autre bout de la nef : on devait y voir de gauche à droite un dais, Joséphine assise en arrière de Napoléon assis, prêtant sur l’Evangile le Serment constitutionnel devant les quatre Présidents du Sénat, du Corps Législatif, du Tribunat et du Conseil d’Etat, et à droite les portes ouvertes de la cathédrale. [6]
Le second pendant aurait eu quant à lui une composition plus statique, bloquée entre les deux façades opposées de la tribune impériale et de l’Hotel de Ville.
La logique de la série
Les quatre toiles respectaient l’ordre chronologique des quatre cérémonies (deux à Notre Dame, une au Champs de Mars et la dernière à l’Hôtel de Ville), mais leur progression avait aussi une signification politique.On sait par une lettre du 19 juin 1806 de David au ministre Daru que les quatre toiles entendaient rendre hommage aux différents ordres de la société française :
- à l’Empereur (Le Sacre)
- aux Corps Constitués (l’Intronisation, serment prêté par l’l’Empereur de les respecter)
- à l’Armée (la distribution des Aigles) ;
- et en dernier au Peuple (L’Arrivée à l’Hôtel de ville).
Un pendant antique
Les Sabines, 1785-99 [9] | Léonidas aux Thermopyles, 1800-14 [10] |
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David, Louvre (531 x 395 cm)
La réalisation de ces deux immenses toiles s’étale sur 19 ans : commencée juste après la première, la seconde toile fut interrompue par les commandes officielles durant la période napoléonienne, et David ne la termina qu’en 1814.
Les deux sujets, l’un tiré de l’Histoire romaine et l’autre de l’Histoire grecque, montrent un moment d’arrêt dans une bataille :
- les Sabines s’interposent pour arrêter le combat entre Sabins et Romains ;
- les Spartiates se préparent à se sacrifier pour arrêter l’armée perse.
Les Sabines
La composition distingue clairement trois zones, chacune marquée par un personnage principal :
- à gauche les Sabins, conduits par Tatius ;
- à droite les Romains, conduits par Romulus ;
- au centre les Sabines autour d’Hersilie, figure emblèmatique d’une division sacrilège, puisqu’elle est la fille de Tatius et l’épouse de Romulus.
La composition est décentrée, de sorte que les Romains apparaissent à l’offensive sous les murs de leur propre ville, tandis que les Sabins reculent. L’antagonisme entre Tatius et Romulus est traduit par l’opposition des postures (de face / de dos) et des armes (glaive / javelot). Tandis que les bras en croix d’Hersilie symbolisent son écartèlement entre les deux camps.
Léonidas aux Thermopyles
La composition est elle-aussi ternaire :
- à gauche, trois groupes forment un mouvement circulaire autour de l’autel à Hercule, depuis Eurytus l’aveugle brandissant sa lance jusqu’au soldat qui grave sur le rocher cette inscription : « passant qui va à Sparte, va dire que nous sommes morts pour obéir à ses lois » ;
- à droite, trois autres groupes forment un autre mouvement circulaire autour de l’arbre, jusqu’à l’archer qui désigne aux Spartiates la direction de l’ennemi ;
- au centre, Léonidas parfaitement immobile et les yeux tournés vers le ciel échappe à toute cette agitation, encadré de part et d’autre par deux figures statiques : le jeune homme qui renoue sa sandale et Aégis, le beau-frère de Léonidas, mime son attitude pensive.
La logique du pendant (SCOOP !)
David devait harmoniser une scène binaire et une scène unitaire : il y parvient par une composition sous-jacente identique, autour d’un grand losange central.
Quelques personnages se répondent :
- postures de Tatius et Eurytus sur la gauche, personnages nus sur la droite (en vert) ;
- boucliers ronds de Romulus et Léonidas , en position recto verso (en jaune) ;
- femme élevant son enfant, soldats élevant leurs couronnes (en vert).
Mais les deux tableaux obéissent chacun à leur logique interne et aux contraintes de la reconstitution archéologique plutôt qu’à une conception unifiée.
[6]
« L’Intronisation. 2e tableau. L’Empereur assis, la couronne sur la tête, et la main levée sur l’Evangile, prononce le serment constitutionnel, en présence du président du Sénat, du président du Corps législatif, de celui du Tribunat, du plus ancien des présidents du Conseil d’Etat, qui lui en a présenté la formule. Le chef des hérauts d’armes, averti par l’ordre du grand maître des cérémonies, dit ensuite d’une voix forte et élevée : « Le très-glorieux et » très-auguste Empereur Napoléon, Empereur des » Français, est intronisé : Vive l’Empereur ! Les assistants répètent le cri de : « Vive l’Empereur, vive l’Impératrice ! » Les portes du temple sont ouvertes; on aperçoit, au travers, le peuple par son attitude exprimer le même cri, au bruit d’une décharge d’artillerie. Le clergé attend près du trône Sa Majesté pour la reconduire sous le dais. »
Augustin Jal, « Dictionnaire critique de biographie et d’histoire: errata et supplément pour tous les dictionnaires historiques, d’après des documents authentiques inédits », 1872, p 477
https://books.google.fr/books?id=HHlSAAAAcAAJ&pg=RA1-PA477
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