1 Le Christ bénissant et la Vierge
L’idée d’apparier dans deux images séparées le Christ adulte et sa mère est très ancienne. La puissance de la formule de la Pietà, qui montre un contact étroit et dramatique entre les deux corps, et correspond à un moment particulier de la Passion (la Déploration) fait que les diptyques ou pendants Christ-Marie occupent une niche iconographique étroite, moins fusionnelle qu’intellectuelle. On peut y distinguer trois traditions, deux assez rares et une très répandue.
Commençons par la première : celle où le Christ fait le geste de la bénédiction, face à la Vierge à l’Enfant ou à la Vierge en prières.
Très longtemps, il s’agit de deux icônes séparées, où chacun joue son rôle propre : la Vierge intercède pour les pécheurs, le Christ les sauve. Puis vers 1475 les deux sujets fusionnent en un seul : « le Christ bénissant sa mère en prières », qui n’aura guère de succès.
Avec la Vierge à l’Enfant :
des origines byzantines
Le Christ et Marie, Diptyque en.ivoire, vers 550,
Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin
Ce tout premier exemple d’un diptyque avec le Christ bénissant et sa mère a deux particularités saillantes :
- son caractère officiel : les deux trônent sur des sièges ornées de têtes de lions, sous les figurines du soleil et de la lune, encadrés par deux hauts personnages ;
- son parti-pris d‘égalité, qui place le Christ et sa mère dans un strict parallélisme :
- la paume en avant de Saint Pierre fait écho à celle du premier archange ;
- le livre devant Saint Paul fait écho au globe devant le second archange.
Cependant, dans une autre lecture, on voit que le Christ majestueux, bénissant et tenant un livre de l’autre main, se projette dans sa propre image enfantine, bénissant et tenant un rouleau, dont la robe affecte les mêmes plis.
Cette double mise en équivalence souligne les deux généalogies :
- entre la Mère et le Fils d’une part,
- entre l’Emmanuel et le Christ d’autre part.
Diptyque de Rufius Probianus, vice-préfet (vicarius) de Rome, 396-416 Prussian Cultural Heritage Foundation Berlin.
La formule dérive des diptyques consulaires, tablettes à écrire somptueuses dont un nouveau consul faisait don à ses proches pour célébrer son accession au pouvoir. Vu la raréfaction de l’ivoire, Théodose réserva en 384 cet usage aux seuls consuls, mais un simple vice-préfet de Rome fit réaliser celui-ci quelques années plus tard. On retrouve les rideaux et les deux acolytes, ici des notaires : nous sommes au tribunal et les plaignants argumentent en dessous, autour d’une clepsydre. On remarque au fond à gauche un grand diptyque portant l’effigie des deux Empereurs, obligatoire dans tout bâtiment officiel. [1]
Le parallélisme entre les deux valves est presque total, mis à part le geste des mains :
- à gauche écrivant sur le rouleau la formule autocongratulatrice : « PROBIANE FLOREAS », « Que tu propères, Probianus » ;
- à droite levant deux doigts non pour bénir, mais pour prendre la parole.
Marie et le Christ, Diptyque Salting
1310-20, provenant probablement de Westminster, Victoria and Albert Museum, Londres
Le seul autre diptyque avec des figures en pied qui n’ait pas été démembré est celui-ci. L’artiste a soigneusement évité tout parallélisme :
- posture déhanchée de la Vierge et statique du Christ ;
- robes différentes :
- gestes de l’Enfant sans rapport avec ceux de l’adulte : il tient dans sa main gauche une pomme et tend la droite vers la fleur que lui offre sa mère.
Le texte du Livre invoque la double nature du Christ : à la fois Créateur (Deus) et Rédempteur (Dominus) :
Je suis ton Dieu et Seigneur Jésus-Christ, qui t’ai créé, racheté et qui te sauverai. |
EGO SU ( M ) D ( OMI ) N ( U ) s D ( EU ) s TUUS 1 ( HESU ) c XP ( ISTU ) Q ( UI ) CREAVI REDEMI ET SALUABO TE |
Le temps des verbes explique bien la fonction du diptyque pour son propriétaire : « je t’ai racheté » fait référence à son baptême, « je te sauverai » au Salut personnel qu’il gagnera par ses prières.
Les deux panneaux sont autonomes : Marie n’intercède pas auprès du Christ, mais regarde en souriant le dévot : au point que le rose peut être vue comme un présent personnel qu’elle lui tend, béni au passage par l’Enfant.
En Italie
Une rencontre entre merveilles
L’idée de monter en diptyque les deux images fait sans doute écho aux pratiques processionnelles qui existaient à Rome durant la période médiévale et jusqu’à la Contre-Réforme, durant la nuit précédant la fête de l’Assomption.
Icone acheiropoïète de Saint Jean Du Latran (état actuel et reconstruction hypothétique) [1a] | Icone du Pantheon (S. Maria ad Martyres), debut VII siècle |
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L’icône du Christ, peinte sans la main de l’homme, quittait en procession Saint Jean de Latran tandis que celle de sa mère, peinte par Saint Luc, quittait l’église du Panthéon : les deux images se rencontraient et se saluaient en s’inclinant l’une vers l’autre.
Vierge à l’Enfant, Villa I Tatti, Collection Berenson | Christ bénissant, collection privée, New York |
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Pietro Lorenzetti, 1310-40, Reliquaire tabernacle double face pour un frère franciscain
Cet exceptionnel reliquaire double-face, reconstitué par F.Zeri [2] , montre d’un côté l’Enfant laissant pendre de la main gauche un rouleau au dessus du frère franciscain, de l’autre le même frère saisissant e rouleau que tient de la main gauche le Christ bénissant.
Il ne s’agit pas d’une question et d’une réponse, mais de deux passages des Evangiles :
Je suis la vigne, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits. Jean 15,5 |
Vous qui m’avez suivi… il recevra le centuple et aura la vie éternelle en possession. « Mathieu 19:28-29 |
Ego sum vitis vos palmites qui manet in me et ego in eo hic fert fructum multum |
…vos qui secuti estis …centuplum accipiet et vitam aeternam possidebit. |
Ainsi l’Enfant Jésus s’adresse au frère dans sa vie terrestre, lui promettant de « porter beaucoup de fruits » ; tandis que le Christ adulte lui promet la vie éternelle.
Ainsi, en retournant le reliquaire, le frère passe de la position d’humilité (à la gauche de la Madone) à la position d’honneur (à la droite du Seigneur).
Mis à part cet exemple exceptionnel , on n’a pas d’autre diptyque présentant les deux personnages en pied : les rares autres qui nous restent sont cadrés en buste, voire même sur le visage seulement.
Psautier provenant d’Hildesheim, vers 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34
Ce bifolium exceptionnel, sans équivalent en Occident, est probablement l’adaptation locale d’un diptyque byzantin [2a].
Les vers léonins sont croisés :
Toi, pour moi, fils et père |
Toi, pour moi, fille et mère |
Tu, michi, nate, pater |
Tu, michi, fila, mater |
Le vers ajouté en rouge en bas à gauche invoque la conjonction de ce couple surnaturel, dans l’intimité du livre refermé :
En nous réunissant, être sauvé par toi. En moi, elle espère celui à qui tu l’unisses. |
Reun(ien)do a te salvari. P(er) me sperat q(uem) uniaris. |
Le roi Jean II le Bon offrant en 1342 un diptyque au Pape Clément VI , copie d’une fresque disparue de la Sainte-Chapelle, BNF Estampes. OA-11 fol, 8
Cette fresque disparue se trouvait au dessus de la porte de la sacristie de la Sainte-Chapelle. On lit parfois que c’est le pape qui donne le diptyque au roi, mais cette interprétation ne cadre pas avec le geste de son index droit qui commande à son serviteur agenouillé (probablement Robert de Lorris) de remettre le diptyque au pape.
Marie et le Christ
Copie du diptyque de Jean le Bon, atelier de Simon de Mailhy , vers 1550, Musée de Pont Saint Esprit
Le diptyque a disparu, et cette copie ne permet pas de savoir s’il s’agissait d’une oeuvre byzantine ou italienne. Les deux médaillons dans les pinacles représentent Saint Jean l’Evangéliste et Saint Jean Baptiste se faisant face.
Saint Jean l’Evangéliste et Saint Antoine
Pietro Nelli, 1360-65, Lindenau Museum, Altenburg
Ce diptyque italien contemporain présente un peu la même composition, avec dans les médaillons deux archanges se faisant face.
La Vierge Hagiosoritissa et le Christ, date inconnue, Sinai Icon Collection, Princeton university
En Orient, les icônes sont rarement à usage privé, et on a très peu d’exemples anciens de diptyques dévotionnels de petite taille : en général la Vierge à l’Enfant y est appariée avec une Crucifixion ou avec l’Homme de douleurs, cas que nous analyserons plus loin.
Ce diptyque exceptionnel montre la Vierge sans enfant, en posture de prière mains ouvertes, intercédant pour le dévot : donc en situation hiérarchique inférieure par rapport au Christ bénissant..
Avec la Vierge en prières :
en Occident à partir du XVème siècle
C’est cette formule qui vase développer en Occident à partir du quinzième siècle. A l’origine il s’agit d’illustrer l’idée d’intercession : la Vierge prie son Fils pour les pécheurs, le Christ les sauve.
A partir de 1475, une certains artistes tenteront de fusionner visuellement les deux gestes en un nouveau sujet qui n’aura guère de succès. : « le Christ bénissant sa mère en prières »,
Aux Pays-Bas
Robert Campin, 1427-32 Philadelphia museum of Art
Il ne s’agit pas encore d’un diptyque, mais ce panneau est reconnu comme le jalon entre les modèles byzantins et les nombreux diptyques Christ-Marie qui vont être produits en Occident.
La richesse des auréoles, ornées de rubis pour le Christ et de perles pour Marie, fait penser que l’idée était sans doute d’imiter par la peinture le couverture d’or des icônes byzantines. Le cadrage sur le visage seul rappelle fortement le diptyque de Jean le Bon, en inversant les positions de Jésus et de Marie.
Le panneau a été raccourci en haut, mais très peu en bas : l’effet des mains tronqués est donc voulu, pour casser sur la marge la symétrie du panneau et créer une dynamique du regard :
Des doigts dupliqués de Marie, l’oeil descend vers la main gauche du Christ qui puis, en passant par le cristal, remonte le long de la main droite bénissante, en une courbe qui épouse celle de l’encolure.
Ce cristal, à ras du cadre mais agrafé à la tunique, d’une pureté divine mais reflétant une fenêtre bien terrestre, apparaît comme le centre symbolique de la composition : entre la main gauche qui fait contact avec le cadre et la droite qui indique le ciel, ce joyau est le le lieu où le bas et le haut se mélangent.
Triptyque de la famille Braque
Van Der Weyden, vers 1450, Louvre
En 1450, Van der Weyden enrichit doublement la composition de son maître :
- en ajoutant le globe dans la main gauche du Christ bénissant, formule dite du Salvator Mundi (sur la chronologie de cette iconographie, voir 7 Le Christ debout et le globe).
- en ajoutant le personnage de Saint Jean l’Evangéliste (imitant les gestes du Christ avec sa coupe de poison).
C’est sans doute la puissance de cette formule qui va bloquer le développement des diptyques réduits à la Vierge et au Christ bénissant, dont il n’existe que quelques exemples sporadiques;
En France
Christ bénissant | Vierge en oraison |
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Jean Bourdichon, 1480-85, Musée des Beaux-Arts, Tours
C’est l’enlumineur Jean Bourdichon qui a semble-t-il l’idée de mettre en présence face à face deux figures imitées de modèles de Fouquet, formant ainsi un nouveau sujet : le Christ bénissant sa mère en prières.
fol 35v | fol 36r |
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Heures de Charles VIII, atelier de Jean Bourdichon, 1475-1500 , BNF 1370, Gallica
Le diptyque (ou le pendant) de Tours a été sévèrement rogné. Peut être le Christ posait-il la main gauche sur le cadre, comme dans ce bifolium où la direction du regard et l’avancée de la main droite montrent que la bénédiction est destinée à la Vierge.
La double page fait suite à une prière en français qui appelle Marie à écouter « par ta pitié mes grands péchés » et à prier Jésus-Christ pour « nous et le féaux chrétiens à Notre Seigneur Jésus-Christ ton fils qui vit et règne pour temps infinis. »
Christ bénissant | Vierge en oraison |
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Jean I Penicaud, vers 1480 émail de Limoges, Musée de Cluny Paris
Ou bien plus probablement le Christ posait la main sur le globe, comme les montre cet émail de Limoges qui est probablement la copie du diptyque de Tours. Les banderoles chantent la beauté du Fils et de sa Mère :
Splendide de beauté, vous surpassez les enfants des hommes Psaume 45, 3 |
Speciosus forma prae filiis hominum diffusa |
Je suis noire mais belle Cantique des Cantique, 1,5 |
Nigra sum sed formosa |
Vierge en oraison et Christ bénissant
Livre d’Heures, 1470-1500, enlumineur tourangeau proche de Jean Bourdichon, BM Saint-Germain en-Laye
Cette formule « autarcique » de la bénédiction de Marie ne devait pas aller de soi pour la clientèle ordinaire, puisque cet enlumineur inspiré par Bourdichon est revenu à une image plus traditionnelle où les deux saintes figures agissent l’une derrière l’autre par ordre logique et hiérarchique, pour l’intercession puis pour le salut.
Sauveur du Monde, sauve-nous tous. Sainte mère de Dieu et toujours vierge Marie, intercède pour nous auprès de Dieu, Nous sollicitons encore humblement, par les prières de tous les saints , de partriarches, des martyrs, des confesseurs, et des vierges saintes… |
Salvator mundi, salva nos omnes. Santa Dei genitrix semper Virgo semper Maria intercede pro nobis ad dominum, precibus quorum sanctorum omnium patriarcharum martirum et confessorum, atque sanctarum virginum, suppliciter petimus… |
En Allemagne
Une variante nuptiale (SCOOP !)
Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Anonyme, vers 1500, Allemagne du Sud, Rijksmuseum, Amsterdam [3]
On ne sait rien sur ce diptyque de petite taille (17,5 cm × 13 cm chaque panneau). Une autre version existe au Musée de Bâle, avec à son revers des armoiries non identifiées.
Cette fois les deux figures dialoguent du regard. Le Christ, soutenant le globe et portant la couronne et non plus l’auréole, cumule les attributs du Roi du Ciel et du prêtre (l’étole décorée de croix). Sa bénédiction à sa mère, qui occupe la place d’honneur à sa droite, apparaît comme une alternative à la scène habituelle du Couronnement : mais ici la Vierge est déjà couronnée. L’anneau nuptial qu’elle porte à l’annuaire gauche permet d’identifier la scène comme représentant les noces de l’Eglise et du Christ, célébrées par lui-même.
Une spécialité des Massys, père et fils
Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi Quentin Massys, vers 1505, Musée royal des Beaux Arts, AnversUn hommage à Campin (SCOOP !)
Les images infrarouge montrent que, dans un premier temps, la Vierge avait un manteau bleu et un voile blanc opaque sur le front, ce qui la rapproche beaucoup du modèle de Campin. ([4], p 110)
En rendant ce voile transparent, en rajoutant une couronne et dans l’autre panneau le globe du Salvator Mundi, Massys reprend et modernise le cadrage étroit inventé par Campin :
Robert Campin, 1427-32 | Diptyque de Massys inversé, vers 1505 |
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La coupure par le cadre et les auréoles disjointes remplacent la dynamique interne par la dynamique externe de nombreux diptyques de dévotion flamands : le panneau qui « penche » (ici celui de la Vierge) ramène l’oeil vers le panneau principal (ici celui du Christ, centré et lesté par le joyau) (voir d’autres exemples dans résurrection du panneau perdu (2 / 2)).
La puissance elliptique du cadrage trouve son apogée dans le globe : en hors-champ sous la main de chair, il se retrouve en miniature dans celle du Christ d’or qui trône au centre de la Croix.
Quelques années plus tard, l’atelier décalque la composition, en l’inversant et en élargissant le cadrage :
Les mains du Christ sont décalées en hauteur, encadrant celles de Marie. Et le globe presque entièrement montré devient un objet de bravoure…
…sur lequel se reflètent les pignons de trois maisons flamandes.
Collection privée, retrouvé en 2006 dans l’église de Bradford-on-Avon, collection privée |
Fizwilliam collection, Werworth |
Quentin Massys, 1491-1505
Cet autre diptyque, reconstitué récemment, réduit à l’extrême le cadrage et supprime tous les attributs.
Vierge en oraison, Jan Massys, après 1529 | Christ bénissant, Quentin Metsys, 1529, Prado |
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Vu les tailles discordantes des deux visages et les factures différentes, on n’est pas sûr que ces deux panneaux aient été conçus en diptyque : ils ont pu être achetés séparément, puis assemblés vers 1597, première mention où il sont décrits ensemble comme des « portes » [5]. Les deux ont néanmoins le même revers en faux marbre, celui du Christ étant daté et signé : AN OPUS Quintini metsys. M D XXIX.
Ces deux panneaux ont donné lieu à une mémorable querelle d’attribution. Aux dernières nouvelles ([4], p 104), ils auraient bien été conçus en diptyque et seraient tous deux de la même main : soit celle de Quentin un an avant sa mort, soit celle de Jan.
Le Christ et Marie
Gortzius Geldorp, 1603, collection privée
Dans ce dernier exemple, le Christ ne bénit pas sa mère, qui ne prie pas mais fait le geste de la supplique : il se retourne vers le spectateur d’un air sévère, comme pour vérifier le bien-fondé de l’intercession.
Nous touchons ici du doigt ce qui a fait le peu de succès de cette formule : le sujet de l’intercession éloigne par nature le spectateur des deux personnages sacrés, l’un son avocat et l’autre son juge.
Alors que d’autres formules, visuellement équivalentes mais théologiquement très différentes, font jouer à plein l’empathie.
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