1 : Jésus et Ney
Au Salon de 1868, Gérôme se risque à exposer deux oeuvres qui tranchent avec ses productions habituelles, et dont l’économie de moyens et le caractère allusif déconcertera longtemps ses admirateurs :
« Les deux tableaux de Gérôme sont, suivant moi, très contestables. Les rébus et les logogriphes me sont bien plus insupportables encore en peinture qu’en littérature ; et cette manie d’escamoter les sujets est une marque trop sensible d’impuissance. » Le Correspondant, Volume 223, 1906, p 631
De nos jours, plutôt que le côté énigmatique, c’est la communauté de conception entre les deux oeuvres qui nous frappe : toutes deux représentent une exécution capitale, toutes deux nous montrent le regard rétrospectif des bourreaux sur leurs victimes, toutes deux tirent leur force dramatique de procédés novateurs : décentrage spatial, décentrage temporel, décentrage narratif.
Gérôme,1868, Paris, Musée d’Orsay
« Jerusalem, ou Consummatum est »
Pour comprendre à quel point ce tableau pouvait choquer, voici le témoignage perplexe d’un visiteur du Salon :
« Tout le tableau est éclairé d’une lumière voilée, qui n’est pas la nuit ; le ciel est teinté par les derniers feux du soleil couchant, qu’on ne voit pas ; un tout petit cercle de lune très-pâle se montre à droite. Sur la terre blanchâtre du premier plan se trouvent trois points, quelque chose de vague et d’informe, d’un autre ton. Ce tableau a pour titre Jérusalem…. C’est une véritable énigme, d’autant plus difficile à comprendre que l’ombre des croix est à peine visible. On peut les prendre indifféremment pour des empreintes antédiluviennes, ou des membres de la famille batracienne. » Société des beaux-arts de Caen, Bulletin, Volume 4, 1868, p 109
Décentrage spatial
Les protagonistes, soldats romains d’une part, crucifiés de l’autre, sont relégués sur les bords. Le centre du tableau est occupé par un désert pierreux traité avec un luxe de détails, tandis que le sujet officiel du tableau, Jérusalem, s’efface dans le lointain.
Décentrage temporel
Nous sommes juste après la mort du Christ : « Consummatum est », Tout est consommé : les soldats quittent le théâtre de l’exécution.
Décentrage narratif
Les bourreaux sont vus de dos. Quant aux victimes, de leurs croix on ne voit que les ombres portées sur le sol. Toute vision sanglante est éliminée par cette composition très moderne, qui déconcerta même les admirateurs habituels de Gérôme :
« L’effet de cette composition est étrange et déroute le jugement »… « l’intention bizarre et originale d’indiquer des gibets qu’on ne voit pas » (Théophile Gautier)
D’autres tournèrent carrément le procédé en dérision :
« Quelques irrévérencieux sourient et se souviennent comment les collégiens retracent sur les marges de leurs cahiers les pèlerinages de Saint-Roch, par un grand mur uni que dépasse, en haut, une grande gourde suspendue à un bâton, à gauche, la queue en trompette du chien légendaire, ou l’assomption de la Vierge par un orteil dans le haut d’une page blanche. » Revue contemporaine, Volume 98, 1868, p 524
Gérôme précurseur
C’est le cinéma qui, bien plus tard, légitimera ce procédé des effets latéraux. Un des premiers exemples se trouve dans le film de Chaplin, « L’Opinion publique (1923), dans lequel il est question, là aussi, d’ombres et de lumières :
« …La postérité a retenu notamment un procédé elliptique né de contraintes matérielles. Le reflet d’un train absent, projetant ses lumières imaginaires sur le corps et le visage d’Edna Purviance debout sur un quai de gare, est ainsi devenu l’exemple canonique d’une rhétorique de l’économie. »
« Hollywood, l’ellipse et l’infilmé », L’Harmattan, 2001, par Jacqueline Nacache, p 197
Le regard rétrospectif
Les deux derniers soldats de la colonne se retournent pour un dernier regard sur les suppliciés. Leur lance permet de les identifier comme étant Longin et Stéphaton, qui seront d’après la tradition les deux premiers convertis au christianisme.
Avec subtilité, Gérôme utilise le retournement physique comme métaphore de la conversion.
Une esthétique de l’implication
Quelle que soit la signification qu’on y projette – remords, honte, crainte, premier éveil d’une conscience chrétienne – le regard en arrière des soldats constitue un puissant effet théâtral. Car les bourreaux voient ce que nous ne pouvons pas voir. Malgré leur petite taille, ils jouent un rôle essentiel dans la composition : ils sont les relais du spectateur dans le tableau. Ainsi s’établit bon gré mal gré une communication, à travers le temps et l’espace, entre le Salon et le Golgotha, entre le bourgeois et le crucifié.
Si sèche et artificielle qu’elle ait pu apparaître à ses contemporains, la mise en scène de Gérôme est tout de même celle d’une contemplation par procuration, qui implique le spectateur dans l’espace du sacré.
Gérôme astronome et théologien
L’ambiance lumineuse du tableau a suscité beaucoup d’interrogations et d’incompréhensions . Les critiques les plus favorables (Théophile Gautier, Edmont About) ont voulu y voir l’éclipse dont parle l’Evangile de Luc :
« C’était environ la sixième heure quand, le Soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure ».(Luc 23, 44)
L’exégèse de ce passage remplirait une bibliothèque. Pour résumer le débat, une éclipse solaire normale est exclue (impossible à la période de pleine lune de la Pâques juive, et trois heures d’obscurité est une durée beaucoup trop longue).
En revanche, une éclipse lunaire cadre avec un autre texte sacré, la prophétie de Joël :
« Le Soleil se changera en ténèbres – et la Lune en sang – avant que ne vienne le jour du Seigneur, grand et glorieux » (Actes 2, 14-21).
La lune prend effectivement une lueur rougeâtre pendant une éclipse, d’autant plus si celle-ci se produit lorsque l’astre est près de l’horizon : serait-ce ce phénomène que Gérôme a voulu représenter ?
Quant aux ténèbres dans l’après-midi, un orage pourrait les expliquer. Or Gérôme, grand voyageur, avait assisté, en 1862, à un « orage épouvantable » au-dessus de Jérusalem.
Une éclipse lunaire doublée d’un orage : cette explication des textes sacrés a été proposée par deux astrophysiciens (C.J. Humphreys et W.G. Waddington, Nature) en 1983 : Gérôme était-il assez féru de théologie et d’astronomie pour y penser un siècle avant tout le monde ?
Gérôme géographe et cubiste
(Les considérations topographiques qui suivent sont dûes à Fred Leeman « Shadows over Jean-Léon Gérôme’s Career » in Van Gogh Museum Journal, 1997-98, p 88 à 99)
Le premier plan rocheux reprend une esquisse préparatoire que Gérôme avait faite lors de son voyage, depuis une colline à l’Ouest de Jérusalem. Or l’arrière-plan, où l’on reconnaît le Temple et la Porte Dorée vers laquelle la colonne se dirige, correspond à une vue de la ville depuis un point de vue radicalement opposé, à l’Est.
Enfin, la colline du Golgotha est traditionnellement localisée au Nord Ouest.
Le tableau est donc un collage de trois points de vue :
- depuis l’Ouest pour le premier plan rocheux,
- depuis l’Est pour la ville,
- depuis le Golgotha au Nord-Ouest pour la position de l’ombre au soleil couchant.
Gérôme, précurseur du Cubisme ?
Le temple de Vénus
Ce détail – le temple romain dans la campagne – va nous ramener à la véritable intention de Gérôme : sa vue de Jérusalem ne vise pas l’exactitude théologique, astronomique ou géographique : elle veut simplement illustrer le destin de la Ville Sainte, au carrefour des religions.
La colonne mercenaire qui descend de la Croix est une colonne missionnaire, qui va rencontrer successivement le temple de Vénus, le temple d’Hérode puis, au delà des murailles, le croissant de lune de Mahomet.
Au moment où l’ombre de la croix s’étend comme le doigt de Dieu pointé vers Sa Ville, tandis que resplendit le premier soleil de l’ére chrétienne, le paganisme rentre dans l’ombre, le judaïsme dans ses remparts, et l‘islam pointe, encore voilé, au ras de l’horizon.
Descente de croix
Wassilij Petrovich Wereschtschagin
En hommage à Gérôme, cette Descente de croix qui se prolonge par une descente vers Jérusalem…
7 décembre 1815, Neuf heures du matin
Gérôme,1868, Sheffield City Art Galleries.
Décentrage spatial
La composition est exactement la même que dans Jérusalem : les bourreaux et la victime sont déportés sur les bords, le centre est occupé par la boue du chemin et un mur vide.
Dans l’angle conclusif du tableau, en bas à droite, l’ombre des croix est remplacée par le détail, disproportionné pour certains, du chapeau :
« Malgré tout son esprit, Monsieur Gérôme en a manqué dans ce tableau en donnant autant d’importance à un chapeau bolivar. Il suffit de cet accessoire pour tout gâter.. on rit, et le tableau s’en ressent.La vérité historique n’exigeait pas que cet objet jouît des honneurs du premier plan. »
Revue chrétienne, 1868, p 466
Décentrage temporel
Le titre du tableau, une date et une heure, souligne l’importance de la composante temporelle. Là encore, il s’agit d’un tableau de l‘instant d’après : les soldats quittent le théâtre de l’exécution.
Pour certains spectateurs de l’époque, ce procédé était ressenti comme une facilité, une incapacité du peintre à affronter véritablement son sujet :
« L’action était trop véhémente pour vos petits moyens, vous nous en faites voir les suites. C’est quand le rideau est tombé que vous nous conviez au spectacle. Eh bien ! je vous le dis, moi, ce n’est pas là du grand art, ce n’est même pas du petit. »
Le bilan de l’année 1868 : politique, littéraire, dramatique Par André Laurie, Arthur Ranc, Francisque Sarcey, Jules Antoine Castagnary, p 505
Décentrage narratif
Les bourreaux sont vus de dos. Quant à la victime, elle est face contre terre, ce qui rend son visage à peine identifiable et ses blessures invisibles. Sacrifice méritoire pour un peintre qui par ailleurs n’a jamais rechigné au sanguinolent.
Le regard rétrospectif
Tout comme les soldats romains, l’officier qui commande le peloton jette un regard en arrière sur son illustre victime. Ce retournement physique signalerait-il, non pas une conversion religieuse, mais l’amorce d’un retournement politique ? Il est vrai que, d’après certains témoignages, l’adjudant Saint Bias se trouva ce jour là quelque peu ébranlé par le courage du maréchal d’empire :
Le comte de la Force… assistait à l’exécution comme colonel d’état-major de la garde nationale ; il s’avance vivement vers le commandant du peloton et le trouve éperdu ; placé sous le regard de la grande victime que le devoir lui ordonne d’immoler, l’officier semble frappé de vertige. Mr de la Force prend immédiatement sa place ; il donne le signal ; le peloton fait feu.
Histoire des deux Restaurations : jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, de janvier 1813 à octobre 1830. Tome 4 , Achille de Vaulabelle-Perrotin (Paris)-1860, p 120
L’esthétique du guignol
Le moins qu’on puisse dire est que ce détail, bien remarqué par les spectateurs de l’époque, fut froidement apprécié :
« Dans le fond à gauche, s’éloigne le piquet d’infanterie qui a fait le coup, et l’officier, qui marche on ne sait pourquoi derrière ses soldats, se retourne une dernière fois du côté du cadavre. Il se retourne avec un geste si grotesque et son uniforme est tellement démodé, qu’on plaisante plus qu’on ne frissonne devant ce spectacle pourtant lamentable. J’ai entendu un grand garçon, d’allures très distinguées, dire à ses amis en leur montrant la toile de Mr Gérôme :
Ceci, Messieurs, vous représente le théâtre de Guignol ; c’est le moment où on vient de tuer le commissaire, qui est tombé à terre, et voici la garde qui se sauve ».
L’Union Médicale, Troisième série, Tome 5, 1868, p 721
Cette plaisanterie traduit, en la caricaturant, une impression réelle que diffuse la composition. Tandis que Jérusalem impliquait le spectateur dans la contemplation indirecte de la victime (relayée par le regard des bourreaux), la situation est ici totalement différente : l’officier ne voit pas grand chose, seulement un corps allongé. Et c’est nous, les spectateurs, qui contemplons la figure du mort : nous voyons ce que le bourreau ne voit pas. A notre insu, Gérôme nous embarque dans ce qui constitue justement la jouissance du guignol : répulsion envers le Méchant, identification au Bon.
Un effet de lumière
Le 7 Décembre à Paris, le soleil se lève à 8h 45. C’est pourquoi le réverbère luit encore, sans ajouter nulle clarté à l’aube cafardeuse. Certains y ont vu l’image de la bougie qui veille les morts. D’autres le symbole des Lumières, désormais sous le boisseau. Quoiqu’il en soit, l’ambiance brouillardeuse, sans contours francs, sans ombres portées, qui unifie l’ensemble du tableau, est un ingrédient aussi essentiel que, dans Jérusalem, le contraste entre le flash du soleil couchant et la noirceur de l’orage.
En 1868, l’essentiel de la controverse porta sur l’accessoire – les audaces formelles – sans voir le principal : la mise en parallèle, quelque peu sacrilège, entre le sacrifice du Christ et celui du Maréchal Ney. Pourtant, par l’identité des compositions, Gérôme nous amène à une conclusion radicale : tout comme Jésus, Ney fut une victime expiatoire.
Dans la carrière de l’artiste, ces deux tableaux constituent une tentative audacieuse, mais avortée, de renouvellement de la peinture d’histoire : le pathos, qui apparemment est expulsé sur les marges, revient en force par la fenêtre : à savoir la précision méticuleuse et l’exactitude historique des détails.
Ces commentaires se rapportent au tableau « Jérusalem ou tout est consommé »:
1°) La lumière:
– d’abord une lumière solaire, à l’heure à laquelle le tableau prend place càd après le neuvième heure soit, lorsque le soleil est au SO, ce qui est conforme à l’orientation du Golgotha par rapport à Jérusalem qui figure au centre de la composition.
Cette lumière solaire permet de montrer la dépouille physique du Dieu incarné de profil
– la lumière divine en provenance du personnage invible qui observe la scène, tourné vers Jérusalem, personnage que je suppose donc être Dieu dépouillé de son enveloppe corporelle (Christ en Gloire? –> à cet égard, voir le magnifique vitrail des popillon; Moulins, cathédrale notre Dame, Vierge en Gloire présenté lors de l’expo France 1500)
2°) La Lune et les ténèbres –> voir Matthieu 24, 29
3°) Le Christ se tourne vers Jérusalem. A noter que le batiment que l’on aperçoit est le palais d’Hérode et non le Temple de Salomon
C’est l’image la Jérusalemn céleste: lieu où les fils et filles de Dieu vivront leur éternité.
Mais, il y aurait encore beaucoup à dire…
Merci pour cette belle idée d’un Dieu-lumière, assistant par derrière à l’extinction de son incarnation terrestre. Elle rajoute à l’oeuvre une incontestable profondeur spirituelle (remarquons que, réciproquement, les humains qui se retournent voient un soleil éblouissant resplendir au dessus de la croix).
L’idée que le soleil est un acteur essentiel de la scène ouvre la composition vers l’avant et oblige à approfondir la question du spectateur. La base des croix étant hors champ, il est impossible de savoir si celui-ci est à ras de terre, ou en lévitation. De même, aucune fuyante ne permet de déterminer sa position latérale (même si le chemin suggère une possibilité d’entrer dans le tableau par la gauche).
Une seule certitude : si Dieu-soleil regarde la scène, il se situe dans le prolongement de l’ombre, très à droite du tableau, ce qui nous indique la direction de l’Ouest (à Pâques, vers l’équinoxe, le soleil se couche à l’Ouest). Dieu est un des spectateurs de la scène, mais il n’est pas le spectateur du tableau.
Qui est donc celui-ci ? L’indétermination quant à sa position permet de le situer généreusement à peu près n’importe où entre l’ONO et le NNO de Jérusalem : autrement dit toute l’Europe Occidentale (ce qui ouvre au tableau de Gérome un large marché potentiel). L’esthétique de l’implication trouve ici son plein développement : n’importe quel spectateur européen contemplant le tableau, est amené à se demander si Dieu-Soleil n’est pas, par dessus son épaule droite, en train de projeter sa propre ombre en bas à gauche de celle des trois croix.
Si c’est bien l’idée de Gérôme, elle est à la fois profonde et pleine d’humour : prouver de visu au spectateur moderne que, lui aussi, il est un mauvais larron.