L’ombre du couple
Il est dans la nature de l’ombre de dupliquer l’objet en le caricaturant.
Les tableaux qui traitent ce sujet sont rarissimes, nous allons en présenter deux. Et comme si le sujet avait contaminé l’analyse, nous verrons que chacun de ces tableaux se prête à deux interprétations opposées, l’une claire et l’autre obscure…
L’adieu du marin à sa compagne
C. W. Eckersberg, 1840, Kunstmuseum, Ribe
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L’Adieu du Marin
Les personnages
Un marin, reconnaissable à son canotier, fait ses adieux à sa compagne. Il retient sa main contre son coeur et lui jure fidélité.
La jeune femme détourne la tête et regarde le sol, désespérée. Elle porte un petit panier, on comprend qu’elle est décidée à le laisser bien clos jusqu’au retour de l’être aimé.
Le mur de brique
Physiquement, le mur interdit toute échappée dans la profondeur, et confine les deux personnages dans leurs trajectoires binaires : la femme vers la gauche, vers le passé ; le marin vers la droite, vers l’avenir.
Symboliquement, le mur exprime la disjonction, la séparation, entre le monde urbanisé où la jeune femme va rester, et le monde de la nature et des arbres, qui évoquent les mâts et les vents.
Le réverbère et son ombre
La direction du soleil a été choisie de manière à ce que l’ombre du bras horizontal se trouve exactement dans le prolongement de celui-ci, au point que le réverbère et son ombre semblent constituer un objet unique.
Tout comme la femme et l’homme en dessous, encore accolés par l’avant-bras.
Situé à gauche, côté femme, le réverbère de métal représente ce qui est accroché dans le dur, ce qui ne saurait s’en aller.
Mais son ombre, côté marin, n’est qu’un double virtuel, déjà déformé, destiné à s’évanouir à la nuit.
Le couple et son ombre
Déjà physiquement séparés, les deux sont encore conjoints par leur ombre.
Le Bonjour du Marin
Les personnages
Un marin éméché, reconnaissable à sa braguette à pont et à son teint rubicond, fait des propositions à une jeune femme qu’il a attrapée par la main.
Celle-ci regarde de l’autre côté et fait semblant de ne pas entendre. Elle porte un petit panier, on comprend que le couvercle n’est pas de taille à résister longtemps.
Briques et pavés
Remarquons que les pavés ne sont pas disposés en quinconce comme tous les pavés du monde , mais selon un quadrillage rigoureux.
Dans la rue, les gens sont comme des pavés, rigoureusement séparés, chacun dans sa case. Mais derrière le mur, dans le jardin, ils sont invités à s‘imbriquer.
Voilà pourquoi le marin désigne avec insistance le mur.
Les deux arbres en fleurs
Derrière celui-ci, deux troncs de marronniers sont accolés. Les fleurs blanches turgescentes confirment que nous sommes au printemps.
Le réverbère et son ombre
Qu’est ce que l’ombre d’une barre, sinon une barre allongée ? Le réverbère explique clairement l’avant et l’après, ce que cache la braguette à pont et ce que le mur du jardin va nous cacher.
Le couple et son ombre
Encore physiquement séparés, les deux sont déjà conjoints par leur ombre.
Eckersberg , National Gallery du Danemark
Quelques années plus tard, Eckersberg a repris la même formule d’une rencontre énigmatique des sexes, dans une rue entre pavés et briques. Ici, le jeu consiste à comprendre ce que signifie cette collision chaotique de trois corps.
La femme en bleu remonte contre le vent. Aveuglée par son parapluie, elle sépare sans même s’en rendre compte le couple-type d’Eckersberg, la femme au panier et le marin, qui ici porte son sac sur l’épaule.
L’uniformité du trottoir et du mur, la quasi-absence d’ombre portées, concourent à faire de cette composition une abstraction ludique.
L’heureuse rencontre
Eckersberg , 1849, Collection privée
Réapparition des ombres, abruptement portées sur le pavé par une demi-lune intransigeante. Ici pas d’ambiguïté, les mauvaises intentions du marin, retenu par son camarade, sont mises en pleine lumière. L’équivoque chère à Eckersberg s’est réfugiée dans l’ironie du titre : heureux marin, malheureuse passante.
La Honte (Shande), Eine Liebe, Opus X, 9
Max Klinger, 1887
Cette gravure est l’avant-dernière du portfolio « Un amour, X », qui décrit la vie d’une femme flétrie, entre la grossesse et l’avortement qui la tue.
Le dispositif est le même que pour L’adieu du marin : deux personnages près d’un mur, une seule ombre. Mais il ne s’agit pas ici d’une superposition des deux ombres : la Honte, qui accompagne sa victime en la montrant du doigt, n’en projette aucune sur le pavé.
Ombres portées
Emile Friant, 1891, Musée d’Orsay, Paris
Ce tableau consacré aux ombres est d’autant plus étonnant que celles-ci sont totalement fausses ! La source de lumière est en contrebas, sans doute une ampoule électrique posée devant la chaise de l’homme. Puisque celui-ci est plus éloigné du mur que la femme, son ombre devrait être plus grande en proportion, et l’écart entre les ombres des têtes devrait être plus faible qu’entre les têtes elles-même : or Friant nous montre le contraire…
Sans doute avait-il une forte raison pour tricher avec les lois de l’optique…
Une séparation
La perception d’époque
Certains spectateurs ont bien traduit la tension animale de cette scène de rupture :
« La figure laide et mal dégrossie de l’amant qu’on abandonne palpite de cette intensité muette d’expression si fréquente chez ceux qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des paroles. » Revue politique et littéraire: revue bleue 1891, p 128
Les personnages
La femme, très pâle, se tient debout à côté de l’homme assis, barbu, au teint mat, qui lève vers elle un regard chargé d’attente et enserre sa main droite de ses deux grosses mains.
Tente-t-il de l’attendrir pour l’attirer sur ses genoux ? Mais elle ne se laisse pas faire, se cambre en arrière et regarde ailleurs. Ses paupières sont rouges, elle a fini de pleurer.
Le discours des ombres
Si Friant a déformé les ombres, c’est pour leur faire exprimer ce que les deux personnages désirent :
- l’homme veut embrasser la femme sur la joue,
- la femme ne pense qu’à partir le plus loin possible.
Des retrouvailles
La perception d’époque
Friant est un spécialiste des scènes de deuil : en 1888, La Toussaint l’a rendu célèbre. En 1898, il récidivera avec La Douleur. Il ne fait aucun doute que Ombres portées s’inscrit dans cette veine funéraire.
Les personnages
L’homme a noué autour de son cou un foulard de soie noire qui cache son col de chemise ; la femme porte une voilette : les deux sont en grand deuil.
Nous sommes sans doute dans la pièce où se trouve le mort, un pièce au papier peint très sobre. L’homme réconforte la femme en tenant sa petite main entre ses deux grandes pognes. Il ne parle pas, sans doute n’a-t-il pas la parole facile.
Mais à l’intensité des regards, on sent qu’il se joue ici bien plus que des condoléances. Risquons une hypothèse : la femme est une jeune veuve, l’homme est un ami du couple, peut être un soupirant discret.
Combien d’enterrements ont fini par un remariage ?
Le discours des ombres
- « Je suis là… » murmure l’ombre de l’homme à l’oreille de la femme.
- « Je le sais bien… mais laisse-moi un peu de temps » répond l’ombre de la femme en reculant décemment.
Friant a délibérément organisé l’ambiguïté de la composition : sans doute s’est-il bien amusé à écouter les opinions divergentes des spectateurs !
Le titre aurait pu leur mettre la puce à l’oreille, car il invite aux doubles, voire aux triples sens. Ombres portées peut en effet s’entendre :
- comme un jeu sur les mots : il est vrai que les deux portent des vêtements sombres ;
- comme une constatation nostalgique : il est vrai que les genoux des hommes portent des compagnes légères et fugitives ;
- comme une méditation sur la mort : les ombres portées, ce sont les traces que nous laissons dans la vie des autres lorsque nous avons disparu.
En ce dernier sens, le vrai titre du tableau devrait être Ombre portée au singulier, puisque la scène ne prend son véritable sens qu’autour du vide laissé par le jeune mort.
Bonjour,
Je souhaite évoquer vos remarques à propos d’Ombres portées et j’aimerais que vous me précisiez votre nom et vos titres.
Merci
MF
« »La perception d’époque
Certains spectateurs ont bien traduit la tension animale de cette scène de rupture :
« La figure laide et mal dégrossie de l’amant qu’on abandonne palpite de cette intensité muette d’expression si fréquente chez ceux qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des paroles. » Revue politique et littéraire: revue bleue 1891, p 128″ »
>> On comprend mieux pour 14-18…