3 : Ney n'est pas mort
A force de gommer tout élément dramatique, le parti-pris de sobriété finit par aboutir à une sorte d’ambiguïté visuelle, bien ressentie par les contemporains.
« Quoi ! C’est là l’exécution du maréchal Ney ! Ce monsieur habillé de noir, c’est le vainqueur de la Moskowa ! On dirait d’un ivrogne qu’une ronde matinale a dédaigné de ramasser. Vous vous récriez. Plantez un bouchon dans ce mur; à la place de mots à demi effacés « Vive l’empereur! » écrivez « Au bon coin ; » essuyez cette gouttelette de sang qui tâche la joue du buveur étendu, et dites-moi si l’impression générale du tableau est modifiée. » Le bilan de l’année 1868, p 504
Il est vrai que, dans la partie droite du tableau, rien ne souligne qu’il s’agit d’un cadavre. Seule la présence du peloton démontre qu’il s’agit d’une exécution.
Mais de quel genre d’exécution s’agit-il ?
7 décembre 1815, Neuf heures du matin
Gérôme,1868, Sheffield City Art Galleries.
Les cartouches
Les cartouches fument encore. D’un point de vue policier, elles prouvent que le peloton est parti précipitamment, tout de suite après l’exécution. D’un point de vue symbolique, ces restes fumants dans la boue font écho au corps encore chaud du maréchal. Encore chaud, ou encore vivant ?
L’absence de sang
Un mort, mais pas de sang. Aucune éclaboussure sur le sol, ni sur le mur : à la place, seulement les lettres rouges de l’inscription vengeresse : « Vive l’Empereur ».
Voici un fusillé particulièrement propre, qui prend soin de cacher toutes les tâches sous son corps.
Les deux inscriptions
Le première, « Vive l’Empereur » résume bien la vie officielle de Ney. Mais que dire de la seconde, « VIV » qui s’interrompt net à l’endroit et au moment de la fusillade ? Les deux inscriptions signifient- elles que Ney aurait eu deux vies, une lisible, et une occulte ?
Faut-il lire « VIV… » comme VIVant ?
Remarquer le graffiti VIV et, de l’autre côté, les impacts de balles…Douze balles dans la peau
Achille de Vaulabelle est très précis :
« Ney tombe frappé de six balles à la poitrine, de trois à la tête et au cou, et d’une balle dans le bras. »
Deux balles sur douze se seraient donc perdues. Or, grâce aux empreintes opportunément fournies par Gérôme, nous pouvons reconstituer l’emplacement où se tenait le maréchal. A sa droite, on compte au moins cinq impact de balles sur le mur. Si cinq soldats ont sciemment tiré à droite, les dix blessures de Vaulabelle ne tiennent pas. Et qui dit que les sept autres soldats du peloton n’auraient pas tiré par dessus le mur, vers le jardin ?
Des vétérans de la Grande Armée
« Le maréchal alla se placer de lui-même devant le peloton d’exécution. Ce peloton était composé de soldats vétérans. » De Vaulabelle, op.cit.
N’aurait-on pas pu convaincre des anciens de la Grande Armée d’épargner le Maréchal d’Empire ? D’où son calme extraordinaire…
Face contre terre
Supposons qu’il s’agisse d’une exécution simulée. La meilleure stratégie n’aurait-elle pas été que la fausse victime tombe face contre terre, afin de dissimuler l’absence de blessures ? Et d’abandonner le corps tout de suite, en attendant qu’une autre équipe vienne le récupérer ?
Le coup d’oeil en arrière
Le dernier coup d’oeil de l’officier, qui bizarrement ferme la marche au lieu d’avancer en tête de son peloton, n’a-t-il pas pour but de s’assurer que rien ne cloche ? Ne guette-t-il pas, au delà du cadavre, l’arrivée de la seconde équipe ?
Les habits civils
Quoi de mieux que des habits civils s’il s’agit de fuir discrètement ?
L’exécution à la sauvette
Pour un simulacre d’exécution, autant choisir un endroit inhabituel, à une heure où il n’y a pas grand monde.
L’affaire Peter Stuart Ney
Tous ces éléments troublants constituent l’affaire Peter Suart Ney, du nom d’un français exilé aux Etats-Unis et qui en 1846, à Brownsville, Caroline du Nord , révéla au moment de sa mort qu’il n’était autre que Michel Ney.
La rumeur d’une exécution simulée a fait couler beaucoup d’encre. On suppose que le maréchal, au moment de sa phrase « Soldats, droit au coeur ! », aurait pu frapper de sa main droite une vessie pleine de sang, qu’il tenait cachée sur sa poitrine. Quant aux nécessaires complicités, elles auraient été obtenues par le vainqueur de Napoléon, le Duc de Wellington en personne, qui faisait à cette époque la pluie et le beau temps à Paris. Et pourquoi ? Par solidarité militaire et surtout, par fraternité maçonnique.
Sur cette troublante affaire, le livre de base est « Historic Doubts as to the Execution of Marshal Ney », James A. Weston,1895
On peut consulter aussi http://www.napoleonicsociety.com/french/neycazottes.htm
En 1868, Peter Stuart Ney était mort depuis 22 ans. Mais l’affaire ne devient relativement célèbre aux Etats-Unis que vers 1890. En France, à l’époque du tableau, personne ne doutait que Ney ait été exécuté. Difficile donc de soutenir que Gérôme ait délibérément choisi de représenter un simulacre d’exécution, sauf à supposer qu’il aurait eu vent de la rumeur par ses amis francs-maçons (Bartholdi, de Lesseps…)
Sans doute vaut-il mieux voir ici les pièges de la volonté de moins-dire : jusqu’au moment où l’abstention de l’artiste conduit à la sous-détermination du sujet.
Tout comme le chat de Schrödinger, le Ney de Gérôme est à la fois mort ou vivant. C’est le regard du spectateur qui l’assassine ou le ressuscite.
Tres interesant: merci!
Merci de votre intérêt.