1 Le train sur le pont
Le thème du train sur le pont a été popularisé par les impressionnistes, Monet tout particulièrement. Au début sujet à part entière, il est devenu au fil de la banalisation des transports ferroviaires un élément décoratif, entretenant quelquefois un rapport avec d’autres éléments de la composition.
Train dans la campagne
Monet, 1870, Musée d’Orsay, Paris
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L’apparition inaugurale d’un train dans une toile de Monet est subreptice : le talus de la voie ferré est dissimulé derrière une haie d’arbres, la locomotive est invisible, la fumée est discrète et se confond presque avec les nuages.
Pour cette première tentative de mixage entre l’industriel et le naturel, pas de complication : le train va de gauche à droite, dans le sens naturel de la lecture. Et les wagons épousent la limite entre les frondaisons et le ciel, sans pertuber l’ensemble de la composition.
D’ailleurs les deux mondes, la campagne et le train, ne communiquent pas : dans le pré, les bourgeois vêtus de blanc tournent le dos aux passagers du train, réduits à des ombres chinoises.
Le pont de Chatou
Monet, 1875, Museo Nacional de Bellas Artes , Buenos Aires
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Le père de tous les trains sur les ponts semble bien être ce tableau de Monet, qui représente le pont de Chatou, vu depuis l’île du Chiard.
Maintenant, Monet n’élude plus l’interaction des deux mondes : il la traite frontalement. L’arche unique d’acier surplombe une mer végétale dont les vagues viennent se briser sur les piles. Les segments parallèles des poteaux matérialisent la victoire du dénombrable et de la ligne droite, sur l’innombrable et le tourbillonnant.
La merveille de l’industrie humaine couronne, tel un arc-en ciel d’acier, l’énergie prolifique de la nature.
La Seine à Asnières dit La yole
Renoir, vers 1879, The Trustees of the National Gallery,Londres
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Cette toile ne n’a probablement été peinte à Asnières comme le suggère son titre traditionnel, mais à Chatou, sous l’influence directe de Monet.
Le train va de gauche à droite. Il apparait à une place à la fois centrale (à l’aplomb des deux navigatrices) et marginale (à la limite supérieure du tableau). Sa cheminée noire et fumante s’oppose aux deux cheminées blanches et éteintes de la maison. La locomotive, bête mécanique puissante et polluante, introduit un symbolisme ironique au mitan du chaste dialogue entre la rameuse et la liseuse.
Le chemin de fer – rapide, moderne, métallique, noir et blanc, contraste avec le monde paisible du chemin d’eau et du chemin de terre – lents, immuables, naturels, colorés.
Comme une entrée tonitruante de cuivres et de tambours au milieu d’un mouvement de violons.
Vendredi Saint en Castille.
Darío de Regoyos y Valdés, 1904, Museo Bellas Artes de Bilbao
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Bien des années après Renoir, un autre peintre impressionniste acclimatera le thème des deux mondes disjoints au cas particulier de l’Espagne.
Nous ne sommes plus un dimanche, mais un Vendredi Saint : une procession passe sous le pont en même temps que le train. Ici, plus d’opposition entre blanc et noir, entre loisir et travail, entre parcours libre et parcours rectiligne : les pénitents noirs dans leur ravin, comme les wagons noirs sur la voie ferrée, sont soumis au même déterminisme linéaire.
En tête de la procession, la statue du saint avec son auréole apparaît comme l’équivalent visuel de la locomotive avec son phare. Et les flammes des cierges, petites mais nombreuses, sont à mettre en balance avec la cheminée fumante. Le monde de la tradition et celui de la modernité sont ici comparés, plutôt qu’affrontés : petites énergies, nombre et lenteur d’une part ; énergie concentrée, masse et vitesse d’autre part.
Le tableau ne choisit pas entre ces deux destinées noires, en ce jour le plus triste de l’année. Il ne dit pas que l’un des deux mondes s’efface au moment où l’autre apparaît : les deux trains progressent dans le même sens, vers la droite, donc vers le futur : mais à des rythmes différents.
Le Printemps
Spilliaert, 1911, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles
Les trois chemins
Nous retrouvons les trois chemins de Renoir : le chemin de fer, le chemin d’eau et et le chemin de terre, mais les proportions ont changé :
- le chemin de fer occupe toute la largeur du tableau : depuis le panache de fumée noire jusqu’au parallélépipède du pont ferroviaire ;
- le chemin d’eau est réduit à une mince bande, sur laquelle n’est visible que le reflet du panache ;
- le chemin de terre est également réduit à une mince bande, sur laquelle progressent à gauche un enfant en capuche, à droite un garçonnet.
Une composition cloisonnée
A ces couloirs intermédiaires il faut ajouter deux plages extrêmes : le ciel blanc et la terre verte.
Par son cloisonnement et par sa dynamique, la composition est assez proche de celle d’Emile Bernard pour les Ponts d’Asnières (voir Des ponts d’Asnières au pont de Clichy)
Les mouvements simultanés
Dans le couloir « chemin de fer », le train est sur le point de s’engouffrer dans la cage d’acier du pont ferroviaire, emmenant avec lui son panache : d’où une puissante impression d‘aspiration, de la gauche vers la droite.
Simultanément, le garçonnet, qui s’est retourné pour consulter sa mère, a déjà la main posée sur la rambarde du pont piétonnier. Il n’a qu’une envie : s’y précipiter pour jouir de la sensation forte du train va passer juste au-dessus.
Sombre printemps
Par quelle antiphrase Spillaert a-t-il pu intituler « Printemps » ce tableau crépusculaire, empreint d’une angoisse diffuse ?
Il fait frais – une fillette est en pèlerine – mais pas trop : une des femmes est en fichu. Profitant de ce soir clément, deux mères sont allées promener trois enfants qui sont, comme on le sait, le printemps de l’humanité. Ils ont l’âge des sensations neuves : voir passer le train est un évènement qui justifie la promenade tardive.
Le train qui va s’engouffrer en sifflant dans la cage sans fin du pont est à l’image du joueur de flûte, capable d’aspirer dans son sillage tous les gars et toutes les filles du monde : d’ailleurs ne voit-on pas que la fillette en pèlerine est prise dans le reflet du panache comme dans la queue d’un serpent ?
Le « printemps », c’est cet âge béni où l’on croit que le train de la vie mène forcément quelque part…
Porteuse de fruits
Dyalma Stultus, 1938
Cette oeuvre déconcertante pourrait être considérée comme un tableau de dégustation, dans lequel un artiste mineur a réuni, sans grand souci de cohérence, plusieurs thèmes qu’il a déjà traités : la petite paysanne tenant un fruit, la grande portant un panier sur sa tête, qui fournit le prétexte d’un nu géométrique dans le style des années trente. Avec, pour faire bon poids, un viaduc futuriste à la Chirico, avec quarante ans de retard. Et un train purement théorique, réduit à une locomotive-suppositoire sans moyen de propulsion identitiable : ni vapeur, ni caténaire (il s’agit donc soit d’un oubli du peintre, soit d’un train électrique alimenté par un rail).
Pourtant, nous serions déçus qu’aucune logique ne relie le train et les autres éléments de ce patchwork…
Les deux jeunes filles
Confidences, Dyalma Stultus, 1932
Ce tableau, antérieur de six ans, va nous livrer quelques uns des codes personnels de Stultus.
A la campagne, les jeunes filles portent des foulards. Même si leur domaine est la maison – voir à droite la fenêtre vide – il n’est pas anormal qu’elles se retrouvent dans la rue pour se faire des confidences. Secrets de jeunes filles, matérialisés par le fruit vert que l’une des deux frotte sur son ventre d’un air dubitatif, tandis que l’autre, plus délurée, en robe blanche lisérée de rouge, fixe le spectateur d’un air entendu.
Nous voici avertis : Stultus aime les formes géométriques et la symbolique consistante !
La jeune fille à la pêche
Munis de ces indications, nous nous étonnons moins de voir deux filles dans la rue, juste à côté de leur maison.Nous n’avons pas de mal à reconnaître dans celle qui soupèse la pêche, avec son foulard sur la tête, le personnage de la jeune vierge travaillée par des intentions.
La porteuse de fruits
Celle-ci est nue, mais surtout, nous fait remarquer Stultus, elle a abandonné sur le bord de la fenêtre son chaste foulard, ainsi que le tore tressé qui permet de caler les fardeaux. A cela nous comprenons premièrement qu’elle n’est plus vierge, deuxièmement que les fardeaux qu’elle va porter maintenant ne sont plus physiques, mais métaphoriques. Effectivement, la corbeille qu’elle met en évidence sur sa tête rappelle le triangle de son ventre, et voici que nous reconnaissons, non plus une paysanne saisie en pleine rue par une envie de strip-tease, mais le symbole même de la Fertilité.
Ceci posé, passons au pont…
Le pont dans la tête
Les sourcils demi-circulaires de la Fertilité épousent la forme des deux arches. Et la pente de la voie ferrée passe par un point situé entre ses deux yeux.
Faisons l’hypothèse que le train va, comme d’habitude, de gauche à droite : c’est donc un train qui vient de lui sortir de la tête, autrement dit non pas un train réel, mais une idée de train pensée par une femme-symbole.
Et que fait ce train ? Il gravit une pente raide : car l’oblique du viaduc n’est pas un effet de la perspective.
En 1938, l’Empire Italien est fier que ses filles engendrent des ingénieurs, des alpinistes, et des conducteurs de trains à crémaillère capables d’atteindre les sommets.
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