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Elle boit… automatiquement…

La lettre et l’absinthe

Forain, vers 1885, pastel, Collection privée

Forain La lettre et l'absinthe vers 1885

La lettre

La femme a demandé un encrier et un porte-plume. Le rectangle noir posé sur la table est un sous-main contenant des feuilles de papier à lettre, comme on peut le voir chez cette autre buveuse.

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La buveuse d’absinthe, Edgard de St-Pierre de Montzaigle


L’absinthe

La femme de Forain  a commencé à boire : son verre est à moitié plein. Mais elle a gardé ses gants  et laissé loin d’elle le paquet de feuilles : besoin d’un petit verre avant de se mettre à écrire, angoisse du protège-feuille noir ?

La multiplication des cercles

Dans une composition plus simple, Forain a utilisé la même idée des globes qui se reflètent.

Forain La buveuse d'absinthe
La buveuse d’absinthe
Forain, Lithographie, 1885, Musée d’art de Providence

La buveuse apparaît ici accablée sous le poids de son chapeau démesuré,  prostrée sous les  lampes implacables. On ne voit pas de verres  sur la table, sans doute faut-il comprendre  l’enfilade des globes comme leur substitut symbolique : éblouissants d’abord,  puis de plus en plus faibles avec la répétition, comme les effets de l’absinthe.

St-Pierre-De-Montzaigle-La-buveuse d absintheTout oppose la buveuse honteuse de Forain à la buveuse glorieuse de St-Pierre de Montzaigle, droite et souriante devant son vitrail.

Mais les deux artistes ont eu la même idée remarquable d’associer  l’absinthe à  une multiplication de cercles : ici les auréoles  jaunes constituent l’apothéose du verre posé sur la table –  tout en dessinant discrètement, dans le dos de la buveuse, une croix de mauvais augure





Le miroir

Autant l’enfilade des globes dénonce clairement, dans la version noire, l’enfermement répétitif dans l’alcool, autant il est difficile, dans la version rose et bleu du pastel, de se limiter à une lecture univoque : la jeune femme se tient droite, le chapeau coquettement fiché, et  son regard dans le vague évoque tout autant la rêverie que la boisson.
Forain La lettre et l'absinthe vers 1885 perspective
Elle est assise dans un box où deux miroirs se font face. Le point de fuite se situe juste en bas à gauche du cadre, raison pour laquelle on ne voit pas le reflet du dessinateur  (à noter une erreur de perspective sur le bord droit de la table, qui n’est pas assez incliné).


Présence masculine

La tâche noire à droite est un pardessus et un haut de forme, accrochés à un porte-manteau en face de la femme : Forain a pris soin de les dessiner une fois sur deux dans l’image en abyme.

Le  miroir révèle donc, en plus du dessinateur invisible, une présence masculine à proximité. Or les objets de la table montrent bien que la femme s’est isolée pour écrire : un seul verre et l’encrier à portée de sa main droite.

L’explication  est simple : l’homme au manteau est bien assis en face d’elle, mais pas  à la même table : à celle juste à sa gauche, dont on devine l’angle juste sur le bord droit de l’image.

Et la femme évite soigneusement de regarder ce compagnon de box : le « man next table » est rarement le bon.


Métaphores féminines

Dans ce pastel dont le titre est La lettre et l’absinthe, cette femme  objectivement n’écrit pas,  ne boit pas. En revanche, deux autres objets  prennent  la parole à sa place :

– Que fait la femme ? Comme moi, elle attend son propriétaire, dit le Manteau.

– Que fait la femme ? Comme moi, elle réfléchit, dit le Miroir.

Le manteau et le miroir n’est pas un croquis parisien ou un manifeste anti-alcoolisme,

mais une double métaphore de la condition féminine.


La répétition

Que signifie alors l’enfilade des globes, si ce n’est pas celle des verres  d’absinthe ? Sans doute leur nombre n’a-il pas été choisi au hasard : sept évoque la semaine, dont la répétition fastidieuse est le destin de cette femme qui passe sa vie à attendre entre deux verres, entre deux lettres, entre deux hommes…

Ou bien encore, cet autre cycle de quatre fois  sept jours , qui scande la vie de toutes les femmes…

Spéculations hasardeuses  ? Voyons le pendant puritain

de la  parisienne addictive : la new-yorkaise pressée

Automat (Cafétéria)

Edward Hopper, 1927, Des Moines Art Center

edward-hopper-automat-1927

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Les sept lampes

Nous repérons tout de suite les deux séries de sept lampes – forcément une coïncidence, car il parait très peu probable  que Hopper ait pu voir le pastel de Forain, réalisé vingt ans avant ses propres séjours à Paris.

Ces lampes ont fait couler beaucoup d’encre : si ce sont des réverbères situés à l’extérieur, comment expliquer l’obscurité de la rue ?

Et si ce sont les reflets dans la vitrine des lampes qui éclairent la cafétéria, comment expliquer qu’on ne voie pas sur la vitre, même affaibli, le reflet des autres objets, le pot à fruits posé sur l’embrasure, ou la paroi latérale du sas d’entrée ?



edward-hopper-automat-1927 perspective

De plus, on devrait voir deux autres rangées de reflets : une symétrique de l’autre côté de la porte, et peut être une à droite, comme le montre la reconstruction ci-dessus.

Remarquons que, comme la vitrine est un peu inclinée par rapport au plan du tableau, les couples de lampes ne sont pas sur des horizontales : mais il y en a bien sept sur chaque alignement.

Notons enfin que le premier globe de la salle, à côté de la porte, se trouverait juste à la limite du hors champ : Hopper a soigné  son cadrage de manière à laisser le spectateur réfléchir un peu sur les reflets…

Le gant qui manque

La main droite qui tient la tasse est dégantée, mais on ne voit où est passé le gant  : peut être est-il caché sous la manche, ou rangé dans un sac à mains posé par terre, en hors champ ? Quoiqu’il en soit, puisqu’il y a un radiateur juste à côté, ce n’est pas par frilosité que la femme a gardé son gant à la main gauche : sans doute n’a-t-elle pas beaucoup de temps pour sa pause-café.

En revanche, ce n’est pas par manque de temps qu’elle a gardé son chapeau-cloche, mais par savoir-vivre : une femme bien ne se montre pas en cheveux.

La soucoupe en trop

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Les commentateurs ont également remarqué la soucoupe vide posée sur la table : sans doute contenait-elle un sandwich ou un cookie, en tout cas quelque chose qui se mange sans couverts, et qui  justifie la main dégantée.

Une mauvaise place

edward-hopper-automat-1927 _escalierLes deux tiges dorées à droite sont les mains-courantes d’un escalier qui descend au sous-sol (le trait gris sur le sol représente la première marche). La jeune femme est donc particulièrement mal placée, entre les courants d’air de la porte et les effluves des toilettes. Peu importe, puisqu’elle ne reste que quelques minutes.

En revanche cette mauvaise place révèle une évidence contraire à l’impression de solitude que tous les spectateurs ressentent :

si la fille s’est placée là, c’est que la cafétéria est bondée.


La corbeille de fruits

Elle sert à appâter  la clientèle : dans un autre tableau, Hopper nous montre une serveuse plantureuse qui ajuste précisément sa position  en vitrine.

Hopper tables-for-ladies-1930

Tables for Ladies,
Hopper, 1930, Metropolitan Museum of Arts

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Le titre de ce tableau fait allusion à la récente innovation des « tables pour dames », permettant aux femmes de dîner seules sans se trouver automatiquement suspectées d’être des prostituées à l’affût.

Du coup, nous comprenons pourquoi, dans Automat, la femme a choisi la chaise qui tourne le dos à la rue :  à la nuit, dans cette salle brillamment éclairée, pas question de passer pour ce qu’on n’est pas. Et la chaise en face d’elle est prudemment rangée sous la table, pour décourager toute approche.

En revanche, la comparaison soulève une nouvelle énigme : autant la corbeille de fruits se justifie dans un restaurant, autant elle est inexplicable dans une cafétéria, où toutes les denrées sont sous verre. A moins qu’il ne s’agisse de fruits factices…

Aux limites du réalisme

Après avoir durement poussé aux limites le fameux réalisme de Hopper, il ne reste finalement  dans Automat que deux choses inexplicables : les deux rangées de reflets et la corbeille de fruits.

edward-hopper-automat-1927 deux rangees

Rapprocher les deux mystères, c’est les résoudre : les deux rangées  s’arrêtent l’une à l’aplomb de la corbeille, l’autre à l’aplomb du chapeau-cloche – les désignant du coup comme des équivalents symboliques. D’autant que le chapeau est orné d’une coquette petite grappe de cerises


edward-hopper-automat-1927 _cerises

Ainsi la corbeille est la métaphore de la femme,

toutes les deux sont en montre,

exposées comme appâts  au regard des consommateurs.

Et le double pointillé des lampes matérialise comme un couloir de verre,  un présentoir de féminité dans lequel  tous les objets, vus d’en haut, révèlent leur identité  circulaire..

Miller sous Hopper

D’un coup se libère une floppée de métaphores plus millériennes que hoppériennes  : la femme est factice, pulpeuse, comestible comme les fruits. Elle est chaude comme le radiateur, peut s’ouvrir comme la porte et vous mener dans les bas-fonds, comme l’escalier

Hopper comme Forain

L’absinthe et son enchaînement pour l’un, la pause-café vite expédiée pour l’autre, ne sont finalement que des prétextes pour traiter le véritable sujet : cette fatalité de la répétition qui tient les deux femmes sous sa coupe.

Dans des époques différentes, à des milliers de kilomètres de distance, les deux artistes ont trouvé la même solution – le reflet de sept lampes – pour évoquer le quotidien mécanique des deux femmes : attendre des hommes pour Forain, leur servir d’appât pour Hopper.

Automat, comme on l’a compris , ne désigne pas tant le lieu

que tous les automatismes qui s’y  déclenchent

Jeanne Mammen, allemande née en France en 1890, fait partie de ces artistes que la vie a fracturé en styles complètement différents : une période symboliste en France, et une période lesbianno-weimarienne en Allemagne, où elle et sa famille avaient dû se réfugier en 1914.
Moulin-Rouge, peint après le douloureux exil en Allemagne, est un florilège de la nostalgie montmartroise.

Moulin-Rouge

Jeanne Mammen, vers 1916

Jeanne Mammen Moulin Rouge 1916

Un théâtre sans mur

Cinq registres se succèdent de bas en haut, dans une sorte de théâtre sans mur, ouvert directement sur la ville.

En bas, sur la paroi décorée du balcon, Mercure et Vénus – le Commerce et le Sexe – encadrent le blason de Lutèce.

Sur une banquette cramoisie, une femme fatale s’évente de la main gauche et exhibe sur sa main droite un verre d’absinthe avec son sucre.

Derrière elle, une frise de cavaliers et d’arbres évoque le Bois et les courses.

Plus haut, une grue, des échafaudages, le métro, des cheminées d’usine, résument la ville industrielle (le père de Jeanne possédait une usine de soufflage de verre).

En haut, des lampions tricolores rappellent la fête et les jours heureux,  disparus dans les nuages noirs qui planent au dessus du Sacré Coeur.


Une rousse vitale

La femme rousse, qui nous provoque du regard, porte sur sa tête un bizarre édifice formé d’un crâne, d’une auréole, de quatre ailes  et d’un bonnet phrygien : rouge et révolutionnaire, il est à lui seul un condensé de Montmartre, de son Moulin et de sa Liberté.

Avec son éventail qui fait du vent pour les ailes, et son absinthe qui pose des auréoles sur le crâne des poètes morts, la rousse n’est pas Fatale, mais Vitale : c’est d’elle que procède toute la dynamique du tableau.

Cette oeuvre singulière prend l’exact contrepieds de l’idée de Forain et de Hopper : ici,  les motifs répétitifs – les quatre ailes, les quatre cavaliers, les cinq lampions – ne traduisent pas le quotidien addictif de la buveuse – mais au contraire l’énergie de Paris qui fait courir les chevaux, tourner les ailes et briller les lampions.


La femme qui boit

A la lumière du second style de Mammen, nous comprenons que la figure de la femme qui boit n’est plus exactement celle d’une femme qui se noie :

en s’assumant et s’assommant comme un homme,

la buveuse d’absinthe est la mère de la garçonne.

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