Le miroir révélateur 1 : déconnexion
Par son cadre, le miroir détoure une partie de la réalité, comme la ferait une vitre ; et par son tain, il la retourne. De sorte que la combinaison du cadrage et du retournement crée des effets paradoxaux, où le miroir tantôt déconnecte, tantôt reconnecte, deux parties de la réalité.
Commençons par le miroir qui déconnecte…
Vénus au miroir
Velasquez, 1647 -1651, National Gallery, Londres
Ce tableau extrêmement commenté (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_%C3%A0_son_miroir) pourrait être résumé en une phrase :
non pas l’exhibition d’une femme devant un miroir, mais l’exhibition d’un miroir devant une femme.
Car c’est bien cet objet-princeps, tenu par un Cupidon mélancolique au confluent des coulées rouges et grises des velours, qui constitue le centre stratégique de la composition. Orné de rubans rose comme Cupidon d’un ruban bleu, il est le troisième être animé du tableau, un visage flou et inexpressif qui contredit, plutôt qu’il ne complète, le postérieur parfait d’une Beauté anonyme.
« Velasquez in my apartment », Helmut Newton, 1981
Car ce reflet, bien trop grand vu la position du miroir, est physiquement impossible, comme l’a bien vu Helmut Newton en résolvant la question à l’aide d’un écran plus moderne.
Présentée sur glace, la tête coupée ne regarde rien, ni la femme ni le spectateur.
Dans une Espagne encore tenue par l’Inquisition, cet effet d’énigme est peut être simplement une ruse pour éviter, en déconnectant cette tête et ce corps, de représenter une femme complète nue.
Homme au miroir
Juan Do, vers 1630, collection Giuseppe de Vito
Ici le miroir révèle l’oeil que le profil nous cache : mais il nous le montre fermé, comme si cette possible allégorie de la vue se voulait aussi une aporie du regard.
Parmi les nombreuses femmes fatales de Frederick Sandys, cette rousse à la crinière léonine inaugure le thème de la duplicité : sous le calme profil grec se cache un oeil de félin aux aguets, et la perle dont il est question est moins celle qui pend à l’oreille que celle que cache la paupière.
Femme se peignant
Slewinski ,1897, Musée de Cracovie
Dans cette contreplongée à la Degas, le miroir prouve qu’une fille, même à la toilette, ne quitte pas de l’oeil qui la regarde.
Le péché
Julio Romero de Torres ,1913, Museo Reina Sofia, Madrid
La Vénus de Vélasquez modernisée à Cordoue, avec tous les prestiges de l’Espagne. Pour plus de détails sur ce tableau et sur son pendant, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires
Contrariété
Romero de Torres, 1919, Musée Romero de Torres, Cordoue
Il s’agit du portait de la célèbre danseuse de flamenco Maria Palou. Le miroir met à distance ce qu’elle désire et qu’elle n’aura pas : tous les bijoux du monde.
Pour un panorama de l’oeuvre de Romero de Torres, voir http://www.foroxerbar.com/viewtopic.php?t=4545
L’aurore
Delvaux, 1937, Fondation Beyeler
De ces quatre femmes-troncs (avec le double sens du mot tronc), le miroir isole l’organe essentiel.
Sur un autel, qui est la seule construction achevée du décor, le miroir réduit à un sein rend hommage à qui reste de féminité à ces femmes-colonnes : la capacité lactaire, symbolisée par le noeud florissant.
Le rameau qui pousse derrière le miroir et les arcades couvertes de buissons fleuris justifient le titre du tableau : du sein sort l’aurore blanche aux doigts de rose.
L’actrice
George W Lambert, 1913, Benalla Art Gallery
Le tableau original, qui a été coupé en deux après la mort de Lambert, montrait l’actrice Valentine Savage mettant ses gants en haut d’un pic, dominant un panorama de montagnes, de forêts et de lacs, avec à sa gauche un chien blanc et à sa droite un enfant souriant (ou un satyre) et un iguane.
Les amours tenant le miroir et l’image faussée sont des hommages directs à Velasquez.
Explications tirées de : http://nga.gov.au/exhibition/lambert/Detail.cfm?IRN=164767
1912 |
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Rolf Armstrong
En général, le coup d’oeil discret dans un miroir est un symbole de la prudence ou de la vanité féminines. Mais, par un effet collatéral involontaire, cette mise à distance de ce qui distingue une femme d’une chair anonyme, son visage, produit un effet de lubricité parfaitement perceptible :
ici, la bouche mise en cage ne peut plus empêcher le fauve qui passe de mettre sa griffe ou sa dent sur ces vertigineuses épaules.
L’actrice Toby Wing, années 1930 | Photographie de Franz Fiedler, années 1930 |
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Ces deux photographies montrent bien le caractère permissif du cadrage : en reculant dans l’espace virtuel du miroir, le regard de la femme prend la valeur d’un invitation à avancer, d’autant qu’on ne sait si elle se sourit ou nous sourit.
Reflection in mirror, Anna Mae Vargas,
aquarelle de Vargas, 1940
L’effet « jivaro » est ici encore plus sensible, et cohérent avec le fantasme de la femme-objet : de l’échine à la chute de reins, de la croupe et à la pointe des talons, cet étalage de voluptés en apesanteur semble totalement dissocié de toute identité, condensé au sein du médaillon dans une expression d’attente passive.
Going Out, Avigdor Arikha , 1981, Israël Museum
Cet « instantané » de Avigdor Arikha, qui saisit son épouse Anna jetant un dernier coup d’oeil au miroir avant de sortir, semble prendre à rebours la construction anatomique sophistiquée de Vargas : ici toute charge sexuelle est gommée, au profit du regard inquiet de celle qui part vers celui qui reste.
Narcisse (autoportrait) Stephen O’Donnell, 2014 |
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Autre détournement complet et probablement intentionnel de la pinup de Vargas :
- carré contre courbé, que ce soit pour le dos ou pour le miroir ;
- fesses nues contre fesses voilées ;
- fond plein contre fond vide.
Léo Fontan, années 30 | Didier Cassegrain |
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Le rouge et le noir, illustration pour Les Après-Midi de Montmartre, Edouard Chimot, 1919
Mais mécaniquement le miroir ramène à l’éternel féminin, et la prétexte du remaquillage autorise la déconnexion entre la fille et son sex-appeal.
Golden Carpet
Bill Brauer, vers 2010
Soixante dix ans après Vargas, la composition canonique se voit modernisée et renversée. Le tapis doré évoque le cadre rond d’un miroir devenu opaque, sur lequel tombe l’ombre d’un arrivant qu’on ignore : la rétrovision de la femme-objet a laissé place à l’introspection.
Pin up de Enoch Bolles, années 1930
A la limite, le miroir disparaît du champ, et c’est la fille elle-même qui prend la forme du face-à-mains, une jambe servant de manche.
Pin up de Gil Elvgren, années 1950
Entre la grande boîte à froufrous et la minuscule boîte à poudre, la femme-objet semble soumise à une injonction contradictoire (se déployer hors du carton ou se miniaturiser dans l’accessoire), qui correspond en fait au principe même du fantasme : l’apparition et la disparition à volonté.
L’effet Jean Baptiste
Dans lequel le miroir présente au spectateur une tête coupée .
Fillette dans un miroir, Wladimir Lukianowitsch von Zabotin, 1922-27, Kunsthalle, Karlsruhe.
Ce tableau sur lequel on ne sait rien est un petit miracle de mystères. Le visage interrogatif de la fillette aux cheveux courts semble suspendu entre deux époques, celle du miroir suranné aux porte-bougies qui la ramènent au temps des couettes, et celle du paysage industriel à l’arrière plan.
De même, la composition hésite entre le dedans et le dehors : le bleu de Prusse est il celui du papier-peint, ou d’un canal ? Et les gants sur la tablette signifient-elle que la fillette vient de rentrer, ou va sortir ?
Charles Pfahl
Underhung (diptyque)
Underhung signifie à la fois prognathe et suspendu par en dessous : deux manières de qualifier la position du miroir sur lequel le visage se penche, masqué et auréolé par le chapeau à fleurs.
Fern Tickles
Le titre Fern Tickles est une expression en anglais médiéval signifiant des altérations de la peau, des tâches de rousseur, telles que celles qu’on devine sur la peau glabre du crâne.
Mais pris littéralement, « chatouilles éloignées » fait peut être allusion aux poupées en celluloïd – un thème récurrent chez Pfahl – que le miroir montre sur l’étagère.
Comme si la vieillesse ou la maladie jetait un regard sur ce qu’elle a laissé derrière elle, et qui se trouve maintenant devant elle.
Photographies
Autoportrait dans des miroirs, Vivian Maier, 1955
La performance n’est pas seulement d’avoir déconnecté le visage et l’appareil-photo, ni de les avoir intervertis, plaçant la tête sous le corps. Mais surtout d’avoir saisi les mots « CORP » et « RRORS« , cadavre et miroir, pour intituler cette décapitation symbolique (comme ils sont inscrits sur la vitrine, ils se reflètent à l’endroit dans le miroir).
The dining table John Koch, 1955La même année, ce tableau quasi-photographique de John Koch nous montre un miroir qui sépare le recto et le verso du serviteur noir, comme le confirment les deux angelots blancs inversés, de part et d’autre de la ligne se séparation.
Ferdinando Scianna |
Version retournée |
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Il suffit de comparer la photographie originale, à gauche, et sa version retournée, pour comprendre combien le miroir posé par terre corrobore l’effet « Jivaro » : plutôt que de révéler , le miroir met à distance, et déconnecte les jambes de leur légitime propriétaire.
La version retournée restaure la hiérarchie naturelle entre le visage et les membres, même si c’est une femme-tronc qui surplombe une paire de quilles.
Version retournée |
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Campagne pour les chaussures Aquazzura
Automne Hiver 2013
A gauche, dans la photographie choisie pour la campagne, le spectateur est en position de voyeur : tandis que le cadrage l’empêche de regarder plus haut, le miroir lui offre par en bas une échappée émoustillante. Mélange de frustration et de satisfaction incomplète qui est à la base de toute bonne publicité.
A droite, dans l’image retournée, nous voici dans la peau de la modèle, stupéfaite de se voir ainsi perchée, tel un berger landais, sur ses deux interminables guibolles : le miroir révèle ici toute sa puissance hallucinatoire.
Alva Bernadine
Posé à l’emplacement du sexe, le miroir, censé nous montrer un visage, ne nous laisse voir que des lèvres : ce qu’il révèle, c’est l’analogie scandaleuse entre les choses du haut et les choses du bas.
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