Sur la crête
Ce petit cadre, acheté en 1981 par un des lecteurs de ce blog, a été qualifié de « tableautin pour relais de chasse » par le vendeur, « tout juste bon à descendre à la cave ». Sans être un chef d’oeuvre, ce tableau de bonne facture révèle une composition sortant de l’ordinaire et un peintre bien informé et original, malheureusement inconnu : avis de recherche lancé !
Peintre inconnu, date inconnue
Une famille
« Le chevreuil mâle est appelé brocard. Lui seul porte des bois, mais il les perd à l’automne. La femelle du chevreuil est la chevrette. Elle ne porte jamais de bois .Le jeune chevreuil s’appelle le faon (jusqu’à 6 mois), puis chevrillard (de 6 à 12 mois). » [1]
Nous avons donc devant nous une famille : le père, la mère, l’enfant.
Une saison
« Le chevreuil subit deux mues par an, au printemps (le pelage devient roux vif) et en automne (le pelage vire au gris-brun). » [1]
« Dimorphisme sexuel : le brocard a un corps plus trapézoïdal, au centre de gravité porté vers l’avant. Hormis en novembre-décembre, ses refaits et ses bois le distinguent de la femelle. En hiver, son miroir en forme de rein ou de haricot (alors que celui de la femelle a une forme de cœur) le distingue, de même que son pinceau pénien (de profil). La chevrette a un centre de gravité porté vers l’arrière et ne porte pas de bois. » [1]
Le tableau se situe donc début janvier : pelage brun, tout début de la repousse des bois. En montrant les animaux de face, notre artiste inconnu a choisi le point de vue et le moment où les deux sexes se ressemblent le plus. Peut être pour introduire un petit mystère dans l’identification des animaux : tout le monde ne sait pas que le chevreuil perd ses bois chaque automne.
Une heure
D’après les ombres longues des pattes, le soleil se couche ou se lève à gauche, teintant le ciel d’une nuance rosée. Parions pour le couchant : les animaux font donc face au Sud.
Un lieu
« Le Chevreuil est un ongulé typiquement forestier, mais on le rencontre également en montagne dans les zones encore arborées, et en plaine, y compris près des cultures. Il occupe tous les milieux boisés, des grandes forêts feuillues de plaine jusqu’à plus de 1000 mètres d’altitude dans les Alpes et les Pyrénées. » [2]
Rien d’étonnant donc à trouver des chevreuils en altitude.
Un promontoire herbeux
« Tout chez le chevreuil témoigne d’une stratégie de fuite consistant à gagner rapidement le premier couvert forestier pour attendre que le danger s’éloigne. Un tractus digestif peu volumineux le contraint, 6 ou 8 fois par jour, à se remplir la panse dans les prairies et les clairières. Ainsi s’explique la prédilection du chevreuil pour les lisières, les forêts claires et les régions de bocage : quelques pas seulement séparent la pâture où il broute les plantes les plus riches en énergie et les plus digestes, de sa retraite abritée où il rumine tout en observant les environs. » [3]
Une première lecture
Le soir tombe. Poussée par la nécessité, une famille de chevreuils s’est risquée sur ce promontoire pour venir brouter la maigre pitance d’hiver, des herbes couvertes de neige. Epuisé, le petit s’est couché sur le sol et regarde vers la forêt, qu’il a hâte de regagner pour dormir. La mère lève la patte arrière comme pour bondir. Heureusement, le père veille sur la famille, et fait barrage à l’appel du vide. Les pattes dans la neige mais le regard vers le Sud , il a la certitude que les jours ensoleillés reviendront.
Sur la crête
Notre peintre animalier a bien travaillé son sujet : dans son décor d’hiver, il a placé des chevreuils d’hiver. Mais au delà de l’illustration naturaliste, la composition très symétrique, entre la forêt et l’à-pic, suggère une dimension symbolique :
Ainsi le tableau pourrait être une allégorie de la famille chrétienne, forcée à cheminer sur la crête pour trouver de quoi survivre, toujours menacée par les vices et le précipice.
Il semble que notre peintre inconnu ait déclenché deux répliques célèbres…
Le chevreuil en famille
Les chevreuils (Roe Deer)
Rosa Bonheur, 1860, Wallace Collection, Londres
Tout d’abord ce tableau très bienséant : dans la clairière automnale où se repose la famille, la mère veille sur son petit tandis que le père, à distance de respect, hume les possibles menaces tout en nous montrant deux des attributs de sa virilité : les cornes et le miroir blanc (l’étui pénien étant heureusement invisible sous cet angle).
La Remise des chevreuils en hiver
Gustave Courbet, 1866, Musée des Beaux Arts, Lyon
La remise désigne le lieux à couvert où le chevreuil se repose dans la journée. Courbet a repris la famille nucléaire de Rosa Bonheur mais le cadrage large, la splendeur de la clairière et des frondaisons enneigées, gomment tout anthropomorphisme. Le mâle surveille le sentier, seule trace de l’homme et du danger.
Dans lequel se profilent, sous notre tableautin, de grandes figures picturales…
Un père contestable
« Que le brocard polygame ait parmi ses chevrettes une épouse de prédilection, vers laquelle il retournera après la saison du rut et jusqu’en mars, c’est probable, voire certain, les épouses qu’il néglige à ce moment s’en consolent, à ce qui semble, assez facilement. » [C]
Délicat de prendre un cervidé comme icône du père modèle !
L’alimentation en hiver
« Le chevreuil est très sélectif et recherche, en priorité, une alimentation semi-ligneuse, riche et diversifiée. Le milieu forestier lui procure l’essentiel de cette nourriture, sous forme de rameaux de feuilles, mais aussi grâce à des espèces associées, comme le lierre et la ronce » [4]
« La consommation des plantes herbacées bien que régulière reste cependant faible à l’exception de la période de redémarrage de la végétation au printemps quand les plantes présentent une haute digestibilité et une forte valeur nutritionnelle. » [5]
Autrement dit : la famille ne s’est peut être pas arrêtée là pour manger.
Réfléchissons : et si elle venait de l’Est pour se diriger vers l’Ouest ? Et si, le soir tombant, elle avait fait halte sur ce promontoire non pour manger, mais pour reprendre des forces, avant d’atteindre la forêt ?
Paysage d’hiver avec une église
Caspar David Friedrich, 1811, National Gallery, Londres
Voir La fin du chemin (ou presque)
Et si elle venait de la forêt d’en bas, poussée vers les hauteurs par on ne sait quelle menace ?
Il y a bien une autre famille qui s’est lancée elle aussi, il y a bien longtemps, pour échapper à la mort, dans un tel périple d’Est en Ouest…
Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid
Voir Chacun cherche son nid
La structure ternaire est identique, ainsi que la lecture de droite à gauche : le monde menaçant , la station sur un promontoire rocheux, le monde de la sécurité.
Des trois regards superposés comme des panneaux indicateurs sur un poteau, l’un pointe vers la forêt promise, l’autre vers la forêt perdue.
Quand au père, le seul dont la tête dépasse dans le demi-cercle céleste, il jette vers nous un regard indéfinissable : à la fois craintif et supérieur.
Promeneur au dessus d’une mer de nuages, Caspar David Friedrich , 1818, Hamburg, Kunsthalle |
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Le principe de la Rückenfigure est d’aspirer le spectateur dans le tableau, pour le projeter, au delà du relai que constitue la figure de dos, dans une vision « océanique ».
Notre artiste inconnu illustre le principe inverse : celui de la Vorwärtsfigure, qui repousse et barre l’accès.
Nous resterons de l’autre côté de la faille, nous n’atteindrons pas la forêt promise.
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