3.4 La lettre d'amour : un pan de mur gris
Par opposition aux vues depuis une porte de Hogstratten et de de Hooch, le cadrage de « La lettre d’amour » est délibérément elliptique : on ne voit ni le battant ni le bas des cloisons. Cette absence de repères perspectifs accentue le contraste entre la pièce surexposée, surdéterminée, et le sas sous-exposé, mal défini.
Nous allons voir que les intentions de Vermeer vont bien au delà d’un simple effet de contraste.
Un sas mal défini
La perspective est rigoureuse : le tableau, qui est tout petit (44cm x 38,5 cm) doit être vu d’assez loin (environ 87 cm).
Il est facile de prolonger le dallage vers l’avant-plan : mais il faut faire des hypothèses pour positionner la chaise dans le sas. Certains disent que celle-ci est trop grande, d’autres que la porte est trop étroite.
Vue de côté
Vue en plan
Reconstruction par Philip Steadman [1]
Dans cette reconstruction très précise, Steadman a tenu compte de la taille d’objets réels de l’époque pour déterminer celle des carreaux : 29.3 cm. On voit que si la chaise est de taille normale, la porte est effectivement assez étroite (un peu plus de deux carreaux, soit 62cm), ce qui est étonnant pour une porte donnant accès à la pièce d’apparat avec sa grande cheminée.
A noter que l’embrasure est dissymétrique : à gauche elle est à ras de la cloison ; à droite, il semble y avoir une portion plate, puis un ressaut.
Cette reconstruction du « sas » se heurte à deux difficultés : la première est cette bande gris clair, plus lumineuse en bas qu’en haut : s’il s’agit d’un ressaut, cette face, perpendiculaire au plan de le porte, ne serait pas visible depuis le point de vue choisi.[2]
Il pourrait s’agir d’un ébrasement (ligne rouge oblique sur le schéma), ce qui accentuerait encore, de manière inexplicable, la dissymétrie entre les deux montants. De plus, cette face serait dans l’ombre. Et à supposer qu’elle soit légèrement éclairée, la partie la plus lumineuse devrait être en haut (puisque dans la pièce claire la lumière vient du haut à gauche).
Deuxième difficulté, encore plus étonnante : on voit très bien sur le plan que la porte n’est pas en face de la cheminée, mais décalée sur sa gauche.
Résumons-nous. Soit nous admettons, comme beaucoup, que l’exactitude optique de Vermeer n’est pas toujours parfaite et que parfois prime sur elle une raison esthétique ; soit il nous faut expliquer :
- pourquoi la porte est trop étroite
- pourquoi elle n’est pas en face de la cheminée
- à quoi correspond ce petit pan de mur gris clair.
L’hypothèse du corridor
« La pièce possède un autre aménagement étrange. Sur un des côtés de l’embrasure, Vermeer a peint une bande lumineuse entre deux bandes sombres, créant un trio vertical sombre-clair-sombre. Ce détail… se voit dans une oeuvre précoce de Vermeer, « Le jeune fille endormie », et dans « Les Pantoufles » de Samuel van Hoogstraten. Dans ces tableaux, les deux embrasures sont séparées par un couloir. Ceci suggère qu’il existe aussi un couloir dans « La lettre d’amour » entre la pièce du fond et celle du premier-plan, bien qu’il soit invisible. » [3]
La jeune fille endormie
Dans cette vue plongeante, on voit effectivement un couloir entre les deux portes : mais le reconstruction de Steadman montre que dans « La lettre d’amour » il n’y a pas la place nécessaire. De plus, pour que le pan de mur gris corresponde à la cloison d’un couloir, il faudrait que la seconde porte soit plus étroite que la première.
Donc hypothèse à rejeter.
L’hypothèse du double miroir
Cette hypothèse très ingénieuse, tombée totalement dans l’oubli, a été proposée en 1929 par R.H. Wilenski [4]. Devant les difficultés que pose le raccordement entre les deux pièces, cet auteur tranche le problème radicalement : il n’y a qu’une seule pièce avec, sur la cloison dans le dos du peintre, un grand miroir posé à gauche d’une chaise et voilé par un rideau tombant de droite à gauche, que Vermeer regarderait à l’aide d’un second miroir (qui inverse à nouveau l’image).
Cette hypothèse implique que le miroir se trouverait coincé dans l’angle, tout contre la carte affichée sur la cloison de gauche. Il faudrait également supposer un spot de lumière tombant sur les personnages et laissant dans l’ombre la chaise et la carte.
Outre sa complexité gratuite, ce dispositif se heurte surtout au fait qu’à l’époque de Vermeer, d’aussi grands miroirs n’existaient pas.
L’hypothèse de la seconde lumière (interprétation personnelle)
Regardons maintenant le fameux pan de mur en imaginant qu’il existe, à l’intérieur du sas, une petite source lumineuse située sur la droite : le relief s’inverse, la cloison derrière la chaise apparaît légèrement en creux par rapport au montant de la porte.
Le « dedans du dedans »
Un petit jeu optique tel que celui-ci est bien dans l’esprit de Vermeer. Par exemple, dans l’« Art de la Peinture », le rideau qui ferme l’atelier est partiellement replié sur lui-même, de manière à nous laisser voir la face que nous ne devrions pas voir, le « dedans du dedans », selon l’expression de D.Arasse [5].
Ici, Vermeer nous montre en somme le relief du creux.
L’hypothèse de la cloison coulissante (interprétation personnelle)
Elle résout d’un seul coup toutes les anomalies :
- l’absence du battant de la porte ;
- l’étroitesse de l’ouverture ;
- sa non-symétrie par rapport à la cheminée ;
- la présence et la luminosité de la face gris clair.
Celui-ci apparait comme le montant gauche d’une cloison coulissante, peut être une simple toile tendue entre des poteaux. En le faisant glisser vers la gauche, le petit trou lumineux viendra se positionner à l’emplacement du point de fuite.
Le sas pourrait donc être une « camera obscura » de type cabine, et la chaise celle de Vermeer, observant et reproduisant l’image qui se projette en face de lui.
Cette hypothèse a été envisagée par P.Steadman [6] . A la suite de travaux de cet auteur, une reconstruction convaincante de la manière dont Vermeer aurait pu utiliser une camera obscura de grande taille a donné lieu à une expérimentation très convaincante [7].
Nous avons vu dans 3.3 La lettre d’amour : la pièce sombre que, des objets du sas à ceux de la pièce claire, il est possible de distinguer quatre parcours symbolisant quatre modalités de l’acte de peindre : à savoir transcrire une vision objective du monde en une représentation subjective.
Si le sas évoque la camera obscura de Vermeer, il serait logique que dans l’autre sens, de la pièce claire à la pièce sombre, les quatre parcours aient quelque chose à voir avec cette technique : à savoir la production automatique d’une image objective du réel.
Depuis les tableaux
De la même manière que le géographe produit une carte – à savoir une projection d’un territoire aussi exacte que possible, la camera obscura projette automatiquement sur le mur une image parfaite du monde.
Nous avons remarqué que cette sixième et dernière carte géographique est justement la seule qui n’a pu être peinte avec l’aide de ce procédé : Vermeer n’a pas voulu nous montrer un schéma technique de sa camera obscura, mais plutôt une évocation en quatre idées : la première étant celle de la projection.
Depuis le coussin à broder
Du coussin au balai puis au mur tâché, on peut maintenant s’intéresser aux types de lignes dont ces trois objets sont porteurs : le fil à broder très fin, les crins plus grossiers, enfin les épaisses coulures.
Ce passage de l’infime au large, mais aussi du précis au flou, rappelle deux particularités de la camera obscura : sa capacité d’agrandissement et sa mise au point permanente (la faible profondeur de champ empêchant que toutes les zones soient nettes simultanément).
Voilà qui donne au moins une justification théorique à la présence de ces grandes coulures, inconcevables en pratique dans la propreté d’une maison hollandaise.
Depuis la lettre
De la lettre à la cithare, puis à la partition, nous suivons le parcours contraire de l’interprétation : celui de la transcription, qui va du subjectif à l’objectif, du sensible au figé. Tout comme le musicien transcrit en mots et en notes les voix et les sons, la camera obscura produit automatiquement une mise à plat du spectacle du monde.
Un corollaire pourrait être une allusion au grand avantage de cet instrument : donner au peintre un moyen d’aboutir à l’exactitude des tons, tout comme la portée permet d’atteindre l’exactitude des notes.
Depuis le panier à linge
Du linge marqué aux pantoufles, puis à l’écharpe asexuée, la transition est l’inverse de ce que nous avions appelé « personnalisation ». On pourrait parler d« objectivation » ou de « distanciation », à savoir le remplacement de ce qui est unique et intime par une représentation anonyme. On imagine, pour les tout premiers spectateurs de la camera obscura, la puissance de cet effet « photomaton » auquel, rodés à identifier la personne et son cliché, nous ne sommes plus guère sensibles.
Supposons que Vermeer ait voulu laisser aux connaisseurs un aperçu sur sa méthode de travail, sur les longues heures passées, assis face à l’image projetée dans la pénombre de sa camera obscura… mais sans se dévoiler tout à fait.
Plutôt qu’un schéma optique, il aurait pu mettre en scène une sorte d‘évocation. Autour de sa propre chaise, la même que dans l’Art de la Peinture :
- une carte géographique donnerait l’idée de la projection,
- de larges coulures évoqueraient l’agrandissement et le flou,
- une partition soulignerait la possibilité d’une transcription exacte du sensible,
- une écharpe anonyme rappellerait la perte d’intimité inhérente à l’image automatique.
« Comme nous l’avons vu, il est difficile de prétendre que « La lettre d’amour » montre la même pièce que les autres tableaux, puisque le seul élément d’architecture commun est le carrelage. Supposons néanmoins que ce soit le cas. Alors le point de vue se situe à environ 1,4 m en deça de la cloison arrière. Il est séduisant de penser que nous puissions justement être en train de regarder par l’ouverture de la cloison dont nous avons supposé l’existence, comme dispositif de camera obscura. C’est la porte, pour ainsi dire, à la place de laquelle Vermeer mettait son écran translucide. Mais cette belle théorie est tuée par le triste fait que la profondeur estimée de la pièce de « La lettre d’amour », d’avant en arrière, est considérablement plus faible que celle de la pièce de « La leçon de musique »… En fait, plusieurs détails suggèrent que les éléments du premier-plan de « La lettre d’amour » ont été assemblées par Vermeer plutôt pour servir de cadre à sa vue, que pour représenter de manière complètement cohérente l’ouverture d’une porte réelle. »
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