2 Une architecture sacrée
Le bas-relief, avec ses subtilités, n’est pas le seul élément du tableau qui fait référence au personnage d’Eve : c’est en fait l’ensemble du décor qui a été conçu pour mettre en scène, simultanément, les deux histoires saintes.
Maledicta Terra
Nous sommes à l’intérieur d’une demeure hermétiquement close, dont les murs et le sol de marbre font un monde aseptique, à l’écart de toute contamination.
Même le laurier semble planté dans le marbre, comme si la malédiction d’Eve « que la terre soit maudite » s’appliquait littéralement.
Une perspective archaïsante
Cliquer pour agrandirBurnes-Jones renoue ici avec un mode de perspective antérieur à la perspective centrale.
Le point de fuite des poutres et de la corniche de l’arc n’est pas le même que celui du sol. Quant aux fuyantes latérales, matérialisées par les lits de brique de part et d’autre de l’arche, elles pointent vers autant de points de fuite distincts, échelonnés entre le points Haut et le point Bas.
Cette « fente de fuite » se répartit équitablement, de part et d’autre du petit judas lumineux que l’on distingue sur la porte du fond.
Un degré à gravir
Le point de fuite Haut se situe au niveau des yeux de Marie, tandis que le point de fuite Bas se situe au niveau des yeux d’un personnage qui se tiendrait dans le jardin, à côté du laurier, et en contrebas du socle de marbre.
Exhiber les deux points de fuite, c’est comme inviter le spectateur à monter une marche vers le sacré.
Une porte vraiment petite
Cliquer pour agrandirSi on projette la porte du fond vers l’avant, à l’emplacement où se trouve Marie, et qu’on la ramène au niveau du sol, on constate qu’elle est bien plus étroite et plus basse que ce qui serait nécessaire pour un personnage de taille normale : ainsi le judas se situerait à peu près au niveau de l’ombilic de Marie.
Un couloir vraiment étroit
Cliquer pour agrandirDe même, si on « recule » Marie pour la placer à la sortie du couloir, on constate que celui-ci est excessivement bas et étroit, ne permettant le passage que d’une seule personne.
Des trucs de théatre
Le procédé de la « fente de fuite » produit une élongation artificielle dans le sens de la hauteur, et donne l’impression que le couloir est plus haut qu’il n’est en réalité.
De même, la miniaturisation de la porte du fond donne une illusion de profondeur. Le couloir, fente basse, étroite et peu profonde , devient par ces artifices un élément central et essentiel de la mise en scène, séparant le côté Ange et le côté Marie.
L’arche
L’arche en demi-cercle, au-dessus de la césure du couloir, joint l’Ange et Marie, mais aussi les deux moitiés distinctes du bas-relief (la Tentation et la Chute) : elle prend donc une forte valeur symbolique, celle d’un arc-en-ciel de pierre qui matérialise l’alliance restaurée entre Dieu et les hommes.
Les arcs
De l’avant vers l’arrière du couloir, Burnes-Jones alterne avec élégance deux arcs de cercle et deux arcs surbaissés : ainsi la maçonnerie elle-même manifeste la conjugaison de forces entre la figure parfaite et divine – le cercle, et son équivalent terrestre – l’arc surbaissé.
La loggia
Du coup, la loggia supportée par les arcs et quatre solides poutres, surplombant la faille du couloir, apparaît comme un lieu sacré, protégé : de son intérieur, on ne voit rien, sinon quatre autres puissantes poutres.
Un décor symbolique
Sans doute faut-il comprendre que le couloir représente le monde de l’Ancien Testament : un lieu de passage obscur, solitaire, transitoire, fermé au fond par la petite porte du péché originel.
Marie est la première femme a en être sortie pour prendre pied sur le sol de marbre exempt de toute terre maudite : la courette représente donc le lieu à ciel ouvert, clos et immaculé, où l’atterrissage de l’ange est possible : le lieu de l’Annonciation.
Enfin la loggia du premier étage, encore vide comme le ventre de Marie, offre à l’Homme sa future pièce à vivre, lumineuse et aérée : le monde du Nouveau Testament
La barre de fenêtre
De part et d’autre de la fenêtre de la loggia se trouvent deux structures métalliques : il faut observer attentivement leur ombre portée pour comprendre qu’il s’agit de deux potences en triangle, supportant une barre transversale. Cet aménagement amovible était fréquent dans les maisons de ville du quinzième siècle italien, et permettait entre autre de mettre en place une « tenda« , toile protégeant du soleil.
Référence érudite à l’époque fétiche des préraphaélites, la barre de fenêtre est, de la part de Burnes-Jones, un clin d’oeil d’appartenance à ce mouvement artistique.
Mais elle a sans doute également une portée symbolique : placée à la limite du tableau, reliant les deux crochets situés à l’aplomb de l’ange et de Marie, elle réitère, au dessus de l’arche de pierre, la métaphore de l’Alliance : cette barre qu’on devine à peine, c’est peut être l’Enfant Jésus déjà présent, réunissant les deux Testaments.
Les quatre lauriers
Nous avons vu que le laurier du « serpent », sculpté dans le bas-relief de gauche, se projette dans le laurier de l’Ange.
De même, le laurier de la Chute, dans le bas-relief de droite, se projette dans un autre laurier bien réel, dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici : celui qui se trouve dans le vase posé sur la corniche.
Au laurier du bas, planté dans la terre impure, s’oppose donc le laurier du haut, planté dans l’eau pure.
Un puits sans corde
Puisqu’aucune corde n’est visible, c’est que le puits est plutôt un bassin, rempli à ras-bord d’eau limpide.
Le pot posé sur la margelle du puits indique ce que Marie est venue faire dans la courette : chercher de l’eau.
Pour quoi faire ? Pour arroser le laurier du vase. D’ailleurs, quelques feuilles à peine visibles sur le bord de la corniche disent bien le risque de sécheresse.
Les éléments disparus
Le tableau est construit sur une double disparition : tout comme la terre maudite, l’eau pure est invisible. C’est seulement la déduction logique, entre les trois récipients que sont le puits, le pot de la margelle et le vase de la corniche, qui nous rend sensible à sa circulation.
La double circulation de l’eau
La moitié droite du tableau, côté marbre, illustre une première séquence : l’eau du ciel tombe dans le puits, Marie la recueille dans son pot pour la monter jusqu’au vase de la corniche.
Du coup, une autre séquence parallèle se fait jour dans la moitié gauche : l’eau du ciel tombe dans la terre, le laurier la recueille dans son tronc pour la monter jusqu’à ses feuilles.
La moitié gauche montre le circuit naturel de l’eau, où la terre maudite intervient comme intermédiaire incontournable.
La moitié droite illustre la possibilité d’un nouveau cycle : les matériaux contaminés, la terre et le bois, sont remplacés par le marbre du puits et la chair de Marie : un cycle artificiel, ré-humanisé, se constitue à côté du cycle naturel indissociable de la souillure originelle.
La circulation de la Parole
Cliquer pour agrandirLes cycles de l’eau mettent en jeu deux mouvements successifs : une descente, depuis une origine commune (le ciel) vers un réceptacle (la terre, le puits). Ensuite une remontée, grâce à un moyen de transport (le tronc, le pot), vers une destination commune (les feuilles).
La phase « après l’Annonciation » que Burnes-Jones a illustrée, fonctionne elle-aussi selon un cycle similaire de descente et de remontée : la Parole de Dieu est tombée dans Marie et s’est incorporée à elle. Sa réponse, véhiculée par l’Ange, est en train de remonter vers Dieu.
Laurier, vase et puits
Ces équivalences symboliques éclairent les choix graphiques de Burne-Jones : si l’Ange semble se confondre avec le laurier, c’est parce qu’il joue, pour la Parole, le même rôle de véhicule que le tronc pour l’eau. Perché sur l’arbre, il ressemble également à l’autre véhicule de l’eau, le pot posé sur le margelle.
Et Marie, réceptacle de la Parole Divine, s’assimile par sa posture statique et les plis mouillés de sa robe, au puits qui se dresse à côté d’elle.
Si le puits dans la courette est une première métaphore de Marie, la courette dans la maison, où l’Ange descend et remonte comme un seau auto-porté, est une autre métaphore du puits, et de Marie : d’ailleurs, ne l’appelle-t-on pas un « puits de lumière » ?
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