Daily Archives: 20 février 2011

1 Un regard subtil

20 février 2011

En 1805 ou 1806, Caspar-David Friedrich dessine les fenêtres de son atelier de Dresde (celle de droite a été exposée la première, en 1806 ; celle de gauche a été achevée plus tard).

Ces deux petites sepias sont conçues pour être présentées l’une à côté de l’autre, pratiquement bord à bord, la continuité étant assurée par les cadres suspendus sur le pan de mur qui sépare les deux  fenêtres. La symétrie est très forte, comme si l’un des dessins était le reflet de l’autre dans un miroir.

Vue de l’atelier de l’artiste

Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite
 
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Un « stéréogramme » avant la lettre

Un des cadres coupés par le bord du dessin de droite est un miroir, dans lequel se reflète – détail qui a fait la célébrité du dessin – le regard du peintre lui-même…

Faudrait-il donc, pour déchiffrer l’intention de Friedrich, inverser dans un miroir le dessin de la fenêtre de droite ?  On obtiendrait ainsi une sorte de  stéréogramme fait main, comme Dali un siècle et demi plus tard en réalisera quelques-uns.

Ceux qui sont exercés à regarder ces illusions à l’oeil nu pourront, en fixant un point lointain entre les deux images, ci-dessous, tenter de les fusionner et de faire surgir une fenêtre en relief. Cela ne fonctionne pas, l’écart entre les deux points de vue étant bien supérieur à ce que requiert la vision binoculaire.Fenetre_Stereogramme


Sept erreurs

Pour la commodité de la comparaison, continuons à faire « comme si » les deux dessins représentaient la même fenêtre, et jouons au jeu des sept erreurs.


1 Le point de vue

La différence majeure entre les deux dessins est le point de vue : la fenêtre de gauche est vue de biais, celle de droite est vue en perspective frontale


2 Les accessoires suspendus

D’un côté une clé, de l’autre des ciseaux. Le choix de ces objets est étrange : aucun des deux n’est un accessoire de peintre. Et pourquoi accrocher une clé entre les fenêtres, loin de toute porte ?


3 La « gravure » et le miroir

Nous avons déjà parlé du miroir, coté fenêtre de droite. Mais son autre moitié, dans l’autre dessin, ressemble plutôt à une gravure encadrée, avec sa marie-louise blanche. Autre différence, elle penche vers l’avant, alors que sa moitié-miroir semble plaquée contre le mur.

H.Börsch-Supan a bien compris que cette supposée « gravure » est en fait l’autre moitié du miroir  : elle reflèterait, selon lui, le coin d’une porte située derrière le dessinateur.   (Helmut Börsch-Supan, Caspar David Friedrich, Biro, 1989, p 29)


4 La lettre et les yeux

Sur l’appui de la fenêtre de gauche, une lettre décachetée est posée. Elle porte la suscription suivante :  « Dem Herrn C.D. Friedrich in Dresden vor dem Pirnaschen Thor » : « A monsieur C.D.Friedrich, à Dresde, devant la porte de Pirna ».

Il arrive qu’un artiste appose sa signature sur un objet à l’intérieur du tableau, il est moins fréquent qu’il le fasse sur une lettre.

Du coup, la missive sur le rebord apparaît comme le pendant du regard dans le miroir : d’un côté un écrit adressé à soi-même, de l’autre un regard sur soi-même. Les deux dessins mettent donc discrètement en balance deux formes de la réflexion sur soi : littéraire et picturale. C.D Friedrich n’est pas seulement un monsieur qui peint : c’est aussi un monsieur qui écrit. On bien, en combinant les deux, quelqu’un qui pratique la peinture en littéraire : une assez bonne définition du romantisme.


5 Vue sur l’Elbe

Intéressons-nous maintenant à la vue depuis l’atelier de Friedrich. Il était situé sur les quais de l’Elbe (An der Elbe 26), au premier ou deuxième étage, avec une vue imprenable sur le fleuve.

La fenêtre de gauche montre le pont Augustus, un des monuments les plus célèbres de Dresde, le seul pont qui, à l’époque de Friedrich, permettait d’accéder aux faubourgs de l’autre côté du fleuve. Parmi ses multiples arches, le dessin nous en montre six.

Par la fenêtre de droite, on voit une haie de peuplier et un bâtiment à colombages : de l’autre côté du fleuve, on croirait la campagne.

Tout le quartier (aujourd’hui Terrassenufer) a été totalement détruit en 1945 : il nous en reste un tableau de Johan Christian Dahl de 1825-28, « Julie Vogel dans son jardin de Dresde).Dahl_JulieVogel_Elbe_Detail

Voir ci-dessous un plan de Dresde en 1750, avec l’emplacement de l’atelier, et en face de la maison de Julie.
 
Friedrich Fenetre_Plan Dresde

6 La vie du fleuve

FenetreGauche_detail

FenetreDroite_detail

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Les deux sepia, austères et inanimées comme des épures d’architecte, revèlent en fait toute une vie minuscule qui se déroule à l’extérieur.

La fenêtre de gauche montre  un port fluvial  : deux canots sont remontés sur la plage, une ancre est fichée dans le sable. Une femme est assise à côté d’une série de pierres taillées : elle attend probablement le petit bateau à voile en train d’accoster, sur lequel on devine une silhouette indistincte : peut-être son mari, ou peut être le passeur s’il s’agit d’un bac. Plus loin, vers le pont, un canot à rame arrière traverse le fleuve en direction de la ville, à la manière d’une gondole vénitienne.

Par la fenêtre de droite, on voit le mât d’un bateau à quai, ses cordages, quelques poulies, un drapeau qui donne la direction du vent (de droite à gauche, cohérente avec la voile du bateau de la fenêtre de gauche). Au milieu du fleuve, un second petit canot à rame remonte le fleuve contre le vent, mais dans la direction du  courant : on distingue la silhouette du matelot, qui rame à reculons.


7 Le bâton, le carton et le reflet de la croix

Notons enfin les éléments qui différent d’un dessin à l’autre : à côté de la fenêtre de gauche, un long bâton est posé dans l’angle de la pièce. Peut-être sert-il à ouvrir les vantaux du haut ?

Les carreaux du bas sont condamnés par des cartons cloués : on voit celui du battant de droite, on déduit la présence de l’autre par le fait qu’on ne voit pas l’arête du mur, à travers le carreau. de gauche. Les cartons   transforment les deux battants en deux miroirs qui se reflètent l’un l’autre à l’infini.

Dans la fenêtre de droite, au contraire,les carreaux sont transparents – on voit l’angle du mur au travers. Les commentateurs de l’exposition de 1806 ont salué le réalisme extrême que permet la technique de la sepia  : le ciel vu à travers les carreaux est légèrement plus sombre que vu à travers la fenêtre ouverte. A également fait couler pas mal d’encre le reflet en forme de croix.


L’interprétation chrétienne

On a proposé de voir dans la fenêtre de gauche « l’image de la vie active portée par l’élan de la jeunesse et tournées vers l’ici-bas ». Et dans la fenêtre de droite celle d’une « existence tournée vers l’au-delà, une attitude face à la vie où se reconnait Friedrich. Le fait que la partie inférieure du miroir laisse deviner le haut de la tête en témoigne. Les ciseaux accrochés au dessous sont là pour rappeler la parque Atropos coupant inéluctablement le fil de l’existence, antithèse de la clé qui, elle, signifie l’entrée dans la vie. Le fleuve ici représente la mort et l’autre rive le paradis. » Helmut Börsch-Supan, op.cit, p 29

Cette interprétation a l’originalité de proposer une lecture globale des deux fenêtres, cohérente avec les symboles majeurs que sont le regard dans le miroir, les ciseaux et la clé – même si l’interprétation de celle-ci comme « l’entrée dans la vie » semble  quelque peu arbitraire : n’est-elle pas plutôt le symbole traditionnel de l’entrée dans le paradis ?

Pour parvenir à une interprétation plus satisfaisante – et totalement inversée – des deux fenêtres,  il va nous falloir pénétrer plus avant dans la grammaire très personnelle des symboles frédériciens.


Après ce premier examen, les deux dessins nous laissent une impression mitigée : tout semble soumis à une volonté de réalisme, la vue correspond à ce que nous savons de la topographie du quartier, même le mouvement des bateaux est cohérent avec la direction du vent.

Et pourtant, les différences discrètes entre les deux dessins, les détails lourds de sens – pour ne citer que la lettre, le regard dans le miroir et le reflet de la croix – militent en faveur d’une réalité fellinienne, totalement reconstituée en studio : l’atelier du peintre serait-il trop réaliste pour être réel ?

Car Caspar-David Friedrich est le contraire d’un peintre savant, d’un peintre-photographe, d’un peintre physicien. Si son intention était bien de réaliser un sorte de « stéréogramme » – à savoir un dispositif de mise en exergue des écarts – , ce n’est pas au regard des yeux qu’il le destinait, mais à un regard plus subtil : celui de l’intelligence qui compare.

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2 Le coin du peintre

20 février 2011

Pour mieux comprendre les sepias, nous bénéficions d’une chance exceptionnelle : deux tableaux du peintre Kersting nous montrent l’atelier du 26 An der Elbe, à des époques différentes, et avec des messages plus faciles à déchiffrer.

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Les fenêtres en 1805

Revenons sur les sepias, et sur un détail des fenêtres : le montant central sur lequel se referment les vantaux du bas  n’est pas exactement au centre –  décalé à droite dans la fenêtre de gauche,  décalé à gauche dans la fenêtre de droite. Ce détail ne peut trouver sa source que dans la réalité, et montre que Friedrich a réellement dessiné ses propres fenêtres, avec un oeil de menuisier (voir aussi les équerre d’angles, dont chaque vis est détaillée).

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Sur ce montant central, deux papillons permettent de fixer les vantaux en position fermée. Même système pour les vantaux du haut. Très logiquement, seuls les vantaux du bas, à portée de main, sont équipés d’une poignée.


Caspar-David Friedrich dans son atelier (version 1811)

Georg Friedrich Kersting, Hamburg, Kunsthalle

Gustaf Friedrich Kersting: "Caspar David Friedrich in seinem Atelier" 1811
 

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L’atelier (version 1811)

Nous sommes bien dans la même pièce, reconnaissable à la moulure du plafond et à l’arc en anse de panier des fenêtres. Mais Friedrich a fait modifier radicalement les menuiseries.  La fenêtre  de droite est maintenant condamnée. Celle de gauche se divise verticalement en trois parties (et non plus en quatre). Les deux tiers supérieurs sont occupés par un panneau vitré, qui s’ouvre en abattant, par une charnière située en haut ; les croisillons, sans doute métalliques, ont été amincis pour laisser le plus de place à la lumière.  Le tiers inférieur est occupé par un panneau de bois, composé de deux parties fixes, à gauche et à droite, et d’un carré central qui s’ouvre en un seul battant , comme le montre la poignée fixée sur la gauche.

Ce nouvel aménagement qui semble conçu tout autant pour moduler la lumière incidente que pour isoler le peintre du monde extérieur, a été installé en 1806, ce qui permet de dater les sepias des années 1805-1806.


Le coin du peintre (Scoop !)

Rétrospectivement, nous comprenons la raison d’être des cartons cloués sur les carreaux de la  fenêtre de gauche, dans les sepias : avant 1806, Friedrich avait déjà pour habitude de s’installer dans le coin de gauche, et de s’isoler : non pas pour se cacher des  passants (puisque l’appartement était situé à l’étage), mais pour ne pas être distrait par le spectacle du fleuve.


Le bâton élucidé

La tableau de Kersting éclaircit incidemment un autre détail : Friedrich utilisait un appui-main sur-dimensionné, qu’il posait sur la tranche supérieure du tableau. Dans les sepias, le bâton oublié dans l’angle de la fenêtre de gauche n’est donc pas un détail insignifiant : mais un  instrument de travail propre à Friedrich, une signature aussi personnelle, pour ceux qui savent, que la lettre sur le rebord ou le carton sur le carreau.


Les instruments du métier

En confrère respectueux, Kersting prend bien soin de n’oublier aucun des instruments du métier : deux palettes, une équerre, un , une règle sont accrochés au mur ;  les fioles d’huile et de siccatif, ainsi qu’un flacon de pigment bleu, sont posés sur la table, à côté de la boîte de couleurs. Une assiette creuse est posée par terre, au pied du chevalet : il s’agit peut être du récipient rempli de sable dans lequel les fumeurs conservaient des charbons chauds pour rallumer leur pipe.


Un clin-d’oeil maçonnique

Il faut regarder de très près pour remarquer le fil à plomb qui semble pendre de la main droite du peintre, comme pour souligner la rectitude de son art. En fait, le fil est attaché plus haut, au même clou que le té. Ajouté à l’équerre, il s’agit probablement d’un clin d’oeil maçonnique de la part de Kersting, membre depuis 1809 de la loge Phoebus-Apollon.



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Le message de Kersting, 1811

Kersting, en 1811, nous montre un peintre en robe de chambre fourrée et charentaise, laborieux,  inexpressif,  et néanmoins capable de reproduire, sans un regard sur le réel, un spectacle naturel aussi impressionnant qu’une cascade :  l’univers dans une fiole d’huile, tel pourrait être le sous-titre.

La menuiserie, qui permet de régler finement la lumière incidente,  apparaît d’autant plus paradoxale : si Friedrich a besoin de lumière, ce n’est pas pour éclairer un sujet extérieur, mais pour faire advenir la réalité intérieure qui l’habite. C’est pourquoi  lui est nécessaire la lumière qui tombe du ciel, et perturbatrice celle qui provient de la terre.

« Le peintre ne devrait pas peindre  juste ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit à l’intérieur de lui. S’il ne voit rien à l’intérieur, il ne devrait pas peindre ce qu’il voit à l’exterieur. » C.D.Friedrich, cité par Koerner, Joseph Leo. Caspar David Friedrich and the Subject of Landscape. Reaktion Books, London, 2009. p 90


Carl Gustav Carus Studio Window, 1823–24Die Lübecker Museen, Museum Behnhaus Drägerhaus

La fenêtre de l’atelier
Carl Gustav Carus , 1823–24, Die Lübecker Museen, Museum Behnhaus Drägerhaus

Le disciple rend ici hommage à la fois à son maître et à sa méthode : quelle meilleure manière d’illustrer ce repli du monde qu’en montrant un tableau retourné et vierge, obstacle à la vision directe et support de la vision intérieure.

Noter les deux tiroirs qui ont été rajoutés sous le seuil de la fenêtre.


Carl Gustav Carus, 1789-1869, Studio in Moonlight, 1826, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Atelier au clair de lune
Carl Gustav Carus, 1826, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe.

L’effet facile du voilage s’oppose à la recomposition claire et distincte du réel qui constituait  l’éthique de Friedrich. Ici disciple s’émancipe quelque peu, et c’est sa table, son appuie-main, son chevalet sur lequel est placé une toile minuscule, que nous distinguons dans la pénombre.


Caspar-David Friedrich dans son atelier (version 1819)

Georg Friedrich Kersting, Berlin, Alte Nationalgalerie

Gustaf Friedrich Kersting: "Caspar David Friedrich in seinem Atelier" 1819
 

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L’atelier (version 1819)

En 1819, Kersting reprend son tableau de 1811, dans une variante nettement plus frédéricienne :  l’artiste  est maintenant montré debout, comme acculé dans l’angle par sa propre oeuvre : d’autant que la porte qui s’ouvrait dans le mur de gauche a disparu.

Le chevalet a pris une taille disproportionnée et nous cache la tableau en cours d’élaboration. Le sujet acquiert ainsi une profondeur dramatique, par le procédé bien connu du relai, dans lequel un personnage  du tableau se substitue au spectateur pour contempler la scène principale.

Par ailleurs, les instruments du métier sont identiques et à la même place (accrochés au mur, posés sur la table ou par terre). En revanche, la palette que Friedrich tient en main est désormais vue de face : par une sorte d’effet de compensation, nous ne voyons plus le tableau en cours d’élaboration, mais au moins nous voyons ses couleurs.


Un précédent illustre

Sans doute Kersting s’est-il inspiré, pour sa nouvelle version, d’un tableau célèbre de Rembrandt.

Le chevalet

Rembrandt, 1628, Boston,  Museum of fine arts

Rembrandt Le-peintre-dans-son-atelier-ou-le-chevalet-huile-bois

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Chez Rembrandt, le traitement est  bien plus audacieux : la porte est close, le chevalet est gigantesque et menaçant, avec ses deux clous pointés en arrière comme des ergots. Armé à main droite de son pinceau, à main gauche de son appui-main et de sa palette, le peintre est en position de duelliste ou mieux, de matador, tant semblent disproportionnées les forces en présence.


Le coin du combat

Avec moins de génie, Kersting a trouvé une manière très astucieuse de traduire cette idée d’affrontement  entre l’artiste et l’oeuvre. Remarquons que les ombres au sol paraissent totalement fantaisistes : celles des jambes du peintre et des pieds de la chaise partent vers la gauche, celles des pieds du chevalet et de la table vers la droite. Ajoutons que l’appuie-main géant de Friedrich, posé sur le sol, est pratiquement parallèle au troisième pied du chevalet.

Ainsi, deux organismes composites, à sept pieds, se font face :  d’un  côté le peintre,fusionné avec sa chaise et sa lance ; de l’autre la table, fusionnée avec le chevalet.


Le message de Kersting, 1819

Dans sa seconde mouture, Kersting accentue le caractère prométhéen de C.D.Friedrich. En montrant l’artiste debout face à son oeuvre, il souligne la radicalité de sa méthode, bien connue des contemporains :
« Il ne faisait jamais d’esquisses, de cartons, d’études de couleur pour ses peintures, car il pensait (probablement pas entièrement à tort) que ces auxiliaires refroidissent l’imagination. Il ne commençait pas une image avant que celle-ci ne se dresse, vivante, face à son âme ». Carl Gustav Carus. Cité dans W.Schmied: « Caspar David Friedrich“. Cologne: DuMont, 1992

Dans le coin de l’atelier, comme dans le coin d’un ring, deux monstres heptapodes  se jaugent : un monstre sacré – l’artiste debout, et un monstre secret, l’image vivante qu’il est seul à voir, dressée toute entière devant lui.

Femme à la fenêtre

Caspar-David Friedrich, 1822, Berlin, Alte Nationalgalerie

Friedrich déménage

Depuis l’époque de l’artiste solitaire portraituré par Kersting, Friedrich a fait du chemin : il est devenu célèbre, s’est marié avec Caroline en 1818, a eu un premier enfant en 1819 et a déménagé dans un appartement plus spacieux en 1820, toujours avec vue sur l’Elbe (An der Elbe 33).

L’atelier en 1822

Mais malgré tous ces changements,  il a fait réinstaller dans son nouvel local sa chère boiserie, comme le montre un de ses plus célèbres tableaux, Femme à la fenêtre. Nous savons désormais que cet accessoire lui est indispensable, et qu’il signale le coin du peintre. Mais tous les spectateurs ne sont pas, comme nous, des familiers de son atelier : aussi a-t-il rajouté,  sur l’appui de la fenêtre, un flacon d’huile et un flacon de siccatif.


La vue depuis l’atelier

Bien que l’adresse ait changé, la vue est étrangement identique à celle de fenêtre de droite de 1806 : même haie de peupliers, même mât avec ses poulies.

Il existe un autre tableau nous montrant à peu près  la vue que Friedrich avait depuis son atelier (Hans Leganger Reusch, « Le quai aux bois de l’Elbe », 1829-30). On reconnait bien la maison aux colombages. En vingt cinq ans, la haie de peupliers a pu se déplacer légèrement, mais il est tout à fait plausible que, depuis ses deux ateliers successifs, Friedrich ait eu pratiquement la même vue.

(Ces précisions topographiques et iconographiques sont issues du catalogue de la magnifique exposition du Metropolitan Museum, « Rooms with a view, the open window in the 19th Century, 2011)


Une réalité retravaillée

Les trucages sont ailleurs : il suffit de comparer la fenêtre avec celle montrée par Kiersting pour constater que Friedrich l’a considérablement agrandie, ce qui « rapetisse Caroline et accentue l’effet d’expansion sans limite au delà de la pièce confinée ‘ » (Rooms with a view, p38)

Autre trucage que revèle le témoignage visuel de Reusch : dans le tableau (comme dans la sepia), Friedrich a considérablement amoindri la largeur du quai, faisant comme si le fleuve coulait sous ses fenêtres.

De plus, dans le tableau, il n’y a plus de drapeau au mât, et le fleuve se réduit à une mince bande bleue : de 1806 à 1822, Friedrich a progressé dans l’allusif, subtilisant l’eau, et même le vent


Aparté sur la « Rückenfigur »

Nous avons ici un cas particulier de relai, abondamment utilisé  par Friedrich, et théorisé sous le terme de Rückenfigur : un personnage vu de dos, au centre du tableau, et qui voit ce que le spectateur ne voit pas.

Les romantiques allemand étaient bien conscient de l’intérêt du procédé. Ainsi pour le peintre Carus, l’ami de Friedrich : « Une figure solitaire, perdue dans la contemplation d’un paysage silencieux, incitera le spectateur du tableau à se mettre, par la pensée, à la place de cette figure. » Cité par Koerner, p 245

La puissance du procédé repose sur un double effet contradictoire : à la fois elle attire le spectateur à l’intérieur du tableau (effet relai) et elle bouche son regard (effet poteau).

De plus, étant vue de dos, elle se trouve dans la même position spatiale  et la même posture contemplative que le spectateur, ce qui crée une sensation d’implication  (effet d’empathie) :
« Le fait que son regard soit caché rehausse notre sensation de la directionnalité de la vision, elle nous rappelle où nous sommes placés, et que nous-mêmes sommes aveugles à ce qui se situe derrière nous. » Koerner, p 261


Le message de 1822

Peut-on se hasarder à lire un message dans un tel tableau, dont le principe est évidemment de cacher ? Une seule certitude : le point de fuite se trouve au milieu du panneau fixe de gauche. Friedrich est donc à sa place habituelle, assis devant son chevalet, sans vue sur le fleuve. La femme, néanmoins, a ouvert le panneau central, qui d’après Kersting est  fermé lorsque le peintre travaille.

A partir de là, l’austérité calculée du tableau autorise toutes les interprétations, de la plus prosaïque à la plus éthérée : la femme-compagne, qui vient aérer l’atelier et tenir compagnie au peintre, posée à côté des flacons ; la femme-Pandore , qui ouvre la porte interdite ; la femme-muse, qui renouvelle  le regard de l’artiste sur le monde tout en l’en protégeant, volet de chair à la place du volet de bois ; la femme-voyage, qui est un bateau prêt au départ  ; la femme-peuplier – dont la robe verte semble une émanation, à l’intérieur de l’atelier, de l’univers végétal…

Et pourquoi pas, debout de dos devant l’artiste, la femme-Galathée,  personnification de sa prochaine oeuvre, encore secrète, qu’il vient de dresser dans son imagination et qu’il ne reste plus qu’à coucher sur la toile ?

Des points d’éruditions a priori peu bouleversants – en 1806, Friedrich a fait refaire ses fenêtres, en 1820 il a déménagé – nous ont conduit, d’une oeuvre expérimentale un peu trop ambitieuse, à un des chefs d’oeuvre de sa maturité.

Surchargées de symboles personnels, les deux fenêtres des sepias ressemblent au compte-rendu d’une analyse que le peintre nous laisse le soin de déchiffrer. Dans sa simplicité, la fenêtre unique de 1822 représente une synthèse, une superposition de fenêtres qui nous permettent de regarder dans tous les sens.

Nous allons faire maintenant le chemin inverse, et revenir aux sepias, avec ce que nous savons désormais : le bâton  et le carton sur la vitre désignent la fenêtre de gauche comme  le coin du peintre, là où il a l’habitude de placer son chevalet.

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3 Juste, le regard

20 février 2011

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Reconstruction perspective : la fenêtre de gauche

Friedrich Fenetre Gauche Atelier Perspective
 

La reconstruction perspective n’est pas facile, car Friedrich a commis quelques erreurs : les moulures du haut ne sont pas dirigées vers le même point de fuite que la fenêtre, de même que les fuyantes de l’appui. Moyennant quelques hypothèses, on peut néanmoins déterminer les deux points de fuite principaux, et la ligne d’horizon, qui passe au niveau du quart inférieur de la fenêtre. Soit, d’après le tableau de 1811 de Kersting, le niveau de l’oeil du peintre assis.

On peut même proposer un plan de la pièce, d’où il ressort que, pour dessiner la fenêtre de gauche, Friedrich s’était assis devant la fenêtre de droite.


 

Aparté sur la Camera obscura

L’intérêt de Friedrich pour les dispositifs optiques est connu. Mais les erreurs de perspective montrent qu’il ne s’est probablement pas servi, ici, d’une camera obscura.

En revanche, l’absence d’objets, les volets régulant la lumière à la manière d’un diaphragme,  assimilent l’atelier de Friedrich a une vaste chambre optique où se projettent, non pas les reflets du dehors, mais les images du dedans.


Reconstruction perspective : la fenêtre de droite

Friedrich Fenetre Droite Atelier Perspective

Connaissant le plan de la pièce et la position de la ligne d’horizon, nous pouvons effectuer la reconstruction perspective de la fenêtre de droite.  Une constatation s’impose : les yeux dans le miroir sont nettement au-dessus de la ligne d’horizon, nettement au dessus même de la hauteur d’un homme debout.

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Le miroir recollé

Fenetre_MiroirColleSeule explication : le miroir penche vers l’avant,  ce qui est parfaitement cohérent avec la sepia de la fenêtre de gauche. De part et d’autre des bords des dessins, les deux moitiés du miroir se recollent, pour constituer un seul objet.





Un autre regard

Une seconde constatation nous attend, nettement plus renversante :  pour dessiner la fenêtre de droite,  Friedrich ne se tenait pas devant le miroir, mais devant la fenêtre de gauche. Soit il s’agit d’une nouvelle erreur de perspective, soit il nous faut conclure que les yeux qu’on voit dans le miroir… ne peuvent pas être ceux du dessinateur.


Une astuce de cadrage

Le mur étant vu de face, et le dessin ne comportant qu’une seule fuyante, il est difficile de situer précisément le point de fuite.  Le miroir nous incite à penser que le dessinateur se situe un peu à gauche de la fenêtre, alors qu’il est en fait carrément placé devant l’autre fenêtre.  Ce que nous voyons est une vue de face du mur, prise en se plaçant devant la fenêtre de gauche, mais avec un cadrage étroit et décalé qui  ne conserve que la fenêtre de droite.

(Une autre reconstruction est proposée par Werner Busch, Caspar David Frierich, Aesthetic und Religion, C.H.Beck 2003 : elle confirme que pour la vue de la fenêtre de gauche, Friedrich se trouvait devant celle de droite. Mais pour la vue de la fenêtre de droite, elle reste prisonnière du présupposé que les yeux dans le miroir sont forcément ceux de Friedrich).


Le chevalet retourné

Dernier scoop : ce que nous montre ce miroir est-il vraiment un coin de porte ? Ne serait-ce pas, plus logiquement, le coin d’une toile vue par derrière, posée sur le chevalet du peintre ?

Sans doute a-t-il l’habitude de retourner son chevalet dos à la lumière pour la laisser sècher tranquillement à l’ombre. Et en attendant qu’elle sèche, il nous dessine des sepias.

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Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier

Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite


Le coin du peintre

Tout confirme ce que nous avions pressenti : la fenêtre gauche est bien le coin du peintre, avec son adresse sur la lettre, son carton anti-distraction  sur la vitre, son appui-main qui attend dans le coin et maintenant, son dernier opus dans le miroir.

Friedrich réussit ici le prodige de se subtiliser lui-même. Il est là où on ne l’attend pas : pas dans les yeux, trop évidents. Mais dans quatre objets banals, qui n’ont rien à voir avec les instruments des peintres en général :  ce sont les instruments distinctifs  d’un artiste très particulier, radical dans sa singularité.


A gauche, un point singulier

Le monde dans la pièce, autour de la fenêtre de gauche et jusqu’à la lettre sur l’appui, est donc entièrement signé Friedrich. Mais cette revendication d’unicité, de singularité, contamine également le monde derrière la fenêtre : qu’est-ce que le pont Augustus, sinon le point unique de passage, le monument qui caractérise Dresde aux yeux de tous ? Qu’est-ce qu’une ancre, sinon un point fixe ? Qu’est qu’une femme sur la plage et un marin qui accoste, sinon une union qui se reforme ?


Un monde unifié

Pour venir à Dresde depuis les faubourgs, on a le choix  : le pont ou les bateaux : le canot à rame qui traverse au fond, ou le bateau à voile en train d’accoster sous la fenêtre de Friedrich. Le monde que montre la fenêtre de gauche est un monde qui communique, qui circule : un monde unifié.


A droite, un lieu commun

Comparons avec la fenêtre de droite. A l’intérieur de la pièce, aucun objet distinctif, personnel. Et à travers la fenêtre, le fleuve et la haie de peuplier se propagent latéralement, en tout point identiques à eux-même.


Un monde scindé

Le regard se heurte à cette double barrière : le fleuve, puis la haie. Ici, on ne passe pas. Le bateau est sans voile, et la barque à rame ne cherche pas à traverser le fleuve : simplement, elle se laisse porter par le courant.


La dialectique du miroir

A ce stade, il est temps de revenir au miroir. Résumons ce que nous savons : dans sa moitié droite, il nous montre les yeux d’un personnage debout,  qui ne peut pas être le dessinateur. Dans sa moitié gauche, il nous montre, vue de derrière, une toile sur le chevalet.

Dialectique classique, donc, du Spectateur et de l’Oeuvre, qui recoupe le thème d’ensemble : l’anonyme  s’opposant au signé, la masse à l’unique.

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Un relai à deux bandes (Scoop !)

Mais il y a plus : en effet, de là où il est placé, le Spectateur  peut voir, en totalité et de face, l’Oeuvre dont nous ne  voyons que le coin et par derrière. Nous rencontrons ici un effet de relai à deux bandes tellement sophistiqué et dissimulé qu’il en devient quasiment imperceptible : notre substitut, celui qui voit à notre place,  n’est pas comme habituellement  un personnage dans le tableau : c’est un personnage dans un miroir à l’intérieur du tableau,   miroir qui plus est coupé en deux et évacué vers la marge…

Ainsi, ce dispositif impressionnant d’ingéniosité et de simplicité nous amène à faire l’hypothèse d’un tableau  caché, par le biais d’un Spectateur réduit à un symbole abstrait (deux yeux), tandis que l’Artiste lui-même s’est escamoté dans les objets.


Le mât, l’appuie-main

De la fenêtre de  droite à celle de gauche, deux tiges nues se font pendant. Deux tiges en attente d’usage, et qui entretiennent de fortes correspondances symboliques : le long du mât vont monter et descendre les voiles, le long de l’appuie-main, le pinceau du peintre. De même que la voile capte l’énergie extérieure du vent pour mener le bateau à bon port, de même le pinceau canalise l’énergie intérieure de l’imagination pour mener le tableau vers sa forme définitive.

En traversant la frontière entre les deux sépias, l’ustensile de marine se transforme en ustensile de peinture,  et participe à la dialectique d’ensemble : de l’extérieur vers l’intérieur, du commun vers le singulier, du public vers l’intime.


Un stéréogramme  symbolique

Nous percevons maintenant, comme dans un stéréogramme, que ces deux sepias en apparence similaires correspondent à deux points de vue bien distincts : non pas l’oeil gauche et l’oeil droit d’un même individu, mais la vision du monde  de deux personnages bien distincts :  celui qui affectionne la fenêtre de gauche, et celui qui préfère se tenir devant la fenêtre de droite.


Le regard-ciseau

De ce dernier, nous ne connaissons qu’une seule chose : son regard dans le miroir. Mais est ce bien tout ? En glissant, depuis le miroir et ses yeux,  jusqu’à la poignée de la fenêtre qui est une invitation pour la main, nous rencontrons les ciseaux : cet objet dont les deux anneaux jointifs évoquent irrésistiblement des binocles.

L’homme de la fenêtre de droite, le Spectateur,  possède un regard-ciseau : autrement dit un regard qui découpe,  qui retranche. Un regard cohérent avec une réalité scindée (et avec  le cadrage décalé de cette vue de face).

Un regard qui ne voit, par le petit bout de la lorgnette, que ce que l’on veut bien lui montrer.

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Le regard-clé

L’homme de l’autre fenêtre est, bien sûr, l’Artiste. Son regard est un regard-clé, c’est-à-dire exactement le contraire. Un regard qui réunifie – comme la clé dans la serrure – ces deux moitiés gémellaires que sont, en termes philosophiques, la Chose et l’Idée ;  en termes esthétiques,  le Monde et sa Représentation,

Un regard éminemment singulier : chaque  clé est unique.

Un regard qui ouvre les portes.

La fenêtre de droite représente le monde tel que le voit un Spectateur anonyme : un monde fait de lieux communs. Mais aussi un monde scindé, où  l’au-delà (l’autre rive)  est invisible et inaccessible. Un monde où la transcendance n’apparaît que fugitivement, tel le reflet de la croix sur la vitre.

La fenêtre de gauche est le monde tel que le voit l’Artiste : un monde où chaque tableau est unique, où chaque point est singulier. Mais aussi  un monde unifié, où des messages – à pied, en bateau, ou par la poste, affluent en permanence de l’au-delà.

Avec ces deux sepias, Caspar David nous donne une leçon de morale pratique. La fenêtre de droite appartient à ceux qui regardent droit devant eux : et en regardant droit, on ne voit qu’un tout petit bout de soi-même, et un monde tronqué, divisé, décalé.

Pour voir juste, il ne faut pas regarder droit : il faut regarder de biais.

Alors, le miroir ne reflète pas vous-même : mais une Oeuvre.