1 Le diptyque d’Etienne
Sans doute parce que ces deux très célèbres panneaux sont séparés depuis deux siècles, quelques aspects concernant le fonctionnement d’ensemble du diptyque n’ont pas été suffisamment remarqués…
Diptyque de Melun
Jean Fouquet, vers 1458
St Etienne et le DonateurGemäldegalerie, Berlin |
Vierge à l’EnfantMusée royal des Beaux-Arts, Anvers |
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Un diptyque votif
L’histoire de ce diptyque est assez bien connue : les visiteurs de la collégiale Notre Dame de Melun ont pu l’admirer pendant trois siècles à son emplacement original, accroché au dessus de la tombe du donateur Etienne Chevalier. Les deux panneaux étaient donc destinés à perpétuer par delà la mort l’image du très fortuné chancelier de France.
Le diptyque a été vendu par les chanoines en 1773 pour faire face aux dépenses de réparations de la collégiale, et se trouve à présent démembré entre Berlin et Anvers.
Le panneau de droite, le plus connu, a été surabondamment étudiée : certains y décèlent une géométrie savante à base de pentagones, d’autres s’écharpent sur le fait que la Vierge soit ou pas un portait d’Agnès Sorel dépoitraillée (pour une bonne synthèse de ces questions, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Diptyque_de_Melun)
Deux ambiances contrastées
Les deux panneaux s’opposent de manière évidente, au point que sans les sources historiques, il serait difficile de croire qu’ils aient pu constituer un diptyque : influence italienne et perspective rigoureuse dans le panneau gauche, caractère gothique et absence de notations spatiales dans le panneau droit.
Ce contraste de style est intentionnel : le panneau de gauche est une représentation de type réaliste, une « photographie officielle », tandis le panneau de droite est une apparition : celle de la Vierge entourée d’anges rouges et bleus, le tout dans un halo bleuté.
Mais des continuités discrètes unissent néanmoins les deux panneaux.
Une hiérarchie qui déborde
Le panneau de droite est conforme à la Hiérarchie Angélique : après l’Enfant Jésus, puis sa Mère, viennent six séraphins en rouge qui soutiennent le trône de Marie ; enfin trois chérubins en bleu, anges de la catégorie immédiatement subalterne, se tiennent un peu en retrait, les mains jointes.
Après la Hiérarchie angélique vient la Hiérarchie Ecclésiastique, qui se termine par les Prêtres (représentés par Saint Etienne qui porte ici son habit de diacre) puis par les Baptisés (représentés par Etienne Chevalier en prières).
Ainsi, l’intervalle entre les deux panneaux joue le rôle de points de suspension entre le sommet – à droite – et la base – à gauche – de la hiérarchie chrétienne.
Une apparition très concrète
En regardant attentivement, on constate que Marie est assise sur un trône curule (on voit le bord circulaire sous la main du séraphin en bas à gauche). Les six séraphins ne se contentent pas de toucher respectueusement le trône : en fait ils le soutiennent en voletant, Marie est en train d’atterrir.
Les plaques d’onyx du dossier sont identiques à celles qui décorent le mur derrière les deux Etienne : en se matérialisant, l’apparition s’harmonise à la décoration de la pièce.
Le trône est orné de quatre boules d’onyx décorées de perles : sur les deux boules de gauche, on voit le reflet d’une fenêtre géminée.
Tous ces détails prouvent que Fouquet n’a pas voulu représenter une pure vision de l’esprit, mais une apparition bien concrète, dans la pièce même où se tiennent les deux humains.
Des attitudes symétriques
D’un côté, Saint Etienne debout pose sa main droite sur l’épaule d’Etienne Chevalier agenouillé ; de l’autre, la Vierge soutient de sa main gauche le dos de Jésus assis sur ses genoux : dans chaque panneau, un grand personnage assiste un petit.
Ainsi, la composition induit une analogie entre la protection que la mère offre à son fils, et celle que le saint patron accorde à celui qui porte son prénom, lequel est d’ailleurs gravé juste derrière les deux personnages, sur la base du pilastre de gauche (on devine sur l’autre face du pilastre les deux dernières lettres de Chevalier).
C’est donc un rapport quasiment filial qui unit le donateur réduit à son prénom et le martyr.
La pierre et le livre
L’imposant pain de silex hérissé d’arêtes coupantes est bien sûr l’instrument du martyre d’Etienne, comme le rappelle la goutte de sang qui, depuis son crâne tonsuré, a coulé jusqu’au blanc immaculé de l’encolure.
Le livre fermé sur lequel le silex est posé est plus énigmatique : les donateurs à genoux sont en général représentés avec un livre de prières ouvert à côté d’eux.
Une double offrande
Présentés ensemble par le Saint, les deux objets constituent une double offrande à Jésus : si Etienne le Saint offre l’instrument de son martyre et de sa gloire, quel est l’objet le plus précieux pour Etienne le Riche ? Selon Claude Schaefer, il pourrait s’agir d’une autre commande de Chevalier à Fouquet, le très coûteux manuscrit enluminé connu sous le nom de « Heures d’Etienne Chevalier ». Le signet blanc qu’on devine sur la tranche, aux deux tiers du livre, correspond à peu près à l’emplacement de la miniature consacrée à la lapidation d’Etienne.
Un donateur supplémentaire
Le cadre du diptyque de Melun était orné de médaillons émaillés qui ont tous disparu, sauf un : rien moins que le plus ancien autoportrait signé de l’histoire de la peinture !
Le fait que cette extraordinaire signature ait été autorisée renforce l’hypothèse que le livre fermé est bien le chef d’oeuvre de Fouquet, les « Heures d’Etienne Chevalier ». Ainsi l’artiste est reconnu doublement, non seulement comme un artisan digne de figurer sur la marge de l’oeuvre, mais aussi comme un donateur invisible présent à l’intérieur de la scène sacrée :
artifex in opere.
Un don réciproque
En présentant les deux offrandes, le bras gauche du Saint a pris appui sur sa poitrine, créant un large pli qui rompt la symétrie de la chasuble. Ce détail ne prend sens que si nous le comparons, dans l’autre panneau, avec le geste de Marie tendant vers sa droite le drap blanc sur lequel Jésus est posé.
On comprend alors que la logique profonde de la scène est celle d’un don réciproque . Les hommes offrent à Dieu ce qu’ils ont de plus cher : l’artiste son chef d’oeuvre ; le riche son bien le plus coûteux ; le saint sa vie. Contrepartie bien faible au don maximal que Marie fait à l’Humanité : celle de son propre Fils.
En aparté : Apparition ou téléportation (SCOOP !)
Dans son diptyque, Fouquet obéit, en les camouflant, aux conventions de l’apparition miraculeuse, ou en pensée, dans laquelle le visionnaire se situe presque toujours sur la gauche.
Heures dites de Baudricourt Fouquet, vers 1475 BNF Lat 3187 f 8 (Gallica)Dans ce Livre d’Heures réalisé pour une donatrice non identifiée, Fouquet exalte sa piété en montrant la Vierge apparaissant à elle toute seule, tandis que ses dames de compagnie ne voient rien. La double nuée de nuages gris et d’angelots bleus indique explicitement qu’il s’agit d’une vision intérieure, par la force de l’oraison,
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Adoration des Mages
Pour comparaison, cette enluminure obéit à une convention complètement différente, celle de la « téléportation » du donateur au sein d’une scène sacrée : ici Charles VII, agenouillé sur son coussin, se trouve au même niveau que Marie.
L’intrusion du profane au sein du sacré reste une question sensible, puisque l’image évite le contact entre la coupe offerte par le roi, et la main de l’Enfant, qui le bénit à distance. Le contact qui prouve cette coprésence se fait entre deux matières douces et du même bleu, le tapis royal sous la robe mariale.
La Vierge au Chanoine Van der Paele (détail), Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges
Ces conventions graphiques calquent exactement celles introduites par Van Eyck dans l’oeuvre emblématique de la « téléportation », le chanoire Van der Paele aux pieds de la Madone (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), Tandis le surplis du chanoine n’est pas touché (comme le montre l’ombre) par le doigt nu de son saint patron Saint Georges, il est recouvert, en bas, par son pied cuirassé.
Triptyque Portinari (détail), Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence
A la même époque que Fouquet, la robe de Tomaso Portinari passe, de la même manière, sous le pied de son patron saint Thomas (voir 1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord).
Un cadrage opportun
Ces enjeux théologiques ne font pas pour autant oublier la technique : Fouquet a construit le diptyque de Melun selon une perspective bien plus élaborée qu’il ne paraît à première vue.
Les fuyantes fortement marquées du panneau « Etienne » convergent, en tenant compte de la largeur du cadre, vers un point du panneau « Marie » situé au niveau du cou de celle-ci. La ligne de fuite se situe ainsi au niveau du cou du Saint debout, ce qui prouve que le trône de Marie lévite à une quarantaine de centimètres au dessus du sol.
En coupant la scène au dessus des genoux d’Etienne Chevalier, le cadrage produit un effet de proximité très innovant. Mais surtout, en subtilisant le miracle, il incite le spectateur avisé à le découvrir par lui-même.
Une perspective incohérente
A première vue, la scène du panneau Marie semble représentée frontalement, sans profondeur. En fait, la boule de l’accoudoir de droite est largement décalée (on la voit partiellement derrière l’épaule de Jésus), tandis que la boule de l’accoudoir de gauche est sur la même verticale que la boule du dossier : le trône est donc vu en perspective, et le point de fuite se situe sur la verticale de gauche.
Ce point de fuite est donc décalé par rapport au point de fuite du panneau Etienne, situé comme nous l’avons vu au niveau du cou de la Vierge.
Cette incohérence peut être justifiée de plusieurs façons :
- Fouquet a voulu montrer que l’apparition se situe dans un espace qui n’est pas le monde physique ;
- en décalant sur la droite le point de fuite du panneau « Etienne », Fouquet a voulu éviter l’effet disgracieux de fuyantes trop inclinées ;
- en décalant sur la gauche le point de fuite du panneau « Marie », Fouquet a voulu éviter une perspective centrale trop stricte.
Un effet spécial (Scoop !)
L’explication véritable est probablement plus simple et plus maligne : la grande taille des panneaux (93 x 83 cm) exclut que le diptyque ait été posé sur un autel. Un des panneaux était donc fixé au mur, l’autre formant couvercle.
Supposons que le panneau « Etienne » soit le panneau mobile : en refermant le diptyque, on constate que son point de fuite se décale progressivement sur la gauche : pour un angle d’environ 65°, les deux points de fuite coïncident.
Fouquet aurait-il l’idée d’utiliser le principe du diptyque pour délimiter une sorte d’espace théâtral à deux pans, immergeant le spectateur dans une réalité augmentée ? Un autre exemple dans son oeuvre va nous en donner la certitude.
Les miniatures du « Livre d’Heures » ont été peintes par Fouquet durant la même période que le diptyque de Melun. Une des miniatures reprend exactement le même thème des deux Etienne devant Marie.
Étienne Chevalier en prière devant la vierge
(extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly
Un diptyque en parchemin
La scène se déploie sur deux pages jointives. Fouquet ne se contente donc pas de reproduire la scène de Melun : il reproduit aussi le dispositif du diptyque, comme pour en faire une réplique privée à l’intention exclusive d’Etienne Chevalier.
De plain-pied
Dans la version publique de la scène, le donateur était modestement resté sur terre, convoquant seulement son saint Patron à son côté pour assister à la divine apparition. Côté ciel, les anges soutenait le trône en légère suspension, et Marie découvrait son sein sans le donner.
Dans la version privée, les anges se sont déployés des deux côtés, abolissant la frontière entre profane et sacré. Toute idée de hiérarchie théologique a disparu au profit d’une disposition équilibrée : six musiciens et deux thuriféraires à gauche, onze chanteurs à droite. Plus rien n’interrompt le face à face entre Chevalier et sa Dame : le Saint Patron s’est effacé derrière le donateur qu’il touche de la main gauche, tout en présentant son caillou de la main droite.
Et le livre a disparu, ce qui est logique puisque nous sommes maintenant à l’intérieur de ce livre : le présent que Chevalier offre ici, c’est lui-même en chair et en os.
Et c’est de plain-pied qu’il assiste à la scène la plus intime : la tétée de Notre Seigneur.
Le parvis du ciel
Les pilastres dorées et les panneaux de marbre bleu soulignent que nous ne sommes plus sur Terre.
Le parvis style Renaissance, avec sa moulure envahie par l’inscription en capitales « MAISTRE ESTIENNE CHEVALIER », et surmontée par des anges d’or brandissant le blason d’icelui, symbolise à n’en pas douter la vie terrestre, luxueuse et néanmoins pieuse, que le donateur a menée .
Tandis que la cathédrale gothique, dont la porte en forme de coquille est encore fermée, représente probablement la vie éternelle qui lui est promise.
Dans un livre, c’est la page gauche qui est fixe et la page droite qui bouge. Fouquet a donc repris et amplifié la même construction perspective que dans le diptyque de Melun, mais en intervertissant le panneau fixe et le panneau mobile : c’est lorsque la page de droite est à moitié tournée que le point de fuite mobile vient coïncider avec le point de fuite fixe.
Et le tapis de Marie se recolle au petit coin qui dépasse dans la feuille de gauche, recomposant une perspective parfaite.
Une autre Vision sacrée en diptyque
Edward Bonkil à genoux devant la Trinité, Retable de la Trinité (fermé)
Van des Goes, 1478, Scottish National Gallery, Edimbourg
Avec le même cadrage serré, les deux volets extérieurs de ce triptyque nous paraîtraient mystérieusement déconnectés.
C’est la nuée bleue, en haut et en bas, qui confère à la scène de gauche son statut d’apparition. Tandis que la continuité spatiale, à l’intérieur de la cathédrale, est assûré, comme chez Fouquet, par le reflet d’une fenêtre sur la boule de cristal.