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1 Le diptyque d’Etienne

23 juin 2012

Sans doute parce que  ces deux très célèbres panneaux sont séparés depuis deux siècles, quelques aspects  concernant le fonctionnement d’ensemble du  diptyque n’ont  pas été suffisamment remarqués…

Diptyque de Melun

Jean Fouquet, vers 1458

 

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche

St Etienne et le Donateur

Gemäldegalerie, Berlin

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite

Vierge à l’Enfant

Musée royal des Beaux-Arts, Anvers


Un diptyque votif

L’histoire de ce diptyque est assez bien connue : les visiteurs de la collégiale Notre Dame de Melun ont pu l’admirer pendant trois siècles  à son emplacement original, accroché au dessus de la tombe du donateur Etienne Chevalier. Les deux panneaux étaient  donc destinés à perpétuer par delà la mort l’image du très fortuné chancelier de France.

Le diptyque a été vendu par les chanoines en 1773 pour faire face aux dépenses de réparations de la collégiale, et se trouve à présent démembré entre Berlin et Anvers.

Le panneau de droite, le plus connu, a été surabondamment étudiée : certains y décèlent une géométrie savante à base de pentagones, d’autres s’écharpent sur le fait que  la Vierge soit ou pas un portait d’Agnès Sorel dépoitraillée (pour une bonne synthèse de ces questions, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Diptyque_de_Melun)


Deux ambiances contrastées

Les deux panneaux s’opposent de manière évidente, au point que sans les sources historiques, il serait  difficile de croire qu’ils aient pu constituer un diptyque : influence italienne  et  perspective rigoureuse dans le panneau gauche, caractère gothique et absence de notations spatiales dans le panneau droit.

Ce contraste de style est intentionnel   : le panneau de gauche est une représentation de type réaliste, une « photographie officielle », tandis le panneau de droite est une apparition : celle de la Vierge entourée d’anges rouges et bleus, le tout dans un halo bleuté.

Mais des continuités discrètes  unissent néanmoins les deux panneaux.


Une hiérarchie qui déborde

Le panneau de droite est conforme à la Hiérarchie Angélique : après l’Enfant Jésus, puis sa Mère, viennent six séraphins en rouge qui soutiennent le trône de Marie ; enfin trois chérubins en bleu, anges de la catégorie immédiatement subalterne,  se tiennent un peu en retrait, les mains jointes.

Après la Hiérarchie angélique vient la Hiérarchie Ecclésiastique, qui se termine par les Prêtres (représentés par Saint Etienne qui porte ici son habit de diacre) puis par les Baptisés (représentés par Etienne Chevalier en prières).

Ainsi, l’intervalle entre les deux panneaux joue le rôle de points de suspension  entre le sommet – à droite –  et la base – à gauche – de la hiérarchie chrétienne.


Une apparition très concrète

En regardant attentivement, on constate que Marie est assise sur un trône curule (on voit le bord circulaire sous la main du séraphin en bas à gauche). Les six séraphins ne se contentent pas de toucher respectueusement le trône : en fait ils le soutiennent en voletant, Marie est en train d’atterrir.

Les plaques d’onyx du dossier sont identiques à celles qui  décorent le mur derrière les deux Etienne : en se matérialisant, l’apparition s’harmonise à la décoration de la pièce.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite_BouleLe trône est orné de quatre boules d’onyx décorées de perles : sur les deux boules de gauche, on voit le reflet d’une fenêtre géminée.



Tous ces détails prouvent que Fouquet n’a pas voulu représenter une pure vision de l’esprit, mais une apparition bien concrète, dans la pièce même où se tiennent les deux humains.


Des attitudes symétriques

D’un côté, Saint Etienne debout pose sa main droite sur l’épaule d’Etienne Chevalier agenouillé ;  de l’autre, la Vierge soutient de sa main gauche le dos de Jésus assis sur ses genoux :  dans chaque panneau, un grand personnage  assiste un petit.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_InscriptionAinsi, la composition induit une analogie entre la protection que la mère offre à son fils, et  celle que le saint patron accorde à celui qui porte son prénom, lequel est d’ailleurs gravé  juste derrière les deux personnages, sur la base du pilastre de gauche (on devine sur l’autre face du pilastre les deux dernières lettres de Chevalier).


C’est donc un rapport quasiment filial qui unit le donateur réduit à son prénom et le martyr.


La pierre et le livre

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_Silex_LivreJean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_SangL’imposant pain de silex hérissé d’arêtes coupantes est bien sûr l’instrument du martyre d’Etienne, comme le rappelle la goutte de sang qui, depuis son crâne tonsuré, a coulé jusqu’au  blanc immaculé de l’encolure.


Le livre fermé sur lequel le silex est posé est plus énigmatique : les donateurs à genoux  sont en général représentés  avec un livre de prières ouvert à côté d’eux.



Une double offrande

Présentés ensemble par le Saint, les deux objets  constituent une double offrande à Jésus : si Etienne le Saint offre l’instrument de son martyre et de sa gloire,  quel est l’objet le plus précieux pour Etienne le Riche ?  Selon Claude Schaefer, il pourrait s’agir d’une autre commande de Chevalier à Fouquet, le très coûteux manuscrit enluminé connu sous le nom de « Heures d’Etienne Chevalier ». Le signet blanc qu’on devine sur la tranche, aux deux tiers du livre, correspond à peu près à l’emplacement de la miniature consacrée à la lapidation d’Etienne.

Un donateur supplémentaire

Le cadre du diptyque de Melun était orné de médaillons émaillés qui ont tous disparu, sauf un :   rien moins que le plus ancien autoportrait  signé de l’histoire de la peinture !

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Autoportrait

Le fait que cette extraordinaire signature ait été autorisée renforce l’hypothèse que le livre fermé est bien le chef d’oeuvre de Fouquet, les « Heures d’Etienne Chevalier ». Ainsi l’artiste est reconnu doublement,  non seulement comme un artisan digne de figurer sur la marge de l’oeuvre, mais aussi comme un donateur invisible présent à l’intérieur de la scène sacrée :

artifex in opere.


Un don réciproque

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Plis

En présentant les deux offrandes, le bras gauche du Saint a pris appui sur sa poitrine, créant un large pli qui rompt la symétrie de la chasuble.  Ce détail ne prend sens   que si nous le comparons, dans l’autre panneau, avec le geste de Marie tendant vers sa droite le drap blanc sur lequel Jésus est posé.

On comprend alors que la logique profonde  de la scène est  celle d’un don réciproque . Les hommes offrent à Dieu ce qu’ils ont de plus cher : l’artiste son chef d’oeuvre ; le riche  son bien le plus coûteux ; le saint sa vie. Contrepartie bien faible au don maximal que Marie fait à l’Humanité : celle de son propre Fils.


En aparté : Apparition ou téléportation (SCOOP !)

Dans son diptyque, Fouquet obéit, en les camouflant, aux conventions de l’apparition miraculeuse, ou en pensée, dans laquelle le visionnaire se situe presque toujours sur la gauche.

1475 ca Fouquet Heures dites de Baudricourt BNF Lat 3187 f 8

Heures dites de Baudricourt
Fouquet, vers 1475  BNF Lat 3187 f 8 (Gallica)

Dans ce Livre d’Heures réalisé pour une donatrice non identifiée, Fouquet exalte sa piété en montrant la Vierge apparaissant à elle toute seule, tandis que ses dames de compagnie ne voient rien. La double nuée de nuages gris et d’angelots bleus indique explicitement qu’il s’agit d’une vision intérieure, par la force de l’oraison,


Fouquet Charles-VII
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Adoration des Mages

Pour comparaison, cette enluminure obéit à une convention complètement différente, celle de la « téléportation » du donateur au sein d’une scène sacrée :  ici  Charles VII, agenouillé sur son coussin, se trouve au même niveau que Marie.

L’intrusion du profane au sein du sacré reste une question sensible, puisque l’image évite le contact entre la coupe offerte par le roi, et la main de l’Enfant, qui le bénit à distance. Le contact qui prouve cette coprésence se fait entre deux matières douces et du même bleu, le tapis royal sous la robe mariale.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges detail chaussure
La Vierge au Chanoine Van der Paele (détail), Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges

Ces conventions graphiques calquent exactement celles introduites par Van Eyck dans l’oeuvre emblématique de la « téléportation », le chanoire Van der Paele aux pieds de la Madone (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), Tandis le surplis du chanoine n’est pas touché (comme le montre l’ombre) par le doigt nu de son saint patron Saint Georges, il est recouvert, en bas, par son pied cuirassé.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau gauche detail
Triptyque Portinari (détail), Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence

A la même époque que Fouquet, la robe de Tomaso Portinari passe, de la même manière, sous le pied de son patron saint Thomas (voir 1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord).



Un cadrage opportun

Ces enjeux  théologiques ne font pas pour autant oublier la technique  :  Fouquet a construit le diptyque de Melun selon une perspective bien plus élaborée qu’il ne paraît à première vue.

Les fuyantes fortement  marquées du panneau « Etienne » convergent, en tenant compte de la largeur du cadre, vers un  point du panneau « Marie » situé au niveau du cou de celle-ci. La ligne de fuite se situe ainsi au niveau du cou du Saint debout,  ce qui prouve que le trône de Marie lévite à une quarantaine  de centimètres  au dessus du sol.

En coupant la scène au dessus des genoux d’Etienne Chevalier, le cadrage produit un effet de proximité très innovant.  Mais surtout, en subtilisant le miracle,  il incite  le spectateur avisé à le découvrir par lui-même.


Une perspective incohérente

A première vue, la scène du panneau Marie semble représentée frontalement, sans profondeur. En fait, la boule de l’accoudoir de droite est largement décalée (on la voit  partiellement derrière l’épaule de Jésus), tandis que la boule de l’accoudoir de gauche est sur la même verticale que  la boule du dossier : le trône est donc vu en perspective, et le point de fuite se situe sur la  verticale de gauche.

Ce point de fuite est donc  décalé par rapport au point de fuite du panneau Etienne, situé comme nous l’avons vu au niveau du cou de la Vierge.

Cette incohérence peut être justifiée de plusieurs façons :

  • Fouquet a voulu montrer que l’apparition  se situe dans un espace qui n’est pas le monde physique ;
  • en décalant sur la droite le point de fuite du panneau « Etienne »,  Fouquet a voulu éviter  l’effet disgracieux de fuyantes trop inclinées ;
  • en décalant sur la gauche  le point de fuite du panneau « Marie », Fouquet a voulu éviter une perspective centrale trop stricte.


Un effet spécial (Scoop !)

L’explication véritable est probablement plus simple et plus maligne :  la grande taille des panneaux (93 x 83 cm) exclut que le diptyque ait été posé sur un autel. Un des panneaux était donc fixé au mur, l’autre formant couvercle.

Supposons que le panneau « Etienne » soit le panneau  mobile : en refermant le diptyque, on constate que son point de fuite se décale progressivement sur la gauche : pour un angle d’environ 65°,  les deux points de fuite coïncident.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Perpective_Corrigee

Fouquet aurait-il l’idée d’utiliser le principe du diptyque pour délimiter une sorte d’espace théâtral à deux pans, immergeant le spectateur dans une réalité  augmentée ? Un autre exemple dans son oeuvre va nous en donner la certitude.

Les miniatures du « Livre d’Heures » ont été peintes par Fouquet  durant la même période que le diptyque de Melun. Une des miniatures reprend exactement le même thème des deux Etienne devant Marie.

Étienne Chevalier en prière devant la vierge

(extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly

 

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_gauche Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_droite

Un diptyque en parchemin

La scène se déploie sur deux pages jointives. Fouquet ne se contente donc pas de reproduire la scène de Melun : il reproduit aussi le dispositif du diptyque, comme pour en faire une réplique privée à l’intention exclusive d’Etienne Chevalier.


De plain-pied

Dans la version publique de la scène, le donateur était modestement resté sur terre, convoquant seulement son saint Patron à son côté pour assister à la divine apparition. Côté ciel, les anges soutenait le trône en légère suspension, et Marie découvrait son sein sans le donner.

Dans la version privée, les anges se sont déployés  des  deux côtés, abolissant la frontière entre profane et sacré. Toute idée de hiérarchie  théologique a disparu au profit d’une disposition équilibrée :  six musiciens et deux thuriféraires à gauche, onze chanteurs à droite.  Plus rien n’interrompt le face à face entre Chevalier et sa Dame : le Saint Patron s’est effacé derrière le donateur qu’il touche de la main gauche, tout en présentant son  caillou de la main droite.

Et le livre a disparu, ce qui est logique puisque nous sommes maintenant  à l’intérieur de ce livre :  le présent que  Chevalier  offre ici, c’est lui-même en chair  et en os.

Et c’est de plain-pied qu’il assiste à la scène la plus intime : la tétée de Notre Seigneur.


Le parvis du ciel

Les pilastres dorées et les panneaux de marbre bleu soulignent que nous ne sommes plus sur Terre.

Le parvis style Renaissance, avec sa moulure envahie par l’inscription en capitales « MAISTRE ESTIENNE CHEVALIER », et surmontée par des anges d’or brandissant le blason d’icelui, symbolise à n’en pas douter la vie terrestre, luxueuse et néanmoins pieuse, que le donateur  a menée .

Tandis que la cathédrale gothique, dont la porte en forme de coquille est encore fermée, représente probablement la vie éternelle  qui lui est promise.

Dans un livre, c’est la page gauche qui est fixe et la page droite qui bouge. Fouquet a donc repris et amplifié la même construction perspective que dans le diptyque de Melun, mais en intervertissant le panneau fixe et le panneau mobile   : c’est lorsque la page de droite est à moitié tournée que le point de fuite mobile vient coïncider avec le point de fuite  fixe.

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Marie_Perpective_Corrigee

Et le tapis de Marie se recolle au petit coin  qui dépasse dans la feuille de gauche, recomposant une perspective parfaite.

Une autre Vision sacrée en diptyque

van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
Edward Bonkil à genoux devant la Trinité, Retable de la Trinité (fermé)
Van des Goes, 1478, Scottish National Gallery, Edimbourg

Avec le même cadrage serré, les deux volets extérieurs de ce triptyque nous paraîtraient mystérieusement déconnectés.



van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
C’est la nuée bleue, en haut et en bas, qui confère à la scène de gauche son statut d’apparition. Tandis que la continuité spatiale, à l’intérieur de la cathédrale, est assûré, comme chez Fouquet, par le reflet d’une fenêtre sur la boule de cristal.

2 Le diptyque de Jean et Véronique

23 juin 2012

Le diptyque de Melun s’ouvrait comme un décor de théâtre  : en voici deux qui, en s’ouvrant, nous amènent au cinéma...

Diptyque de Saint Jean et Sainte Véronique

Memling, vers 1483

Alte Pinakothek, Munich
Memling_Diptyque_Saint_Jean
National Gallery Of Art, Washington
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique

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Le sujet

Saint Jean Baptiste et Sainte Véronique sont rarement associés dans l’iconographie,  puisque l’un apparaît au tout début de la vie de Jésus  et l’autre à la toute fin.

Memling avait déjà tenté cette mise en parallèle en 1479 : à gauche Jean Baptiste désigne du doigt l’agneau qui va venir,  à droite Sainte Véronique montre le voile miraculeux de la Passion, qui a gardé l’empreinte du visage sanglant de Jésus. Mais il s’agissait d’une position subalterne, au revers d’un tryptique.


Memling_Triptyque_Jan_Floreins_revers

Triptyque de Jan Floreins (fermé)
Memling,1479, Musée Memling, Bruges

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Quatre ans plus tard, Memling revient sur le même thème, mais pour en faire le sujet central d’un diptyque. Bien que l’encadrement original ait été perdu et que les deux panneaux soient aujourd’hui séparés, la continuité du paysage à l’arrière-plan prouve qu’il s’agissait bien d’un petit diptyque portatif.


Le sens de l’histoire

Memling a conservé  la même disposition, cohérente avec le sens de la lecture : celui qui prévoit la venue de Jésus est à gauche,  celle qui  en conserve la relique est à droite.

Au point que le massif rocheux  qui sépare les  deux scènes peut être vu comme un résumé  symbolique de la Vie de Jésus : la montée sur la montagne à gauche, la descente du Golgotha à droite.

Le revers des panneaux

Les faces externes des diptyques portatifs, vulnérables lors du transport, sont en général peintes à l’économie : simple motif décoratif, blason,  motifs en grisaille..

Ici, le revers du diptyque est particulièrement intéressant,  car les symboles représentés au verso sont en rapport avec les deux personnages du recto.


Le calice  (revers du panneau droit)

Memling_Diptyque_Saint_Jean_CaliceCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Sainte Véronique est peint un calice doré, dans une niche en arc de cercle. Il contient un serpent aux yeux rouges, allusion à une légende selon laquelle Saint Jean, pour prouver la puissance  de sa foi, aurait bu une coupe de poison sans ressentir aucun effet.


Le crâne (revers du panneau gauche)

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâneCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Saint Jean est peint un crâne, dans une niche carré. En trompe-l’oeil dans la pierre, une inscription laconique est gravée : « Morieris (tu mourras) ».


Le diptyque retourné

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Sainte_Veronique_verso

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Les deux niches sont éclairées de la même manière, par une lumière située en haut à gauche. Mais l’absence de symétrie (la forme et la hauteur des niches  sont différentes, il n’y a pas d’inscription côté calice) semble indiquer que le diptyque n’a pas été conçu pour être contemplé sur son revers.

De plus, lus de gauche à droite, les deux symboles expriment un message contradictoire – le calice proclamant : « la foi sauve de la mort » et le crâne concluant : « tu mourras quand même ».


Une disposition énigmatique

Il aurait été bien plus logique que le calice, qui rappelle un miracle de Saint Jean, se trouve au revers du panneau de celui-ci. Et que le  crâne, allusion au Golgotha, se trouve derrière la panneau de Sainte Véronique. On aurait alors eu pour le verso, de gauche à droite,  une interprétation plus consolante  :

« tu mourras (sur terre), mais la foi te donne la vie (éternelle) ».

Il doit donc y avoir une bonne raison expliquant pourquoi Memling a renoncé à ce message simple, et adopté pour le verso cette disposition peu naturelle.


Ouvrir le diptyque (côté calice)

D’abord, sortir le diptyque fermé du sac de tissu qui le protège.

Si c’est la face « Calice » qui se trouve sur le dessus,  ouvrir lentement par  la gauche. Vous voyez d’abord un paysage aquatique : en haut un cerf boit paisiblement  dans un ruisseau, en bas une source pure jaillit d’un rocher. L’eau pure et le cerf sont le symbole de la soif de Dieu, en référence au Psaume 42 :

Comme le cerf soupire après les sources d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant: quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_1
Continuez à ouvrir : lorsque Saint Jean apparaît, vous comprenez que cette eau pure est l’antithèse du poison que contenait le  calice.

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_2
Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici l’Agneau immaculé, dont le sacrifice va racheter le péché d’Eve : le virginal quadrupède est l’antithèse exacte du Serpent.


Ouvrir le diptyque (côté crâne)

Si c’est au contraire  la face « Crâne » qui se trouve sur le dessus, ouvrez lentement par la droite.  Vous voyez d’abord un paysage avec une route.

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_1

Continuez à ouvrir : une sainte femme apparaît. Marie, Marguerite, Madeleine ? Soudain, lorsque vous voyez  le voile avec la Sainte Face, vous reconnaissez Véronique. Et  le visage paisible de Jésus (charnu, chevelu, barbu) dément, par delà la mort, le message menaçant du crâne  (décharné, chauve, glabre).

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_2Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici une colline rocheuse qui ne peut être que le Golgotha, le « Mont du Crâne » (car selon la légende, le crâne d’Adam y avait été enterré).

Cinq siècles avant les frères Lumière, Memling invente ici le premier fondu-enchaîné de l’histoire. Il utilise les faces externes du diptyque, non pas pour composer un second diptyque à contempler statiquement, mais pour mettre en scène deux métamorphoses  :

  • en ouvrant le diptyque par la gauche, le spectateur voit positivement le poison se transformer en eau pure, et le serpent du péché en agneau de la rédemption  ;
  • en l’ouvrant par la droite, le crâne  retrouve barbe et cheveux et le vestige grimaçant du vieil Adam  est supplanté par la plus sacrée des reliques, la Sainte Face  de Jésus.

Memling n’est pas le seul à avoir utilisé la dynamique du diptyque pour superposer deux images : trente cinq ans plus tard, Jan Gossaert reprend ou réinvente le même procédé, dans un diptyque de dévotion privée qui va mettre en présence, comme dans  le diptyque de Fouquet, la Vierge à l’enfant et un donateur en prière.

Diptyque Carondelet

Jan Gossaert dit Mabuse, 1517, Louvre, Paris

mabuse_diptyque_carondelet ouvert

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Le sujet

Par rapport au Diptyque d’Etienne , qui baignait encore dans le merveilleux médiéval,  l’austérité est ici de mise : aucun objet ne disperse l’attention, le cadrage serré et le fond noir suppriment toute perspective. Le problème n’est  pas ici de savoir  si le donateur et l’objet de sa vision occupent ou pas le même espace :  la question, bien plus abstraite, touche  à une théorie de la double représentation.


Le panneau Carondelet

Le cadre de gauche  porte une inscription en français : « Representacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ».

Cette inscription en langue vulgaire est un message public, qui s’adresse aux spectateurs présents et futurs. Le panneau fige l’image de Carondelet à l’âge de 48 ans. La représentation dont il s’agit est ici de de type souvenir,   comme une photographie fixée sur une tombe. Littré rappelle d’ailleurs ce sens oublié, mais très précis du mot « représentation » : « au Moyen-Age, figure moulée ou peinte qui, dans les obsèques, représentait le défunt ».


Le panneau de la Vierge

Le cadre de droite porte une inscription en latin : « Mediatrix nostra que es post Deum spes sola tuo filio me representa » : »Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »

Il s’agit ici, en langue sacrée, d’une apostrophe intime qui n’a de sens qu’au moment de la mort, lorsque Marie intercèdera auprès de Dieu pour le défunt Carondelet.  La représentation  se comprend ici au sens diplomatique du terme, comme on présente favorablement un solliciteur à l’autorité supérieure.


Trois niveaux de représentation

Mabuse retrouve ici la  dialectique que Fouquet avait expérimentée dans le diptyque de Melun : le panneau de gauche, celui du  donateur en prières, se situe dans un niveau de réalité moins abstrait que la panneau de droite, celui de l’objet adoré. L’intérêt de cette construction est bien sûr qu’elle peut se propager d’un cran en arrière  :  le spectateur, face au diptyque, se trouve ainsi placé  dans le même rapport d’émerveillement que Iean ou Etienne face à Marie ; l’objet  de dévotion y gagne un peu du prestige divin, sacralisant l’artisan en artiste.


Fermer le diptyque

mabuse_diptyque_carondelet recto ferme

Chaque fois qu’on ferme le diptyque, la bouche de Carondelet se pose respectueusement à l’emplacement de la bouche de la Vierge  : nul sacrilège, puisque l’image de gauche est une photographie,  qui appartient à un espace profane et daté,  tandis l’image de droite habite un espace sacré et intemporel : simplement la dévotion intense d’un homme baisant une icône.

De même, en fermant le diptyque,  l’extrémité des mains  jointes de Carondelet vient toucher la main de Marie à l’endroit où celle-ci touche le flanc de Jésus : magnifique traduction graphique de ce qu’est que l’intercession.

Puisque celle-ci ne se produit qu’au moment de la mort, on pourrait dire que fermer le diptyque, c’est faire mourir Carondelet.

Le crâne

Mabuse_diptyque_Carondelet_CraneAu revers du  panneau de Marie, donc  sur le panneau  gauche du diptyque retourné,  se trouve un crâne regardant vers le haut à gauche (en direction de la lumière) et  une mâchoire posée en trompe-l’oeil sur le rebord de la niche.

Une banderole, collée à la pierre par de la cire rouge,   porte une citation de Saint Jérôme, avec la date du tableau :   « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum Hieronymus 1517 » « Quiconque pense souvent qu’il doit mourir, n’a pas beaucoup de peine à mépriser  toutes choses »


Le blason

Mabuse_diptyque_Carondelet_BlasonAu revers du  panneau de Carondelet , un écusson est pendu à un clou  par une  courroie en cuir. Il arbore les armoiries de la famille : « D’azur à la bande d’or accompagnée de six besants du même mis en orle ». En héraldique, la bande  représente l’écharpe du chevalier, posée sur l’épaule droite ; et les besants, monnaies byzantines, font allusion à des voyages  en Orient, au temps des Croisades.



Ouvrir le Diptyque (côté blason)

Comme chez Memling, il existe deux façons d’ouvrir le diptyque.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert droite

En regardant la face « blason »,  ouvrez sur la droite : les besants du pèlerinage en Orient s’effacent devant les personnages réels  de l’Histoire Sainte,  l’écharpe du chevalier laisse place au mouvement diagonal de l’Enfant porté par sa Mère : affinité formelle probablement longuement méditée, entre l’emblème de la Respectable Famille Carondelet et l’icône de la Sainte Famille.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert gauche


Ouvrir le Diptyque (côté crâne)

En regardant la face « crâne », ouvrez sur la gauche : sous la tête de mort apparaît un quadragénaire bien portant.

Ouvrir le Diptyque, c’est en quelque sorte ressusciter messire Jehan.

Nous comprenons alors que le Diptyque, à chaque ouverture et à chaque  fermeture, n’a d’autre fonction que d’exercer son possesseur à la maxime de Saint Jérôme : « penser souvent qu’on doit mourir ».

Pour Régis Debray,  cette présence du crâne sous le portrait n’est pas seulement religieuse, mais constitutive du statut même de l’image :  « Le meilleur arrive à l’homme d’Occident par sa mise en image, car son image est sa meilleure part : son moi immunisé, mis en lieu sûr… Les démons et la corruption des chairs au fond des caveaux… trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans l’image fictive, non dans le corps réel ». Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, p 30.


Le diptyque « verso »

mabuse_diptyque_carondelet verso

Les deux  revers sont visiblement conçus pour être contemplés ensemble, formant ainsi un second diptyque.

Chacun présente, composées d’une savante arabesque de lacets, les initiales remarquables de Iean Carondelet, IC  (les mêmes que celles de Jésus Christ).

Les niches de forme identique portent la même inscription : « (mors) Matura, Que la mort  vienne à son heure ». Terme qui s’oppose à  la mort « immature », celle qui frappe ceux qui n’ont pas reçus les sacrements de l’Eglise (prématurés, suicidés).


Une  fermeture impossible

Tandis que la fermeture du diptyque « recto »  donne à Carondelet le privilège de baiser et de toucher l’icône de Marie , le diptyque « verso » est impossible à fermer : jamais le crâne ne pourra rentrer en  contact avec le blason ; jamais la face hideuse de la Mort, démantibulée pour plus de sécurité, ne pourra mordre l’emblème.

Jehan Carondelet se sait mortel, et proclame qu’il s’entraîne à mépriser toutes choses.

Toutes choses sauf une : l’immortalité de son lignage.

3.1 Le diptyque de Marteen

23 juin 2012

Pour les Tibétains, faire tourner un moulin à prières équivaut à réciter les mantras qu’il contient. Sous une autre forme, la mécanisation de la prière a  existé aussi en Occident :« La fin du Moyen Age et le début de la Renaissance était un temps de piété quantitative… Sachant cela, nous pouvons comprendre que les diptyques de dévotion fonctionnaient comme une sorte de prière permanente. » (Robert Baldwin, 2009)

Ainsi, le diptyque que Maarten van Nieuwenhove commanda à Memling alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, poursuit-il depuis 1487, à l’hôpital Saint Jean de Bruges, sa prière automatique.

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487,  Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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Le donateur et son patron

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin
Comme Etienne Chevalier à Melun (voir Le diptyque d’Etienne), Marteen est accompagné de son Saint Patron,  mais pas en chair et en os : en verre, dans le grand vitrail de la fenêtre de droite.

On voit le pauvre avec sa béquille, et le saint avec son épée coupant en deux son manteau rouge : un Saint Soldat très prisé dans les élites de l’époque, puisqu’il permettait de pratiquer la charité sans descendre de son cheval.

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Les fenêtres du panneau Marteen

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_PaysageDroitePuisqu’il n’y a que Marteen dans ce panneau, l’autre fenêtre ne présente pas de vitrail historié : la logique symbolique prévaut sur la symétrie de l’architecture.

Ces fenêtres sont équipées de volets intérieurs en trois parties : une au dessus de la traverse, et deux en dessous, permettant de moduler finement l’entrée de la lumière et de l’air.

Si le pont et la tour fortifiée sont bien ceux du Minnewater, ces deux fenêtres donnent vers l’Ouest, d’où viennent le vent et la pluie.

Bruge_map_Civitates Orbis Terrarum 1572.

La fenêtre droite du panneau Marie

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint GeorgesMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheAu dessus de la traverse, la fenêtre est équipée de deux vitraux ornés d’un médaillon circulaire, avec à gauche St Georges et le dragon, et à droite St Christophe traversant le torrent en portant l’Enfant Jésus sur son dos.

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Memling_Maarten _van Nieuwenhove_PaysageGaucheIci, pas de demi-vitrail en dessous de la traverse, et les volets du bas sont d’un seul tenant : les fenêtres du Sud s’ouvrent en grand.

Dans le paysage, on voit un cavalier sur un cheval blanc qui s’en va vers un village voisin, tandis qu’une paysanne arrive en ville avec un panier sur la tête.

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La fenêtre gauche du panneau Marie

Cette fenêtre est complètement différente de celle de droite. En 2006, on a découvert par une analyse rayons X et infrarouge qu’elle était initialement  identique à celle-ci, ouverte sur le même paysage continu.

Memling a donc profondément remanié le diptyque à une date inconnue, supprimant le croisillon et transformant le haut en une arcade semi-circulaire qui permet de caser le vitrail aux armoiries de Van Nieuwenhove (on devine à droite un volet vu par la tranche, permettant d’obturer ce vitrail).

Par la même occasion, le miroir circulaire a été rajouté, fixé de manière peu naturelle sur le volet fermé du bas.

La raison de ce remaniement est inconnue : probablement une question de politique brugeoise. Marteen aura en effet une carrière courte, mais brillante (conseiller en 1492 et 1494, capitaine de la garde en 1495 et bourgmestre en 1498), qui peut expliquer pourquoi il s’est senti digne de faire figurer ses armoiries non pas au revers du diptyque, comme d’usage, mais à l’emplacement le plus sacré, juste derrière la Vierge.


Les armoiries

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_BlasonCliquer pour agrandir

Le vitrail reproduit fidèlement les armoiries des van Nieuwenhove : « un écu d’azur à trois besants d’or en chef, et une escassotte ou cocquille d’argent en pointe, timbré d’un heaume treillé, et d’un léopard d’argent lampassé de gueules (i.e : à la langue rouge) »

Memling_Maarten _Livre_FermoirL’écu d’azur figure une première fois, en miniature, sur le fermoir du livre, encadré par deux lions.

Et une deuxième fois, en gloire, sur le vitrail de la fenêtre de gauche.

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Le jeu de mots

Autour de l’écu, les quatre médaillons circulaires montrent une main qui émerge d’un nuage pour semer des grains d’or dans la terre, de laquelle sortent des fleurs. Ce qui pourrait être la parfaite illustration de la main invisible du marché n’est en fait qu’un jeu de mots, Nieuwenhove signifiant  nouveau jardin.


La devise

La devise en français de la famille complète le vitrail : « Il y a cause ». Le quinzième siècle adorait ces devises lapidaires et ambigües : en peu de mots, beaucoup de gloses. A la lumière des médaillons on peut se risquer à traduire : « il y a une cause à tout ».

Et cette cause universelle de tous les phénomènes, c’est la main de Dieu sortant du nuage.


L’unité du diptyque

ling_Marteen_van Nieuwenhove_LivreLa disparité entre les fenêtres, le fait que le panneau gauche soit vu de face et le panneau droit en perspective, risquaient de faire perdre l’idée que les deux vues représentent la même pièce.

Memling a donc souligné cette continuité par deux objets du premier plan  : le tapis et le manteau rouge de Marie, sur lequel est posé le livre de prières du donateur.

Ce détail a été rapproché de l’iconographie de la Vierge de Miséricorde, où Marie étend son manteau au dessus de tous ceux qui réclament sa protection. Nous verrons plus loin que, dans le contexte particulier de ce diptyque, le manteau sous le livre a une explication bien plus maligne.

Le miroir

Ce miroir, comme tous les miroirs sphériques de la peinture flamande, a fait l’objet récemment de reconstitutions informatiques, afin de déterminer s’il reproduit ou pas une pièce réelle dans laquelle Memling aurait placé ses modèles. Dans ce cas précis, le fait que le miroir ait été rajouté après coup permet de répondre sans ordinateur : non, l’image reflétée n’a pas été vue, mais bien imaginée par Memling.

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir a été rajouté en même temps que les armoiries, peut être pour la même raison de prestige (il s’agissait d’un objet coûteux et à la mode). On peut aussi supposer que, puisque la continuité du paysage à l’arrière-plan avait disparu, le miroir constituait un puissant moyen de restaurer et renforcer l’unité spatiale du diptyque :  il prouve que Marie (vue de dos) et Marteen (vu de profil) sont physiquement très proches.

Les deux fenêtres

Derrière les deux silhouettes, le miroir reflète deux fenêtres supplémentaires. Nous reviendrons plus loin sur ces deux fenêtres, qui en disent beaucoup sur l’architecture de la pièce et sur la mise en scène conçue par Memling.

Le livre caché

Par ailleurs, le miroir révèle une autre présence significative, celle d’un objet que nous ne pouvons pas voir de face : un livre est posé sur un coussin bleu, sur un tabouret situé juste à droite de Marie à l’intérieur de la pièce.  Voilà qui renforce la symétrie entre le donateur et la Vierge : chacun son livre.

Ceci méritera également une étude détaillée : la présence des deux livres ne donne-t-elle pas une indication de lecture,  faut-il déchiffrer le diptyque en passant de l’un à l’autre ?


Une composition complexe

Nous en savons assez sur la composition pour comprendre qu’elle échappe à la binarité profane/sacré à laquelle obéissent  la plupart des diptyques de dévotion.

De gauche à droite, Marie s’étend jusque dans le panneau de Marteen par le truchement de tissus : le tapis et le manteau.

De droite à gauche, des présences masculines s’immiscent dans le panneau de Marie par différents dispositifs optiques : le vitrail (Saint Christophe, Saint Georges, les armoiries avec la main et le casque) et le miroir (la silhouette de Marteen).

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Triangles

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A ce stade, risquons une première hypothèse sur la composition, à base de triangles :

  • Marteen et tous les saints des vitraux se retrouvent dans une zone ;
  • Marie et tout ce qui relève de la symbolique mariale – l’enfant, le coussin, le tapis, les livres, le miroir  – se retrouvent dans l’autre zone : un grand triangle qui semble une extension géométrique de son manteau.


Dans un diptyque de conception très semblable, Memling a également utilisé le truc du miroir derrière la Vierge pour révéler ce que le spectateur ne peut voir.

Diptyque avec Vierge et Donateur,

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Memling Chicago Art Institute
Le miroir montre que la fenêtre qui sépare Marie et le donateur possède un meneau central, qui est caché par le montant central du cadre : ainsi, en un certains sens, le diptyque imite la fenêtre, la peinture se superpose à l’architecture. Notons cette idée que nous retrouverons plus loin.


Memling Vierge Chicago Art Institute


Memling Vierge Chicago Art Institute_detail_enfants
Autre révélation amusante : deux galopins – sans doute les enfants du donateur – se dissimulent derrière le manteau de Marie et, regardent dans le miroir pour essayer d’apercevoir l’Enfant Jésus.

3.2 Trucs et suprises

23 juin 2012

Il ne suffit pas d’ouvrir le diptyque : encore faut-il le manipuler avec attention, comme une boîte à secrets, pour déclencher son petit mécanisme

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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L’encadrement d’origine

Nous sommes devant l’un des rares cas où un diptyque de dévotion a conservé son encadrement d’origine. Les inscriptions peintes indiquent  le nom et l’âge du donateur, ainsi que la date du tableau.

Mais l’arrière de l’encadrement fournit d’autres indications précieuses : un biseau en bas du cadre montre qu’il n’était pas fixé au mur, mais posé sur un meuble. Et le revers était peint d’un simple décor de marbrure.


Le manteau qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail ManteauCliquer pour agrandir

Le manteau rouge de Marie déborde légèrement sur le cadre de gauche, juste à côté de la date (et d’un minuscule dragon gravé dont on ignore la signification). Ce type de  procédé  est rarissime pour l’époque, et semble réservé aux diptyques privés, pour lesquels  l’artiste jouit d’une plus grande liberté d’innovation que dans les tableaux d’église. Un exemple tout aussi discret est celui de l’Annonciation de van Eyck (vers 1433/1435) du  Musée Thyssen-Bornemisza, un diptyque dont on n’a conservé que le verso peint en grisaille.

Van_Eyck_Annonciation_DiptyqueCliquer pour agrandir

L’exceptionnel effet de relief est accentué par les bases octogonales des deux statues, qui débordent très légèrement sur le cadre.

Van_Eyck_Annonciation_Diptyque_Detail SocleCliquer pour agrandir


Le coussin qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail OmbreCliquer pour agrandir

Des hachures faites directement dans la dorure font une ombre sous le coussin, renforçant l’effet de relief.


Les lignes du tapis

Les fuyantes du tapis ne convergent pas sur la ligne d’horizon qu’on voit par la fenêtre, mais bien au-dessus.

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Perspective_MarieCliquer pour agrandir

Un erreur est peu probable : on sait par des tracés sous-jacents que Memling a beaucoup travaillé la perspective du diptyque. La seule possibilité est que le parapet, sur lequel est posé le tapis, soit en pente. Nous comprenons alors que le biseau du cadre prolonge à l’extérieur de la scène ce parapet incliné : le objets qui dépassent, manteau et coussin, sont là pour nous suggérer cette continuité.


Le parapet en pente (Scoop !)

Première conséquence :  le coussin sous le séant de Jésus sert à compenser la pente.

Deuxième conséquence : le parapet côté Marteen est lui aussi en pente, et le manteau de Marie, replié sous le livre, a la même utilité pratique que le coussin.


Glisser vers le monde

Jésus d’un coté, le livre de l’autre, sont donc en suspens, prêts à glisser du tableau vers le cadre, de la pièce peinte vers la pièce physique où est exposé le diptyque. Ainsi les deux panneaux communiquent non seulement par l’intérieur, mais également vers l’extérieur.

Comme nous l’avons déjà remarqué, le diptyque vu en largeur imbrique le domaine sacré avec le domaine profane ; vu en profondeur, il tend à brouiller la limite entre la représentation et le réel, au point que l’une semble sur le point de se déverser dans  l’autre  :  en cela, il fonctionne comme un dispositif exceptionnel d’unification des espaces, qui implique Marie, Marteen et le spectateur dans une même mise en scène.


Un parapet sans bords

Les bords du parapet sont impossibles à déterminer :

  • le bord gauche est hors champ ;
  • le bord droit est masqué par les franges du tapis  au niveau du raccordement avec le pilastre de droite, ce qui empêche de se rendre compte de la pente ;
  • le bord avant est coupé par le cadre ;
  • le bord arrière se perd sous les vêtements.

Si l’on se base néanmoins sur la petite partie de tapis visible côté Marteen, il semble bien que ce bord arrière soit légèrement brisé à la limite entre les deux panneaux.


Memling_Maarten_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le point de fuite du panneau Marie

Les lignes du tapis convergent sur la verticale située à gauche du meneau  (ce meneau possède deux minuscules fuyantes, une erreur de Memling  car elles sont incohérentes avec celles du tapis).

Le point de fuite, peu marqué, se situe donc au croisement de la ligne d’horizon et du bord gauche du meneau.


Le point de fuite du panneau Marteen

Pour ce panneau en revanche, les  nombreuses fuyantes permettent de déterminer le point de fuite avec précision. Il se situe dans l’autre panneau, à  hauteur de la ligne d’horizon , juste à droite de la joue de Marie.


Le bon angle du diptyque

Nous retrouvons la situation des points de fuite mobiles que nous connaissons bien (voir Le diptyque d’Etienne).  Ici, l’angle d’ouverture du diptyque pour lequel  les deux points fusionnent est beaucoup plus faible que chez Fouquet : le panneau Marteen doit être refermé d’environ 20° par rapport au plan frontal du panneau Marie.


Maintenant, on se rend compte que Marteen ne regarde pas dans le vide :  à genoux sur le côté, comme le montre le reflet dans le miroir, il fixe réellement Marie.

De plus, le bord arrière du parapet n’est plus brisé, mais droit.  Ce détail est significatif : Memling  ou son commanditaire voulaient que la perspective soit exacte lorsque le diptyque est ouvert au bon angle, sans pour autant que la brisure du parapet ne choque le regard lorsque le diptyque est grand ouvert  : d’où la nécessité de dissimuler les bords du parapet.


La charnière et le coin

En prolongeant  les horizontales du mur du fond et du mur de droite (par exemple la moulure du lambris et la traverse des fenêtres), on constate que le coin de la pièce, caché par le cadre, se situe à proximité de la charnière du diptyque.

Non seulement Memling a retrouvé l’idée de Fouquet d’utiliser l’angle entre les panneaux pour accentuer l’effet de perspective, mais il l’a poussée à son terme : en superposant la charnière et le coin de la pièce, il identifie les deux panneaux aux deux cloisons : le diptyque devient véritablement un modèle réduit de la scène qu’il représente. La peinture mime l’architecture.


Les deux fenêtres

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir montre deux ouvertures rectangulaires derrière les silhouettes vue de dos, ouvertures qui sont donc nécessairement face à eux :  il ne faut pas longtemps pour comprendre  que ces deux fenêtres ne peuvent être que celles par lesquelles nous regardons la pièce. En même temps qu’il nous révèle les deux livres, le miroir nous fait comprendre qu’il y a en fait deux parapets, donc deux tapis identiques : l’impression de continuité est une illusion savamment entretenue…

Sans l’image dans le miroir, il est difficile d’avoir l’idée que nous regardons la scène au travers d’une fenêtre, et rien n’indique qu’il y en a deux ! Peut-être l’idée de ce truc est-elle venue plus tard, au moment des remaniements du tableau : car  en même temps qu’il ajoutait le miroir, on sait que Memling a retravaillé la colonne, transformant sa base circulaire en une base octogonale qui attire l’oeil sur le parapet.


Le plan de la pièce

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Plan
Nous pouvons  maintenant reconstituer le plan approximatif de la pièce : avec ses six ouvertures donnant dans trois directions, c’est une sorte de belvédère haut perché.  Les deux fenêtres vers le Nord, dont nous venons de prendre conscience, sont en fait une fenêtre géminée ornée de colonnes  de  part et d’autre, avec sans doute une double colonne entre Marteen et Marie (d’après la  largeur entre les ouvertures qu’indique le reflet dans le miroir). Cette fenêtre ne peut pas avoir de volets intérieurs à charnière : il est probable qu’un autre système d’obturation par l’extérieur existe.

Et le peintre n’étant pas sensé voleter en haut d’une tour, on peut imaginer qu’il se trouve sur un balcon.

Marie et Marteen s’exposent donc aux regards des Brugeois, depuis un balcon d’honneur qui  donne sur la ville.


Les deux cadres

Le cadre de gauche, le panneau fixe du diptyque, permet de regarder de face la Vierge et le mur du fond. Physiquement, il est plaqué à l’extérieur de la pièce tout contre la fenêtre de la Vierge,  au point que le manteau et le coussin débordent légèrement sur le cadre.

Le cadre de droite, le panneau  mobile du diptyque, montre de biais Marteen et le mur latéral. En pivotant, il s’écarte du mur, raison pour laquelle sur lui rien ne déborde.

L’espace entre les deux cadres permet de subtiliser la colonne entre Marie et Marteen, donnant l’illusion d’un parapet continu.


Effet parapet, effet charnière

Dans ce diptyque quelque peu expérimental, Memling  explore deux effets liés au cadre : d’une part, il semble vouloir le faire disparaître dans un continuum entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur, aussi franchissable qu’un muret en pente sur lequel est posé un livre  :  c’est ce que nous pourrions appeler l’effet « parapet » : un dispositif passif qui pose une frontière conventionnelle, une distance de respect.

D’autre part, les deux cadres articulés forment une sorte de lunette 3D avant la lettre,  qui montre l’espace du tableau  à la fois de face et de côté. Le spectateur, en manipulant le volet droit pour trouver le bon angle de vue, se trouve du même coup impliqué, immergé dans le lieu mystique du volet gauche, à un doigt du manteau de Marie. Les deux cadres donnent deux points de vue sur le réel, tout en cachant derrière leur jointure un élément essentiel de la pièce. C’est ce que nous pourrions appeler l’effet « charnière » : un dispositif actif et même interactif, par lequel le spectateur est invité à faire surgir, derrière l’apparence scindée, une réalité unifiée.


Le manteau de Marteen

La double-colonne invisible qui interrompt le parapet implique qu’il y a nécessairement, devant Marie et devant Marteen, deux tapis aux dessins identiques. Mais la conséquence la plus bluffante est que le bout de manteau plié sous le livre de Marteen ne peut être contigu avec le manteau de Marie.

Nous comprenons alors le dernier truc, le but caché et pourtant évident du diptyque : couper un bout du manteau rouge de Marie pour l’offrir à Marteen, tout comme dans le vitrail l’épée tranche la part du pauvre dans le manteau rouge de Saint Martin.

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin

3.3 D'un livre à l'autre

23 juin 2012

Saint Martin, Saint Christophe et Saint Georges : trois saints prestigieux au service d’un jeune noble plein d’ambition.
Mais la manière dont ils sont mis en scène suggère qu’ils sont peut-être plus que des figurants muets…

Trois hommes valeureux

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint MartinMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint Georges

Les trois sont des soldats ou des hommes de devoir, ce qui ne pouvait que servir la carrière du futur capitaine de la garde et bourgmestre :

  • Saint Martin était tribun militaire de l’Empire romain, et son nom signifie « voué à Mars »
  • Saint Christophe était un géant d’allure terrible, qui voulait se mettre au service du plus grand prince du monde
  • Saint George était officier dans l’armée romaine


Trois schémas similaires

En schématisant, on peut relever d’autres points communs entre les saynettes des vitraux :  l’idée de monture et la présence d’un instrument tranchant ou pénétrant. Ainsi :

  • un cheval porte Saint Martin, qui coupe avec son épée son manteau ;
  • Jésus est porté par Saint Christophe, qui plante son bâton dans le torrent (bâton qui va  miraculeusement fleurir une fois planté dans la terre)  ;
  • un cheval porte Saint Georges, qui plante sa lance dans le dragon.


La quatrième histoire

Il y a un quatrième vitrail dans la tableau : celui des armoiries de Marteen. La thématique de la puissance y est également présente, dans l’écu, le heaume et le léopard. Mais c’est dans les médaillons que nous retrouvons, répété quatre fois, le schéma qui nous intéresse :

  • un nuage porte une main, qui plante des pièces d’or dans la terre.


La direction des personnages

Dans les  deux vitraux de droite, Saint Martin et Saint Christophe avancent vers la gauche. Dans les deux vitraux de gauche, c’est l’inverse : le heaume, le léopard et Saint Georges sont tournés vers la droite.

Cette symétrie invite le regard du spectateur, lorsqu’il déchiffre les vitraux, à une oscillation permanente entre les scènes, de part et d’autre du point de fuite.


Rectangles et cercles

L’unique vitrail du panneau Marteen est de forme rectangulaire. Tout comme le livre, les volets, les traverses et les meneaux, qui saturent ce panneau de lignes et d’angles droits.

En revanche, côté Marie, les trois vitraux historiés sont en forme de médaillons, impression de rondeur que renforcent encore le demi-cercle de la fenêtre et du blason, le miroir et la pomme.

Ce dimorphisme entre les deux panneaux n’est sûrement pas le fait du hasard, puisque c’est lors du remaniement du Diptyque que Memling a rajouté à gauche le miroir et les médaillons circulaires, tout en éliminant à droite la seule forme ronde qui y figurait (la base de la colonne).

Memling_Maarten _Synthese


Trancher et planter

Puisque le vitrail de Martin est le seul qui montre l’action de « trancher », il serait facile d’associer épée et virilité, renforçant le caractère masculin du panneau droit. Réciproquement, l’action de « planter », commune aux trois vitraux du panneau gauche, peut être associé dans deux cas à la féminité, via l’idée de fécondité (les pièces qui germent dans la terre, le bâton de Saint Christophe qui fleurit). Mais rattacher à ce thème la spécialité  de Saint Georges  – planter sa lance dans un ventre  – serait pour le moins inconvenant, surtout dans le dos de l’Immaculée Conception.

Pour expliquer le dimorphisme bien réel des deux panneaux, il nous faut donc renoncer la grille de lecture de la différence sexuelle, et en trouver une autre plus adaptée à l’époque…


Une bonne famille

Dans le Diptyque Carondelet (voir Le diptyque de Jean et Véronique ), Mabuse associera, par un fondu-enchaîné audacieux,  le blason familial du revers avec l’image de la Sainte Famille. Nous avons sous les yeux la même association, mais en un seul panneau : les armoiries des Van Niewenhove trônent à l’emplacement le plus élevé et le plus sacré du diptyque, en haut et à la droite de Marie.

D’où l’idée que le panneau de gauche, sous les auspices de Marie, pourrait être dédié à la famille des Van Niewenhove. Car l’allusion au « nouveau jardin » ne concerne pas uniquement les quatre médaillons qui montrent une main qui sème  : l’histoire de Saint Christophe est celle d’un bâton qui se régénère en une tige feuillue, une fois le fleuve traversé ; et l’histoire de Saint Georges celle d’une contrée qui  retrouve sa prospérité, une fois le dragon tué.

Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau de la Vierge revêt un côté public, officiel et intemporel : il souhaite l’immortalité ou du moins la longue durée à la lignée  des Van Niewenhove, dont le nom est inscrit en bas du cadre, avec le millésime.

C’est pourquoi tout dans ce panneau est circulaire :  la forme du ciel et de l’éternité.


Un bon prénom, un bel âge

Le panneau de droite, avec Marteen en chair et Martin en verre, est dédié à un moment et à un membre bien précis de la lignée, dont le cadre indique le bel âge,  23 ans. Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau avec le donateur fonctionne comme un portait-souvenir.

C’est pourquoi tout dans le panneau est quadrangulaire, la forme de la terre et des images fragiles.


Le grand et le petit

Le panneau droit nous montre un grand Martin et son grand livre, avec un minuscule blason sur le fermoir :  le nom importe ici moins que l’individu singulier.

Réciproquement, que nous montre le panneau gauche ? Un énorme blason, un Martin miniature et, en pendant de l’autre côté de Marie, un livre encore plus miniature.


D’un livre à l’autre

Risquons maintenant une lecture d’ensemble, du panneau droit au panneau gauche, d’un livre à  l’autre, au travers des divers avatars idéalisés du donateur.

Memling_Maarten _Parcours

Martin (1) se projette d’abord dans le vitrail de son saint patron (2), dont il partage la bonté. De là il se transforme en Saint Christophe (3) dont il admire la force, pour franchir simultanément deux frontières : le fleuve de la légende et l’interstice entre les cadres. Ensuite il remonte  à cheval sous les traits de Saint Georges (4), dont il adopte le courage. Armé de ces trois vertus chevaleresques, la bonté, la force et le courage que sanctionnent ses armoiries (5), il peut enfin se jeter aux pieds de sa Dame dans le miroir (6).


Dans le miroir

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le « miroir sans tâche » (speculum sine macula) est un symbole marial par excellence. Ici, sa rondeur fait évidement pendant avec celle du fruit que Marie, nouvelle Eve,  tend à l’Enfant Jésus, nouvel Adam, en un geste destiné à défaire le péché originel.

Memling_Marteen_PanneauGauche_CerclesCliquer pour agrandir

A l’arrière de cette scène sacrée, la silhouette anonymisée du fils de bonne famille et le reflet de la Mère de Dieu se sont rejoints, vitrifiés ad aeternam dans cet extraordinaire dispositif d’unification spatiale et spirituelle que constitue le miroir.

Tandis que le nom de sa lignée, monté au ciel du panneau, est à jamais glorifié dans tous les cercles des vitraux.

 

Dans cette oeuvre complexe, Memling combine deux dispositifs optiques qui fonctionnent en sens inverse. Le Diptyque avec ses deux cadres rectangulaires divise le monde en deux, comme la vision binoculaire : la continuité du parapet et du manteau de Marie n’est qu’une illusion, tranchée net par la colonne qui se cache sous la charnière. Le miroir en revanche, cet oeil de cyclope qui regarde la scène par derrière, dénonce l’illusion picturale et  nous révèle la réalité physique : Marteen et la Vierge sont physiquement côte à côte.

Comme le dit Bruno Eble dans sa langue très théorique : « Le miroir peint est bien plus qu’une mise en abyme : il est une re-mise en unité des deux cadres rectangulaires en un unique cadre circulaire…. La figure du miroir dans le tableau de Memling assume en effet « la fonction qui serait celle d’un cadre. » Bruno Eble, Le miroir et l’empreinte : spéculations sur la spécularité, L’Harmattan, p 198

Concluons que l’oeuvre est  bien construite sur une mise en balance du rectangle et du cercle, du Diptyque et du miroir.  Mais la dialectique sous-jacente n’est pas celle que nous avions cru lire au départ, entre les verbes couper et planter.

Plutôt qu’une morale de jardinier, Memling nous propose une morale d’encadreur :

le rectangle divise, le cercle fusionne.

Diptyque de Marie au buisson de roses

Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges

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Pour comparaison, voici un Diptyque moins original, réalisé par Memling quelques années plus tôt. Le panneau droit illustre l’histoire de Saint Georges : il domine la scène, la lance à la main, le dragon à ses pieds, tandis qu’à l’arrière plan  son cheval est en train de boire après le combat et qu’une jeune bergère peut désormais se promener en dehors des remparts de la ville, dans la campagne pacifiée.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette oeuvre, c’est qu’on y trouve en germe certaines des idées qui ressurgiront dans le Diptyque de Marteen :

  • le donateur à genoux sur le panneau droit ;
  • le saint patron en haut à droite ;
  • l’enfant Jésus qui tend la main vers le fruit ;
  • un symbole marial manifeste : la rose sans épines (rosa sine spina)

Ici, l’unité spatiale entre les deux panneaux est assurée à l’arrière-plan par le paysage continu, et au milieu par un objet qui, tel le manteau rouge de Marie,  déborde du panneau gauche dans le panneau droit : le mur de brique rouge, prolongement du rempart de la ville, et le buisson de roses qui s’y abrite.

 

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges_Reflet

Le donateur ayant probablement souhaité  une preuve irréfutable de sa présence physique auprès de la Vierge, Memling a utilisé comme dispositif d’unification non pas un miroir, mais presque : un reflet miniature sur la cuirasse de Saint Georges.

Sur ce procédé chez Memling et plus généralement dans la peinture flamande, voir  3 Reflets dans des armures : Pays du Nord

4 Le triptyque de Benedetto

22 juin 2012

Le très célèbre  Triptyque Donne, de taille conséquente (1,40 x 0,70 m), fut commandé à Memling  par Sir John Donne de Kidwelly, qui se fit représenter avec sa femme et sa filles, parmi des saints et saintes  de bonne compagnie.

Nous laisserons de côté les personnages de cette oeuvre très étudiée, et nous intéresserons seulement au décor, à titre de mise en bouche avant de nous intéresser à un autre triptyque de Memling, beaucoup moins connu : celui de Benedetto Portinari.

Le Triptyque Donne

Memling, vers 1478, National Gallery, Londres

Memling Triptyque DonneCliquer pour agrandir

La colonnade

Le fond des trois panneaux est ponctué par une série de sept colonnes, légèrement décalées vers la droite par rapport au cadre de manière à éviter une symétrie trop pesante.

Le dais

Memling Triptyque Donne Dais_ouvertLe paysage qui se déploie dans le fond est coupé, derrière Marie, par un dais richement décoré. Complété en haut par un ciel en tissu rouge et en bas par le tapis, le dais forme autour de la Vierge une sorte d‘écrin en tissu, une cabine immatérielle qui l’isole des autres participants.

La colonne centrale

Si l’on supprime par la pensée la bande centrale dorée du dais, il reste les deux larges bandes latérales noires, parallèles aux colonnes : au point que le dais  peut être vu comme une sorte d’expansion, en largeur et vers l’avant, de la colonne centrale et de son chapiteau. Le cylindre s’est développé en plan, le marbre et l’or se sont transformés en soierie.

Memling Triptyque Donne Dais

La colonne centrale, invisible pour les yeux mais visible pour l’esprit, se métamorphose autour de la Vierge en une enveloppe glorieuse.

La perspective centrale

Memling Triptyque Donne_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le Triptyque est destiné à être contemplé grand ouvert. Même ainsi, les points de fuite des deux panneaux latéraux restent décalés de quelque centimètres de part et d’autre du point de fuite du panneau central.  Ce décalage est probablement dû à un cadre légèrement  plus épais que prévu dans le dessin initial : en effet les colonnes externes sont elles-aussi un peu trop écartés.

Mis à part cette légère erreur, le Triptyque déployé obéit à la perspective centrale.

Le Triptyque de Benedetto, réalisé la même année 1487 que le Diptyque de Marteen, lui est étroitement apparenté.

Mais tandis que l’un a conservé son cadre jusqu’à ce jour, l’autre a été démembré entre deux musées, et mérite d’être reconstitué.

Triptyque de Benedetto Portinari  1487

Memling_Portinari_Saint Benoit panneau gaucheOffices, Florence
Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Portinari-Panneau Droit Benedetto Offices, Florence

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Le panneau gauche : Saint Benoît

L’austérité du Saint est contrebalancée par la minutie des détails : l’estampe de la crucifixion fixée sur le mur à droite, la crosse ouvragée avec Saint Jean portant le Calice empoisonné, et en haut Samson luttant avec le Lion.

Le panneau central  : Marie

 Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Hôpital Saint Jean,      Bruges

La parenté des deux panneaux saute aux yeux :  le visage de Marie, sa main droite, sa manche gauche et le bas du corps de l’enfant sont identiques. Le coussin et le tapis sont similaires. Les auréoles sont présentes dans les deux panneaux, mais plus visible sur fond sombre.

Pour ce qui concerne Jésus, dans l’un il se prépare à toucher le fruit, alors que dans l’autre, il le tient déjà en main.

Pour Marie, la seule différence notable est l’inversion des couleurs bleu et rouge entre son manteau et sa robe.

Le panneau de droite (le donateur)

Memling_Portinari-Panneau Droit BenedettoOffices, Florence Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitHôpital Saint Jean, Bruges

Ici, pas d’inscription sur le cadre comme pour Marteen . Il a fallu attendre 1902 pour que Warburg identifie le donateur  : la présence de Saint Benoît donnait le prénom, et la provenance des panneaux (l’Hôpital de Santa Maria Nuova où se trouvait également le célèbre Triptyque  Portinari de Hugo Van der Goes) suggérait le nom de famille.

Or il a bien existé un Benedetto Portinari, âgé de vingt ans en 1487.

Détail difficile à interpréter : le jeune homme porte à son collier un petit objet qui pourrait être soit une loupe, soit un cure-dents en or.

Le revers du panneau du donateur

Memling_Portinari_revers
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto,  directeur de la branche milanaise de la banque Medicis.


Le parapet

Au premier plan, un parapet de pierre assure la continuité spatiale. Il porte des colonnes cylindriques qui encadrent chaque panneau, et dont on voit  les bases rondes plus ou moins coupées par le cadre (celle à droite du panneau central est à peine visible, au bout du pied de Jésus).

Le paysage continu  et les bases rondes donnent une bonne idée de ce à quoi devait ressembler le Diptyque de Marteen dans son premier état, avant la modification des fenêtres du fond et de la forme de la colonne.

L’architecture

Nous sommes ici non pas dans une pièce fermée, mais dans une sorte de loggia donnant largement sur la campagne.

Au second plan, un autre parapet porte une seconde série de colonnes avec des chapiteaux : on n’en voit que quatre au total, une se trouvant cachée juste derrière la Vierge (la corniche du chapiteau dépasse sur la droite).


La Vierge-colonne

Voilà qui nous rappelle le Triptyque Donne, peint une dizaine d’années auparavant : lorsque Memling place une colonnade derrière la Vierge, il a soin de positionner la colonne centrale juste derrière elle.

Et par un artifice graphique – le dais dans un cas, la cadrage serré dans l’autre – il nous suggère une métaphore possible entre la Vierge et la Colonne.

Apparté sur la Vierge-Colonne
Une hymne médiévale de  Adam de Saint Victor compare le cou de la Vierge à une colonne  « collum tuum ut columna », mais  l’iconographie de la Vierge-colonne reste très rare: latente chez Memling, elle sera récupérée par le maniérisme, toujours à l’affut de trouvailles théologiques, et donnera naissance quelques décennies plus tard au chef d’oeuvre du Parmesan.

La Madonne au Long Cou
1535, Le Parmesan, Musée des Offices, Florence

parmesan_vierge_long_cou_1535


La perspective centrale

Les parapets avant et arrière sont parfaitement visibles dans les trois panneaux, et parfaitement horizontaux : à la différence du Diptyque de Marteen, les panneaux latéraux ne sont donc pas conçus pour être partiellement repliés.

Par ailleurs, ils présentent des fuyantes bien marquées (sur le parapet avant notamment). On peut donc supposer que ce Triptyque est du type « Donne » : fait pour être déployé complètement, et respectant la perspective centrale.


Le Triptyque reconstitué : première tentative

Les trois panneaux mesurent chacun environ 45×34 cm. Or le panneau central d’un Triptyque est deux fois plus large que les panneaux latéraux : il faut donc supposer que le panneau de la Vierge a été découpé pour le mettre à la même taille que les autres.

En tenant compte de la perspective centrale et des deux colonnades, on peut péniblement reconstituer quelque chose qui ressemblerait à ceci :

Memling_Portinari_Reconstitution1
La colonnade arrière est constituée de deux larges arcades de part et d’autre de Marie, et de deux plus petites vers l’extérieur.

La colonnade avant est elle aussi irrégulière, mais d’une autre manière  : trois larges arcades, séparés par deux plus petites.

Tout cela est singulièrement complexe, et laisse entière la question de savoir ce qui figurait sur les parties retranchées du panneau central, dans les deux petites arcades : des anges, des saints ?

Le Triptyque reconstitué : seconde tentative

Et si ce Triptyque n’était pas comme les autres, tous les autres qui peuplent nos musées ? Les trois panneaux sont de taille égale ? Et bien supposons qu’ils l’ont toujours été. Et voyons si nous arrivons ainsi à une reconstitution plus convaincante.

Memling_Portinari_Reconstitution2

La colonnade arrière est constituée de quatre arcades identiques, et la colonnade avant de trois :  disposition astucieuse qui permet d’avoir une colonne centrale derrière la Vierge, sans en avoir une autre qui la masque par devant.

Pour respecter la perspective centrale, il  faut que les colonnes de l’avant soient  jumelles (ce qui explique que les décors qui ornent les bases ne sont pas toujours identiques). De toute manière on ne les voit pas, puisqu’elles sont cachées par le cadre, exactement comme dans le Diptyque de Marteen.


Un Triptyque portatif

Le Triptyque de Benedetto est conçu comme le Triptyque Donne, mais en version portative, grâce à sa petite taille : les trois panneaux étaient encadrés de manière à pouvoir être repliés l’un sur l’autre.

Il est impossible que les trois panneaux se soient repliés en accordéon : dans ce cas, on aurait toujours eu un panneau fragile à l’extérieur (soit Saint Bernard, soit Benedetto)  lorsque le triptyque était refermé.

Les trois panneaux se repliaient donc en portefeuille.

Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert

La perspective nous permet même de préciser dans quel ordre : en effet le cadre de Saint  Benoît n’est pas jointif avec celui de Marie, pour tenit compte de l’épaisseur du panneau replié. De plus, l’Enfant Jésus pointe le doigt vers le donateur, créant un lien étroit entre ces deux panneaux [1], p 181

Memling_Portinari_Fermé_2

Pour fermer le triptyque, on repliait donc en premier lieu le panneau de Benedetto sur le panneau de Marie, faisant apparaître le chêne et la devise peintes sur le verso.

Ensuite, on repliait le panneau de Benoît sur le panneau du chêne. Une fois le Triptyque refermé,  les deux parois externes sont justement celles qui ne portent aucune décoration

« Dans l’état fermé, la hiérarchie restait physiquement encore plus marquée. Benedetto était placé face à Marie, couvert et protégé par son saint patron ». [1], p 181

Memling s’est souvenu, pour le Triptyque de Benedetto, de deux principes autrefois utilisés dans le Triptyque Donne : perspective centrale lorsque les trois panneaux sont complètement déployés, et métaphore de la Vierge-colonne.

Mais le Triptyque de Benedetto dérive surtout du Diptyque de Marteen, élaboré la même année 1487 : on peut se le représenter comme un Diptyque Marie/Donateur, auquel on aurait adjoint sur la gauche, pour caser le Saint Patron, un troisième panneau formant couvercle.

Il en résulte une formule de triptyque portatif à panneaux égaux,  dont les rarissimes exemples se comptent sur les doigts d’une main.


Le triptyque de Tommaso

Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et Vierge à L'Enfant

Reconstitution : Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et  Vierge à L’Enfant (National Gallery, Londres)
Hans Memling, vers 1470
 

L’oncle de Benedetto, Tommaso, commanda également à Memling un triptyque à trois volets, dont voici une reconstitution probable [2].


Fermeture par gonds démontables

Palerme tryptique

Triptyque en émail de Limoges
Galleria Regionale della Siciliana, Palerme


Fermeture par sur-épaisseur

Man of Sorrow opened Man of Sorrow from top

Triptyque avec l’Homme de Douleur
XIIIème siècle, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Voir The discovery of an early man of sorrows on a dominican tryptich, H.W. van Os, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 41, 1978

Man of Sorrow fermeture

Mode de fermeture [1], p 181


Un autre triptyque en portefeuille

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473)

Triptyque de Jean de Witte
Maître brugeois de 1473,  Musée des beaux-arts de Bruxelles

Ce triptyque était équipé de charnières proéminentes, qui ont désormais disparu.

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473) fermeture

« Le donateur regarde la Vierge et l’Enfant; il est placé à sa droite, dans la position héraldique, et c’est son panneau qui est refermé en premier. Le regard baissé de la donatrice, à gauche de la Vierge, correspond à la modestie de sa position secondaire. Ses mains en prière sont baissées, bien que e peintre les ait originellement représentées vers le haut.Son panneau est fermé en second.
Dans ces deux triptyques [avec celui de Benedetto], les yeux tournés vers le bas caractérisent la personne qui échappe au dialogue principal et est placée sur le panneau secondaire. »  [1], p 182

Références :
[1] Frames and supports on 15th and 16th century southern netherlandish painting, Hélène Verougstraete http://org.kikirpa.be/frames/#181/z

5 Le Polyptyque de Strasbourg

22 juin 2012

Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . Mais il est très probable qu’il s’agissait d’un triptyque portatif du type de celui de Benedetto. Avec la particularité d’être peint entièrement des deux côtés et visible sur ses deux faces : le seul double Triptyque portatif de la peinture occidentale.

Pour reconstituer la disposition la plus vraisemblable du polyptyque de Strasbourg, il ne reste plus qu’à le comparer avec d’autres oeuvres de Memling… et à réfléchir.

Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption

Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg


Panneau 1 : Le blason

Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».












Panneau 2 :La tête de mort

Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne
 Revers du Panneau de Sainte Véronique,
vers 1483
 

Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling  a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :

« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)


Panneau 3 : Le squelette

Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :

« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).

Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.


Panneau 4 :La femme nue

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.

La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.


Panneau 5 : L’enfer

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Un démon piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus de lui, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :

« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».













Car le geste du démon, bras droit levé et bras gauche baissé, mime le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre triptyque de Memling.

Memling-Jugement Dernier Gdansk

Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk

Panneau 6 : Le Christ en Gloire

Memling_Polyptyque_Strasbourg_DieuLe Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.


La silhouette du Christ, avec sa couronne en pointe et son manteau rouge effilé par en bas, épouse la forme d’une mandorle, ce vieux symbole des tympans romans.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Dieu_Mandorle


La mandorle, intersection de deux cercles, est habituellement associée à l’idée de passage, de transition entre deux mondes. Ce que nous montre ce panneau est donc, flanquée par quatre anges musiciens, une entrée ouverte vers le Ciel.


Hypothèses pour une reconstitution

Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :

« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42

  • Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
  • Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
  • Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :

« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.

van_der_weyden triptyque braque fermé

Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris

  • Enfin, dernier point qui est une certitude : le panneau du Squelette et celui du Blason présentent la même fissure verticale : ils se trouvaient donc dos à dos.


La reconstruction de Philip Lorenz

Voir « Hans Memling au Louvre », 1995, p 52 et ss.

Le triptyque du Jugement

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L’Enfer se trouve à la gauche du Christ, comme dans tout Jugement dernier : la gueule de l’Enfer s’ouvre à côté de l’entrée du Ciel.

Le Blason familial se trouve à une place quelque peu immodeste : du côté des Elus et du Paradis.


Le triptyque de la Vanité

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Entre le crâne et le squelette, la chair voluptueuse apparaît pour ce qu’elle est : une Vanité.

Une reconstruction convaincante

Le triptyque ainsi reconstitué nécessite un pliage simple, « en accordéon », dont il existe au moins deux exemples antérieurs : le quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) et le quadriptyque Anvers/Baltimore de Melchior Broederlam. Ainsi :

« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». P.Lorenz, p 56.


Nous proposons ci-dessous une reconstruction basée sur une mode de pliage plus complexe, mais qui met en évidence des symétries nouvelles :

  • entre les textes inscrits sur la panneau du Crâne et sur celui du Squelette,
  • entre la devise du Blason et deux autre panneaux,
  • entre la Femme et la Démone, autour du thème du reflet.


La manivelle de Memling

Un triptyque à trois volets égaux peut se replier en portefeuille, comme celui de Benedetto : l’inconvénient étant un manque de symétrie lorsque le triptyque est ouvert, puisqu’une des charnières doit être plus large que l’autre.

Pour éviter cela, il suffit de remplacer les charnières simples par des charnières s’ouvrant dans les deux sens, grâce par exemple à une tige en forme de manivelle.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Manivelle

Le triptyque s’ouvre alors en accordéon réversible, et les possibilités combinatoires sont bien plus intéressantes. Voyons ce que cela pourrait donner dans le cas du polyptyque de Strasbourg.


Le diptyque de la Vanité de la Gloire

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Lorsque le triptyque est refermé, les deux panneaux en grisaille montrent tous deux une tête sans chair : casque triomphant à gauche, crâne grimaçant à droite : la Gloire n’est pas éternelle, il n’existe aucune armure qui puisse protéger de la Mort.


Un diptyque peut cacher un triptyque

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Ouvrons le triptyque en accordéon sur sa gauche : entre le squelette à gauche et le crâne à droite apparaît le Christ en Majesté.


Le Triptyque de l’Espérance

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Dans ce triptyque qui semble à première vue macabre, la petite tête de mort démantibulée aux pieds du squelette fait pendant à la grande tête de mort de la niche.

De gauche à droite, en traversant la figure paisible du Christ en Gloire, le regard passe du message de désespoir « Voici la fin de l’homme » au message d’espoir de Job : «Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » …et il est vrai que le crâne de droite, ayant recouvré sa mâchoire, dirige maintenant ses orbites vers le Seigneur.

Par ailleurs, un thème commun assure l’unité des trois panneaux : celui du passage. Deux impasses, la fosse à gauche, la niche à droite, encadrent la mandorle du Christ, passage grand ouvert vers le Ciel.


Le Triptyque du Bien et de la Peine

Memling_Polyptyque_Etat_3

Retournons complètement le triptyque. Au centre, au verso du Christ en Gloire, se trouve le Démon Femelle. Ainsi, Dieu et le Diable, dos à dos, ne se rencontrent jamais.

Avec son fond vert et ses feuilles de chêne, le panneau de droite évoque l’ambiance du paysage de gauche ; et la griffe tenant la pièce d’or fait penser à la main tenant le miroir.  Mais d’autres éléments le rapprochent plutôt du panneau central : le bec fermé du heaume rappelle la bouche ouverte de l’Enfer ;  les griffes et les ailes de l’aigle font écho à celles de la Démone. Le triptyque possède donc une forte unité formelle, le panneau de droite pouvant être  vu comme une sorte de superposition des deux autres.

Par ailleurs, un sens de lecture s’impose :  car le heaume, la démone et  la femme regardent tous trois vers la gauche. S’il y a une signification d’ensemble à deviner, alors il faut lire le triptyque de droite à gauche, en commençant par le blason familial avec sa devise laconique : « Nul bien sans paine« .

Cette formule, qui joue sur l’ambiguité du mot « peine », peut se comprendre en deux sens. Soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) ». Soit une constatation désabusée sur les hauts et les bas de l’existence : « nul miel sans fiel ».

Sans aller chercher bien loin, on comprend que la devise du premier panneau est  illustrée littéralement par les deux autres : « Nul bien » à gauche, « sans paine » au centre :

  • à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la Femme dans la plénitude de sa beauté.
  • au centre l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la bouche sauvage de l’Enfer à la place des chiens domestiques et la Démone dans sa hideuse nudité;

Les Peines d’au-delà balancent les Biens d’ici-bas.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Nul Bien Sans Paine

Très subtilement, les deux panneaux jouent sur le thème du reflet :

  • à gauche reflet de la Dame dans le miroir ;
  • à droite reflet de la Démone sur son propre ombilic.

Ainsi, la Laideur rend-elle manifeste le cercle autarcique dans lequel la Beauté s’enferme.


Le Diptyque de la Vanité de la Beauté

Memling_Polyptyque_Etat_4

Dernière étape : replions le Blason sur la Démone, pour faire apparaître à sa place le Squelette. Voici la Vanité que nous attendions : absorbée dans la contemplation d’elle-même, la Belle au miroir, attribut polyvalent de la Beauté, de la Coquetterie, de la Luxure  et de l’Orgueil,  ne voit pas la Mort qui la guette dans son dos.



De nouvelles correspondances apparaissent :

  • le ventre bombé contre le ventre creux,
  • la pelouse luxuriante contre la terre nue, à peine bordée de quelques fleurs faméliques,
  • d’un côté les chiens, de l’autre les os.

Plus discrètement, le pont sur la rivière fait écho au pont par dessus la fosse que forme la dalle déplacée. Et la présence du moulin, qui rappelle que la finalité du blé est la farine, se trouve justifiée par la sentence sur la finalité pulvérulente de l’homme.

Enfin, le thème du reflet est encore présent : la dalle porte la représentation en habit du squelette qui se dresse devant nous : manière de dire que le gravure dans la pierre est plus durable que le reflet dans le miroir.

Avec ce Diptyque de la Vanité de la Beauté, Memling apporte une part de douceur flamande au thème de la Jeune Fille et la Mort, qui évoluera ensuite plus dramatiquement dans les pays germaniques. En voici un des exemples les plus connus, vingt ans plus tard :

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE

Les Trois Âge de la Femme,
Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Tandis que la Jeune Femme lui tourne le dos, la Vieille et l’Enfant regardent  la Mort en face : car par leur âge ils en sont tous deux  proches. Sur ce tableau et ce thème, voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle .


Si ce travail de remontage des charnières est correct, alors les six petits panneaux de Strasbourg peuvent pleinement revendiquer leur qualité de polyptyque. Mais dans une acception nouvelle, qui fait de cette oeuvre un « unicum » iconographique.

Car suivant la manière dont on ouvre les panneaux, on peut faire apparaître :

  • deux diptyques ( « Vanité de la Gloire », « Vanité de la Beauté »)
  • deux triptyques (« Nul bien sans peine » et « L’Espérance »).

Sans doute l’exhibition donnait-elle lieu, en privé, à un rituel bien précis :

le polyptyque de Strasbourg n’est pas une peinture à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.

1 Une femme dans le vent

16 juin 2012

 

Alfred Stevens est le peintre des élégantes de la haute société, qui promènent leurs robes bouillonnantes et leur ennui dans les parcs, les plages ou les salons pleins de miroirs et de curiosités japonaises.

Lorsqu’il leur arrive de lire, c’est un mot doux, ou  un livre sagement posé sur leurs genoux. Lorsqu’elles tiennent un bouquet, il est somptueux.

Une seule fois Stevens a  dérogé à ses propres codes : il s’est glissé dans une pièce intime, pour oser l’unique nu (très relatif)  de sa carrière : une femme dans sa baignoire, qui ne lit pas et qui tient une tige de roses.

Le Bain

Alfred Stevens, 1874, Paris, Musée d’Orsay

Stevens_Bain

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Un  sujet ultra-moderne

C’est seulement sous Haussmann que l’eau commença à monter toute seule dans les étages, autorisant la création  dans les appartements luxueux d’une pièce dédiée aux bains. Le sujet, qui nous semble d’une grande banalité, était donc en 1873 résolument moderniste.


La baignoire

D’après les reflets rouges du flanc, ce n’est pas une vulgaire baignoire en zinc, mais en cuivre étamé. De plus il s’agit d’une baignoire fixe avec robinet, alors que la plupart des baignoires à usage domestique étaient mobiles et se louaient en cas de besoin, essentiellement thérapeutique :  effet de rareté qui devait frapper et intéresser le spectateur au moins autant que son occupante.

Le robinet

Le robinet en forme de cygne est d’un modèle courant sous le Second Empire.

Stevens_Bain_RobinetCygne

Le filet d’eau, qui retient à peine notre attention, devait captiver le spectateur de l’époque : nous sommes peut-être en été (comme l’indique la rose), mais pour un bain froid, on ne prend  pas un livre. Il s’agit donc bel et bien d’eau chaude, ce qui implique un dispositif de chauffage fixe qu’on ne trouvait guère à l’époque que dans les bains publics ou les établissement thermaux (le tout premier chauffe-eau continu, à gaz date de 1868).

Soit la dame est suffisamment riche pour se payer une installation de bains chauds à domicile, soit elle se trouve dans un bain public – ce qui pourrait expliquer  pourquoi elle a gardé sa chemise.


Le reflet

Seul le filet d’eau trouble très légèrement la surface. La dame est parfaitement immobile, au point  que le bord de la baignoire se reflète comme  dans un miroir.

Stevens_Bain_Reflet


Le porte-savon

Le porte-savon blanc, en métal émaillé ou porcelaine, est d’un modèle banal, en forme de coquille Saint Jacques. Mais il est étrange de l’utiliser pour y poser sa montre. Où est-donc passé le savon ?


Stevens_Bain_PorteSavon

La montre

La montre argent et noir est d’un modèle inédit, avec un anneau disproportionné pour une montre de gousset. En outre elle n’a pas de remontoir. En regardant bien, on constate que la chaînette ne traverse pas l’anneau : il ne s’agit pas donc pas malgré les apparences de la chaîne de la montre, mais d’un collier. Celui-ci porte une simple pierre (elle pend à droite du porte-savon), assortie avec l’anneau de l’annulaire de la main gauche.

Les chiffres sont flous, de sorte qu’on hésite entre 7h1/2 et 8h1/2. Puisqu’il ne s’agit pas d’une montre à chaînette, ne serait-ce pas plutôt un réveil de poche ?  Sa présence dans un bain public pourrait s’expliquer : la dame a loué la baignoire pour une heure.


Le livre

Le livre est ouvert au milieu, posé à plat  sur un coussin pour faciliter la lecture : mais dans cette position, difficile de tourner les pages, même si la dame est gauchère. Le plus probable est qu’elle lisait en le tenant à deux mains, et qu’elle l’a posé à côté pour saisir la rose.

Stevens_Bain_Livre


Le coussin

Le coussin blanc ressemble à première vue à un oreiller, qui n’aurait rien à faire dans un bain public et nous ramènerait à l’intimité domestique. Mais la fente verticale qui le divise en deux,  sous le livre, suggère qu’il pourrait d’agir de deux linges  : peignoir, robe, serviettes ? La touche est trop floue pour décider.


La rose

Stevens_Bain_Roses

Tandis que d’une main la dame se tient la tête,  de l’autre elle laisse pendre négligemment la tige à l’extérieur de la baignoire, comme si elle  allait la lâcher.

Stevens_Bain_HiverStevens, L’Hiver, 1878, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts

Dans un autre tableau de Stevens, une élégante,  au bras orné de bracelets dorés, plante une rose blanche dans sa chevelure. C’est d’ailleurs le leitmotiv du tableau : un bouquet est jeté sur le fauteuil à côté du gant, une fleur isolée est posée sur la table, une autre est tombée par terre, tandis que des roses dorées répliquent le thème sur la nappe. On comprend bien que la « Rose en hiver« , luxe inouï, désigne par métaphore la splendide créature qui s’admire dans le miroir, toute gainée de satin blanc.

Ainsi, la rose blanche,  chez Stevens,  peut avoir une relation avec la toilette :  mais il s’agit de la toute dernière touche de séduction, avant de remettre son gant et de sortir.


La question reste donc entière : pourquoi prendre son bain avec une rose à la main ?

Il est décidément difficile de reconstituer une histoire qui tienne : certains éléments militent en faveur d’un établissement public (le luxe du robinet d’eau chaude, le réveil) ; d’autres en faveur de l‘intimité domestique (l’oreiller, la rose). En peignant un réveil qui ressemble à une montre à gousset, des linges qui ressemblent à un oreiller, Stevens semble avoir voulu délibérément rendre la scène ambigüe, indécidable.

Malgré son réalisme apparent, la logique du tableau n’est probablement pas de représenter un moment précis d’une histoire à reconstituer : mais plutôt de juxtaposer, autour de la dame en chemise, différents attributs de sa féminité.

Fille des mythes

 

Puisque la loupe du réalisme ne marche pas bien, pourquoi ne pas chausser les lorgnons de la mythologie ?

Le prototype disparu

Stevens a exposé en 1873 à l’Exposition Universelle de Vienne une première version du Bain, qui a malheureusement disparu dans un incendie au début du XX° siècle. Plus simple et plus pudique, cette version a permis au peintre de tester auprès de son public ce sujet quelque peu osé : car si les femmes au bain n’étaient pas rares sur les cimaises, c’était toujours sous l’alibi de l’Orientalisme ou de l’Antiquité.

Le Bain de 1873 montrait donc une femme à mi-corps, assise dans une baignoire de marbre et tournée vers la droite, les deux mains posées sur le rebord.  Sa longue chevelure noire dénouée, en hommage à l’orientalisme, masquait opportunément toute chair ;  le tribut à l’Antiquité étant constitué par le marbre et par un lourd bracelet au bras gauche. Autre bijou : une bague d’or posée sur le rebord de la baignoire. Le robinet de cuivre en forme de tête de cygne était déjà présent à la même place, mais avec un support circulaire plus ornementé et sans filet d’eau.


Une ambiguïté voulue

L’élimination prudente de tout élément permettant au spectateur de situer la scène dans le temps ou dans l’espace a permis au prototype de 1873 de s’adapter aux évolutions du goût et des moeurs.  Exposé à Vienne sous le titre neutre « Das Bad (Le Bain)« , il fut montré en 1885 à Anvers avec un titre plus symboliste « Une Syrène« , pour réapparaître une dernière fois à Paris en 1900 sous le titre « Femme au bain », qui mettait bien l’accent désormais sur le sujet principal d’intérêt.

L’improbable association d’idée entre une femme dans son bain et une sirène, donc entre la baignoire et la mer, n’a donc été possible qu’à un moment bien particulier de la fin du siècle : juste avant que la  baignoire, en se banalisant,  ne bascule définitivement du royaume des fantasmes dans la république de l’hygiène.


La version de 1874

Dans la version de 1874, les chairs ne sont plus cachées que par la chemise : l’antique érotisme de la chevelure dénouée a cédé la place à celui, plus bourgeois,  des froufrous et des linges mouillés.  Le bracelet, moins barbare, est passé du bras droit au bras gauche et le  bijou abandonné se retrouve, sous forme de collier, dans le porte-savon.

Rassuré par l’accueil du tableau précédent, Stevens désormais ne se réfugie plus dans un passé ou un ailleurs indéfinis : le porte-savon, la montre et le livre situent clairement  la scène dans la modernité. Néanmoins, les références antiques continuent de peupler le sous-texte du tableau.

Le robinet

Le spectateur de l’époque, voyant une femme à côté d’un cygne, ne pouvait que penser à l’histoire de Léda : d’autant que  la composition met face à face l’animal  et la dame. De plus, dans cette harmonie en blanc, gris et argent, le robinet et le bracelet, seuls objets dorés, se répondent.


Hérouard explicitera le thème quarante ans plus tard, dans un pastiche amusé.

la vie parisienne 1919 _ levieux

Leda c’est moi
Couverture de La Vie Parisienne, Herouard, 1919


La rose

La rose est l’attribut bien connu d‘Aphrodite : c’est son sang qui, après une piqûre d’épine, colora en rouge les roses blanches.

Le porte-savon

Le porte-savon en forme de coquille fait référence à l’autre attribut bien connu d’Aphrodite, née de la vague en chevauchant une conque.  Par une métaphore implicite entre coquille et baignoire, le spectateur cultivé est invité à savourer, par la pensée, la scène qui immanquablement va suivre : la jeune femme surgissant en chemise mouillée hors du bain, telle Vénus sortant des eaux…

Le bracelet

Stevens_Bain_Bracelet

Chez Stevens, les femmes en portent parfois, au bras gauche ou au bras droit. Ici, le modèle est on ne peut plus simple : un épais anneau d’or sans ornements. Mis en valeur par le raccourci du bras qu’il ceint étroitement, à deux doigts des yeux de la dame, il captive le regard et catalyse l’érotisme  du tableau : à l’effet de nudité augmentée (nue sauf ses bijoux) s’ajoute la thématique du bracelet d’esclave (enchaînée à son maître, à ses richesses).

Un sphynx

Certains des contemporains n’ont pas manqué le côté barbare et mythologique de la scène, et  se sont même quelque peu enflammés  :

« Au lieu de la mondaine parée, c’était la chair dans sa nudité. Les moires tremblantes de l’eau, dans le Bain, laissaient deviner la fuite d’un beau corps. Ceux qui ont vu cette femme extraordinaire savent bien qu’il n’y eut là  rien de la virtuosité des peintres peignant la chair pour la chair : la tête, en effet, dominait le corps de sa volonté inflexible. C’était le sphynx impénétrable et muet, auquel les hommes servent de pâture ; c’était la « dévoreuse de cervelle » et il avait raison , l’homme d’esprit qui s’écriait en la voyant : « Pourvu qu’elle reste dans son cadre ! ». Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160

Femme fatale

 

Si « dévoreuse de cervelle » est excessif, il reste que certains des attributs de la baigneuse renvoient à la femme fatale et à la croqueuse de bourses.


Le livre

Chacun sait, depuis madame Bovary, que les romans donnent aux femmes des idées déplorables. Le livre, à plat dos sur un pelochon, pages grandes ouvertes, pourrait en être la métaphore assez précise.


Les roses tête en bas

On avait encore quelques notions, à la fin du XIXème siècle, de ce Langage des fleurs qui avait vu son apogée au siècle précédent, et permettait aux initiés des deux sexes de se transmettre des messages précis.

« La première règle consiste à savoir qu’une fleur présentée droite exprime une pensée, et qu’il suffit de la renverser pour lui faire dire la chose contraire : ainsi, par exemple, un bouton de rose avec ses épines et ses feuilles veut dire : Je crains, mais j’espère ; si l’on rend ce même bouton en le renversant, cela signifie : Il ne faut ni craindre ni espérer. » Louis-Aimé Martin, Le langage des fleurs, 1830

Les traités sont en général  assez d’accord sur la signification des roses blanches : virginité, candeur, amour platonique, coeur qui ignore l’amour.  Présentées tête en bas, elles émargent donc à la thématique contraire : celle de la femme légère.


Le porte-savon

Le filet d’eau qui coule, le porte-savon qui sert de vide-poche : n’est-ce pas signe de paresse, de négligence, celle de la femme entretenue qui sait que montres et colliers se remplacent facilement ? Et qu’il y aura toujours assez d’eau pour venir remplir sa baignoire.


Un bain professionnel

La montre dit : sept heures ou huit heures et demi. Du soir, évidemment : la belle se prépare avant une soirée galante. Il n’est pas impossible que Stevens ait représenté une de ces prostituées de luxe qui, ayant saisi les possibilités érotiques de l’hygiène moderne, faisaient payer les amateurs pour assister à leurs ablutions.

Dans cette interprétation, le bain, purification purement corporelle, ferait ressortir par antithèse l’âme sale et corrompue de la baigneuse. C’est apparemment ce que pensait du tableau Alexandre Dumas Fils, qui venait justement de consacrer une pièce à ce type de femme capable de tout vendre :

« Dumas venait de faire la Femme de Claude. Et il en envoya au peintre un exemplaire, avec cette inscription : « Cher Stevens, nous étions deux à peindre le monstre. » Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160


Un cygne révélateur

Depuis la Renaissance, des centaines de « Suzanne et les Vieillards » ont satisfait des générations de voyeurs. L’érotisme de la baigneuse s’y trouvait contrebalancé par l’ironie, la moquerie ou l’indignation morale à l’encontre des vieillards libidineux, exonérant le spectateur de son propre voyeurisme.

Stevens_Bain_Signature
Ici, dans le huis-clos de la salle de bains, dans le cadrage resserré autour de la baignoire, il n’y a plus qu’un seul voyeur possible à l’intérieur du tableau : le cygne, bien placé pour ne pas en perdre une miette. Plaqué contre le mur, sa forme en S fait écho à la signature de Stevens apposé juste en dessous sur la baignoire. Comme si, discrètement, le peintre se désignait lui-même comme le premier des voyeurs.

Quoiqu’il en soit, ses contemporains avait bien remarqué, sous l’alibi de la peinture mondaine, la prédilection de Stevens pour les coquines :

« Les femmes qu’il affuble de ces robes et de ces châles incomparables sont quelquefois d’aimables mondaines dont la tête est parfaitement vide, charmantes poupées qui ne s’occupent que de chiffons ; mais le plus souvent ce sont des créatures interlopes, profondément versées dans l’art des dangereuses séductions…. Nous entendions une honnête femme se plaindre que M. Stevens employât son pinceau et son talent à la glorification des coquines. Pour la consoler, nous lui fîmes remarquer qu’il peint rarement des coquines heureuses ou triomphantes ; il aime au contraire à les représenter inquiètes, agitées, rêveuses, mordues au cœur par une émotion pénible, recevant un billet fatal qui ruine leurs espérances. » Camille Lemonnier, Revue des Deux Mondes – 1878 – tome 28, p 867

Une Vanité

 

En contrepoint de la lecture érotique, une lecture érudite est possible. Car Stevens a pris soin d’utiliser des objets qui sont aussi, chez les bons maîtres, les attributs bien connus des Vanités.

Bain_Vanite_Valdes_LealVanitas, Juan de Valdés Leal,  1660, Wadsworth Atheneum Museum of Art

La rose

Le thème de la Vanité justifie la présence de la rose , qui « est, par son existence éphémère, l’emblème de la fragilité de la beauté et des plaisirs. »  Alphabet des fleurs pour l’instruction de la jeunesse, 1843
Dans la Vanité de Valdès Leal, on les voit au tout premier plan.


Le livre

Les livres eux aussi hantent les Vanités  (ils s’entassent au beau milieu de celle de Valdès Leal). Car comme les pétales des roses, les pages des livres finissent par s’effeuiller, démontrant le caractère illusoire de toute connaissance.


Le robinet qui fuit

De la commodité de peindre une Vanité dans une salle de bain : le filet d’eau fournit à Stevens un ingrédient qui a échappé à Valdès Leal  :  la métaphore naturelle du temps qui fuit.


La coquille

Le thème de l »Homo bulla » est un classique des Vanités : dans sa forme complète, comme chez Valdès Leal, il s’agit d’un enfant  qui souffle avec une paille l’eau savonneuse contenue dans une coquille Saint Jacques. Ainsi  les emblèmes négatifs de la fragilité et de la fugacité de l’existence (la bulle de savon, la paille) font système avec un symbole positif de fécondité, de renaissance, de vie éternelle (la coquille). Quant à l’enfant, il souligne  l’ignorance et l’insouciance  de l’homme face à sa destinée.

Ce n’est certes pas Stevens qui a eu l’idée du porte-savon en forme de coquille Saint Jacques. Reste que  ce réceptacle, dans lequel la montre ronde s’est substituée au savon, sonne comme une allusion ironique à la coquille de l’Homo Bulla.

La montre

Car la montre ronde, comme la bulle, est le symbole du temps qui passe trop rapidement, du temps limité, puisque tout ressort s’épuise. En somme elle modernise l’antique sablier des Vanités (elle se trouve en bas à gauche dans celle de Valdès Leal).

 

Stevens_Bain_Mignard Anne de Bourbon

Portrait d’Anne de Bourbon, Mignard, 1674, Musée National du Château de Versailles

Ce tableau ne peut être compris qu’en sachant qu’il s’agit d’un portrait posthume. D’où les symboles, inhabituels dans un portrait d’enfant,   du temps qui s’enfuit et de la fragilité de la vie : la bulle, la paille, la coquille (complétée par la perle sur l’épaule), la montre ronde sur la table.

Au fond, le soleil se couche sur le parc automnal, entre deux hautes colonnes qui déplorent cette disparition précoce. Et les deux coussins superposés disent combien la disparue était petite.

(voir également Le perroquet, le chien, l’enfant)

 

2 Une femme dans le temps

16 juin 2012

Comme nous l’avons vu, Le Bain est bien plus que la scène de genre moderne qu’il prétend être. C’est une oeuvre complexe, délibérément truffée d’objets à sens multiples qui permettent  plusieurs niveaux de lecture : la nouveauté luxueuse, les références mythologiques, l’érotisme bourgeois, la Vanité dans la salle de bains… De là tous les paradoxes de la baigneuse de Stevens : moderne et antique, libertine et mélancolique.

A l’issue de cette analyse détaillée, une dernière approche va nous révéler, de manière inattendue, toute l’ambition du tableau… et sans doute ce qui est son véritable sujet.

Une femme dans le Temps


Reflets

La composition est divisée en deux moitiés haute et basse, exactement délimitées par le niveau de l’eau : le milieu du tableau se situe à proximité des deux gouttes qui se reflètent dans cette surface tranquille.

Physiquement, la baignoire est un miroir. Mais Stevens a très peu exploité cet effet  : on distingue à peine  le reflet  du porte-savon, juste derrière la main posée sur le rebord. En revanche, on ressent une analogie formelle très forte entre la coquille blanche, à cinq « doigts », et la main située exactement au-dessous : comme si le véritable reflet de la coquille portant la montre, était la main tenant les fleurs.

Du coup, une autre analogie se révèle dans la partie droite : le livre posé  sur les coussins n’est-il pas le « reflet » de la tête posée sur la main ?

Stevens_Bain_SymétriesCliquer pour agrandir


Du simple au double

Il se trouve que tous les objets situés dans la moitié haute  sont uniques : un robinet, un porte-savon, une montre, un serre-tête, une bague, un bracelet. Alors que tous les objets situés dans la moitié basse sont doubles : deux roses, deux pages, deux coussins.

En somme, dans l’espace  symbolique de la composition, la baignoire fonctionne non pas comme un miroir, mais comme une surface de séparation entre les objets célibataires et  les objets appariés.

Remarquons que les premiers sont faits de matériaux durs : cuivre, porcelaine, or, bois, pierre. Alors que les seconds sont fragiles : pétales, papier, tissu…

Ici, tout ce qui est célibataire est durable, tout ce qui est double est périssable.

Le message subliminal du tableau, qui est peut-être aussi le sujet de méditation de la belle baigneuse, serait-il celui de la fragilité des couples ?


De la minute à l’éternité

Nous avons noté, sans l’expliquer, que dans les symétries de la composition, les roses sont le « reflet » de la montre, et le livre  est le « reflet » de la tête. Et si ces  éléments fonctionnaient non pas deux à deux, mais en quatuor ?

  • Partons donc de la montre, qui marque les heures.
  • Nous rencontrons ensuite les roses, qui vivent quelques jours.
  • Puis voici les pages du livre, dont la durée de vie se compte en années.
  • Enfin voici le bracelet en or : que représente l’or, sinon l’éternité ?

Stevens_Bain_Ovale

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 L’ovale parfait que nous venons de découvrir vient tangenter le filet d’eau. Coulant de haut en bas, c’est lui qui imprime son mouvement à l’ovale. En définitive, le message profond du tableau ne serait qu’une tautologie :

le temps qui fuit, c’est le moteur qui pousse les choses de la minute à l’éternité.


L’objet-mystère

Comme dans la Lettre volée, l’élément crucial est sous notre nez, mais personne ne le remarque. Que peut bien être cette sorte de lame métallique incurvée, qui semble prise dans le mur juste à droite du porte-savon ?
Stevens_Bain_PorteSavon

Une râpe sur laquelle on passe le savon, de bas en haut, pour en détacher des  copeaux : Stevens a trouvé le moyen d’évoquer le savon manquant, et de nous faire comprendre qu’il s’est dissous dans la baignoire !


De la minute à l’instant

Stevens_Bain_OvaleCompletCliquer pour agrandir

Ainsi le trajet du savon, entre la coquille et l’eau, rajoute la dernière étape à notre ovale :  de la minute à l’instant.

Car qu’est ce que l’instant, sinon un savon insaisissable qui se dissout en permanence dans l’eau du temps ?

Sur quoi médite la baigneuse ? Probablement sur la fragilité du couple.

Sur quoi médite Stevens ? Probablement sur la fragilité de la baigneuse.

En l’enserrant dans cet ovale implacable qui conduit de l’air à l’eau, de la pensée à l’absence, de l’éternité au néant, sans doute  veut-il nous dire qu’elle aussi n’est que savon, un beau savon promis à la dissolution.

Le vrai titre du tableau : Femina bulla !