1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle
Les miroirs qui reflètent le visage de qui s’y mire sont innombrables. Cette série d’article est consacrée à un cas très particulier, les miroirs fatals, qui reflètent à la place une tête de mort, un diable, un fou, ou autre figure négative. Souvent les commentateurs les confondent dans une même catégorie iconographique et les interprètent à la va-vite.
En distinguant soigneusement les différents cas de figure, nous verrons que ces miroirs fonctionnent de manière variée, et portent des messages souvent assez différents de ce qu’un regard moderne croit y voir.
En préambule : la convention du miroir
Optiquement, pour qu’un reflet montre un visage de face, il faut que :
- le miroir soit incliné à 45 degrés ;
- le sujet se place de profil ;
- le sujet ne se regarde pas dans le miroir, mais regarde le spectateur.
Ainsi dans cette photographie, le sujet ne se sourie pas à lui-même, mais au spectateur, ce qui reste singulièrement contre-intuitif.
Les images que nous allons voir datent pour la plupart d’avant la connaissance des lois de l’optique, et ne s’embarrassent pas de ces paradoxes. Le miroir y fonctionne comme une sorte de phylactère, qui fait abstraction de la position du spectateur et indique, conventionnellement, ce que voit celui qui s’y mire.
1A La Coquette et le Diable
Ce premier article examine les cas de figure où un miroir se trouve en présence d’un diable ou d’un squelette, mais sans que celui-ci n’apparaisse dans le reflet.
La Luxure au miroir
Dans les premières cathédrales gothiques, au début du 13ème siècle la Luxure est figurée comme une femme au miroir, soit seule, soit en couple (voir La Luxure au XIIIème et XIVème siècle). Cette représentation très intellectualisée exclut la présence du démon, qui n’apparaît que vers 1300 :
BL Royal 19 C I. Fol 204r
BNF Francais 857 Fol 197r
Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, 1300-20
Le diable ici fait se peigner et se mirer |
Le diable ici flatte la vanité mondaine |
li diable li fay puechenar e mirar |
Li daible li fay abelir mondana vanitat |
Ces deux manuscrits étroitement apparentés [1] présentent côte à côte, sans les expliciter, l’image de la Luxure au miroir et celle de l’Orgueil à cheval. Viennent ensuite quatre scènes de la vie amoureuse, inspirées par ces deux vices et par le diable : le banquet, la parade à cheval, le tournoi et la danse.
BL Royal 19 C I. Fol 204r
Dans le manuscrit de Londres, c’est un diable ithyphallique qui conduit cette danse, avant les deux cases terminales :
Le diable fait adorer la dame à l’amoureux |
L’amoureux est mort, le diable emporte son âme. |
Le diable fay adzorar la dona a l’aymador |
Mort l’aymador el diables portant lamme |
On a donc ici une continuité graphique entre le miroir, à la toute première case, et l’âme extraite du corps, à la toute dernière : comme si ces deux disjonctions entre le corps et son image étaient équivalentes par nature.
Cette idée d’une affinité entre reflet et âme s’exprime, d’une autre manière, dans un poème du siècle précédent :
Mort, en ton miroir se mire
L’âme, lorsqu’elle s’arrache du corps,
et qu’elle voit clairement écrit dans ton livre
Que nous devons, pour plaire à Dieu, choisir
La vie qui passe pour la pire.Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, poème du XIIe siècle, strophe XI, transcrit en français moderne par Michel Boyer et Monique Santucci
Le miroir aux Enfers
St Augustin, La Cite de Dieu, 1370-1380, BNF Français 22913 fol 370r
On reconnaît ici trois vices :
- l’Avarice (le roi avec sa bourse autour du cou) ;
- l’Orgueil (dont un diable fait voler la couronne) ;
- la Luxure (encore en train de se peigner dans le miroir, juste avant d’être jetée au feu).
Vaine gloire (détail de la fresque de L’Enfer)
Taddeo di Bartolo, 1393, Collegiata di Santa Maria Assunta, San Gimignano
Ici le miroir est l’attribut de l’Orgueil (Vaine gloire), qui admire encore sa chevelure tandis qu’un démon est en train de se soulager sur elle.
Jugement dernier (détail), 1405, fresque à la cire, Collégiale d’Ennezat
Le seul péché mortel individualisé est la Luxure, qui jusqu’au dernier instant se regarde dans son miroir, par dessus la tête du diable.
La Luxure, détail de la fresque de l’Enfer, 1446, chiesa di San Giorgio di Campochiesa
La Luxure jouit ici de ses attributs modernes, le miroir et le peigne, qui s’ajoutent à son vieil attribut de l’époque romane : le serpent qui lui sort du ventre pour la mordre.
Giovanni di Paolo, Les luxurieux, détail de l’Enfer (detail), 1465 , Pinacoteca Nazionale Sienne
Ici, c’est le Luxurieux qui tient bien inutilement le miroir, tandis qu’un démon pétrit le sein de sa compagne, dans une sorte de cocuage infernal.
1483, édition d’Ulm | 1484, édition d’Augsburg, BSB GW M41162 Folio 49 |
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Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten, Frontispice du chapitre 1
Dans ces deux incunables, c’est à nouveau l’Orgueil qui est peigné et miré, puisque la Luxure est représentée par le couple central (dans l’édition d’Augsburg, un serpent a été rajouté sur son pubis, pour éviter toute confusion).
Ces quelques exemples montrent que, pour représenter la Luxure dans le contexte des Péchés capitaux, la coquette au miroir succède à la femme au serpent romane, puis au couple gothique à partir du début du 14ème siècle. A partir de la fin du 14ème siècle, il arrive qu’elle représente l’Orgueil.
Le destin de la coquette
Jacques le Grant, Le livre des bonnes moeurs, vers 1470, Chantilly, Musée Condé MS 297, fol 109v
Une première manière de faire comprendre à la coquette ce qu’elle risque est de lui montrer ce qui est arrivé à une de ses semblables :
« Et a ce propos Guillaume de Paris en son livre du monde universel , recite comment deux femmes jadis furent tres curieuses de soi parer et pigner. Si avint que l’une d’icelles mourut, et après qu’elle fu morte, elle s’apparut a sa compaigne qui se pignoit et lui dist : « Mamye, avise toi, car je suis dampnee a cause de mes curiositéz que je mantenoie quant j’estoie avecques toi. Et m’est avis que teles curiositéz ne sont autre chose fors que cause de luxure et de toute dissolucion charnelle »
La Hautaine de la Nef des Fous
Bâle (éditeur Johann Bergmann von Olpe) | Nüremberg (éditeur Peter Wagner) |
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Uberhebung der hochfart,Chapitre 92, Das Narrenschiff, 1494
Le titre du chapitre 92, Uberhebung der hochfart (« dépassement de l’arrogance ») joue sur le sens littéral du mot hoch-fahrt qui, comme le mot hautain, suggère un déplacement vers le haut. Le dessin illustre littéralement l’entête du chapitre :
Qui est hautain et se louange |
Wer hochfart ist und du t sich loben |
Le brai est un long bâton bifide dont se servaient les oiseleurs [2]. L’originalité de l’image est qu’elle ajoute aux deux attributs classiques (le miroir de la Vanité et le gril du l’Enfer) cet instrument de chasse, qui compare l’Orgueilleuse à un oiseau et le diable à un oiseleur (voir L’oiseleur). Sa force est que la proie, fascinée par son reflet, n’a pas l’idée d’utiliser son miroir pour observer ses arrières.
Peregrino da Cesena, 1490-1520, British Museum | Altdorfer, vers 1520 (copie de la gravure italienne) |
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Prudentia
En ce sens, la Hautaine de la Nef des Fous est aussi l’antithèse de la Prudence, qui quant à elle se sert de son miroir pour dominer le dragon.
Crispijn de Passe the Elder, 1599 , British museum
La Hautaine de la Nef des Fous s’est ici transportée en intérieur, et le diable s’est divisé en deux, l’un qui la coiffe et l’autre qui prépare le barbecue. La composition suit fidèlement le texte :
Faut-il l’appeler très folle… ou mieux, orgueilleuse cette misérable race d’humains qui place tout son zèle dans des bagatelles ? Afin, soit par nouveauté, soit par ridicule, d’orner ses membres par son accoutrement. Aucun mauvais démon ne refuse jamais de les aider. |
An stultos magis… an verius esse superbos vesanum genus hoc hominum dicamus : in hisque qui studium omne locant nugis. Ut, sive novato seu de ridiculo exornent sua schemate membra. Auxilium quibus haud cacadaemon denegat unquam. |
1B Le diable qui tient le miroir
Etrangement, cette formule qu’on croirait médiévale est en fait une invention moderne.
Une invention de Wiertz
La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles
Ne reculant jamais devant le bizarre, Wiertz nous propose ici, dans l’esprit des leçons d’anatomie, une série de confrontations :
- entre le squelette et la chair nue,
- entre l’étiquette ironique (La Belle Rosine) et les roses dans les cheveux ;
- entre côté os la Sculpture (la tête, le pied) et côté chair la Peinture (le chevalet, la palette) ;
- entre l’objectivité de la Morte et la subjectivité de la Vivante.
La question étant : de ces deux Beautés, laquelle nargue l’autre ?
Dix ans plus tard, Wiertz va exploiter d’une autre manière cette veine érotico-macabre.
La coquette habillée | Le miroir du Diable |
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Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles
Entre les deux pendants, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette : il faut comprendre que la robe de satin gris a été enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu qui se glisse derrière la glace.
Bien avant les rayons X, Wiertz imagine un miroir diabolique qui rend nu, révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche. Le diable ici n’a rien de médiéval, c’est juste un deus ex machina qui moralise vaguement le dispositif : sorte de stéréoscopie dont le but n’est pas de faire surgir le relief, mais de prolonger indéfiniment l’instant palpitant de l’effeuillage.
En ce sens, l’invention de Wiertz n’a rien d’un revival médiéval : elle trouve plutôt sa source dans quelques pendants érotiques de Boucher, qui fonctionnent sur le même principe du déshabillage instantané, mais sans l’alibi du miroir (voir Les pendants de Boucher : paysages et autres)
Le Démon de la Coquetterie, Félicien Rops, vers 1898
Rops reprend l’idée en modifiant le point de vue, plaçant ainsi le spectateur en position de super-voyeur, en arrière du diable-singe qui se cache derrière le miroir pour jouir de l’effeuillage.
Le chef d’oeuvre du Diable (Devil’s Masterpiece), Gordon Ross, 1910, Puck
Cette caricature fait de la femme moderne une sorte de sommet évolutif, qui surclasse de toute sa hauteur les tentatrices d’antan : une marquise dépoitraillée, une Héloïse à cornette, une hétaïre, plus Eve et Cléopâtre en personne. Les oiseaux de paradis sont attirés par sa lumière, et le paon posé sur le globe obscur consacre sa superpuissance. Seul le sablier caché entre les colonnes rappelle que cette opulence n’aura qu’un temps.
La Nuit. Devant le miroir (Noc. Przed lustrem)
Teodor Axentowicz, vers 1910, collection particulière
A la même période, en Pologne, Axentowicz traite le thème avec sérieux, dans un esprit symboliste : le diable s’est pétrifié dans le socle et c’est une vieille femme en noir qui tient le miroir de la jeune femme nue , juste avant que la Nuit ne la rhabille dans ses voiles.
Carlo Nicco,1919, Affiche du film Lussuria, série des sept péchés capitaux, avec Francesca Bertini
La Luxure au miroir médiévale est ici acclimatée à l’antique, entre la statue de Pan et le petit faune, prêt à faire basculer la psyché.
Norman Lindsay, 1919, Reflections
La jeune fille est épouvantée par les ruses du Diable : debout à l’arrière, le beau Cupidon porte un masque de spectre, et réciproquement.
Eve au miroir, vers 1920, Jean Gabriel Domergue
A l’extrême-gauche, un babouin présente à la belle ses accessoires de toilette. A l’extrême droite, un carrosse à la roue ricanante attend cette Eve-Cendrillon pour la conduire au bal. Au centre, dans le miroir tenu par un diable mi bouc mi singe, son geste gracieux se transforme en geste simiesque.
Ainsi ce tableau féroce sous-entend une double transfiguration de la Beauté : en singe et en souillon.
1C La Mort qui tient le miroir
Cette formule rare apparaît brièvement dans quelques Livres d’Heures, à la fin du XVème siècle.
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Flandres, 1480-90, Walters Art gallery, Baltimore, W431 fol 115
Cette page est la seule du manuscrit a être bordée par un litre funéraire, qui rend d’autant plus tragiques les beautés de la vie (fleurs, fruits, oiseau) auxquelles il faut renoncer, et d’autant plus mélancolique le premier mot du psaume : Dilexi (j’ai aimé). Le miroir totalement noir ajoute à cette idée de perte définitive, tandis que la mort sardonique se prépare à lancer sa flèche.
Livre d’Heures, France (probablement Mons), 1490-1500, Morgan Library M.33 fol. 181r | Livre d’Heures, Cambrai, 1490-1500, Morgan Library MS 116 fol 172v |
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Ces deux images accentuent le surgissement de la Mort par l‘ombre noire sur le fond nocturne. Son arme est d’un côté un fouet, de l’autre une flèche qui se contente pour l’instant d’envoyer un dernier avertissement : Cogito mori, pense à mourir !
Livre d’Heures, Atelier de Jean Bourdichon, vers 1490, Bibliothèque Mazarine, Ms. 507, fol. 113 | Livre d’Heures, vers 1500, Huntington Library, MS HM 1165, fol. 105 |
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Office des Morts
Dans cette variante, le miroir n’est plus obscur, mais dirigé vers le jeune homme, auquel, d’une certaine manière, il coupe déjà la tête : ce pourquoi la Mort n’a pas besoin d’une autre arme.
Dans la première version, le jeune homme est déjà retranché du monde des vivants par la forêt épaisse de l’arrière-plan. La seconde image révèle l’origine de cette formule : une adaptation de la très célèbre rencontre, dans un cimetière, des Trois Vifs et des Trois Morts :
Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r
Vigile des Morts, Livre d’Heures,1500-25, Flandres, Trente, Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) fol 122v 123
Dans ce bifolium, le style relativement fruste masque la verve ironique de la composition. Quatre saynettes accouplent de diverses manières un vivant et un mort :
- en bas à gauche, deux squelettes séparent un guerrier, qui tente de se défendre avec sa lance et sa dame, tirée par le bras ;
- en bas à droite, deux autres prennent en sandwich deux jeunes gens, l’un les effrayant de sa lance et l’autre les attendant sous la fosse en jouant de la cornemuse ;
- au centre, un squelette apporte le couvercle d’un cercueil dans le dos d’un homme qui regarde la scène inverse, à savoir la Résurrection de Lazare.
S.Cosacchi, qui a publié cette Danse Macabre, pensait que l’homme au chapeau, à la tunique rouge et aux chausses bleues était un élu ou un converti, qui échappait au massacre général, le squelette au miroir se contentant de lui montrer l’ensemble de cette vision d’horreur ( [3], p 159). En fait, le même homme se retrouve dans la marge droite, cette fois sous une épée brandie.
Il faut donc lire cette saynette latérale (en bleu) en deux temps, dans toute sa cruauté :
- d’abord la Mort se contente d’effrayer l’homme, en capturant son image dans un miroir (une manière de dire : je t’ai à l’oeil, repens-toi) ;
- puis elle le frappe quand même.
1D La Mort qui se mire
Cette formule tout aussi rare, où un squelette se regarde dans un miroir, semble avoir été réinventée plusieurs fois, pour des raisons indépendantes.
Sous son regard (Scoop !)
fol. 104v | fol. 91v |
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Psautier, France, 1297-1310, Morgan MS M.796
Dans ce psautier, les drôleries marginales sont volontiers ironiques, comme la violoniste qui essaie de jouer avec des accessoires de cheminée, un soufflet et une grande pince.
On peut classer le squelette qui se regarde dans un miroir, quelques pages avant, dans la même catégorie d’aporie. Ce n’est peut être pas par hasard qu’il se trouve, par antithèse, en marge d’un psaume de louange et de joie :
Servez Dieu avec joie, venez sous son regard avec allégresse ! Psaume 100
La présence du miroir est liée à l’expression « sous son regard (in conspectu eius) », un cas de figure qui se présente aussi avec une drôlerie plus fréquente, le singe au miroir (voir 3 Bordures gothiques).
Dirige. Verba mea (Vigiles de l’Office des Morts)
Livre d’Heures (usage de Rome), Paris, 1490-1500, La Haye, KB, 76 F 14 fol 83r
Cette image superpose l’image consolante de la Messe des Morts à l’image désolante de la Mort qui vient de frapper (elle tient sa flèche vers le bas, en dessous du palais et de la ville) et se transforme maintenant en fossoyeur (en dessous du château en ruine et de l’arbre mort).
Ici encore le miroir est sans doute appelé par le terme « in conspectu tuo », dans la même partie de l’Office :
Dirige, seigneur mon Dieu, ma voie sous ton regard . |
Dirige domine deus meus in conspectu tuo viam meam. |
Un coup d’oeil dans le passé
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Paris, après 1484, fol 98r, collection particulière
Cette image tout a fait exceptionnelle a probablement une explication biographique. L’inscription sur le tombeau, « 1484 28 septembris fuit hic inhum », ne permet pas de savoir qui était celui ou celle « qui fut inhumé ici » : mais la suppliante à genoux, qui regarde dans le miroir son image actuelle (en os), et au dela son image ancienne (en chair), lève le doute. Il s’agit bien d’une défunte :
- soit une mère que pleurent ses deux fils et sa fille,
- soit une soeur, que se remémorent ses deux frères, depuis l’autre côté de son tertre.
Un coup d’oeil dans le futur
Livre d’Heures d’Eleonora Gonzaga della Rovere (usage de Rome), Ferrare ou Rome, 1510-15, British Library, Yates Thompson 7 f. 174
Cette initiale historiée illustre le même passage de l’Office des Morts :
J’aime l’Éternel, car il entend Ma voix, mes supplications;
Car il a penché son oreille vers moi; Et je l’invoquerai toute ma vie.
Les liens de la mort m’avaient environné, Et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi; J’étais en proie à la détresse et à la douleur.
Mais j’invoquerai le nom de l’Éternel : O Éternel, sauve mon âme! Psaume 116
Il semble que l’oscillation permanente de ce texte entre passé et futur soit propice à une imagination rétrospective, comme dans le livre d’Heures parisien, ou anticipatrice, comme ici. Dans ce contexte très particulier, le miroir n’a rien à voir avec celui de la coquette : c’est un instrument de piété, qui permet à la propriétaire du manuscrit de se projeter dans son futur, qui est aussi tout ce qui restera d’elle. C’est ce que rappelle le second crâne dans la marge avec la formule « memento homo », extraite de la liturgie des Cendres, qui traduit le même écrasement temporel de la vie humaine entre deux néants :
« Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière »
La Mort belle fille
Carte de voeux publiee à Munich
Textes de Hans KVRCZ, 1500-1510, British Museum [4]
En haut de cette étonnante gravure [4a], l’Enfant Jésus lui-même, escorté par deux angelots, nous présente ses voeux :
Je vous souhaite une nouvelle année bonne et bénie |
EIN GUT SELIG NEVIAR BUSCH ICH EUCH |
Au dessous, l’image inverse humoristiquement le thème conventionnel : au lieu d’une belle femme voyant la mort lui apparaître dans un miroir, c’est la mort déguisée en fille, avec des mains de fille, qui se voit humaine dans le miroir.
Les inscriptions en haut et en bas, qui ont pour titre Vie-Vie-Vie et Mort-Mort-Mort, s’appliquent à toute fille se regardant dans un miroir, mais prennent un caractère paradoxal s’agissant de la fille-squelette :
Vie-Vie-Vie |
Leben · Leben · Leben |
Mort-Mort-Mort |
Todt-Todt-Todt |
Les banderoles latérales nous donnent le nom de la fille-squelette :
Je suis Elle-Homme, mon mari est Golhan (jeu de mot avec coq ?) |
Ich heiss SyMan (Sie-Man), mein Mann Golhan |
Le miroir porte sur son cadre :
Le Temps apporte toute chose |
ZIT BRINGT ALE DING |
L’image se présente donc comme un monde à l’envers :
- le miroir montre le futur de Sie-Mann, le jeune visage à la place du vieux crâne : le passage du temps se fait pour elle dans dans l’autre sens ;
- en allemand, le mort Mort est masculin (der Tod) : c’est pourquoi Sie-Mann est un mélange des sexes : robe et mains de fille, tête d’homme.
BSB Xylogr 57
A noter que, dans cette version plus simple conservée à la Graphisches Sammlung de Münich, le crâne est masqué par un volet relevable, montrant la tête de la jeune femme telle qu’elle apparaît dans le miroir. Ce volet existait aussi dans la version de Münich, d’où le vers : « Tourne le volet souvent ».
Voici les textes du volet mobile et du fond fixe, conçus pour se superposer à moitié :
Je m’aime, très convenable, |
Je ne m’aime plus, |
Jch gfall mir / billich wol |
Jch gfall mir / nit mer wol |
Pour d’autres exemples de la Mort déguisée en femme (mais sans miroir), voir Plus que nue .
Miséricorde, 1520-25, église d’Orbais
Dans une église, les miséricordes joue un peu le même rôle que les drôleries dans les manuscrits : elles fleurissent dans un espace liminaire, propice aux allusions et aux ironies.
Hors de tout contexte, il est risqué d’avancer une explication [5] . On peut néanmoins proposer qu’il s’agit ici de se moquer de la Mort, cette Laide qui ne risque pas de plaire.
La tentation de Saint Antoine
Jan Mandijn, 1540-50, collection particulière
La même ironie se retrouve dans ce tableau d’un suiveur de Bosch : en guise de tentatrice sexy, le Diable ne trouve rien de mieux à envoyer au saint que la Mort elle-même…
…avec tout un attirail répulsif : suaire, flèches, sablier, serpents luxurieux, et miroir de toilette, dans lequel elle tente de se refaire une beauté.
La tentation de Saint Antoine (détail)
Jan Mandijn, vers 1550, Frans Hals Museum
Dans son autre Tentation, Jan Mandijn mobilisera, dans le même rôle de séductrice improbable (même pour un ascète) cette dame au bec en spatule, qui offre au Saint ce qu’elle a de mieux : un plat et deux lézards visqueux.
1E Le miroir qui ne montre pas la Mort
Dans ces compositions minimales, le miroir sert simplement d’attribut à la coquette, sans interagir avec le squelette.
L’inventeur du thème : Baldung Grien
Les trois âges de la Vie et la Mort
Baldung Grien, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Sur cette oeuvre très (et souvent mal) commentée, il suffit de citer l’explication définitive de Jean Wirth ( [6], p 62)
« La jeune femme nue arrange ses longs cheveux, à l’aide d’un « miroir de sorcière» où apparaît son visage et non pas comme on l’affirme parfois la mort. Le voile transparent, conventionnel, cache un peu sa pudeur; une extrémité en est soutenue par le cadavre qui s’avance derrière elle et brandit un sablier à moitié vide au-dessus de sa tête. Le personnage est de grande taille ; ses jambes qui le soutiennent mal lui donnent la démarche malhabile d’un monstre, tandis que le regard semble anormalement vivant.
L’enfant, auprès duquel gisent une pomme et le jouet, regarde à travers l’autre extrémité du voile. On a dit qu’il regardait la femme, mais son expression atteste qu’il voit le cadavre lui-même et cherche à se cacher malgré la transparence du tissu. La vieille enfin entre dans l’image avec vivacité, soutient d’une main le miroir à moins qu’elle ne veuille l’orienter différemment et tente de l’autre de repousser le monstre. Le décor végétal, luxuriant et estival à gauche et sur le sol, prolonge le cadavre, en haut à droite, par un vieil arbre moussu, déchiré et malade.
Le cadavre s’attaque à la jeune femme qui est précisément seule à ne pas le remarquer, tandis que l’enfant qui se cache et la vieille qui cherche à la défendre montrent tous deux qu’ils l’ont vu et le redoutent. »
Jean Wirth précise encore son interprétation en rappelant le concept de mort prématurée – une mort qui contrarie le terme voulu par Dieu ou par les astres – par opposition à la mort naturelle causée par l’usure du corps :
« Le revenant , à droite , représente la mort prématurée qui va s’emparer de l’inconsciente . Celle-ci , au milieu de la vie comme l’indique le sablier , croit encore avoir le temps de mourir et se perd dans la contemplation de sa propre beauté. Mais un autre destin veut s’emparer de la femme : la vieillesse que , par définition , la mort prématurée ne saurait attaquer. La vieillesse est la lente combustion du corps , qui laisse le temps de se préparer , et mène lentement soit à la vie , soit à la mort éternelles« Jean Wirth ( [6], p 66)
Ajoutons que la pomme rouge du premier plan, reléguée au rang de jouet, renvoie bien sûr à l’origine de la mortalité humaine.
Hans Baldung Grien, 1515, Kupferstichkabinett, Berlin
Parmi les nombreuses jeunes filles et la Mort de Grien [7], celle-ci est la seule à tenir un miroir tout en se peignant. L’idée n’est pas tant que la jeune fille n’a pas vu la mort s’approcher, puisqu’elle sent déjà ses doigts qui s’enfoncent dans ses flancs, mais qu’elle s’en moque. On peut dès lors se demander si cette série de figurations, où la mort surgit par derrière (voir La mort dissimulée (1/2) : par derrière) doit être lue selon la grille des Danses Macabres (La mort surprenant à l’improviste un vivant innocent) lorsqu’il s’agit très précisément d’une jeune fille au miroir et au peigne, à savoir l’iconographie même de la Luxure. Dans ce cas précis, la Jeune Fille n’est pas avec la Mort dans un rapport de victime, mais de complice ! C’est ce qu’on voit également dans un panneau de 1517 de Niklaus Manuel Deutsch où la jeune fille, quoique sans miroir, aguiche le squelette telle une prostituée (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle).
La vieille femme, la coquette et la mort | Trio de musiciens |
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Attribué à Dürer, vers 1520-21, British Museum
Ces dessins préparatoires étaient destinés à l’ornementation d’un coffret :
- d’un côté deux femmes et la mort (à noter que comme chez Grien, le miroir de la coquette ne lui permet pas de voir le squelette, tout au plus le sablier) ;
- de l’autre deux musiciennes assises aux pieds d’un luthiste debout.
La formule macabre inaugurée par Grien était dix ans plus tard devenue suffisamment anodine pour servir de simple sujet décoratif, en pendant à un trio de cordes.
Des trouvailles graphiques (SCOOP !)
Deux gravures de la fin du XVIème siècle montrent comment certains artistes essayaient de renouveler le thème du miroir fatal.
Gravure de la série Mascarades
Robert Boissard, d’après un dessin de Jean-Jacques Boissard, 1597 , Strasbourg
La série montre des couples richement habillés, illustrant diverses maximes morales. L’intérêt ce celle-ci est l’effet de miroir entre les vêtements de style délibérément médiéval (manches crénelées, plumet) et les postures : ce couple ne montre que deux pieds et deux mains, l’une élevant le sablier et l’autre baissant le miroir. Toute l’astuce de la composition est que le bras gauche de la dame se raccorde visuellement avec l’épaule gauche du squelette, montrant que c’est la Mort qui tient déjà le miroir.
La maxime, très tarabiscotée, cherche à attirer l’attention sur cette astuce graphique au beau milieu de l’image :
Celui qui se livre au plaisir est au beau milieu des joies de la mort. |
Qui genio indulges, media inter gaudia morti |
La chute (« un lieu dont on se souvient ») ne se comprend que par référence à une satire de Perse, remarquable par sa concision et son esprit épicurien :
Livre-toi au plaisir, cueillons ses douceurs, de nous tous est |
Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est |
La Vue (série des Cinq Sens)
Gravure de Jan Saenredam d’après un dessin de Goltzius, vers 1595, British Museum
Ce qui devrait crever les yeux ici est que le miroir est tourné à l’envers, et que la coquette ne risque pas de s’y voir. Les vers de Cornelis Schonaeus en donnent l’explication :
Tandis que les yeux lubriques ne sont que trop mal retenus, |
dum male lascivi nimium cohibentur ocelli, |
Tandis que le séducteur fait semblant de lutter contre la coquetterie en confisquant le fatal miroir, il en profite pour reluquer et tâter la jeune femme, qui ne s’en formalise pas : elle flatte même entre le pouce et l’index une des cauris de sa ceinture, geste transparent pour qui connaît la forme intime de ce coquillage.
Le lynx casé dans un coin joue les utilités en rappelant qu’il s’agit tout de même, non d’une scène ollé ollé, mais d’une Allégorie de la Vue. La croix de la fenêtre, reflétée par le miroir inutile, donne un vague alibi moral à ce magnifique exemple de double-entendre, bien fait pour duper les commentateurs superficiels.
Holbein et ses émules
Holbein, 1538 | Wenceslaus Hollar, d’après Holbein, 1651, MET |
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La comtesse et la mort (Danse Macabre, N°34)
« Ils passent leurs jours dans le bonheur, et ils descendent en un instant en enfer », Job 21,13
Lorsque Holbein renouvelle radicalement les figures de la Danse macabre, il pose le miroir sur le coffre à côté des autres accessoires de beauté de la comtesse, de part et d’autre de l’accessoire de la Mort, le sablier. Déjà peignée et coiffée, la coquette n’a plus besoin du miroir, puisque c’est la mort elle-même qui contrôle sa parure, en lui passant autour du cou un joli collier d’osselets. Elle n’a plus besoin non plus de sa robe et de ses chaînes d’or, qu’elle laisse à sa servante éplorée.
La série sera recopiée une vingtaine de fois [8] jusqu’au XIXème siècle, avec des modifications mineures. Par exemple, dans son remake du XVIIème siècle, Wenceslaus Hollar se contente de moderniser le miroir (ainsi que les vitraux et les tentures murales).
Version de 1544 | Version de 1548 |
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Le couple adultère, Heinrich Vogtherr
Vogtherr a rajouté cette scène où la Mort tient la femme par les cheveux pour aider le mari cocu à transpercer le couple adultère. L’image a provoqué l’indignation à l’époque et n’est apparue que dans l’édition de 1544 (dans certaines des copies existantes, elle a même été supprimée) [9]. Dans l’édition de 1548, elle a été remplacée par une proposition presque contreproductive, où la mort s’évertue vainement à montrer leurs crânes aux amoureux, qui ont la tête à autre chose.
Femme à sa toilette surprise par la Mort
Jacopo Ligozzi, vers 1625, (c) RMN photo Michele Bellot
Ce dessin fait partie d’une série de dessins macabres du même format, réalisés par Ligozzi à la toute fin de sa carrière. Comme à son habitude, il renouvelle le thème par des éléments très originaux. Il faut comprendre que, tandis que la coquette et la servante qui la coiffe sont absorbées par leur tâche futile, les deux autres personnages, le jeune garçon et la vieille femme, ont vu venir le squelette : celui-ci, de l’index, leur fait signe de se taire.
L’Avarice (série des Sept Péchés capitaux)
Jacopo Ligozzi, vers 1590, NGA
Le même effet de surprise sert de ressort à ce dessin réalisé vingt cinq ans plus tôt : l’Avarice, assise en compagnie de son comptable et entourée de ses richesses, ne voit pas les squelettes qui dans leur dos les caricaturent : deux qui refont les comptes, et un qui brandit une bourse.
Un autre centre d’intérêt de Ligozzi, les orfèvreries à ornements zoomorphes ou anthropomorphes, est un autre point commun entre les deux oeuvres.
Vanitas
Ludwig Pfanstill, 1656, Historisches Museum, Francfort
L’inscription sur le livre donne le sens général du tableau : Le Théâtre de la Vie humaine (Theatrum vitae humanae ). Le coup de théâtre est ici le spectre féminin en hors champ, que la jeune femme ne voit pas et qui la caricature, avec ses seins plats et les restes de sa chevelure.
La toilette : Visite, Illustration de « Les apparitions de Freund Hein à la manière de Holbein » (Freund heins Erscheinungenin Holbeins Manier » [10]
Schellenberg, 1785, Winterthur, chez Heinrich Steiner und Comp
Ce curieux texte de August Musäus adapte la danse macabre aux moeurs du XVIIIème siècle.
Tronqué sur le bord de l’image, le miroir joue en fait un rôle-clé dans l’histoire. La belle Rosemunde, qui s’est assoupie après le bal, est réveillée à minuit et se rue à sa table de toilette : elle se voit dévastée, toute sa beauté disparue.
« Que les Grâces aient pitié ! Quel étonnement quand elle s’est regardée dans le miroir ! L’affliction cause la mauvaise humeur : le chien préféré Joln a payé la difformité de sa maîtresse, selon les us et coutumes, par un bon coup de pied. »
Schellenberg a eu l’idée remarquable de rajouter le chien-squelette, qui montre au spectateur ce que Rosemunde a vu dans le miroir.
La Mort à la Toilette
Illustration pour « Death’s doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers « , Richard Dagley, 1827, p 116 [11]
La tradition perdure encore au XIXème siècle, avec cette image qui illustre un dialogue entre la Mort et l’auteur :
« Mais as-tu vu, » demanda la mort, « autant et presque plus que ce qu’un mortel peut voir, comment Chloé, s’est habillée à grand renfort de couronnes, de jouets et de bibelots, plus qu’on ne peut en dire ? »
« Oui, et je me suis émerveillé de ses soins infructueux, blanchissant la neige, ou dorant l’or le plus pur. Et tandis que je pensais que tout avait été essayé, sa modiste a livré de nouvelles parures. »
« Et pendant que tu observais tranquillement cela, » dit la Mort, « t’es-tu demandé qui la servait ? L’employée que tu as vue – c’était moi ! C’est moi qui portais le masque du serviteur officieux ! La belle était destinée à mourir dans la fleur de sa vie ; lui fournir les pièges fatals était ma tâche. Je jugeai tout à fait superflu de passer en force, et laissai la beauté irréfléchie suivre son cours. »
Un poème de Théophile Gautier extrêmement pictural , mais jamais illustré, conclura en beauté le thème du Revenant venant réprimander la coquette à la toilette :
« Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Gautier – La Vie dans la Mort , 1838, Poésies complètes, tome 2, Charpentier, 1901 p 12
Les coquettes au miroir de George Tooker
George Tooker, Mirror I, 1962 | George Tooker, Mirror II, 1963 |
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Addison Gallery of American Art (Phillips Academy), Andover, MA, US.
George Tooker, Mirror III, 1971, Indianapolis Museum of Art |
George Tooker, Mirror IV, 1977 Collection privée |
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Sur une quinzaine d’années, George Tooker reviendra quatre fois sur le thème de la Vanité au miroir, se contenant de suggérer ce que la coquette y voit réellement:
- Dans Mirror I, le visage pris en sandwich entre le miroir et le crâne épouse la même forme circulaire, démontrant visuellement l’équivalence de la Vanité, de la Femme et de la Mort.
- Dans Mirror II et Mirror III, le miroir devenu carré montre peut être à la jeune femme son avenir, la vieille femme derrière son épaule.
- Dans Mirror IV, le miroir carré fait au contraire écran entre le visage parfait et la rose qui commence à s’étioler, dissimulant à la jeune fille son destin.
1F Le crâne derrière le miroir (SCOOP !)
Pendentif macabre, Stalles de la Cathédrale d’Amiens, 1508-22
Contrairement aux coquettes habituelles, la femme ne tourne pas le miroir vers elle, mais vers le public. Bien sûr il pourrait s’agir d’une facilité du sculpteur, mais les contrainte spatiales n’étaient pas telles qu’elles empêchent de sculpter le miroir en oblique. De plus, la présence tout à fait unique de la tête de mort à l’arrière suppose une conception spécifique, et non l’application de schémas habituels. Le thème est donc probablement plus ambitieux que la sempiternelle condamnation de la Coquetterie ou de l’Orgueil.
Il existe un second motif macabre dans les stalles, un homme (singe ?) tenant un écu portant une tête de mort, sur l’accoudoir droit de la stalle 63. Traditionnellement, on considère qu’il fait pendant avec l’homme mûr de l’autre accoudoir, qui semble le regarder avec effroi.
En serait-il de même pour les pendentifs ? Les deux voisins (en sautant le pendentif intermédiaire à décor floral) montrent :
- côté miroir : une jeune homme entre deux hommes plus âgés, les trois portant la même banderole ;
- côté crâne : deux anges portant un écu vide.
On ne distingue aucun lien entre ces trois pendentifs. La comparaison a néanmoins l’intérêt de montrer le caractère exceptionnel de notre pendentif macabre : tous les autres ont une composition symétrique par rapport à l’arête centrale [12].
Parmi les trente deux pendentifs, il n’en existe que deux qui présentent une légère dissymétrie, tous deux sur le même sujet : un buveur aux jambes croisées, encouragé à gauche par une femme et à droite par un homme. Dans le pendentif 67-68, à quelques stalles de distance de notre pendentif macabre, l’homme de droite est un fou : autrement dit celui qui révèle au spectateur la vérité, la boisson est une folie.
Dans notre pendentif exceptionnel, l’arête centrale héberge un objet biface :
- un miroir qui reflète la nef,
- un crâne qui regarde vers l’autel.
Selon la même logique, la face droite est celle qui dit la vérité : à savoir que derrière le monde et ses attraits, il y a la mort et, au delà, la rédemption promise par l’autel.
1G La Tempérance comme anti-coquette (SCOOP !)
Où l’on recolle les morceaux d’une iconographie rarissime et mal comprise.
Une inspiration augustinienne, en Italie
Prudentia, fol 2v | Temperantia fol 3v |
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Canzone delle virtù e delle scienze, 1349, musée Condé, Chantilly Ms. 599
Ce texte de Bartolomeo di Bartoli, enluminé par son frère Andrea, lui a été commandé par le condottiere Bruzio Visconti [13]. Chaque Vertu est accompagnée, en haut à gauche, par une citation de Saint Augustin, et chacune foule aux pieds un adversaire personnalisé (une adaptation de la vieille formule des Psychomaties, où chaque Vertu combat un Vice [14] ).
La Prudence a pour attributs un cierge allumé et un disque sur lequel est posé, entre la nuit et le jour, un livre énonçant ses sous-vertus. L’inscription du pourtour énumère les stades de la vie humaine. L’image suit de très près les vers en italien du bas de la page ( [15], p 441), qui se traduisent approximativement ainsi :
« Voici la femme qui, la nuit et le jour,
Pense au temps passé et au présent
Et puis tourne l’esprit vers ce qui doit venir…
… Amour, qui est notre sire
La prend pour miroir et la place en premier.
Et Sardanapale chut dans les tréfonds. »
Il ne fait donc pas de doute que le disque est une évolution de l’habituel miroir. L’Empereur Sardanapale était connu pour ses moeurs efféminées, d’où la quenouille sur laquelle il s’effondre :
« Sardanapale, un homme, filait de la pourpre au fond de ses appartements, couché, les pieds en l’air, parmi ses concubines; et quand il fut mort, on lui éleva une statue en pierre, qui le représentait dansant tout seul à la manière barbare, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête; au bas on plaça cette inscription : «Bois, mange, fais l’amour : tout le reste n’est rien.»
Plutarque, Oeuvres morales, sur la Fortune ou la Vertu d’Alexandre, second discours [16].
D’après Ctésias, trop faible pour défendre Ninive contre les Babyloniens, il aurait organisé un suicide collectif en faisant incendier son palais.
Sept vertus, sept adversaires
Ainsi dans cette typologie, les sept Vertus se caractérisent par un adversaire bien précis, et des attributs très originaux :
- Prudence : Sardanapale, cierge allume, livre sur un disque
- Force : Holopherne, tour à deux niveaux
- Tempérance : Epicure, porte fermée à clé
- Justice : Néron, épée et livre ouvert
- Foi : Arius, arbre verdoyant
- Espérance : Judas, ancre
- Charité : Hérode, ailes
Silvia de Laude, qui a recensé sept autres exemples de cette formule en Italie du Nord, pense que Bartolomeo di Bartoli a trouvé son inspiration dans une compilation latine antérieure, aujourd’hui disparue [13]. Un recueil juridique postérieur, dont il existe plusieurs exemplaires, en donne une bonne idée :
Carmina Regia, 1350-60, Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v
La Tempérance, piétinant « Epicure intempérant », voisine ici avec la Prudence, piétinant « Sardanapale impuissant ». La fin des vers lui invente un suicide par strangulation :
« Qu’on ne nie pas que Lucifer est la cause de cet acte, |
Ne denient actus hoc Lucifer est rationis |
On remarquera que le dessinateur n’a pas compris que le disque était un miroir, puisqu’il montre la robe au travers.
Silvia de Laude situe l’origine de cette iconographie très originale vers 1330, dans l’environnement des Augustins de Bologne, mais Bertrand Cosnet [17] en retrouve les prémisses un peu plus tôt :
« le triomphe de saint Augustin prend forme très tôt, peut-être avant 1300, et prouve que l’ordre des Ermites devient rapidement suffisamment expert en science morale pour mettre au point sa propre imagerie. »
L’importation en France
Exytrait des heures à l’usaige de Romme , Paris 1501. Imprimé par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre ([14], fig 161)
A partir de 1498 paraissent à Paris les premiers Livres d’Oeuvres imprimés. Les bois qui les décorent (assemblés de manière différente selon les éditions) présentent sept Vertus, dont quatre sont pratiquement identiques à notre typologie italienne : Prudence, Force, Espérance, Justice (en remplaçant le livre par une balance).
Deux nouvelles Vertus font leur apparition : la Chance piétinant Heres (Hermès ?) et la Foi piétinant Mahomet.
La Tempérance est en revanche complètement transformée : renommée Atrempance, elle a désormais pour ennemi Tarquin (figure de l’Orgueil) en substitut d’Epicure, que la Renaissance a réhabilité. Les attributs, tout à fait déconcertants, sont désormais un miroir (réflétant le visage de la Femme) et un crâne. Ne connaissant pas les antécédents italiens, certains érudits français (Emile Mâle, puis plus récemment Jean-Pierre Suau ([18], p 57), ont pensé à une erreur du graveur, qui aurait interverti la figure de la Tempérance et celle de la Prudence. Alors qu’il s’agit bien d’une reconception purement française du motif, basée sur une définition médiévale de l’Atrempance :
« Atrempance est une seignorie de reson encontre luxure et contre les autres mauveses volentez » [19]
Le miroir évoque la Luxure, et le crâne évoque la Raison qui permet de la dominer (par la conscience de la mort).
La Vertu de Actrempance, 1503-1508, Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires, BNF Français 54 fol 393v [20]
A la fin de son livre, Jean Mansel propose une série d’exemples tirés de l’histoire antique pour illustrer certaines vertus, parmi lesquelles l’Actrempance. L’enlumineur a repris tel quel le bois de Simon Vostre, aboutissant à cette figure improbable où le miroir et le crâne, attributs habituels de la coquette menacée par la mort, sont soupesés par une sorte de nonne, dont la beauté est modérée par sa guimpe et son manteau de couleur ciel.
On voit bien que le reflet d’os (Raison) contrebalance le reflet de chair (Luxure). La définition de l’Attrempance, que Mansel attribue ici à Macrobe, est reproduite dans le texte :
« Macrobe dit de cette vertu que elle est la ferme et modérée domination de raison sur luxure »
Le problème des Stalles d’Auch
La Prudence, stalle 49 | La Tempérance, stalle 51 |
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Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59
Ainsi se trouve tranchée une question qui a beaucoup embarrassé les érudits ( [21], p 399) et réhabilitée l’interprétation initiale de l’abbé Canéto ([22], p 88) lequel, sans connaître les manuscrits italiens, ne s’était pas laissé tromper par le miroir de la Prudence.
David et Michol, Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59
Une complexité supplémentaire, à Auch, est la présence de cette troisième femme au miroir :
- selon l’abbé Canéto, elle termine le cycle de David (montré en soldat à la stalle précédente, avec à bout de bras la tête tranchée de Goliath) et représente Michol, l’épouse de David ;
- selon l’abbé Raymond Montané, elle débute le cycle de Judith et représente « Judith faisant son choix ».
Outre le fait que les deux personnages dialoguent du regard, un argument nouveau en faveur, encore une fois, de l’interprétation Canéto, et qui explique la redondance du miroir, est le rôle rocambolesque que joue Michol pour sauver son mari : apprenant que son propre père Saül veut faire exécuter David, elle l’en avertit, le fait decendre par la fenêtre et place un mannequin sous ses draps, ce qui retarde les recherches. Enfin, une fois la fuite découverte, pour échapper à la colère de Saül, elle prétend que c’est David qui l’a forcé à agir ainsi, alors que c’est elle qui a tout organisé (1Samuel 19, 11-17).
Il me semble que les concepteurs des stalles d’Auch, tout en introduisant pour figurer la Vertu de Prudence la dernière iconographie à la mode (avec le cierge et le livre masquant le miroir), ont repris son attribut traditionnel pour le décerner à Michol, faisant ainsi de l’épouse de David le parangon de la Prudence.
Trop complexes et éloignées des habitudes, ces deux iconographies innovantes de la Prudence et de l’Attrempance arrêtent là leur parcours, commencé un siècle plus tôt en Italie.
Article suivant : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie
Pour des exemples germaniques, voir http://www.symbolforschung.ch/jagd.html
[7] Pour Jean Wirth ([6] p 84 et ss), le thème de la Jeune fille et la Mort se développe indépendamment de celui des danses macabres, et Baldung Grien l’élabore en supprimant petit à petit ses attributs allégoriques (sablier et miroir), pour aboutir à une image plus concrète : celle d’une jeune revenante tentant d’échapper au suaire et à la tombe, et qui en est empêchée par la Mort :
« L’innovation iconographique est donc remarquable. La justification morale de l’œuvre disparaît, à moins qu’on n’y découvre, par une interprétation fausse, le thème de la vanité. D’autre part, l’aspect anecdotique d’une scène de vampirisme se trouve singulièrement réduit. Baldung préfère suggérer ce contenu, discrétion qui contraste avec la volubilité des représentations de sorcières… La nouveauté ne réside ni dans la force émotionnelle, ni dans la suggestion érotique, ni même dans la perversité de cet art, mais dans l’absence de prétexte didactique qu’on ressent d’autant plus lorsque ces sujets quittent le dessin et l’estampe pour prendre possession du tableau. »
Eric Lagaeysse « La représentation des vertus dans les hauts dossiers des stalles de la cathédrale Sainte – Marie d’Auch » , Bulletin de la Société Archéologique Historique Littéraire et Scientifique du Gers vol. 87 (1987) fasc . 4 , p . 391-402 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577468g/f69.item
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