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4 Le triptyque de Benedetto

22 juin 2012

Le très célèbre  Triptyque Donne, de taille conséquente (1,40 x 0,70 m), fut commandé à Memling  par Sir John Donne de Kidwelly, qui se fit représenter avec sa femme et sa filles, parmi des saints et saintes  de bonne compagnie.

Nous laisserons de côté les personnages de cette oeuvre très étudiée, et nous intéresserons seulement au décor, à titre de mise en bouche avant de nous intéresser à un autre triptyque de Memling, beaucoup moins connu : celui de Benedetto Portinari.

Le Triptyque Donne

Memling, vers 1478, National Gallery, Londres

Memling Triptyque DonneCliquer pour agrandir

La colonnade

Le fond des trois panneaux est ponctué par une série de sept colonnes, légèrement décalées vers la droite par rapport au cadre de manière à éviter une symétrie trop pesante.

Le dais

Memling Triptyque Donne Dais_ouvertLe paysage qui se déploie dans le fond est coupé, derrière Marie, par un dais richement décoré. Complété en haut par un ciel en tissu rouge et en bas par le tapis, le dais forme autour de la Vierge une sorte d‘écrin en tissu, une cabine immatérielle qui l’isole des autres participants.

La colonne centrale

Si l’on supprime par la pensée la bande centrale dorée du dais, il reste les deux larges bandes latérales noires, parallèles aux colonnes : au point que le dais  peut être vu comme une sorte d’expansion, en largeur et vers l’avant, de la colonne centrale et de son chapiteau. Le cylindre s’est développé en plan, le marbre et l’or se sont transformés en soierie.

Memling Triptyque Donne Dais

La colonne centrale, invisible pour les yeux mais visible pour l’esprit, se métamorphose autour de la Vierge en une enveloppe glorieuse.

La perspective centrale

Memling Triptyque Donne_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le Triptyque est destiné à être contemplé grand ouvert. Même ainsi, les points de fuite des deux panneaux latéraux restent décalés de quelque centimètres de part et d’autre du point de fuite du panneau central.  Ce décalage est probablement dû à un cadre légèrement  plus épais que prévu dans le dessin initial : en effet les colonnes externes sont elles-aussi un peu trop écartés.

Mis à part cette légère erreur, le Triptyque déployé obéit à la perspective centrale.

Le Triptyque de Benedetto, réalisé la même année 1487 que le Diptyque de Marteen, lui est étroitement apparenté.

Mais tandis que l’un a conservé son cadre jusqu’à ce jour, l’autre a été démembré entre deux musées, et mérite d’être reconstitué.

Triptyque de Benedetto Portinari  1487

Memling_Portinari_Saint Benoit panneau gaucheOffices, Florence
Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Portinari-Panneau Droit Benedetto Offices, Florence

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Le panneau gauche : Saint Benoît

L’austérité du Saint est contrebalancée par la minutie des détails : l’estampe de la crucifixion fixée sur le mur à droite, la crosse ouvragée avec Saint Jean portant le Calice empoisonné, et en haut Samson luttant avec le Lion.

Le panneau central  : Marie

 Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Hôpital Saint Jean,      Bruges

La parenté des deux panneaux saute aux yeux :  le visage de Marie, sa main droite, sa manche gauche et le bas du corps de l’enfant sont identiques. Le coussin et le tapis sont similaires. Les auréoles sont présentes dans les deux panneaux, mais plus visible sur fond sombre.

Pour ce qui concerne Jésus, dans l’un il se prépare à toucher le fruit, alors que dans l’autre, il le tient déjà en main.

Pour Marie, la seule différence notable est l’inversion des couleurs bleu et rouge entre son manteau et sa robe.

Le panneau de droite (le donateur)

Memling_Portinari-Panneau Droit BenedettoOffices, Florence Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitHôpital Saint Jean, Bruges

Ici, pas d’inscription sur le cadre comme pour Marteen . Il a fallu attendre 1902 pour que Warburg identifie le donateur  : la présence de Saint Benoît donnait le prénom, et la provenance des panneaux (l’Hôpital de Santa Maria Nuova où se trouvait également le célèbre Triptyque  Portinari de Hugo Van der Goes) suggérait le nom de famille.

Or il a bien existé un Benedetto Portinari, âgé de vingt ans en 1487.

Détail difficile à interpréter : le jeune homme porte à son collier un petit objet qui pourrait être soit une loupe, soit un cure-dents en or.

Le revers du panneau du donateur

Memling_Portinari_revers
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto,  directeur de la branche milanaise de la banque Medicis.


Le parapet

Au premier plan, un parapet de pierre assure la continuité spatiale. Il porte des colonnes cylindriques qui encadrent chaque panneau, et dont on voit  les bases rondes plus ou moins coupées par le cadre (celle à droite du panneau central est à peine visible, au bout du pied de Jésus).

Le paysage continu  et les bases rondes donnent une bonne idée de ce à quoi devait ressembler le Diptyque de Marteen dans son premier état, avant la modification des fenêtres du fond et de la forme de la colonne.

L’architecture

Nous sommes ici non pas dans une pièce fermée, mais dans une sorte de loggia donnant largement sur la campagne.

Au second plan, un autre parapet porte une seconde série de colonnes avec des chapiteaux : on n’en voit que quatre au total, une se trouvant cachée juste derrière la Vierge (la corniche du chapiteau dépasse sur la droite).


La Vierge-colonne

Voilà qui nous rappelle le Triptyque Donne, peint une dizaine d’années auparavant : lorsque Memling place une colonnade derrière la Vierge, il a soin de positionner la colonne centrale juste derrière elle.

Et par un artifice graphique – le dais dans un cas, la cadrage serré dans l’autre – il nous suggère une métaphore possible entre la Vierge et la Colonne.

Apparté sur la Vierge-Colonne
Une hymne médiévale de  Adam de Saint Victor compare le cou de la Vierge à une colonne  « collum tuum ut columna », mais  l’iconographie de la Vierge-colonne reste très rare: latente chez Memling, elle sera récupérée par le maniérisme, toujours à l’affut de trouvailles théologiques, et donnera naissance quelques décennies plus tard au chef d’oeuvre du Parmesan.

La Madonne au Long Cou
1535, Le Parmesan, Musée des Offices, Florence

parmesan_vierge_long_cou_1535


La perspective centrale

Les parapets avant et arrière sont parfaitement visibles dans les trois panneaux, et parfaitement horizontaux : à la différence du Diptyque de Marteen, les panneaux latéraux ne sont donc pas conçus pour être partiellement repliés.

Par ailleurs, ils présentent des fuyantes bien marquées (sur le parapet avant notamment). On peut donc supposer que ce Triptyque est du type « Donne » : fait pour être déployé complètement, et respectant la perspective centrale.


Le Triptyque reconstitué : première tentative

Les trois panneaux mesurent chacun environ 45×34 cm. Or le panneau central d’un Triptyque est deux fois plus large que les panneaux latéraux : il faut donc supposer que le panneau de la Vierge a été découpé pour le mettre à la même taille que les autres.

En tenant compte de la perspective centrale et des deux colonnades, on peut péniblement reconstituer quelque chose qui ressemblerait à ceci :

Memling_Portinari_Reconstitution1
La colonnade arrière est constituée de deux larges arcades de part et d’autre de Marie, et de deux plus petites vers l’extérieur.

La colonnade avant est elle aussi irrégulière, mais d’une autre manière  : trois larges arcades, séparés par deux plus petites.

Tout cela est singulièrement complexe, et laisse entière la question de savoir ce qui figurait sur les parties retranchées du panneau central, dans les deux petites arcades : des anges, des saints ?

Le Triptyque reconstitué : seconde tentative

Et si ce Triptyque n’était pas comme les autres, tous les autres qui peuplent nos musées ? Les trois panneaux sont de taille égale ? Et bien supposons qu’ils l’ont toujours été. Et voyons si nous arrivons ainsi à une reconstitution plus convaincante.

Memling_Portinari_Reconstitution2

La colonnade arrière est constituée de quatre arcades identiques, et la colonnade avant de trois :  disposition astucieuse qui permet d’avoir une colonne centrale derrière la Vierge, sans en avoir une autre qui la masque par devant.

Pour respecter la perspective centrale, il  faut que les colonnes de l’avant soient  jumelles (ce qui explique que les décors qui ornent les bases ne sont pas toujours identiques). De toute manière on ne les voit pas, puisqu’elles sont cachées par le cadre, exactement comme dans le Diptyque de Marteen.


Un Triptyque portatif

Le Triptyque de Benedetto est conçu comme le Triptyque Donne, mais en version portative, grâce à sa petite taille : les trois panneaux étaient encadrés de manière à pouvoir être repliés l’un sur l’autre.

Il est impossible que les trois panneaux se soient repliés en accordéon : dans ce cas, on aurait toujours eu un panneau fragile à l’extérieur (soit Saint Bernard, soit Benedetto)  lorsque le triptyque était refermé.

Les trois panneaux se repliaient donc en portefeuille.

Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert

La perspective nous permet même de préciser dans quel ordre : en effet le cadre de Saint  Benoît n’est pas jointif avec celui de Marie, pour tenit compte de l’épaisseur du panneau replié. De plus, l’Enfant Jésus pointe le doigt vers le donateur, créant un lien étroit entre ces deux panneaux [1], p 181

Memling_Portinari_Fermé_2

Pour fermer le triptyque, on repliait donc en premier lieu le panneau de Benedetto sur le panneau de Marie, faisant apparaître le chêne et la devise peintes sur le verso.

Ensuite, on repliait le panneau de Benoît sur le panneau du chêne. Une fois le Triptyque refermé,  les deux parois externes sont justement celles qui ne portent aucune décoration

« Dans l’état fermé, la hiérarchie restait physiquement encore plus marquée. Benedetto était placé face à Marie, couvert et protégé par son saint patron ». [1], p 181

Memling s’est souvenu, pour le Triptyque de Benedetto, de deux principes autrefois utilisés dans le Triptyque Donne : perspective centrale lorsque les trois panneaux sont complètement déployés, et métaphore de la Vierge-colonne.

Mais le Triptyque de Benedetto dérive surtout du Diptyque de Marteen, élaboré la même année 1487 : on peut se le représenter comme un Diptyque Marie/Donateur, auquel on aurait adjoint sur la gauche, pour caser le Saint Patron, un troisième panneau formant couvercle.

Il en résulte une formule de triptyque portatif à panneaux égaux,  dont les rarissimes exemples se comptent sur les doigts d’une main.


Le triptyque de Tommaso

Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et Vierge à L'Enfant

Reconstitution : Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et  Vierge à L’Enfant (National Gallery, Londres)
Hans Memling, vers 1470
 

L’oncle de Benedetto, Tommaso, commanda également à Memling un triptyque à trois volets, dont voici une reconstitution probable [2].


Fermeture par gonds démontables

Palerme tryptique

Triptyque en émail de Limoges
Galleria Regionale della Siciliana, Palerme


Fermeture par sur-épaisseur

Man of Sorrow opened Man of Sorrow from top

Triptyque avec l’Homme de Douleur
XIIIème siècle, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Voir The discovery of an early man of sorrows on a dominican tryptich, H.W. van Os, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 41, 1978

Man of Sorrow fermeture

Mode de fermeture [1], p 181


Un autre triptyque en portefeuille

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473)

Triptyque de Jean de Witte
Maître brugeois de 1473,  Musée des beaux-arts de Bruxelles

Ce triptyque était équipé de charnières proéminentes, qui ont désormais disparu.

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473) fermeture

« Le donateur regarde la Vierge et l’Enfant; il est placé à sa droite, dans la position héraldique, et c’est son panneau qui est refermé en premier. Le regard baissé de la donatrice, à gauche de la Vierge, correspond à la modestie de sa position secondaire. Ses mains en prière sont baissées, bien que e peintre les ait originellement représentées vers le haut.Son panneau est fermé en second.
Dans ces deux triptyques [avec celui de Benedetto], les yeux tournés vers le bas caractérisent la personne qui échappe au dialogue principal et est placée sur le panneau secondaire. »  [1], p 182

Références :
[1] Frames and supports on 15th and 16th century southern netherlandish painting, Hélène Verougstraete http://org.kikirpa.be/frames/#181/z

5 Le Polyptyque de Strasbourg

22 juin 2012

Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . Mais il est très probable qu’il s’agissait d’un triptyque portatif du type de celui de Benedetto. Avec la particularité d’être peint entièrement des deux côtés et visible sur ses deux faces : le seul double Triptyque portatif de la peinture occidentale.

Pour reconstituer la disposition la plus vraisemblable du polyptyque de Strasbourg, il ne reste plus qu’à le comparer avec d’autres oeuvres de Memling… et à réfléchir.

Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption

Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg


Panneau 1 : Le blason

Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».












Panneau 2 :La tête de mort

Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne
 Revers du Panneau de Sainte Véronique,
vers 1483
 

Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling  a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :

« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)


Panneau 3 : Le squelette

Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :

« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).

Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.


Panneau 4 :La femme nue

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.

La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.


Panneau 5 : L’enfer

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Un démon piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus de lui, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :

« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».













Car le geste du démon, bras droit levé et bras gauche baissé, mime le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre triptyque de Memling.

Memling-Jugement Dernier Gdansk

Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk

Panneau 6 : Le Christ en Gloire

Memling_Polyptyque_Strasbourg_DieuLe Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.


La silhouette du Christ, avec sa couronne en pointe et son manteau rouge effilé par en bas, épouse la forme d’une mandorle, ce vieux symbole des tympans romans.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Dieu_Mandorle


La mandorle, intersection de deux cercles, est habituellement associée à l’idée de passage, de transition entre deux mondes. Ce que nous montre ce panneau est donc, flanquée par quatre anges musiciens, une entrée ouverte vers le Ciel.


Hypothèses pour une reconstitution

Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :

« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42

  • Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
  • Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
  • Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :

« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.

van_der_weyden triptyque braque fermé

Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris

  • Enfin, dernier point qui est une certitude : le panneau du Squelette et celui du Blason présentent la même fissure verticale : ils se trouvaient donc dos à dos.


La reconstruction de Philip Lorenz

Voir « Hans Memling au Louvre », 1995, p 52 et ss.

Le triptyque du Jugement

Lorenz1
L’Enfer se trouve à la gauche du Christ, comme dans tout Jugement dernier : la gueule de l’Enfer s’ouvre à côté de l’entrée du Ciel.

Le Blason familial se trouve à une place quelque peu immodeste : du côté des Elus et du Paradis.


Le triptyque de la Vanité

Lorenz2

Entre le crâne et le squelette, la chair voluptueuse apparaît pour ce qu’elle est : une Vanité.

Une reconstruction convaincante

Le triptyque ainsi reconstitué nécessite un pliage simple, « en accordéon », dont il existe au moins deux exemples antérieurs : le quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) et le quadriptyque Anvers/Baltimore de Melchior Broederlam. Ainsi :

« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». P.Lorenz, p 56.


Nous proposons ci-dessous une reconstruction basée sur une mode de pliage plus complexe, mais qui met en évidence des symétries nouvelles :

  • entre les textes inscrits sur la panneau du Crâne et sur celui du Squelette,
  • entre la devise du Blason et deux autre panneaux,
  • entre la Femme et la Démone, autour du thème du reflet.


La manivelle de Memling

Un triptyque à trois volets égaux peut se replier en portefeuille, comme celui de Benedetto : l’inconvénient étant un manque de symétrie lorsque le triptyque est ouvert, puisqu’une des charnières doit être plus large que l’autre.

Pour éviter cela, il suffit de remplacer les charnières simples par des charnières s’ouvrant dans les deux sens, grâce par exemple à une tige en forme de manivelle.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Manivelle

Le triptyque s’ouvre alors en accordéon réversible, et les possibilités combinatoires sont bien plus intéressantes. Voyons ce que cela pourrait donner dans le cas du polyptyque de Strasbourg.


Le diptyque de la Vanité de la Gloire

Memling_Polyptyque_Etat_0

Lorsque le triptyque est refermé, les deux panneaux en grisaille montrent tous deux une tête sans chair : casque triomphant à gauche, crâne grimaçant à droite : la Gloire n’est pas éternelle, il n’existe aucune armure qui puisse protéger de la Mort.


Un diptyque peut cacher un triptyque

Memling_Polyptyque_Etat_2

Ouvrons le triptyque en accordéon sur sa gauche : entre le squelette à gauche et le crâne à droite apparaît le Christ en Majesté.


Le Triptyque de l’Espérance

 Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Esperance

Dans ce triptyque qui semble à première vue macabre, la petite tête de mort démantibulée aux pieds du squelette fait pendant à la grande tête de mort de la niche.

De gauche à droite, en traversant la figure paisible du Christ en Gloire, le regard passe du message de désespoir « Voici la fin de l’homme » au message d’espoir de Job : «Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » …et il est vrai que le crâne de droite, ayant recouvré sa mâchoire, dirige maintenant ses orbites vers le Seigneur.

Par ailleurs, un thème commun assure l’unité des trois panneaux : celui du passage. Deux impasses, la fosse à gauche, la niche à droite, encadrent la mandorle du Christ, passage grand ouvert vers le Ciel.


Le Triptyque du Bien et de la Peine

Memling_Polyptyque_Etat_3

Retournons complètement le triptyque. Au centre, au verso du Christ en Gloire, se trouve le Démon Femelle. Ainsi, Dieu et le Diable, dos à dos, ne se rencontrent jamais.

Avec son fond vert et ses feuilles de chêne, le panneau de droite évoque l’ambiance du paysage de gauche ; et la griffe tenant la pièce d’or fait penser à la main tenant le miroir.  Mais d’autres éléments le rapprochent plutôt du panneau central : le bec fermé du heaume rappelle la bouche ouverte de l’Enfer ;  les griffes et les ailes de l’aigle font écho à celles de la Démone. Le triptyque possède donc une forte unité formelle, le panneau de droite pouvant être  vu comme une sorte de superposition des deux autres.

Par ailleurs, un sens de lecture s’impose :  car le heaume, la démone et  la femme regardent tous trois vers la gauche. S’il y a une signification d’ensemble à deviner, alors il faut lire le triptyque de droite à gauche, en commençant par le blason familial avec sa devise laconique : « Nul bien sans paine« .

Cette formule, qui joue sur l’ambiguité du mot « peine », peut se comprendre en deux sens. Soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) ». Soit une constatation désabusée sur les hauts et les bas de l’existence : « nul miel sans fiel ».

Sans aller chercher bien loin, on comprend que la devise du premier panneau est  illustrée littéralement par les deux autres : « Nul bien » à gauche, « sans paine » au centre :

  • à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la Femme dans la plénitude de sa beauté.
  • au centre l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la bouche sauvage de l’Enfer à la place des chiens domestiques et la Démone dans sa hideuse nudité;

Les Peines d’au-delà balancent les Biens d’ici-bas.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Nul Bien Sans Paine

Très subtilement, les deux panneaux jouent sur le thème du reflet :

  • à gauche reflet de la Dame dans le miroir ;
  • à droite reflet de la Démone sur son propre ombilic.

Ainsi, la Laideur rend-elle manifeste le cercle autarcique dans lequel la Beauté s’enferme.


Le Diptyque de la Vanité de la Beauté

Memling_Polyptyque_Etat_4

Dernière étape : replions le Blason sur la Démone, pour faire apparaître à sa place le Squelette. Voici la Vanité que nous attendions : absorbée dans la contemplation d’elle-même, la Belle au miroir, attribut polyvalent de la Beauté, de la Coquetterie, de la Luxure  et de l’Orgueil,  ne voit pas la Mort qui la guette dans son dos.



De nouvelles correspondances apparaissent :

  • le ventre bombé contre le ventre creux,
  • la pelouse luxuriante contre la terre nue, à peine bordée de quelques fleurs faméliques,
  • d’un côté les chiens, de l’autre les os.

Plus discrètement, le pont sur la rivière fait écho au pont par dessus la fosse que forme la dalle déplacée. Et la présence du moulin, qui rappelle que la finalité du blé est la farine, se trouve justifiée par la sentence sur la finalité pulvérulente de l’homme.

Enfin, le thème du reflet est encore présent : la dalle porte la représentation en habit du squelette qui se dresse devant nous : manière de dire que le gravure dans la pierre est plus durable que le reflet dans le miroir.

Avec ce Diptyque de la Vanité de la Beauté, Memling apporte une part de douceur flamande au thème de la Jeune Fille et la Mort, qui évoluera ensuite plus dramatiquement dans les pays germaniques. En voici un des exemples les plus connus, vingt ans plus tard :

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE

Les Trois Âge de la Femme,
Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Tandis que la Jeune Femme lui tourne le dos, la Vieille et l’Enfant regardent  la Mort en face : car par leur âge ils en sont tous deux  proches. Sur ce tableau et ce thème, voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle .


Si ce travail de remontage des charnières est correct, alors les six petits panneaux de Strasbourg peuvent pleinement revendiquer leur qualité de polyptyque. Mais dans une acception nouvelle, qui fait de cette oeuvre un « unicum » iconographique.

Car suivant la manière dont on ouvre les panneaux, on peut faire apparaître :

  • deux diptyques ( « Vanité de la Gloire », « Vanité de la Beauté »)
  • deux triptyques (« Nul bien sans peine » et « L’Espérance »).

Sans doute l’exhibition donnait-elle lieu, en privé, à un rituel bien précis :

le polyptyque de Strasbourg n’est pas une peinture à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.