Monthly Archives: novembre 2013

1 Mon cœur pleure d’autrefois

11 novembre 2013

 

Lorsque Khnopff s’inspire d’une oeuvre littéraire, il prend comme titre le nom de l’auteur, puis le nom du  livre :  il s’agit ici d’un recueil de poésie publié en 1889 par son ami Grégoire Le Roy. Khnopff produira cette année-là sept variantes du motif, dont l’une servira  de frontispice au recueil.

Avec Grégoire Le Roy, Mon cœur pleure d’autrefois

Khnopff, 1889Khnopff Mon coeur pleure

Les variantes diffèrent par la couleur et la technique, mais le motif est identique :

  • à droite un double visage de femme entouré de trois cercles incomplets,
  • à gauche une vue du pont du Béguinage, à Bruges,  d’après une  photographie  de Gustave Hermans.

 

Khnopff Mon cœur pleure  Photo Gustave Hermans

Seules modifications par rapport à la photographie : la maison de la rive droite a disparu pour raison de lisibilité, afin que le visage se détache directement sur le ciel ; et la cheminée d’usine de la rive gauche a été supprimée, pour raison de modernité.

Khnopff reproduira la même photographie trois ans plus tard  pour un autre frontispice, celui de Bruges la Morte.

Pour une analyse des deux frontispices et leur lien avec l’occultisme (notamment en ce qui concerne les trois cercles), voir l’étude très approfondie de Joël Goffin , Le secret de Bruges la Morte, p 73 et 74,  disponible sur son site : http://bruges-la-morte.net/wp-content/uploads/Le-secret-de-Bruges-la-Morte.pdf 

 

Frontispice de « Bruges la Morte »

Khnopff,1892

Khnopff Mon cœur pleure  frontispiceCliquer pour agrandir

Dans ce  roman symboliste de Georges Rodenbach,  le personnage principal vénère  une tresse de cheveux blonds, relique de sa défunte femme. A Bruges où il s’est isolé dans son chagrin, il tombe amoureux  d’une autre femme qui est la sosie de la morte.  Mais si le corps est le même, l’âme se révèle dissemblable et le veuf finit par étrangler ce double infidèle, à l’aide de la fameuse tresse.

Khnopff  a représenté les quatre thèmes principaux, à savoir Bruges, une Morte, une Chevelure, un Reflet.
Khnopff Mon cœur pleure  frontispice detail

De plus, à l’intérieur de l’ovale incomplet que forme l’arche centrale du pont et son reflet , il a rajouté un second pont qui ne figure pas sur la photographie : et dont l’arche, cette fois, forme un ovale complet.

 

Peut-être faut-il comprendre que le pont  lointain est parfait comme la Défunte,

tandis que son double, le pont proche, est imparfait comme l’Assassinée.

Mémoire de Bruges, entrée du béguinage

Khnopff,1904, Hopital Saint Jean, Bruges

 

Fernand Khnopff-Memory of BrugesThe Entrance of the Beguinage1904

Bien plus tard, Khnopff réutilisera la même photographie, dans un recadrage savant où  le reflet occupe la presque totalité de l’espace.

Fernand Khnopff-Memory of BrugesThe Entrance of the Beguinage1904
Il s’agit d’un décalque au millimètre près. Détail amusant : la cheminée d’usine est revenue, puisque non identifiable dans le reflet.

Conséquence symboliste du cadrage : la barrière de pieux, à gauche, fait écho à la courbe de l’arche, comme un reflet de son reflet.

Entre les pieux et les  gradins du fronton  flamand, le regard se trouve canalisé  vers une échappée de ciel jaune, voilée par des plantes flottantes.

Oeuvre crépusculaire où le soleil lui-même semble s’être noyé.

Et où le symbolisme, sous couvert d’exactitude photographique,  continue à travailler  en profondeur.

Khnopff Mon coeur pleure

En comparaison , Mon cœur pleure d’autrefois apparaît comme une oeuvre de symbolisme expérimental, démonstratif, conçu pour  des  lectures multiples.

Pour une analyse littéraire des thèmes que l’image charrie, voir le texte de Claire Popineau :
http://www.eclairement.com/Fernand-Khnopff-et-la-melancolie-d,1618

Pour une analyse logique, voir ci-dessous.


Logique des rives

Si le « coeur qui pleure d’autrefois » est  celui de la jeune femme, alors « autrefois » veut dire  « autre rive ». Dans le sens de la lecture et dans celui de la nostalgie, la femme du passé, côté Béguinage, a traversé le pont du temps pour apporter un baiser à la femme du temps présent.

De même que le pont fait jonction entre les deux rives,

le miroir fait jonction entre les deux femmes et les deux époques .

Khnopff Mon cœur pleure écarté
Dans cette logique, le miroir est comme un pont et

les deux visages sont comme les deux rives,

différentes mais communicantes.


Logique du Secret

Quel est le secret d’un secret ?  Paradoxalement, il lui faut un moyen de communication, car le secret meurt s’il ne peut se déplacer d’une personne à une autre ; et un moyen de verrouillage, afin que seule la personne choisie puisse en prendre connaissance.

Dans le cadrage choisi par Khnopff, une Porte s’ouvre sur un Pont, lequel  conduit à  une Femme.

Ce qui vient de passer le pont n’est peut-être pas qu’un Baiser :

mais aussi un Secret chuchotté .


Logique du reflet

Dans notre monde habituel, le miroir est la cause  du reflet.

Khnopff Mon cœur pleure cercles

Ici, le reflet circulaire de la première arche ricoche dans celui de la seconde, pour aboutir  aux trois cercles concentriques qui constituent  le cadre du miroir théorique, épuré à l’extrême, dans lequel la femme se contemple.

Dans le monde khnopffien, le reflet est la cause du miroir.


Le miroir factice

Piégé par le double visage, l’oeil interprète les trois cercles comme le cadre d’un miroir. Or pour voir les deux visages s’embrassant, il faudrait d’une part regarder le miroir de biais, d’autre part le regarder de très près, comme le montre la position du point de fuite : un tel miroir apparaîtrait alors non pas comme un cercle, mais comme une ellipse.

Khnopff Mon cœur pleure ellipses

De même, les trois cercles pourraient  évoquer une onde concentrique à la surface de l’eau : sauf que la logique de la perspective s’y oppose : là encore il faudrait des ellipses.

Une auréole ?

En définitive, le seul élément optiquement réaliste qui relie le paysage au  visage est l’oeil de la femme, qui se situe exactement au niveau de l’eau (et au milieu du dessin).  Ainsi constituée en spectatrice, celle-ci se trouve dans une position ambigue, à la fois intégrée dans la composition et expulsée sur sa marge.

Du coup, la manière la plus rationnelle d’appréhender les trois cercles serait d’y voir non pas un élément du paysage, mais un attribut de la spectatrice…

  Auréole réunissant dans la même sanctification

la Femme et son Double (son Corps et son Ame ?)

comme les deux arches du Pont.

 

Khnopff Mon cœur pleure_auréole

Dans cette logique, la femme est comme le pont,

dédoublée comme les deux arches.


Un collage ?

Autre possibilité : considérer que les cercles ne font pas partie de l’espace perspectif, mais du cadre : et que l’oeuvre est en fait le collage d’un paysage rectangulaire et d’un portrait circulaire.Khnopff Mon cœur pleure montage

Dans ce cas, rien ne s’oppose à ce que nous fassions pivoter d’un quart de tour le portrait,  de manière à rendre encore plus évidente  la dimension narcissique de l’oeuvre

Mon cœur pleure montage tourné

« Mon coeur pleure de moi ».

 

Un thème à la mode à l’époque, mais plutôt chez les amateurs de garçons.

Jules-Cyrille Cavé

1890, Collection particulière

Jules-Cyrille Cave Narcisse 1890

Conda De Satriano

1893, Collection particulière

Conda De Satriano, Narcisse 1893

 

En apparté : Khnopff et le cercle

Figure de la perfection, la forme circulaire est centrale dans l’oeuvre de KHN-O-PFF, au même titre que la voyelle unique qui rend son patronyme prononçable.

Dans la villa qu’il s’était fait construire à Ixelles, apothéose du peintre-chaman, un cercle doré était gravé sur le sol de l’atelier, entourant  le chevalet et le Maître, en toute  simplicité.Khnopff atelier

 

En apparté : Khnopff et les femmes-doubles

Khnopff a plusieurs fois représenté des doubles visages de femme.

Khnopff  Etude pour Des caresses
Etude pour « Des caresses »

Ou bien cette sanguine flamboyante, qui est souvent considérée commme une des sources de « Mon cœur pleure d’autrefois :

khnopff-etude-de-femmes
Etude de femmes,
Khnopff, vers 1887, Musée d’Art Moderne, Liège

Un des mystères khnopffiens est que les frôlements et baisers de ses  femmes androgynes échappent aux interprétations saphiques. On y  voit plutôt des cas particuliers  du narcissisme généralisé que transpire  l’oeuvre du grand Fernand et sa devise auto-portante  : « On n’a que soi »

Sur le thème de la rousse narcissique, voir cette  intéressante analyse  :
http://jeveuxunerousse.com/2012/03/17/etude-de-femmes-par-fernand-khnopff

2 Secret Reflet

10 novembre 2013

Après le galop d’essai de Mon cœur pleure d’autrefois, Khnopff reviendra quelques années plus tard sur cette technique de collage, en juxtaposant dans un même cadre  un dessin rectangulaire et un dessin circulaire.

Secret Reflet

Khnopff, 1902, Groeningemuseum, Bruges

Khnopff_Secret_Reflet
Ce cadre regroupe deux dessins au pastel , Secret en haut et Reflet en bas.

Khnopff n’a pas donné d’explication sur cette composition étrange au lourd cadre doré , sorte de retable dédié à un culte personnel.


La prédelle : REFLET

La partie basse montre une partie de la façade de l’hôpital St Jean à Bruges, en se focalisant sur le reflet, qui occupe les deux-tiers de la surface.

Khnopff_Secret_Reflet_bas
Si la composition est à lire comme un retable, alors il s’agit de la prédelle, registre  qui traditionnellement sert de transition entre l’espace profane du spectateur et la scène sacrée qui se déroule au dessus.


Un rectangle terrestre

La forme quadrangulaire de la prédelle et sa position basse  l’associent symboliquement à la Terre.

Puisqu’elle représente un monde coupé en deux, une lecture platonicienne inciterait à voir dans sa partie « reflet » le monde matériel, brouillé que nous prenons pour la Réalité  : tandis que la façade gothique scandée de  régularités mathématiques représenterait le monde des Idées.


Marguerite, Hermès et Psyché

hnopff_Secret_Reflet_Marguerite
S’il s’agit d’un retable, alors c’est celui de Sainte Marguerite, la soeur et la muse d’Alfred. La voici vêtue en grande prêtresse d’un culte à elle-même, gantée et voilée, devant une tenture modestement ornée de motifs en plumes de paon.

Khnopff_Secret_Reflet_masqueUn masque,
Khnopff, vers 1897, Kunsthalle, Hambourg

Réalisé par Khnopff quelques années avant, le masque de plâtre peint était effectivement,  dans sa villa-atelier, accroché à une colonne.

Selon certains il représenterait Hermès avec son casque ailé. Pour d’autres il s’agirait de Psyché,  figurée  habituellement avec des ailes de papillon. Le caractère androgyne du visage ne permet bien sûr pas de trancher.


 

Le tondo : SECRET

Khnopff_Secret_Reflet_haut
Si le masque est « Hermès« , voilà qui justifie  le thème du secret, de l’hermétisme. Remarquons néanmoins que le chapiteau de la colonne est coupé dans le tondo, supprimant la référence à la Grèce. De plus, la vue de côté rend les ailes presque invisibles, tout en accentuant la ressemblance des deux profils : insensiblement, Khnopff substitue au masque du Dieu une effigie de Marguerite.

Bouche cousue, celle-ci pose son pouce ganté sur les lèvres fermées d’une femme qui lui ressemble :

on comprend que le Secret dont il s’agit, c’est celui qu’elle intime  à ce double de plâtre.


Un cercle céleste

La forme ronde peut évoquer une hostie en ostension au dessus de l’autel. Mais en contraste avec le rectangle du bas, le cercle évoque symboliquement le Ciel au-dessus de la Terre.

Le montant de la chaise coupe verticalement  ce cercle en deux moitiés :

Marguerite et son Masque,

le Modèle et l’Oeuvre,

ces deux compagnes de l’Artiste que Khnopff englobe dans la même dévotion.


Reflet en haut

Ainsi le tondo, qui attire notre attention sur le Secret, a pour sujet profond une modalité du Reflet, bien évidente quand on compare la Marguerite argentique à ses répliques de papier et de plâtre : celle par laquelle l’oeuvre d’Art est capable de reproduire et de transcender le Réel.

L’ambiguïté du masque vient servir ce renversement  de sens : « Psyché » n’est-elle pas un miroir ?


Secret en bas

Qui n’a rêvé de percer le mystère des façades, des arcades bouchées, des  sombres vitraux ? Le dessin du bas nous montre un barrage – le mur,  renforcé d’un cryptage – le reflet brouillé.

Khnopff_Secret_Reflet_fenêtres

Il est dédié au Secret désespérant que les hommes ne s’avouent qu’entre les lignes des vieux livres :

la connaissance  du Réel est illusoire.

 

Khnopff_Secret_Reflet_synthese
Le Secret révélant un Reflet, le Reflet révélant un Secret  : ce retournement rusé nous fait expérimenter  le point de vue symboliste sur le Monde.

Si nous ne pouvons pas le déchiffrer, du moins pouvons-nous le transcrire ;

si nous ne pouvons pas le comprendre, du moins pouvons-nous le refléter,

et répercuter dans nos Arts l’écho voilé  de ses symboles.

La ruine- carrefour

3 novembre 2013

Un obélisque dressé sous un porche percé : Hubert Robert a peint à plusieurs reprises ce motif explosif, avec des intentions bien différentes de celle qu’un esprit moderne pourrait facilement suspecter…

Ruines avec un obélisque au fond

Hubert Robert, 1775, Musée Pouchkine, Moscou

Hubert-Robert-1775-_Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance

Cliquer pour agrandir

 

Du passé au présent

Au fond un obélisque avec ses hiéroglyphes…

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_hieroglyphe

Au centre un portique romain, orné de statues gigantesques. L’une  tend une couronne de laurier vers la plaque SPQR, à la gloire de l’Empire disparu.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_SPQR
Sous le portique, un escalier descend jusqu’au niveau archéologique, où le peintre a gravé sa signature dans une autre couronne de lauriers.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_signature

De l’arrière-plan au premier plan,

de la place à la cave en passant par le portique,

du royaume d’Egypte au royaume de France en passant par l’Empire Romain,

le sens de lecture et le sens de la promenade 

coïncident avec le passage du temps.


Les personnages

Pas moins de dix-sept figurants s’appliquent à animer  ce décor aux proportions gigantesques. En suivant le même parcours, de l’arrière-plan au premier, l’oeil isole successivement six groupes de personnages, dont chacun illustre une idée simple que l’on peut s’amuser à baptiser.

L’Indifférence et l’Attention

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe1

En haut de l’escalier, une femme vue de dos s’éloigne, tandis que deux autres renseignent un jeune homme bien mis : sans doute un peintre, ou un touriste.


La Maternité

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe2

Sur l’escalier, une femme vêtue d’une toge blanche telle une matrone romaine descend les marches en serrant  son enfant dans ses bras.


La Curiosité

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe3

En bas de l’escalier, deux hommes, l’un tenant un bâton et l’autre une torche, s’intéressent à une cavité dans laquelle une échelle est placée : peut être un troisième archéologue y est-il déjà descendu.


La Séduction

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe4

Adossée à la fontaine antique, une jeune femme debout harangue deux filles captivées par un jeune homme qui se penche vers elles, tandis qu’une troisième fille fait diversion en désignant les archéologues.


La Subsistance

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe5

Du côté gauche de la fontaine tarie, une mère s’occupe de ses deux enfant qui jouent avec un bâton. Son dos nu   suggère qu’elle s’apprête à leur donner le sein. Sans doute faut-il comprendre que le lait se substitue à l’eau qui  giclait des deux gueules de lion. En bas, un chien est déjà occupé à se sustenter dans une écuelle en poterie, sans se préoccuper du roi des animaux.


Le sacrifice

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe7

Dernier groupe, de pierre cette fois : un groupe de prêtres conduit un boeuf au sacrifice, tandis qu’Hubert Robert se tresse des lauriers.


Des saynettes sans prétention

Ces figurants minuscules n’ont pas d’autre prétention que d’amuser le spectateur et d’animer ce grand morceau d’architecture, en lui insufflant un peu de vie et de fantaisie.

Hubert Robert les recopie d’ailleurs d’un tableau à l’autre, sans grand souci de cohérence, comme nous allons le voir en parcourant rapidement une série de tableaux construits sur le même décor.

Vue pittoresque du Capitole

Hubert Robert, Musée des Beaux-Arts, Valenciennes

Vue pittoresque du Capitole



La statue équestre

A la place de l’obélique trône la statue de Marc-Aurèle, seule référence qui justifie le titre du tableau : tout le reste relève effectivement du pittoresque.


L’escalier sous le portique

Le portique avec son escalier confime l’interpération temporelle :  depuis le passé impérial de l’arrière-plan,  il nous fait descendre vers le présent et le peuple animé des ruines.


Les figurants

Nous retrouvons, de haut en bas  :

  • la femme indifférente qui s’éloigne vers le fond,
  • la mère qui descend l’escalier (cette fois en tenant son enfant par la main),
  • le jeune homme qui s’appuie sur la pierre,
  • la femme qui garde son  enfant.

Quant aux archéologues, ils sont remplacés, en bas à droite,  par un couple qui s’extasie sur la taille d’un sacophage brisé.

L’obélisque

Hubert Robert,  1787, The Art Institute, Chicago

Hubert Robert 1787 L'obelisque

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Retour de l’obélisque dans ce grand tableau (2,55 m x 2,23), une des quatre peintures décoratives qui ornaient le château de Méreville (voir 3 Arches de triomphe )


Les figurants

Toujours quelques figures récurrentes : la femme qui s’éloigne, le chien et le coin des archéologues, encore en bas à droite : en l’occurrence, deux hommes qui montrent à une femme une pierre gravée avec l’inscription : Méreville.

Une galerie en ruines

Hubert Robert, 1785, Musée Jacquemart André, Paris

hubert robert 1785  galerie-en-ruines

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La vie continue

Quittons un instant notre série pour ce tableau assez différent, qui développe un des aspects  de la ruine chez Hubert Robert : son caractère hospitalier. Loin d’être un réduit inhabitable, la  galerie souterraine est un lieu de passage où la vie continue : le troupeau entre et sort, le cheval amène des provisions.

Les colonnes à demi enterrées ont retrouvé l’échelle humaine. Sur l’amas de gravats, à gauche, une vache paissait ; un berger la ramène vers le troupeau.

Même la crevasse dans le toit prend une tonalité optimiste  : la lumière qu’elle dispense permet aux femmes de faire la lessive et de traire.

L’escalier de pierre

Hubert Robert,  1774 à 1784, Collection privée

hubert robert - 1774-84 l’escalier de pierre

Ce tableau est le proche cousin de celui dont nous sommes partis.  Tous les ingrédients y sont désormais réunis : l’obélisque, l’escalier sous l’arche, la crevasse dans le plafond et la cavité sous l’escalier, explorée par un homme portant une torche.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance schema

La ruine-carrefour

Le décor conçu par Hubert Robert fonctionne parce qu’il est ouvert derrière et devant, permettant la circulation du passé glorieux  vers le présent prosaïque :

l’escalier, tel une cascade de pierre,  matérialise  la descente du temps.

Aussi il ne faut pas s’étonner que certains des figurants soient vêtus à l’antique : l’alibi du pittoresque autorise le mélange des âges.

Ce que ce décor-ci à de particulier, c’est qu’il offre un second axe  de circulation : entre le plafond troué et l’escalier prolongé par l’échelle, entre le céleste  et le chtonien, la ruine établit une communication verticale :

le vieil axe mythique qui relie le Ciel et la Terre.


Un bâtiment a pour but de protéger qui l’habite, en l’isolant de l’extérieur. Une ruine, nous dit Hubert Robert, est un lieu de mélange,

un carrefour où l’axe horizontal du temps qui passe

croise l’axe vertical de la permanence .

La ruine-accident

3 novembre 2013

Ernest Meissonier, le grand peintre officiel du Second Empire peint « à chaud » les ruines de la salle des Maréchaux du pavillon central des Tuileries,  le lendemain même de l’incendie du 23 mai 1871.

Les ruines du palais des Tuileries

Meissonier, 1871, Musée national du château de Compiègne

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1871
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Un témoignage réaliste

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries Photographie
Sur cette photographie d’époque, on voit bien les trois ouvertures béantes  que le peintre a représentées de l’intérieur : la grande porte carrée en bas, la fenêtre carrée du premier étage, et la petite fenêtre en arc de cercle du second étage. Il n’a exagéré sur rien : ni sur les menuiseries détruites, ni sur les planchers effondrées, ni  sur la hauteur  des gravats.


Les ruines du Grand Vestibule

palais-des-tuileries-israel-sylvestre-1668

Palais des Tuileries,
Gravure d’Israel Sylvestre, 1668

En entrant depuis le jardin, le Grand Vestibule central se composait d’une première partie étroite, qu’une colonnade séparait d’une vaste  pièce située sous la salle des Maréchaux, dans laquelle  s’effectuaient les réceptions officielles durant le Second Empire


 

4164641grandvestibuleLe Grand Vestibule [1]

235984marechaux1La Salle des Maréchaux [2]

Reconstitutions 3D par :
[1] : http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=88&t=2165&p=483961
[2] : http://www.napoleon1er.org/forum/viewtopic.php?f=28&t=28354&start=30&sid=c4287da677218f020914e3d39e96a747


lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-et-place-du-carrouselGrand vestibule
Vue vers la place du Carrousel
lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-cote-du-jardinGrand vestibule
Vue vers le jardin

La première photographie nous montre la vue vers l’Arc de Triomphe du Carrousel, depuis une fenêtre située plus à droite que la porte centrale montrée par Meissonier. La seconde nous montre la vue dans l’autre direction : le chevalet se trouvait entre la guérite et le tas de gravats.


La porte du bas

Meissonnier_Ruines_Porte du bas
La porte du bas encadre le groupe équestre qui couronne l’Arc de Triomphe du Carrousel. Cette réplique, par le sculpteur Bosio,  fut mise là en 1828  pour remplacer les célèbres chevaux de Saint Marc, « empruntés »  par Napoléon Ier et restitués aux Vénitiens après Waterloo. Lesquels  Vénitiens les avaient d’ailleurs préalablement  « empruntés » aux Byzantins, sans retour cette fois. Lesquels les tenaient eux-même de l’empereur romain Constantin.

Exceptionnel par sa rareté, le seul quadrige antique nous soit parvenu intact l’est aussi par son caractère ambigu : dans l’Histoire de France,  il est pour les  uns  l’image de la monarchie pacifique (son titre officiel est La Restauration guidée par la Paix)  ;  pour les autres celui de l’Empire guerrier.

Plus généralement, on peut y voir le symbole contradictoire de l’apogée  des empires (napoléonien, vénitien, byzantin, romain) ou de leur chute :

puisque chaque fois que le quadrige se met en mouvement, un empire s’effondre…

En les plaçant à la place d’honneur, Meissonier nous signifie que la malédiction des chevaux de bronze a encore frappé : avec les Tuileries, c’est le Second Empire qui vient de s’écrouler :

« C’est la victoire qui s’en va sur son char qui nous abandonne. » Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250


Une perspective arrangée

lincendie-des-tuileries-pavillon-de-lhorloge
Façade des Tuileries, côté Jardin

Cette vue nous montre l’Arc de Triomphe dans l’enfilade de la porte centrale : le haut de l’Arc se trouve  juste en dessous du haut de la porte.



meissonier-hauteur-arc-triomphe
Sur ce plan, le point  A  est celui d’où la photographie a été prise. Le point B est la position estimée de la vue de Meissonier. On trouve que dans les deux cas, le haut de l’Arc de Triomphe se situe à environ 4 m du sol , soit au ras de l’ouverture du fond.


meissonnier_ruines_perspective
Meissonier a placé le  point de fuite à hauteur d’homme (en se trompant pour les fuyantes de la fenêtre du haut). Positionner le quadrige au point de fuite permet de le mettre doublement en valeur : par l’effet de convergence des lignes, et par la vaste plage de ciel sur lequel il se découpe. Sauf que, comme nous l’avons vu, le quadrige devrait se trouver masqué. Et adieu le pan de ciel bleu, bouché par l’Arc de Triomphe.

En comparant avec une gravure de Auguste Duroy prise avec le même point de fuite, on constate que celui-ci a également rabaissé le quadrige pour le faire apparaître dans l’ouverture, mais de manière moins flagrante.

Le fait que l’Arc de Triomphe se situe dans l’enfilade reste une providence symbolique que Meissonier a pleinement exploitée.


Sur l’axe glorieux

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1860 Axe Glorieux
Dans le dos du peintre et dans l’implicite du tableau, l’axe glorieux se prolonge, en passant par l’obélisque de la Concorde, jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Etoile.

La salle des Maréchaux n’est pas un endroit pittoresque parmi les ruines :

c’est le point symbolique où se casse la continuité de l’histoire française.  

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un point de vue engagé.


La fenêtre du haut

Meissonnier_Ruines_Fenetre haut
La fenêtre du haut est flanquée de deux cartouches ornementaux marqués des noms Marengo et Austerlitz. Là encore, Meissonier n’invente pas : les deux cartouches existaient bel et bien, justement parce que la fenêtre donnait sur l’arc du Carrousel, édifié pour commémorer les victoires de la Grande Armée. Marengo à gauche, Austerlitz à droite, dans l’ordre chronologique.

« Dans ce colossal effondrement, je fus subitement frappé de voir rayonnant intacts les noms de deux victoires incontestées… Marengo!… Austerlitz »  Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250

Reste que cette fenêtre haute suggère irrésistiblement l’image d’un arc de triomphe virtuel qui vient surplomber  l’arc réel. Le palais impérial que les communards ont voulu détruire résiste à sa manière en exhibant, très haut au-dessus des gravats, l’emblème d’une forme de victoire.

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un cadrage engagé.


Douze ans plus tard

A chaud, en 1871, le tableau de Meissonier  dénonce objectivement les incendiaires de la Commune, et subjectivement reste imprégné du « rayonnement » de l’Empire.

Mais le tableau ne fut exposé en public qu’en 1883, à un moment propice où les ruines des Tuileries revenaient dans l’actualité. La Troisième République s’était  installée,  monarchistes et bonapartistes s’étaient refroidis, et la décision  de raser  ces ruines encombrantes, autant physiquement que politiquement, avait été prise en 1882.

« Dans ce contexte, le tableau de Meissonier devint le « mémorial » des ruines promises à la disparition et inscrites dans une continuité historique dont témoigne l’inscription latine du cartouche inférieur gravée dans une pierre intacte émergeant des décombres ».
Bertrand Tillier, La commune de Paris, révolution sans images ? p 358


L’inscription latine

La devise rajoutée par Meissonier ne date pas de l’Antiquité romaine (elle aurait été rédigée par Emile Augier) :

« Gloria Maiorum per flammas usque superstes, Maius MDCCCLXXI »
« La gloire des aïeux brille encore au travers, Mai 1871 »  

Comme le remarque  Bertrand Tillier,

« Le choix du latin… permettait à Meissonier de lier le présent des ruines de Paris au passé des vestiges de Rome, et le second Empire à l’Empire Romain, par un double effet de nostalgie. »

Ainsi, par la magie de la formule latine, le  témoignage indigné de 1871 perd  douze ans plus tard son marquage  polémique,  devenant un Hommage à la France Eternelle  et une Vanité  à l’usage des démolisseurs.


Des gravats désactivés

Les chevaux antiques de l’arrière-plan et l’inscription latine  du premier plan viennent encadrer  les gravats, parmi lesquels on remarque un fragment de volute et la tête d’une statue : on pourrait les croire romains.

Ainsi  les déchets de la Commune se trouvent-ils antidatés, désactivés, recyclés en une sorte de résidu générique, sous-produit du passage de l’Histoire.

Du moins telle était  l’intention du peintre. Mais comme souvent, le tableau échappe à son maître et se met à divaguer tout seul…


L’escalier détruit

Rappelons que les gravats sont ceux du grand escalier d’honneur qui s’élevait au centre du Palais et menait à ses deux étages.

C’est ici que le hasard fait bien les choses :

  • si l’étage du haut, avec ses cartouches Marengo et Austerlitz, est celui du Premier Empire,
  • alors l’étage du milieu, avec sa fenêtre vide qui ne débouche sur rien, peut évoquer le Second ;
  • le rez-de-chaussée devient alors le niveau du temps présent, celui de la Commune qui met le feu et de la République qui nettoie.

Le tableau retrouve alors toute sa charge tragique et scandaleuse : nous ne sommes pas devant une ruine civilisée à la manière d’Hubert Robert, résultat du lent passage du temps et de la superposition tranquille des époques. Mais devant une ruine accidentelle, conséquence de la folie humaine, qui en une seule journée a fait se collapser  trois époques en un chaos inextricable.

L’escalier d’Hubert Robert, qui permettait tranquillement de descendre  le cours du temps, depuis le niveau des gloires impériales jusqu’au rez-de chaussée du quotidien, est bien là, sous nos yeux  : mais en pièces détachées.

Lu de haut en bas, le tableau retrouve l’évidence d’un désastre, d’une catastrophe de la continuité historique.

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L’horloge omise

Le peintre aurait sans doute pu s’avancer de quelques pas dans les ruines, de manière à faire entrer dans le champ du tableau l’oeil de boeuf du troisième étage, où était placé une horloge.

En détruisant l’escalier, l’incendie a supprimé l’idée de la progression historique ; en escamotant l’horloge,  Meissonier surenchérit et refuse toute possibilité de dater.

Les crimes des Communards les mettent  non seulement  hors la loi, mais hors le temps.


Le char de la gloire

Le char qui s’éloigne au bout de ce chemin de ruines convoque, pour nos yeux du XXIème siècle,  l’image d’un tank russe venant de dévaster un palais du Troisième Reich.

La  devise du tableau le dit bien : « La gloire des aïeux brille encore au travers ». Ce véhicule que nous voyons s’éloigner au travers des ruines, c’est donc « la gloire des aïeux ».

Deux guerres mondiales plus tard,  le tableau  nous dit désormais  le contraire de ce que voulait Meissonier :

non pas que la Gloire survit aux ruines,

mais que c’est elle qui les cause.

Et son quadrige aveugle trace dans la profondeur son chemin,  orthogonal à la chute des époques.

Peintre d’histoire mais pas d’actualités, Meissonier a commis dans sa longue carrière deux tableaux exceptionnels, dont le caractère tragique tranche avec le reste de sa production policée. Les deux sont des témoignages « à chaud », saisis dans l’émotion d’une révolution  :  vingt ans avant Les ruines du palais des Tuileries, un autre spectacle de désolation s’était imposé à son pinceau…


La Barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848,

dit aussi Souvenir de guerre civile

Meissonier, 1849, Musée du Louvre

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Un témoignage de première main

Capitaine d’artillerie dans la garde nationale en 1848, Ernest Meissonier participe à l’assaut d’une barricade. D’après une aquarelle  exécutée sur le vif le 25 juin 1848, il peint cette toile en 1849. La jugeant trop choquante, il ne l’exposera qu’au Salon de 1850-1851.

Dans une lettre à son ami le peintre Alfred Stevens, il livre ses émotions de l’époque :

« je l’ai vue [la prise de la barricade] dans toute son horreur, ses défenseurs tués, fusillés, jetés par les fenêtres, couvrant le sol de leur cadavres, la terre n’ayant pas encore bu tout le sang. »


Des pavés humains

Au premier plan, les pavés éparpillés sont les restes de la barricade, éphémère comme un château de sable.

A ce chaos de pierres répond, juste derrière, celui des corps des défenseurs, étalés à même la terre dans la partie dépierrée de la rue : comme si ce revêtement humain remplaçait le revêtement détruit, comme si la rue déjà se vengeait du désordre, comme si la logique du pavage reprenait le pas sur les utopies du pavé.

Seules les tâches bleu, blanc et rouge des vêtements et du sang rappellent que ces vaincus, eux-aussi, combattaient pour la République.


Une composition implacable

1848-meissonier-ernest-la-barricade_composition
Le tableau se divise en deux trapèzes symétriques : en bas la rue et les morts, en haut les façades et les boutiques closes.

Dans Les ruines du palais des Tuileries, la composition frontale ménageait trois échappées vers le ciel bleu. Ici, la composition oblique, qui offrirait en théorie  une issue vers l’arrière, fonctionne en fait tout aussi frontalement :  lu à plat, le tableau nous montre les révoltés pris au piège contre le cul de sac des façades.

La barricade qui obstrue réellement le passage n’est pas celle des pavés éparpillés : c’est celle des boutiques obtuses.

Comme si le Commerce avait choisi son camp contre la Rue.


Le parti-pris du peintre

Pour ce tableau, on a taxé Meissonier d’inhumanité, on a vu dans la précision de sa touche l’« indifférence d’un daguerréotype ». Le Maître a d’ailleurs confirmé à maintes reprises son mépris pour le vulgaire et sa revendication élitiste.  Parti-pris esthétique d’un orgueilleux, qui nous semble aujourd’hui inadmissible :

« Parmi les cadavres dépouillés de leur uniforme, l’un d’eux me frappa par sa beauté, il était nu jusqu’à la ceinture, le torse était admirable. Quel malheur d’anéantir une si belle forme ! »  Gréard,  p 262

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Remarquons néanmoins que le point de fuite se situe en dehors du tableau, sur la gauche. Et que Meissonier a apposé son monogramme sur la margelle de pierre, se désignant  lui-même comme un témoin sur un trottoir : ni dans la rue des prolétaires, ni derrière les murs des propriétaires.

Rangé des canons, le capitaine  s’exonère de toute responsabilité dans l’action,

et revendique à nouveau la position marginale de l’artiste.