L'Expiation
Depuis 1906, le Président Fallières, abolitionniste convaincu, graciait systématiquement tous les condamnés à mort. Y compris, en 1907, un tueur de fillette, ce qui déclencha une campagne de presse violente des partisants de la peine de mort. Mi 1907, le congrès radical désavoua à demi le président, en demandant le maintien de la peine de mort, mais la suppression du caractère public de l’exécution.
Exposé au Salon d’avril 1908, ce tableau prend clairement place au coeur de cette question brûlante qui culmina entre juillet et décembre 1908 dans les discussions à la Chambre : lesquelles conclurent, finalement, à l’urgence de ne rien faire.
La Peine capitale ou l’Expiation
Emile Friant, 1908, Art Gallery, Hamilton, Ontario
Le lieu même
La vue est prise depuis le porche de la prison Charles III de Nancy, devant laquelle avaient lieu les exécutions de 1890 à 1925.
L’angle de vue latéral fait croire que la rue s’ouvre en face à la prison : il s’agit en fait de la rue Charles III, qui part très en biais.
L’homme même
L’exécution est probablement celle de Dominique Harsch, le lundi 8 janvier 1897 à 7h27. Ce Luxembourgeois de 28 ans avait assassiné une jeune fille, et on sait que Friant assista à son procès aux Assises. On peut lire dans les journaux le récit détaillé de cette exécution (L’Est Républicain, Le Petit Parisien). De nombreux points concordent avec le tableau :
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les spectateurs aux fenêtres et sur les toits : « les fenêtres des quelques maisons ayant vue sur le lieu de l’exécution avaient été louées à des prix variant entre 20 et 50 francs; sur les toits une foule de jeunes gens attendaient sous la neige, qui tombait très serrée depuis quatre heures du soir ». (Petit Parisien)
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la neige sur le sol : « La neige fondue sous les pas traverse les chaussures ». (Est Républicain)
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les fantassins : « Afin d’empêcher les curieux de stationner rue Charles III, une haie de militaires est placée sur chaque trottoir. les hommes s’adossent contre les maisons. » (Est Républicain)
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les gendarmes : « Enfin, à quatre heures, arrivent trois brigades de gendarmes à cheval, commandées par le capitaine Chauffour. Ils prennent place devant l’entrée de la prison. » (Est Républicain)
L’instant même
L’Est Républicain normalise cette scène extraordinaire, en mettant en valeur le rôle de l’aumônier et en insistant sur la rapidité de la scène :
« Au dehors une immense clameur retentit : « Le voilà ! » Une poussée formidable fait osciller la foule, que les soldats ont peine à contenir. L’aumônier s’adresse au condamné, lui présentant le crucifix : – Ne vous occupez pas, lui dit-il, de ce qui se passe au dehors ; ne regardez que le divin crucifix. Au commandement les gendarmes présentent les armes. M. l’abbé Guyon cherche à masquer l’appareil aux yeux de Harsch, qui s’avance encore. Mais bientôt le condamné disparaît derrière les aides, qui se jettent sur lui et le renversent. La scène est si rapide qu’à peine a-t-on le temps de s’en rendre compte. Harsch est saisi, jeté sous la lunette. Presque en même temps le couperet tombe avec un bruit sourd. Il est 7 heures 30. Justice est faite. Et pendant qu’un jet de sang inonde la base de la guillotine, que la tête hagarde roule dans le panier, une rumeur parcourt la foule, qui s’ébranle avec fracas. ».
Le Petit Parisien, moins clérical et plus républicain, insiste au contraire sur les détails dramatiques, voire répugnants :
« A sept heures et demie, la porte de la prison s’ouvre, tandis que retentissent les commandements de « Portez arme présentez arme ». Un frémissement s’élève de la foule, toutes les têtes se découvrent ; l’aumônier embrasse le condamné, qui franchit encore de lui-même les quatre mètres qui le séparent de la rue au bord du trottoir, les aides lui enlèvent sa veste, jetée sur les épaules, et le poussent sur la planche, qui bascule. Deux secondes s’écoulent, puis le couteau tombe, au milieu d’un cri d’horreur; le sang jaillit à une hauteur de deux mètres environ, éclaboussant les aides et les gendarmes qui entourent la guillotine.«
La précision technique
La guillotine, modèle 1872, est représentée dans tous ses détails. Les deux aides-bourreaux sont en place, prêts à plaquer le condamné sur la planche basculante. Le bourreau se tient à gauche de la guillotine, sa main n’est pas encore montée vers les leviers qui déclenchent la fermeture de la lunette, puis la chute du couperet. A noter que le câble qui monte le long du poteau n’est pas le mécanisme de déclenchement, mais le câble de relevage de la lame, passant sur une poulie située au dessus de la guillotine (en hors champ).
De l’autre côté, le coffre ouvert sur le sol est déjà prêt à recueillir le corps.
Pour tous les détails techniques, on peut lire http://boisdejustice.com/Home/Home.html
Les bourreaux sont arrivés la veille en train avec la guillotine : accompagné de trois aides, Louis Deibler « a beaucoup vieilli… Sa barbe est semée de fils d’argent, son visage a pris de nombreuses rides et sa claudication… est aujourd’hui très prononcée. » (Est Républicain).
Le tableau ne représente que deux aides, rajeunit et rend méconnaissable le bourreau, qui prendra sa retraite dans deux ans, traumatisé par cette exécution ratée :
« Fausse manoeuvre : le couperet est libéré avant que la lunette ne soit fermée, d’où éclaboussures de sang sur les spectateurs les plus proches. Louis Deibler, épargné cette fois, croit pourtant avoir été sali : première manifestation d’hématophobie qui iront s’aggravant les deux années suivantes ». (http://guillotine.voila.net/Palmares1871_1977.html)
L’instrument de la Terreur
Reliure pour Les exécuteurs arrêtés pendant la Révolution
E.Friant, 1895, Musée de l’Ecole de Nancy, Nancy
Dans cette reliure réalisée quelques années plus tôt, Friant manifeste déjà sa répulsion envers la guillotine, montrée ici de l’autre côté – du point de vue du public. Le parti-pris esthétisant ne cache pas l’horreur du sang frais qui gicle et de la tête qui chute, à mettre en balance avec l’ancienne hâche d’exécution reléguée au verso du livre, abandonnée aux ronces, aux champignons et les mulots : nouveau régime, nouvelle barbarie.
Une image engagée
En nous laissant deviner, dans la brume du petit matin, les dizaines de silhouettes qui hérissent les toits et les dizaines de têtes qui s’empilent dans les fenêtres au milieu des réclames peintes, Friant prend clairement position sur une partie de la question : oui, les exécutions publiques sont une honte.
En revanche, il ne laisse pas percer son opinion sur la peine de mort : la véracité des détails lui permet de se retrancher derrière le point de vue documentaire.
Il faut regarder la composition plus en détail pour se faire une idée des opinions de l’artiste.
Les couvre-chefs
Le peintre n’exploite pas le détail rapporté par Le Parisien : « Toutes les têtes se découvrent ». Au contraire, comme pour conjurer la décapitation, ici tout le monde porte chapeau :
- les trois bourreaux en hauts-de-forme,
- les trois soldats en képis ,
- les six gendarmes en bicornes,
- les deux officiels (le juge et l’avocat ?) en chapeau melon.
Séparé par un soldat de ces deux représentants de la Loi, un troisième homme en chapeau mou est le dernier visage détaillé que nous propose l’artiste. Le regard fixe, le bas du visage dissimulé par un foulard comme pour protéger du couperet son propre cou : sans doute s’agit-il d’un complice ou d’un ami du condamné, qui s’est glissé au premier rang pour assister à ses derniers instants.
Au centre de ce concert de couvre-chefs, trois personnes sont réunies dans la fraternité des têtes nues : le Condamné, le Prêtre, et le Christ en croix.
A noter que, dans ce cérémonial réservé aux porteurs de chapeaux, aux prêtres et aux assassins, aucune femme n’a sa place.
Les deux arcs de cercle
Le porche rassemble sous son arc-de-cercle tous les protagonistes de la scène : spectateurs, exécutants et condamné.
Mais un zoom sur le minuscule demi-cercle de la lunette nous rappelle que, parmi ces centaines de têtes, une seule va être tranchée.
L’ironie de l’absurde
A l’endroit que la lame va couper dans quelques secondes, un pli dans la nuque charnue insiste sur la bonne santé de l’homme dans la force de l’âge.
A ses cheveux drus s’oppose la tête dégarnie du curé, qui pose sa main gauche sur son épaule : vieil homme conduisant un homme jeune à la mort.
Geste de compassion ou geste traître, pour le pousser à avancer ? La main posée à l’endroit où la corde transforme le criminel en gigot prêt à trancher, n’est elle pas une hypocrisie sociale supplémentaire ?
Et à quoi sert ce manteau rouge sang ? A le prémunir contre le rhume, pour les quelques secondes qu’il lui reste à passer dans le froid ?
Enfin, placer une croix entre les oreilles pointues d’un équidé et près des cornes d’un gendarme, n’est-ce pas quelque peu sulfureux ?
Un regard ambigu
Et il est vrai que l’alignement entre les deux instruments de supplice révèle un parallélisme quelque peu iconoclaste : optiquement, la guillotine apparaît comme une sorte de projection monstrueuse de la croix. D’autant que les deux ne sont pas situées dans le plan du tableau, mais légèrement inclinées.
Que regarde le condamné, où son regard s’arrête-t-il ? Sur la croix brandie par le prêtre en dérisoire consolation, ou sur le couperet juste derrière ?
A ce stade, Friant semble laisser au spectateur le choix de l’interprétation. Chacun y trouvera ce qu’il veut : le moraliste verra le châtiment qui rachète la faute, le chrétien la résurrection qui surmonte la mort, l’anarchiste la religion qui cache la violence de l’Etat.
Une empathie forcée
Mais le spectateur ne peut demeurer longtemps dans ce point de vue latéral : l’absence de perspective centrale, de premier plan et de cadre, l’empêchent de se situer spatialement. Aussi finit-il par traverser le cadre et glisser dans le tableau, attiré par ce point singulier vers où convergent les regards de tous les personnages : l’oeil de l’homme qui va mourir.
Ici, le point de fuite est remplacé par un point de non-fuite.
Et de ce point de vue, une seule vision est possible :
la croix ne cache pas la guillotine.
La souricière
Ainsi la composition force le spectateur à devenir objet de vision, pris dans le faisceau des regards ; à se mettre à la place de ce coupable devenu victime, pris dans la souricière des baïonnettes au canon, des sabres au clair et des bois de justice.
Au premier plan, le sentier dans la neige matérialise les quelques secondes qui lui restent jusqu’à la seule porte de sortie possible : le panier ouvert sur le sol. Scandaleuse tombe amovible.
Une victime bien connue
Nous avons vu son regard qui pointe vers le haut du couperet, mais nous n’avons pas noté que cette pièce en acier, qui accroit l’inertie de la lame, est précisément appelée le « mouton« .
Nous avons compris que la croix se projette sur la guillotine, mais nous n’avons pas compris que la tête chauve du curé joue, au pied de ce Calvaire virtuel, le rôle du crâne qui signale la colline du Golgotha.
Enfin nous avons vu le manteau rouge qui couvre, comme dans la réalité, les épaules du condamné : mais nous n’avons pas reconnu sa couleur rouge…
Ecce Homo
Antonio Ciseri, 1871, Gallerie d’Art moderne, Florence
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Toutes ces références placent clairement le tableau dans la droite ligne de cette tradition iconographique où un homme qui va mourir est exhibé devant des spectateurs.
L’Expiation de Friant, c’est un Ecce homo combiné avec une Montée en Croix.
Ainsi le tableau cherche à déclencher une série d’identifications :
le spectateur devient le condamné qui devient la victime qui devient l’agneau qui devient le Christ.
Friant ne se comporte pas ici en bouffeur de curé ou en crypto-anarchiste, mais en judoka qui se sert de la force des corps constitués pour défendre le parti adverse : celui des corps décapités.